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L'esthétique de la tendresse chez Stendhal

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L'esthétique de la tendresse chez Stendhal

LOMBARDO, Patrizia

Abstract

Art history is a theory of emotions considered as knowledge of the human heart in the artist's;

mind and as experience of tender emotions in the spectator's perception and enjoyment of paintings. The experience of beauty and the sublime enriches the emotional awareness of the spectator's. Stendhal's reflection about emotions in and via painting is used by the writer to compose his novels and the way in which in his novels he represents and expresses emotions in their connection with the actions, ideas, beliefs and action tendency of his major characters

LOMBARDO, Patrizia. L'esthétique de la tendresse chez Stendhal. Cahiers de l'Association internationale des études françaises , 2010, vol. 62, no. 1, p. 173-188

DOI : 10.3406/caief.2010.2603

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:96292

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L’ESTHÉTIQUE DE LA TENDRESSE CHEZ STENDHAL

Communication de Mme Patrizia LOMBARDO (Université de Genève)

au LXIeCongrès de l’Association, le 7 juillet 2009

Dans l’Histoire de la peinture en Italie, les descriptions de tableaux visent à rendre les sentiments exprimés par les peintres qui touchent le spectateur. Dans un chapitre de la vie de Léonard de Vinci, Stendhal s’enthousiasme pour des œuvres au musée de l’Ermitage et s’arrête sur une Sainte Famille de Raphaël en l’opposant à une Madone de Léonard. L’expression reste gravée dans le souvenir du spectateur. Tout signifie l’émoi – les gestes, les regards, la position des corps –, et la tendresse s’élève jusqu’au sublime :

À côté du tableau de Léonard, on trouvait à l’Ermitage, en 1794, une Sainte Famille de Raphaël, contraste éclatant.

Autant celle du peintre de Florence présente de majesté, de bonheur et de gaieté, autant celle de Raphaël a de grâce et de mélancolie touchante. Marie, figure de la première jeu- nesse, offre l’image la plus parfaite de la pureté de cet âge.

Elle est absorbée dans ses pensées ; sa main gauche s’est éloignée insensiblement de son fils, qu’elle contenait sur ses genoux. Saint Joseph a les yeux fixés sur l’enfant avec l’ex- pression de la tristesse la plus profonde. Jésus se retourne vers sa mère, et jette sur saint Joseph un dernier regard avec ces yeux qu’il fut donné d’exprimer au seul Raphaël. C’est

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une de ces scènes d’attendrissement silencieux que goûtent quelquefois les âmes tendres et pures que le ciel a voulu rap- procher un instant (1).

Bien avant d’écrire ses romans, Stendhal a publié en 1817 l’Histoire de la peinture en Italie, que le critique de l’Edinburgh Review stigmatisait dans un compte rendu de la même année comme étant un exemple de flippancy, ou de désinvolture. De tout temps, les critiques ont remarqué ce que, sans l’avouer, l’auteur devait à Winckelmann, à Mengs et à Vasari. Mais on peut lire cet ouvrage comme une sorte de traité ou de théorie des passions, comme si le récit des vies de Léonard et de Michel-Ange, les nombreu- ses remarques sur l’art et la vie, sur l’idéal de la beauté et sur la littérature, et la description des tableaux qu’il admi- rait, avaient permis à Stendhal de formuler sa pensée sur l’âme humaine, telle qu’il l’avait esquissée dès 1804 dans sa correspondance avec sa sœur Pauline et avec ses amis.

Il s’agit d’une esthétique de la tendresse qui est la base même sur laquelle Stendhal construit non seulement son De l’amour, mais aussi ses personnages romanesques, la mobilité de son style, et les analyses psychologiques qui caractérisent les réflexions des héros et héroïnes du Rouge et le Noir et de La Chartreuse de Parme, en précédant, accom- pagnant ou suivant leurs actions. La critique d’art pour Stendhal représente à la fois son intérêt pour les arts et le lieu où il élabore les principes qui fonderont ses romans.

* * *

L’opposition entre les âmes sèches et les âmes tendres est un motif constant des lettres à Pauline, lorsqu’il lui conseille d’étudier les passions humaines et d’être attentive aux dif-

(1) Histoire de la peinture en Italie, éd. Henri Martineau, Paris, Le Divan, 1929, t. I, p. 292-293.

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férences entre les passions, l’état des passions et les habitu- des de l’âme (2). Il faut observer le monde dans les salons, les comportements des gens, lire la bonne littérature et la bonne philosophie pour mieux se connaître et pour se rap- procher le plus possible du bonheur ; ainsi Stendhal dis- serte auprès de sa sœur. Les âmes sèches « ne sont d’ordi- nairement sensibles qu’à deux passions, la vanité et l’amour de l’argent (3) ». Les âmes tendres, en revanche, apprennent à analyser leurs propres sentiments : elles ont connu la tris- tesse, mais elles ne s’y complaisent pas et tâchent de réagir.

Comment ? Un moyen sûr est l’ironie sur soi-même : « Un enfant gâté est disposé à souffrir de tout ; un homme sage à souffrir le moins possible, et, en ne s’occupant pas de ses maux physiques, en prenant l’habitude de plaisanter de ses chagrins, il finit par en plaisanter avec lui-même seul dans sa chambre, pendant que l’enfant gâté sanglote (4). » Mais il y a un autre moyen : le plaisir de l’art, ce qui motive tout le grand opus de Stendhal, l’Histoire de la peinture en Italie, où l’auteur admet souvent avoir trouvé dans les beaux arts la consolation de ses peines d’amour : « Parlerai-je de la beauté ? Dirai-je qu’il en est, dans les arts, de la sublime beauté comme des beautés mortelles, dont l’amour nous conduit aux beautés du marbre et des couleurs (5) ? » Ce va-et-vient entre l’art et la vie, ce cycle de la beauté est le cycle même des âmes tendres qu’il cherche dans l’Histoire de la peinture en Italie : « Si j’espère être lu, c’est par quelque âme tendre, qui ouvrira le livre pour voir la vie de ce Raphaël qui a fait la Madone alla Seggiola, ou de ce Corrège qui a fait la tête de la Madone alla Scodella (6). »

(2) Voir Stendhal, Correspondance, t. I, éd. Henri Martineau et V. del Litto, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1968, p. 118 (lettre à Pauline Beyle, fin juin 1804).

(3) Ibid., p. 116.

(4) Stendhal, Correspondance, t. I, p. 165 (lettre à Pauline Beyle, 29 octobre- 16 novembre 1804).

(5) Histoire de la peinture en Italie, op. cit., p. 59.

(6) Ibid., p. 206. Je souligne.

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Grâce à l’expression qui révèle ce que Stendhal appelle les « nuances des passions » dans la peinture, la tendresse relie la sensibilité du peintre qui sait saisir les passions humaines avec la sensibilité du lecteur-spectateur auquel il continue de s’adresser :

Ce lecteur unique, et que je voudrais unique dans tous les sens, achètera quelques estampes. Peu à peu le nombre des tableaux qui lui plaisent s’augmentera.

Il aimera ce jeune homme à genoux avec une tunique verte dans l’Assomption de Raphaël. Il aimera le religieux bénédic- tin qui touche du piano dans le Concert du Giorgion. Il verra dans ce tableau le grand ridicule des âmes tendres : Werther par- lant des passions au froid Albert. Cher ami inconnu, et que j’appelle cher parce que tu es inconnu, livre-toi aux arts avec confiance. […]

Peu à peu ce lecteur distinguera les écoles, il reconnaîtra les maîtres. Ses connaissances augmentent, il a de nouveaux plaisirs. Il n’aurait jamais cru que penser fit sentir ; ni moi non plus : et je fus bien surpris quand, étudiant la peinture uni- quement par ennui, je trouvai qu’elle portait un baume sur des chagrins cruels (7).

La tendresse comporte une éducation à l’art et à la ten- dresse même, selon le schéma qui correspond à l’étude des passions que Stendhal recommandait à Pauline : la nécessité d’analyser ce qui se passe dans la tête et dans le cœur au moment où les êtres ressentent les passions. Stendhal est un cognitiviste ante litteram, et, contrairement à l’idée d’une fracture entre la raison et la sensibilité, typique d’un certain romantisme, il croit au lien étroit entre le sentiment et la pen- sée. L’âme tendre qui comprend que penser fait sentir, ne peut pas souscrire à la grande tristesse chrétienne de Chateaubriand : « Autant l’harmonie des qualités et des mouvements est visible dans le reste de la nature, autant

(7) Ibid., p. 206-207. Je souligne.

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leur désunion est frappante dans l’homme. Un choc perpé- tuel existe entre son entendement et son désir, entre sa rai- son et son cœur […] son cœur profite aux dépens de sa tête, et sa tête aux dépens de son cœur (8). » Les conséquences sont importantes pour définir la position de l’écrivain dans le débat romantique. Quoiqu’il soit un romantique forcené, le révolté romantique dont parle souvent Michel Crouzet, Stendhal n’est jamais « allemand », mais, fasciné par la litté- rature et la philosophie anglaises, il s’éloigne des philosophes que Mme de Staël commente et traduit dans De l’Allemagne.

Stendhal se méfie de Mme de Staël qui, comme il le dit à Pauline, est toujours « exagérée », et il critique Schlegel exac- tement à l’époque où il écrit l’Histoire de la peinture et corres- pond régulièrement avec son ami Louis Crozet :

Le système romantique gâté par le mystique Schlegel, triom- phe tel qu’il est expliqué dans les vingt-cinq volumes de l’Edinburgh Review et tel qu’il est pratiqué par Lord Ba-ï-ronne (Lord Byron). Le Corsaire (trois chants) est un poème tel pour l’expression des passions fortes et tendres que l’auteur est placé en ce genre immédiatement après Shakespeare. Le style est beau comme Racine (9).

Par la tendresse, Stendhal développe sans contradiction, mais dans une sorte de contrapposto idéal, une autre esthé- tique que celle de sa philosophie de l’instant, du carpe diem, telle qu’on la voit explicitée dans La Chartreuse – non sans référence à la tendresse –, lors de la description du paysage sublime du lac de Côme et des sentiments de Gina qui le retrouve après son séjour à Milan :

C’était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souve- nirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles. Le lac de Côme, se disait-elle, n’est point environné,

(8) René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du Christianisme, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1978, p. 534.

(9) Correspondance, t. 1, p. 827-828 (lettre à Louis Crozet, 2 octobre 1816).

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comme le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien clo- ses et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui rap- pellent l’argent et la spéculation. [...] Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l’Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisa- tion. […] l’œil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie ce qu’il en faut pour accroître la volupté présente. L’imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres : ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à l’homme : La vie s’enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir (10).

L’esthétique de la tendresse est aussi une éthique, une manière de vivre, de comprendre les valeurs de la vie, de penser au sentiment par excellence qui fait les passions tendres : l’amour, ce sentiment qu’on connaît et affine depuis le christianisme et les héros chrétiens des romans de chevalerie. Dans un chapitre de l’Histoire, « Révolution du vingtième siècle », Stendhal signale une opposition importante dans son œuvre, la différence entre les anciens et les modernes, entre les passions antiques et celles des modernes : « Chez les anciens, après la fureur pour la patrie, un amour qu’il serait même ridicule de nommer ; chez nous, quelquefois l’amour, et tous les jours ce qui res- semble le plus à l’amour (11). »

* * *

(10) Stendhal, La Chartreuse de Parme. Romans et Nouvelles, Paris, Gallimard,

« Bibl. de la Pléiade », 1984, p. 45. Je souligne.

(11) Histoire de la peinture en Italie, op. cit., t. II, p. 170.

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L’époque moderne, pour Stendhal, est la Renaissance, mais aussi son temps, et même le siècle à venir, tel que l’in- dique le titre du chapitre cité ; mais bizarrement, comme cela apparaît dans des remarques du Journal ou des Promenades dans Rome, il n’apprécie pas les artistes contemporains, ni Girodet, ni Delacroix : le seul contem- porain qu’il aime est le sculpteur Canova, dont les sculp- tures savent exprimer les sentiments les plus subtils.

L’idéal de la beauté moderne n’est pas fondé sur des mesures, des proportions exactes, ni surtout sur le type de beauté de la statuaire antique. La sculpture est, pour ce cri- tique moderne, inférieure à la peinture car elle ne peut pas rendre la subtilité des sentiments différents et les nuances du sentir. La sculpture, art privilégié par les néo-classi- ques, est condamnée à la force et à la beauté physiques ou à l’expression de quelques passions fortes, marquées par des gestes excessifs qui restent éternisés dans le marbre.

Stendhal énonce ironiquement les principes qui mettent en valeur les mouvements de l’âme tels qu’ils apparais- sent dans l’expression des yeux et des gestes agiles et rapi- des des corps habillés :

1. Un esprit extrêmement vif.

2. Beaucoup de grâce dans les traits.

3. L’œil étincelant, non pas du feu sombre des passions mais du feu de la saillie. L’expression la plus vive des mouve- ments de l’âme est dans l’œil qui échappe à la sculpture.

Les yeux modernes seraient donc fort grands.

4. Beaucoup de gaieté.

5. Un fonds de sensibilité.

6. Une taille svelte, et surtout l’air agile de la jeunesse (12).

Ces principes refusent le culte de l’antiquité, la vision de la Grèce chère à Winckelmann, et mitigent l’engouement romantique pour les passions sombres et violentes : leurs

(12) Ibid., p. 156.

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mise en œuvre est imaginée dans un autre chapitre du même volume de l’Histoire de la peinture où Stendhal se met, pour ainsi dire, dans la peau du peintre et indique les étapes de son travail dans la recherche de la beauté qui touche les modernes, les âmes sensibles.

Dans le chapitre CXXII de l’Histoire de la peinture, Stendhal parle des toiles successives que l’artiste doit composer pour arriver à la beauté moderne. Avant tout, il copiera une des têtes classiques de l’antiquité, Niobé, Venus ou Pallas. Dans la toile suivante, « il ajoutera à ces figures divines l’expression d’une sensibilité profonde ».

Pour le troisième tableau, il reprendra le modèle antique et lui donnera « l’esprit le plus brillant et le plus étendu ».

Enfin, dans la quatrième toile, le peintre tâchera de réunir la sensibilité à l’esprit (13). La tête antique subit la méta- morphose qui la rend moderne : elle n’aura plus l’air de sévérité, de douleur et de force de la Niobé de Scopas (ou de Praxitèle), mais se rapprochera de l’Hermione du Guide, ou de son Massacre des Innocents (1611), où chaque expres- sion est différente et où chaque mère est saisie dans un mouvement particulier du corps et du visage.

L’argument de Stendhal pour dire la différence entre les anciens et les modernes se fonde sur l’écart entre la force phy- sique chez les uns et les nuances des passions chez les autres : plus il y a de sentiment, moins il y a de force, et même le cou- rage et la douleur prennent des colorations différentes.

Combien de fois Stendhal s’enthousiasme devant les œuvres de Guido Reni, devant ses têtes qui ne ressemblent nulle- ment à des statues antiques, ainsi que la figure de Clélia, dans la Chartreuse de Parme : « Clélia Conti était une jeune fille encore un peu trop svelte que l’on pouvait comparer aux bel- les figures du Guide ; nous ne dissimulerons point que, sui- vant les données de la beauté grecque […] (14). »

(13) Ibid., p. 162.

(14) La Chartreuse de Parme, op. cit., p. 271.

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L’idéal moderne, chez les peintres de la Renaissance ita- lienne que Stendhal admire, contraste avec un tableau de Giotto qui garde encore la simplicité et la sévérité des œuvres de l’antiquité. L’élève qui, dit Stendhal, surpassa son maître Cimabue, excelle exactement dans l’exécution des têtes de vieillards, comme son Saint Jérôme, si noble et sévère. Néanmoins, même si Stendhal n’a pas apprécié ceux que plus tard dans le siècle on appellera « les primitifs », il est loin d’être dogmatique, militant dans ses goûts ; il peut osciller, changer d’avis (15), car il n’expose pas des idées préconçues, mais il sent et il pense en regardant, et il réagit à l’œuvre et à l’effet qu’une œuvre fait sur lui. Ainsi Giotto, en dépit des limites de l’art de son siècle, peut parvenir à peindre l’expression la plus sensible et adaptée à la circons- tance : « Aussi ses fresques d’Assise arrêtent-elles les yeux du savant comme de l’ignorant. C’est là que se trouve cet homme dévoré par la soif, qui se précipite vers une source qu’il découvre à ses pieds. Raphaël, le peintre de l’expres- sion, n’aurait pas ajouté à celle de cette figure (16). »

L’expression rend visibles les sentiments qui animent les personnages représentés ; la gamme des émotions est vaste, et le peintre moderne, par la perspective et le clair- obscur, peut rendre la douleur, la joie, l’étonnement, le sou- lagement, l’espièglerie – enfin les états d’âme le plus variés qui traversent les êtres. Raphaël, Léonard et le Corrège sont les maîtres incontestés, supérieurs aux anciens :

Le Corrège a réuni la grâce de l’expression à celle du style.

Léonard, dont le style était mélancolique et solennel, eut la grâce de l’expression presque au même point que le Corrège.

Voyez, au palais Albani, cette Madone qui semble demander à son fils une belle tige de lis avec laquelle il joue. L’enfant, enchanté de sa fleur, semble la refuser à sa mère, et se penche

(15) À propos de Raphaël par exemple, voir Philippe Berthier, Stendhal et ses peintres italiens, Genève, Droz, 1977.

(16) Histoire de la peinture en Italie, op. cit., t. I, p 99.

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en arrière action charmante dans un jeune Dieu, et qui sur- passe de bien loin tout ce que les bas-reliefs antiques de l’éducation de Jupiter par les nymphes du mont Ida offrent de plus gracieux (17).

Le parallélisme constant entre les anciens et les modernes appartient à un thème important pour tous les contemporains de Stendhal, de Mme de Staël à Chateaubriand et à Benjamin Constant. Que se soit en politique, en culture ou en religion, ces auteurs ont insisté sur la différence de sensibilité entre la Grèce et la Rome antiques, et le monde chrétien. Le Génie du christianisme consacre plusieurs chapitres à la véritable substi- tution de sentiments opérée par la religion chrétienne : la cha- rité, inconnue dans l’univers féroce d’avant le Christ, a pris la place de la vengeance. Pour ces raisons, selon l’auteur, la Bible et la littérature chrétienne sont supérieures à la poésie de l’an- tiquité. Il y a une beauté de la morale qui touche le religieux Chateaubriand, mais qui touche aussi l’auteur de l’Histoire de la peinture et ne fait qu’un avec l’esthétique de la tendresse.

Stendhal reconnaît chez l’auteur du Génie la sensibilité chré- tienne : en décrivant dans une note Abraham bannit Agar (1658) du Guerchin, il fait l’éloge de celui qu’il a attaqué si souvent : Chef-d’œuvre de Guerchin, à Brera. On ne peut plus oublier les yeux rouges d’Agar, qui regardent encore Abraham avec un reste d’espérance ; ce qu’il y a de plaisant dans le tableau du Guerchin, c’est qu’Abraham, poussant Agar à une mort horrible, ne manque pas de lui donner sa bénédiction. M. de Chateaubriand a donc toute raison d’avancer que la religion chrétienne est une religion d’angélique douceur (18).

(17) Ibid., p. 296.

(18) Ibid., p. 135. Parmi les nombreuses attaques contre Chateaubriand, voir la célèbre réponse à Balzac en octobre 1840, où Stendhal dit que depuis 1802 le style de l’écrivain lui paraît « ridicule » et, il souligne, plein « de petites faussetés », à cause de l’exagération rhétorique et de la sensibilité excessive qui change le sentiment en sentimentalisme (Correspondance, t. III, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1977, p. 395). Voir Philippe Berthier, Stendhal et Chateaubriand : essai sur les ambiguïtés d’une antipathie, Genève, Droz, 1987.

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Baudelaire, qui poursuit, à la fois dans sa critique d’art et dans Les Fleurs du mal, la recherche du moderne entre- prise par Stendhal et la situe non plus à la Renaissance, mais dans le monde contemporain, urbain et industriel, a bien compris cette esthétique et éthique de Stendhal. Au début du Salon de 1846, en réfléchissant à la fois sur le tem- pérament du peintre et sur le travail du critique d’art, il reprend le cycle de la sensibilité qui relie l’artiste, le tableau et le spectateur-critique :

Désormais muni d’un criterium certain, criterium tiré de la nature, le critique doit accomplir son devoir avec passion ; car pour être critique on n’en est pas moins homme, et la passion rapproche les tempéraments analogues et soulève la raison à des hauteurs nouvelles. Stendhal a dit quelque part : La pein- ture n’est que de morale construite ! – Que vous entendiez ce mot de morale dans un sens plus ou moins libéral, on en peut dire autant de tous les arts. Comme ils sont toujours le beau exprimé par le sentiment, la passion et la rêverie de chacun, c’est- à-dire la variété dans l’unité, ou les faces diverses de l’absolu, – la critique touche à chaque instant à la métaphysique (19).

La peinture comme construction morale parle du senti- ment si cher à Stendhal : l’esthétique est une éthique, et la tendresse en général indique non seulement les émotions pour ainsi dire suaves, mais tous les degrés de passion qui saisissent le cœur – et la tête – des êtres humains. Les ter- mes de Baudelaire – expression, sentiment, passion, rêverie – constituent le vocabulaire de la tendresse que Stendhal utilise comme critique d’art. La rêverie aussi est impor-

(19) Charles Baudelaire, Salon de 1846, [in] Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade, 1976, 2 vol., t. II, p. 419. Je souligne.

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tante dans l’Histoire de la peinture, si l’on pense à ce chapi- tre sur Ghirlandajo, dont l’argument est déjà proche des thèmes baudelairiens :

La magie des lointains, cette partie de la peinture qui attache les imaginations tendres, est peut-être la principale cause de sa supériorité sur la sculpture [« Après les yeux », ajoute Stendhal en note]. Par là elle se rapproche de la musique, elle engage l’imagination à finir ses tableaux et si, dans le pre- mier abord, nous sommes plus frappés par les figures du premier plan c’est des objets dont les détails sont à moitié cachés par l’air que nous nous souvenons avec le plus de charme ils ont pris dans notre pensée une teinte céleste.

Le Poussin, par ses paysages, jette l’âme dans la rêverie elle se croit transportée dans ces lointains si nobles, et y trou- ver ce bonheur qui nous fuit dans la réalité. Tel est le senti- ment dont le Corrège a tiré ses beautés (20).

Entre Stendhal et Baudelaire, il n’y a pas le fossé qui sépare la croyance en l’imitation de la nature comme essence de la peinture et la foi la plus totale en l’imagination. L’imitation de la nature – concept qui revient souvent chez Stendhal – n’est pas la copie, ni du monde ni du modèle, comme cela était clair dans son exposé sur toiles successives, mais l’imi- tation est, comme dans le cas du passage sur la magie des paysages lointains, pour ainsi dire, imbue d’imagination. Le terme même d’imitation signifie que le tableau doit être intel- ligible pour toucher l’imagination du spectateur et Stendhal esquisse ce qui sera fondamentale chez Baudelaire : l’idée que la bonne peinture renonce aux détails (21).

Baudelaire oppose l’art de Delacroix et celui de Victor Hugo. Celui-ci ne sait pas même sacrifier un grain d’herbe, tandis que le premier, le peintre, lui, est un véri-

(20) Histoire de la peinture en Italie, op. cit., t. I, p.181-182

(21) Ibid., p. 191. « Rendre l’imitation plus intelligible que la nature, en sup- primant les détails, tel est le moyen de l’idéal. »

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table poète et capte le vif de son sujet : « L’un commence par le détail, l’autre par l’intelligence intime du sujet ; d’où il arrive que celui-ci n’en prend que la peau, et que l’autre en arrache les entrailles. Trop matériel, trop attentif aux superficies de la nature, M. Victor Hugo est devenu un peintre en poésie ; Delacroix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, à son insu, un poète en peinture (22). » Comme chez Baudelaire, dans l’idéal moderne de Stendhal, dans son goût même de l’intelligible, on trouve deux manières de juger les détails : les uns sont ornemen- taux, encombrants, ils offusquent l’imagination et la rêve- rie ; les autres sont pleins d’intensité expressive, ce que Stendhal appelle « l’art de passionner les détails, triomphe des âmes sublimes ». Cet art, il le trouve par exemple dans une remarque du Macbeth sur les lieux frais que les hiron- delles choisissent pour faire leur nid. Ce détail qui a l’air d’une observation froide est le moyen par lequel Shakespeare fait jaillir de ces mots une émotion intense :

« Et rien n’avertit l’homme de sa misère plus vivement, rien ne le jette dans une rêverie plus profonde et plus som- bre que ces paroles […] (23). » La citation de Macbeth est suivie d’un exemple pictural, la Sainte Cécile de Raphaël, où, encore une fois, de simples objets dégagent le trouble de l’âme dans le ravissement de la vocation soudaine :

« L’orgue que tient sainte Cécile, elle l’a laissé tomber avec tant d’abandon, surprise par les célestes concerts, que deux tuyaux se sont détachés (24). »

L’expression est tout en art, dit Stendhal en parlant de Masaccio. On l’a vu, l’expression qui dit les sentiments réside dans les yeux, le visage, les gestes des personnages, et encore les objets, les détails qui, loin d’avoir la froideur de la matière, ont la chaleur de la tendresse, de toutes ses

(22) Baudelaire, Salon de 1846, op. cit., p. 432.

(23) Histoire de la peinture en Italie, op. cit., t. I, p. 201.

(24) Ibid., p. 202.

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nuances qui vont du sombre au gai, de l’espièglerie à la tristesse, de l’étonnement à la grâce. Le maître absolu de l’expression est le Corrège : que l’on pense à cette Madone de l’Écuelle que Stendhal rappelait au début de son Histoire de la peinture, lorsqu’il invoquait son lecteur unique et sa capacité d’aimer le grand ridicule des âmes tendres. Les personnages, la Vierge, saint Joseph, l’enfant et les anges, sont disposés dans une mise en scène dynamique où les regards ne se dirigent pas dans la même direction mais sont, pour ainsi dire, tout près de se rencontrer.

Disposition formidable qui oscille entre le contrapposto (25) de leurs corps en torsion et la figura serpentinata qui réunit par un mouvement agile leurs bras et leurs visages.

* * *

Stendhal est critique d’art : il décrit les tableaux ou il fait des allusions et des commentaires qui lui permettent de développer par à-coups et par saccades sa théorie des émotions et des expressions, où les tempéraments et le caractère moral dont il parle dans les chapitres XCII et XCVI n’ont aucune rigidité fixiste, comme chez Lavater que Stendhal cite. Stendhal, lecteur de David Hume, ne sait que trop bien que les dispositions affectives changent selon les circonstances, se modulent selon la situation dans laquelle les sujets se trouvent. Ainsi l’instant se conjugue à ce qui est dans une durée plus longue, et le réel appelle sans cesse la réponse émotive dans le punctum de l’événement, inattendu, frappant, étonnant dans la ligne serpentine de la vie. Tout le « romanesque » de cet écrivain qui est passé par l’art et par tous les arts – de la musique,

(25) Le théoricien du contrapposto est le milanais Gian Paolo Lomazzo, pein- tre maniériste, que Stendhal cite dans sa bibliographie de l’Histoire de la pein- ture en Italie.

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au théâtre et à la peinture –, tout le style rapide et agile pour lequel il est unique s’enracine dans son esthétique de la tendresse esquissée dans ses œuvres sur les arts. Les exemples tirés des romans seraient innombrables, mais il suffit de penser à cette éclosion d’affects qui émane de la mise en scène de la première rencontre entre Mme de Rênal et Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir :

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.

Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait deman- der quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer.

Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l’oreille : – Que voulez-vous ici, mon enfant ?

Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité.

Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire (26).

Les dispositions affectives de Mme de Rênal, sa vivacité, sa grâce, sa pudeur, certes troublées par « l’amer chagrin qui lui donnait l’arrivée du précepteur », se colorent de

(26) Le Rouge et le Noir, Romans et Nouvelles I, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1952, p. 241-242. Cet article a été rédigé dans le cadre d’un projet de recherche du Swiss Centre of Competence in Research (NCCR) in Sciences affectives.

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tendresse à la vue de cette jeune personne, non sans que l’art de passionner les détails intervienne pour rendre

« tendres » des objets humbles, comme cette veste de ratine violette que Julien tient sous le bras. Comme dans le tableau du Corrège, au début de la scène, les regards des personnages ne se croisent pas, jusqu’à ce que, touché par la douceur de la voix de la dame, Julien se tourne vive- ment. L’écrivain a bien appris de son étude de la peinture l’art de la mise en scène dynamique et expressive, l’art de faire surgir les sentiments dans une métamorphose digne de l’expressivité du clair-obscur, dans la construction d’un contrapposto des mouvements du corps et de l’âme.

Patrizia LOMBARDO

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