• Aucun résultat trouvé

La double vie dans la cure

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La double vie dans la cure"

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-01493919

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01493919

Submitted on 22 Mar 2017

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

La double vie dans la cure

Fanny Dargent

To cite this version:

Fanny Dargent. La double vie dans la cure. Libres cahiers pour la psychanalyse, In Press, 2014, Contraintes, 30. �hal-01493919�

(2)

La double vie dans la cure

Fanny Dargent

« Il faut que je travaille » répète cet homme – l’auto-injonction rythme l’analyse depuis, qu’après une année d’hésitation, il s’est décidé { venir. Allongé, il « travaille » et ses mainsen témoignent, jointes en triangle au-dessus de son ventre dans un geste sérieux qui évoque la table des discours officiels. « Bon fils, bon élève, bon soldat », s’était-il présenté. Il devint bon rêveur et, tandis que nous marchions dans la rue, il me demandait s’il était un bon analysant. En racontant ce rêve (il ne rêvait plus depuis longtemps mais le rêve, avait-il entendu, est une porte sur l’inconscient – il se mit à rêver), il avait souligné l’improbabilité d’une telle scène.

Il n’a pas été facile de se mettre au travail autour du thème de La contrainte. Pas seulement parce que le mot appelle quelque chose de pénible (devoir d’école ou corvée),la soumission à une force perçue comme étrangère à soi – le mot Obsession m’auraitparu moins contraignant –, mais aussi parce que la lecture du cas de l’Homme aux rats, qui en constitue l’argument, n’en finit pas d’être complexe; ou n’en finit pas de quelque chose, à tenter de suivre les fils emmêlés nés de la rencontre entre deux hommes – Ernst Lanzer, le jeune patient et Freud, l’homme analyste. Ce cas, dont Freud souligne comme à regret « les beautés singulières », impossibles à reproduire, semble le prendre tout entier. Lui, mais aussi le petit cercle viennois qui lui accorde deux soirées, et encore l’assemblée du premier congrès de psychanalyse qui se tient quelques mois seulement après la fin de cette cure: le programme de la matinée annonce huit orateurs quidisposeront chacun d’une demi-heure1. Ernest Jones doit notamment prendre la

parole après Freud qui ouvre la journée. Des années plus tard, il rapporte comment

1 Le programme du premier congrès de psychanalyse (Salzbourg, avril 1908) est reproduit dans Les

(3)

Freud a tenu l’« auditoire suspendu { ses lèvres pendant cinq heures de suite [!]. Toutefois, précise Jones, nous étions plus charmés encore par son extraordinaire don d’exposer nettement un sujet que par la nouveauté de ce qu’il disait2 ». Plus qu’il ne

vient bousculer le programme, l’exposé de la cure d’Ernst Lanzer étire le temps – à la manière de son objet-même – prisonnier d’une pensée emportée cinq heures durant par le mouvement du plaisir qu’elle transporte et transmettout { la fois.

Le charme d’une pensée exposée, les beautés singulières du cas… L’esthétique ne vaut pas ici seulement pour la forme. Celle-ci ne participe-t-elle pas du même processus que celui qui traverse son objet, la névrose de contrainte de l’Homme aux rats et sa ruse démoniaque qui, par l’usage si particulier des mots et de la pensée – prise et contrainte autant qu’elle prend et contraint – « fait des miracles » et transforme le moins pur en son contraire?

C’est que le plaisir { penser et { exposer le cas prend source ici dans l’expérience des « transferts les plus épouvantables » (entsetzlichsten Übertragung) et « répugnants » (schmutzige Übertragungen). L’excitation sadique anale s’empare de la chair des mots et du site analytique, incarnée par l’excessive mobilité de rats « dégoûtants » qui parviennent à se faufiler sans relâche,indifférement dans les mots et les corps.

Ça, c’est Le journal qui le révèle. Le cas de l’homme aux rats est en effet le seul {

posséderune double version: celle, officielle, publiée en 1909, et le Journal d’une analyse, unique document conservé des notes de séances de Freud. Comment la pensée peut-elle être { la fois objet de sublimation et de régression, jusqu’{ sembler contaminer l’écoute de l’analyste? « Le plus merveilleux fantasme anal » [herrlichste analphantasie] note encore Freud { propos d’un rêve de transfert3. La névrose de contrainte fait se rejoindre

le plus sale et le plus merveilleux, le plus haut et le plus bas. Elle fait des processus du penser un corps excité, notamment à la haine, un lieu de transfert par excellence:

L’ajournement dans l’agir trouve bientôt comme substitut le fait de s’attarder dans le penser, et l’ensemble du procès, en conservant toutes ses propriétés, se trouve finalement transposé dans un nouveau domaine, comme les américains sont capable de “déménager” [move ] une maison4.

2E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. II, Paris, Puf, Quadrige, 2006, p. 44.

3« Il est couché de dos sur une jeune fille (ma fille) et copule avec elle au moyen des excréments qui

pendent de son anus », in S. Freud (1907-1908), L’Homme aux rats. Journal d’une analyse, Paris, Puf, 2011, p. 165.

(4)

Une maison devenue Unheimlich, emplie de ruses, de sorcelleries et de contre-sorcelleries5, territoire de la duplicité qui souille le plus sublime d’un même mot-geste

(Samen), tue et sauve d’un même mouvement. La double régression, de l’acte { la pensée et de l’investissement d’objet { l’auto-érotisme, est au service du sexuel aussi bien que de la mort: penser la mort, c’est être déjà criminel. Ruminer équivaut à se toucher et fait risquer la mort (castration) au contact, affolant et tabou, des mots-corps entre eux. Cette duplicité se complique de la régression sadique anale dont Freud fera l’expérience au cours de la passion transférentielle (la théorie viendra plus tard). Le penser de contrainte s’empare de tout et « peut avoir la valeur des actes psychiques les plus divers: souhaits, impulsions, réflexions, doutes, commandemants et interdit6 ».

La névrose de contrainte invente une maladie (sexuelle) de la pensée qui tente de guérir de la mort ou du moins, d’en différer l’acte { l’infini. Une douleur, aussi, qui abrite, { l’ombre des ruminations torturantes, un secret plaisir sexuel. « Des actes amoureux, dit un peu bizarrement Freud, ont quand même lieu dans cette névrose7 » marquée tout

{ la fois par la folie érotique d’une pensée qui fait l’amour avec elle-même (la pensée devenue corps excité; l’homme aux rats, c’est la pensée tenaillée au fer rouge) et par l’obsession de la mort.

La présence de ces deux écrits, le journal et le texte officiel, qui puisent à une source commune, appelle la tentation,tout à la fois contraignante et stimulante, de comparer, recouper, analyser, non pas les textes en eux-mêmes mais ce qui précisément indique les modifications, omissions et déformations dans le passage de l’un { l’autre. On aura, à cet exercice, très vite le sentiment d’être pris par la folie de la pensée obsédée par elle-même. C’est surtout la transposition de l’expérience de la cure { l’écriture qui se trouve interrogée. Si Freud est insatisfait de ses notes, incapables de rendre compte de l’évènement de la cure, le passage au texte publié révèle un important travail de lissage et de synthèse, eu égard à la construction théorique, serrée, qui en découle.

Mais le journal en lui-même témoigne de la double vie de la cure; celle qui se nourrit d’échanges intellectuels entre les deux hommes : d’un côté, Freud démontre, explique et expose des morceaux de sa théorie, de l’autre Ernst Lanzer exprime ses

5L’expression se trouve dans S. Freud (1912-1913), Totem et tabou, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1965,

p. 135.

6S. Freud (1909), L’Homme aux rats, op. cit., p. 61.

(5)

doutes et apporte non seulement ses corrections mais aussi une contribution à l’édification des concepts métapsychologiques 8et celle, apparemment toute autre, de la

violence transférentielle qui s’épanouira peu { peu. La lutte entre les deux hommes oscille et se joue sur le double terrain de l’intellect et du corps à corps: entre les joutes verbales – politesses et plaisir d’une intelligence partagée – et les brusques percées transférentielles des motions pulsionnelles inconscientes aussi haineuses que «répugnantes ».Au fil du combat, la lutte est devenue plus excitante que la victoire. Et c’est { la lutte que Freud se réfère fréquemment dans le journal pour évoquer le combat nécessaire – et là, on ne sait pas trop – entre les deux hommes ou contre les résistances. « Cette lutte, concluera Freud quelques années plus tard dans les écrits techniques, entre le médecin et le patient, entre l’intellect et les forces instinctuelles, entre le discernement et le besoin de décharge se joue presque exclusivement dans les phénomènes du transfert. C’est sur ce terrain qu’il faut remporter la victoire9 ».

Cette double vie ne se laisse cependant pas aisément ordonner, contraindre à l’intérieur des périmètres respectifs du conscient et de l’inconscient.« Il me semble, note J.-B. Pontalis dans sa préface à L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, que Stevenson a perçu cela, qu’il a vu les limites de l’étrange cas par une double nature de l’homme10» : la part démoniaque constituée par les motions pulsionnelles inconscientes

qui cherchent sans relâche à se décharger et la part adaptée, réfléchie, du malade, son moi-conscient, dirait encore Freud à ce moment-l{. Et c’est bien avant la tempête transférentielle, lorsque la cure avance encore sur le seul terrain de l’intellect que Freud relate dans ses notes prises { partir de la cinquième séance, l’échange, au cours duquel il explique et fait reconnaître à son patient, non pas la destruction de sa personnalité (Zerfall derPersönlichkeit), selon les mots de Lanzer, mais le clivage (Spaltung der

Persönlichkeit) dont elle est l’objet11. Clivage entre le conscient et l’inconscient,

8« Je dois cette expression " toute puissance des pensées " à un malade très intelligent », S. Freud

(1912-1913), Totem et tabou, op. cit., p. 132.

9S. Freud (1912), « La dynamique du transfert », in La technique psychanalytique, Paris, Puf, 2004, p. 60. 10J.-B. Pontalis, Préface à R. L. Stevenson, L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, Paris, Gallimard,

folio classique, 2003, p. 15.

11S. Freud (1907-1908), L’Homme aux rats. Journal d’une analyse, op. cit., p. 70 et 71. La traduction

française ne respecte pas le texte original du Journal. L{ où Ernst Lanzer parle d’une destruction de la personnalité (Zerfall der Persönlichkeit), la traduction française parle de dissociation. Cette représentation de la destruction de sa personnalité, qui fait s’inquiéter Lanzer de la capacité { retrouver l’unité de sa personne, est corrigée par Freud avec le terme de clivage de la personnalité (Spaltung der Persönlichkeit) entre conscient et inconscient. Le processus de clivage est moins radical que la destruction. La destruction

(6)

dire entre « la personne morale » et « l’autre personne » (« le mal », selon les mots du patient).

Or la névrose obsessionnelle ruse et brouille, mieux que toute autre, les lignes de partage entre l’agir et le penser, entre l’amour et la haine, entre l’odieux et le sublime, et confronte Freud à un obstacle: la duplicité entre « vie pulsionnelle inconsciente et activité consciente » est plus qu’une double vie.

« Il a trois personnalités, note Freud quelques mois plus tard: une pleine d’humour, normale; une ascétique, religieuse; et une vicieusement perverse. Inévitables méprises de l’Inconscient par le Conscient, ou plutôt déformation que la censure fait subir au désir inconscient. De là proviennent les pensées hybrides12 ». Cette remarque,

reprise et enrichie, clot la fin du texte publié, laissant non déchiffré des pans entiers de la métapsychologie:

Ce qui est caractéristique de cette névrose, ce qui la différencie de l’hystérie, n’est pas { chercher selon moi dans la vie pulsionnelle, mais dans les modalités psychologiques. Je ne puis quitter mon patient sans traduire en mots l’impression qu’il me faisait

d’êtrepourainsi dire dissocié en trois personnalités; je dirais: en une personnalité

inconsciente et deux personnalités pré-conscientes, entre lesquelles sa conscience pouvait osciller. Son inconscient renfermait les motions (…) passionnées et mauvaises; dans son état normal il était bon, heureux de vivre, posé, intelligent, mais dans une troisième organisation psychique il s’adonnait { la superstition et { l’ascèse, de sorte qu’il pouvait avoir deux convictions et soutenir deux sortes de vision du monde. Cette personnalité préconsciente contenait les formations réactionnelles à ses souhaits refoulés, et il était facile de prévoir qu’elle aurait absorbé la personne normale si la maladie s’était prolongée13.

« L’impression qu’il me faisait d’être dissocié en trois personnalités » est la traduction de « daß er in drei Personlichkeit zerfallen war ». Le Zer de Zerfallen, littéralement, scinder, dissocier, est la particule qui indique la destruction, (zerfallen

stuck : tomber en morceaux). Il est intéressant de noter que Freud reprend ici les mots

de son patient (Zerfall desPersonlichkeit) et non la notion de clivage (Spaltung) qu’il lui avait alors préféré. L’hypothèse d’une évolution morbide de la maladie par « absorption

porte, dans le même passage, sur les contenues et affects refoulés une fois devenus conscients(métaphore de Pompéi) et non sur la personnalité. Freud revient, des années plus tard sur le terme de destruction dans le titre de son article de 1932 : « La décomposition de la personnalité psychique » (Die Zerlegung der

Persönlichkeit). Ici, le sens est celui de l’analyse de la personnalité, au sens de défaire, délier.

12Journal d’une analyse, op. cit, p. 141.

(7)

de la personalité normale » semble aller dans ce sens bien que la formule garde une certaine opacité. S’agit-il ici du pressentiment d’un clivage d’une tout autre nature que celui qui marque une coupure, une désunion entre conscient et inconscient – scellée par le processus de refoulement? Clivage engageant cette fois les processus destructeurs au sein du moi: entre l’instance critique (surmoi) et le moi, devenu objet, soumis { la violence des attaques du surmoi, mais aussi déchirure du moi qui, dans le texte tardif de 1938, engage une profonde modification du rapport à la réalité.

La totalité du dernier chapitre consacré à la « contribution à la théorie » oscille ainsi entre l’analyse de la vie pulsionnelle et l’analyse des facteurs psychologiques. Cette double analyse appelée par la complexité de la névrose obsessionnelle ne lâchera ni Freud, ni la métapsychologie, jusqu’{ la formulation de 1937: « Notre effort thérapeutique oscille constamment pendant le traitement entre un petit fragment d’analyse du ça et un petit fragment d’analyse du moi14». La cure de l’Homme aux rats

ne marque en effet pas seulement un tournant dans la technique15 (association libre),

elle annonce des ajouts majeurs dans la théorie: le clivage entre conscient et inconscient, qui est la marque de la conflictualité intrapsychique, largement illustrée par la symptomatologie hystérique, se complique de l’attention nouvelle portée par Freud aux facteurs psychologiques.

À ce point de son avancée théorique, Freud évoque une double vie,

vieréactionnelle et une vie pulsionnelle, la première étant issue des formations

réactionnelles opposées aux pressions pulsionnelles inconscientes. On pense ici à la notion de caractère qui modifie le moi, pas seulement par l’effet des identifications successives et multiples mais aussi en réaction, précoce et durable, { l’excès de revendication pulsionnelle. Si le caractère est si peu apte au changement, c’est que, trouvant appui sur l’auto-érotisme (transposition pulsionnelle) il sert l’unité narcissique du moi et la fixité de son ancrage.

14S. Freud (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, Idées, problèmes t. II, Paris, Puf,

1998, p. 254.

15En 1895, il s’agit encore de « redresser » les substitutions engendrant les « mésalliances » de « l’état

émotif et de l’idée associée ». La méthode, aux raisonnances orthopédiques, s’applique aussi bien aux phobies qu’aux obsessions. La névrose, quelque soit sa nature, est encore traitée par la mise { jour du sens latent du symptôme – et non par l’attention aux phénomènes transférentielles. in S. Freud (1895),«Obsessions et phobies », in Névrose, psychose, et perversion, Paris, Puf, 1995, p. 43 - 44.

(8)

Il faut attendre 1919 pour que Freud précise la nature de cette double vie, réactionnelle et pulsionnelle, en distinguant deux modalités de clivage { l’œuvre au sein de l’appareil psychique (soit un an avant l’introduction du concept de pulsion de mort et quatre avant celui de surmoi). C’est alors la notion de clivage qui se caractérise par une double nature.

Quand les poètes se plaignent de ce que deux âmes habitent en l’homme, et quand les vulgarisateurs de psychologie parlent du clivage du moi en l’homme, c’est ce

dédoublement[Entzweiung], ressortissant { la psychologie du moi, entre l’instance

critique et le reste du moi, qu’ils ont en tête, et non l’opposition, mise à jour par la psychanalyse, entre le moi et le refoulé inconscient. Il est vrai que cette distinction est estompée par le fait que parmi ce qui est rejeté par la critique venue du moi se trouvent en premier lieu les rejetons de l’inconscient16.

Ici, le dédoublement [Entzweiung] est celui qui anticipe les relations entre moi et surmoi, et rappelle la solidarité entre le surmoi et le refoulé inconscient. La nouvelle traduction des Œuvres Complètes préfère le terme désunion à celui de dédoublement:

Entzweien, quiindique le processus de défaire, de diviser en deux (zwei), infléchit le sens

vers la destruction, et est en cela plus proche de l’idée de décomposition de la personnalité (die Zerlegung der psychischen), de mise en morceaux, au sens de la division conflictuelle.

À priori, l’idée de double n’a en effet rien { voir avec le zwei (deux), avec les morceaux17. Le dédoublement n’est pas la division – comme processus qui aurait pour

résultat des morceaux. Il divise moins qu’il ne multiplie et reproduit le même.

Ichverdoppelung (dédoublement du moi) n’est pas de même nature que Ichteilen

(division du moi) ou encore Ichvertauschen (permutation du moi, dans le sens de l’échange) bien que Freud semble les envisager comme identiques dans le texte de 191918.

D’un côté, un processus marqué par la destruction (désunion), de l’autre, par l’identification du retour du même, d’une répétition non intentionnelle qui crée l’inquiétante étrangeté d’un inconnu–connu. Dans le film si poignant de Krzysztof Kieslowski, La double vie de Véronique, le motif du double emprunte autant { l’inquiétant

16S. Freud (1919), « L’inquiétante étrangeté », in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard,

folio essais, 1985, p. 238.

17Je remercie Janine Altounian pour nos échanges et ses précisions autour des traductions de double,

division, clivage et scission.

(9)

qu’{ la mélancolie. La force du récit de ces deux jeunes femmes, si proches et si définitivement éloignées, moins par la mort réelle de l’une que par le trouble qui accompagne la vie de l’autre, est fondée sur l’incertitude quant à la place et à la présence au monde, sur la nostalgie d’une unité qui n’a pourtant jamais existée. Plus que l’écart, le dédoublement des jeunes femmes figure, me semble-t-il, le trouble dont le moi, de par l’extrême complexité de sa constitution et de ses mutliples divisions, est sans cesse traversé.

Pourtant, Freud rattache moins l’inquiétante étrangeté au motif du double tel que l’envisage Otto Rank19 qu’aux effets de la toute puissance de la pensée. Et c’est à l’Homme au rats qu’il se réfère pour évoquer cela lorsque, confronté à un évènement réel (ici la mort d’un homme qui avait été vivement souhaitée), le névrosé a le sentiment, profondément troublant, d’en être responsable.

C’est que le meurtre, toujours, est déjà commis – ou plus précisément, est toujours en train d’être commis: « Maintenant il s’est résigné. Il suppose qu’il a déjà commis la chose en question et se dit dans sa lutte défensive: “tu ne peux de toute façon plus rien faire puisque tu as déjà perpétré la chose. Cette supposition d’une culpabilité antérieure est pour lui plus terrible encore que la tentation de faire quelque chose qui le rendrait coupable20 ».

L’obscure conscience d’abriter son double meurtrier – et incestueux21

– est bien ce à quoi il est impossible d’échapper, comme l’illustre le récit de H.H. Ewers:

Le héros a promis à sa fiancé de ne pas tuer son adversaire en duel. Mais, alors qu’il se rend sur le terrain, il rencontre son double qui a déjà supprimé son rival.22

Voici maintenant de longs mois qu’il vient « travailler » et les séances ont gardé le rythme de croisière et l’ambiance apparemment tranquille avec lesquels elles ont débuté. À présent, il évoque un souvenir d’enfance, les chamailleries avec son frère cadet, et l’épisode d’une partie de judodans le salon qui aurait pu mal tourner – pour le frère. La mère intervient,

19Freud se réfère { l’ouvrage de Rank, Le double (1914) dont il retient la thèse du motif du double comme

assurance contre la disparition du moi.

20L’Homme aux rats. Journal d’une analyse, op. cit., p. 73.

21« La chose » est un terme suffisamment imprécis pour contenir la somme, hétéroclite, des désirs

interdits.

22« L’inquiétante étrangeté», op. cit., p. 238. Freud emprunte à Otto Rank la nouvelle de H.H. Ewers,

(10)

inquiète de l’état du plus jeune, improvise les premiers secours: allonger la victime, jambes relevées, sur le canapé; la chose faite, l’enfant vomit. À ce point du récit, le corps et la voix qui raconte, allongés sur le divan, sont pris de secousses et le trouble s’installe en moi, incapable de déceler s’ils sont animés par le rire, ou par les sanglots. Le temps semble s’étirer, tout comme l’étrangeté de cet indécidable.

Ici, le corps-même, par son mouvement, et l’expressivité de la voix, semblent incarner la réunion des paires contrastées, sans que je puisse savoir ce qu’il en est précisément de ce qui se présente, en deç{ du récit du souvenir, tant de fois évoqué, comme il me l’a précisé.

Le doute porte sur quelque chose qui a déjà eu lieu. Son caractère contraignant (y retourner sans cesse pour vérifier que la chose (n)’a (pas) été accomplie), son infinie plasticité (il s’empare de la mort, de l’amour et de tout ce qui passe à portée de pensée) tracent les contours de la non-résolution: territoire qui tient ensemble la certitude d’une chose et de son contraire. Le mot allemand (Zweifel) contient le deux de la division23, quand la conviction est totalitaire. « Dans la névrose obsessionnelle, résume Freud en 1912, une “scission précoce des paires contrastées” semble caractériser la vie instinctuelle et fournir l’une des conditions constitutionnelles du trouble morbide24 ». Le doute tient de l’ambivalence – terme qui apparaît chez Freud en 1912 mais revient à Eugène Bleuler. Avec l’ambivalence, c’est l’objet qui se divise et mène une double vie: objet tendrement aimé, protecteur, d’un côté, objet redouté, menaçant et haï de l’autre, rival empêcheur de plaisir.Pour l’Homme aux rats, le père. (D’où, le double visage de l’idéal du moi et la double injonction paradoxale qui anime le surmoi : « Tu dois être ainsi (comme le père) » mais aussi « Tu n’as pas le droit d’être ainsi (comme le père) »25.

Mais c’est aussi « La dame », si fortement désirée, qui est objet d’amour et de haine. Si la pensée d’Ernst Lanzer oscille entre les fantaisies d’amour et de haine pour l’objet tant convoité, c’est d’abord sur le choix entre ses deux soeurs, transféré, encore, sur le choix entre sa cousine et la fille de Freud, que se porte le doute. Autant de femmes que de vies, chez le jeune homme, du moins dans le Journal, tant leur éclipse, dans le texte officiel, est visible.

23Lorsque Freud explique à Lanzer le clivage de sa personnalité, celui-ci, « en échange, exprime un doute »

(Dafür äußert er den Zweilfel), in Journal d’une analyse, op. cit., p. 70 et voir supra p. 6. Le patient confirme, à son insu, les propos de Freud.

24S. Freud (1912),« La dynamique du transfert », op. cit., p. 59.

25S. Freud (1923), « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2001. p.

(11)

Lorsqu’en 1912, Freud expose les effets sur la vie amoureuse de l’homme de la fixation { la mère, ou{ la sœur, il s’attache { décrire un type particulier de choix d’objet qui consiste { substituer { l’unique amour, une série infinie de passions, identiques et compulsives. Animé par la nécessité du déplacement qui éloigne de l’objet interdit – et son corrolaire, la menace de la castration –le substitutne porte-t-il pas la trace de cela,

avant même soncommencement, ne se constitue-t-il pas { partir d’une sorte d’humeur: la

contrariété de savoir qu’il ne sera jamais tout à fait ça: « Quelque chose dans la pulsion, note Freud, semble résister à la plein satisfaction ». C’est en réaction { cet amour toujours vivace pour l’unique et premier objet que se décide l’amour second, déplaçable { l’infini tant « chaque substitut (Ersatz) fait regretter l’absence de satisfaction vers laquelle on tend 26».Parce qu’il ne fait que déplacer, en cherchant { remplacer, l’amour

du premier objet sur un autre, l’Ersatz relève du double, d’un dédoublement de l’objet, jusqu’{ la série qui trahie la fixation inconsciente { l’irremplaçable.

Mais c’est du côté du « respect pour la femme » que Freud situe l’obstacle majeur { la pleine réalisation amoureuse; respect qui, non surmonté, s’oppose { l’accès { la pleine jouissance sexuelle. La non-confluence des courants tendres et sensuels se traduit par la division de l’amour en deux femmes: l’une nourrit la tendresse, l’autre la sensualité, sauf à tenter de « jeter un pont, au moins de façon fantasmatique, sur l’âbime qui sépare les deux courants de la vie amoureuse27 »: la mère est une putain.

Les amoursréactionnels viendraient protéger un secret amour entêté28 (cet

entêtement-l{ n’a rien de réactionnel; il serait même actionnel, si le mot existait, c’est-à-dire pour toujours agissant), animé d’amour aussi bien que de haine. Car c’est aussi en réaction à la haine pour la mère, lorsque le courant homosexuel prédomine, que se forment les basses passions et celles qui doivent demeurer impossibles, avec leurs lots d’idéalisation. La dame de Ernst Lanzer, mais aussi la couturière puis la fille, la femme, et la mère de Freud.

26S. Freud (1912),« Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », in La vie sexuelle,

Paris,Puf, 2004, p. 51.

27Ibid., p. 59.

28Je pense au texte d’Edmundo Gómez Mango (2005), « Un enfant entêté », Libres cahiers pour la

(12)

Autant d’amours réactionnelles, de femmes passionnément aimées, rabaissées et haïes, animées par la contrainte { la division de l’amour entre tendresse et sensualité, par celle du dédoublement de l’objet (Erstaz) et par la force de la haine inconsciente (ambivalence). Il y a, chez l’Homme, autant de vies que d’amours et de femmes.

Fanny Dargent

fanny.dargent@aliceadsl.fr

Psychologue clinicienne, psychanalyste

Maître de conférences en psychopathologie clinique, CRPMS (EA 3522)

Références

Documents relatifs

S’il est sup- posé savoir quelque chose sur la jouissance, il ne jouit pas de ses patients, il ne les instrumentalise pas, il ne les objective pas, il ne les chosifie pas, mais

Sans doute peut-on également parler de visée de l’analyse à cet égard mais, cette fois, envisagée comme résultat d’un travail analytique dont il s’agit de préciser les

[r]

 La  question  devient  celle  de  l’investissement

[r]

[r]

Selon la version officielle de l’histoire du mouvement psychanalytique, faite à l’usage de l’IPA, Ferenczi serait un analyste à l’esprit pressé d’un commis voyageur

[r]