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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Houria Abdelouahed

La petite fille

« C‟est par la peau qu‟on fera rentrer la métaphysique dans les esprits », Artaud, Le théâtre et son double.

La question de l‟origine dans la tradition islamique soulève nécessairement la question de la présence du féminin. Une étude, au-delà des préjugés, sur la place des femmes dans la fondation de l‟islam reste à faire, « elle surprendra »1

. Car Mohammad aimait les femmes. Mais quelle est la nature de cet amour ? Et quel est ce mode de présence ?

Si parler du féminin nécessite que l‟on précise le lieu où l‟on se situe et la place que l‟on occupe, ma tâche devient difficile car « rigueur, décision implacable, détermination irréversible » (selon les termes d‟A. Artaud) nécessitent l‟arrachement à un interdit de pensée, au formatage culturel, le gel né des conditions historiques, l‟intranquilité face au sacré, la transgression de l‟interdit... Mais, restent le plaisir de pensée et le désir de transformer, l‟histoire-légende en histoire-travail2

, tâche nécessaire pour quiconque souhaite s‟aventurer dans « la région historique de sa culture », et qui doit procéder par révision, « approfondissement et rature » (Cailvalès).

Scènes sacrées. Sacrées scènes !

Cela commence par une scène, cela commence comme dans une scène, mémorable. -« Ô messager de Dieu ! Ne souhaites-tu pas te remarier ? », dit la femme.

- « Qui ? », répond- il

- « Je connais aththîb (celle qui n‟est plus vierge) et la vierge ».

1 F. Bensla ma, La nuit brisée, Ra msay, 1988, p. 144. 2

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- « Qui est ath-thîb et qui est la vierge ? » - « Sawda et Aïsha »

- « Va et demande pour moi les deux »3.

La première fut veuve. Il perdit son époux dans la première bataille qui opposa les musulmans aux polythéistes de la Mecque. La deuxième était Aïsha.

Historiens, hagiographes, chroniqueurs, interprètes… s‟accordent tous sur un fait : Aïsha avait six ans.

Seconde scène :

« Après que le prophète vint chez nous, raconte Aïsha, des hommes et des femmes s‟assemblèrent autour de lui. Ma mère vint vers moi alors que j‟étais sur une balançoire, essoufflée. Elle me lava le visage avec un peu d‟eau, puis m‟emmena vers la chambre. Lorsque ma respiration fut plus calme, elle m‟introduisit auprès du messager de Dieu qui était assis sur un lit. Il m‟a mise contre lui (littéralement : „dans son giron‟), j‟avais neuf ans.»4

La Référence sera énoncée par la petite fille qui deviendra la Mère des croyants et la Mémoire des musulmans.

Si l‟écoute analytique est à l‟affût de « la détresse de l‟enfant et sa jouissance secrète »5, c‟est parce que tout se joue dans les premières années de la vie. Si bien que les concepts de refoulement, répétition, fixation, régression… font tous appel à la survivance de l‟enfant en chacun de nous. Comment l‟enfant intériorise-t-il l‟environnement ? Comment fait- il sien l‟événement ? Procède-t- il par refoulement ou par clivage ? La psychanalyse, science du sujet, tend à faire de l‟enfant sa cause, écrit A. Green qui poursuit : « C‟est en ce sens que j‟ai pu dire que tout débat le concernant avait une allure théologique. »6

Dans mon propos, théologique est plus qu‟une métaphore.

Oser penser la confusion des langues

« Les premiers jours de mon mariage, raconte Aïsha, le prophète entra tandis que je jouais avec des poupées, il me questionna et je répondis : „ce sont mes filles‟. Le prophète de Dieu rit aux éclats ».

3 La fe mme s‟appelle Khaoula bint Hakimi. Cf. M.M . Ash-Shaaraoui, Les fe mmes du prophètes (en arabe), éd.

Al-ma ktaba al-asriya, Beyrouth, 2006, p. 81.

4 p. Op. cit., p. 143-145 et B.M . Hu ma mi, Des fe mmes autour du prophètes (en arabe), éd. Da r a l-Khayat,

Da mas, 2003, p.92.

5 J.-B. Pontalis, “ La cha mbre des enfants”, in N.R.P., L’enfant, Ga llimard 1979, col. Folio, p. 8 6

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« Un adulte et un enfant s‟aiment, l‟enfant a des fantasmes ludiques, comme de jouer le rôle maternel à l‟égard de l‟adulte. Le jeu peut prendre une forme ludique, mais il reste toujours au niveau de la tendresse, il n‟en est pas de même chez les adultes. »7

Il revient à Ferenczi d‟avoir approfondi le concept de traumatisme. Pour Ferenczi, le trauma ne résulte pas seulement d‟un fantasme de séduction ou de castration, mais trouve son origine dans l‟action effractive d‟une excitation sexuelle. Effractive, car prématurée et confronte à deux niveaux hétérogènes de la sexualité. Elle est à ce titre, excessive et violente et prend la valeur d‟une commotion psychique. Le mot « Erschütterung » (commotion psychique) vient de « „Schutt’ = débris ; il englobe l‟écroulement, la perte de sa forme propre et l‟acceptation facile et sans résistance d‟une forme octroyée, „à la manière d‟un sac de farine‟ »8

. Une psyché anéantie par la violence du choc. « Le choc, écrit- il, est équivalent à l‟anéantissement du sentiment de soi, de la capacité de résister, d‟agir et de penser en vue de défendre le Soi propre »9. S‟ensuit un grand déplaisir qui ne peut être surmonté, à savoir que le sujet affecté par le trauma, utilisera comme l‟une des stratégies de défense une mise à l‟écart de la cause du trouble (réaction alloplastique ) ou ne pas le ressentir comme tel10

. Ce qui est très bien soulevé par Freud dans l‟un de ses premiers textes : « Le moi rejette (verwift) la représentation insupportable (unerträglich) en même temps que son affect et se comporte comme si la représentation n‟était jamais parvenue jusqu‟au moi »11

Il est vrai que le renoncement à la neurotica ira de paire avec la découverte du fantasme, la sexualité infantile et la réalité psychique. Il constit ue, à ce titre, la véritable naissance de la psychanalyse. Toutefois, Ferenczi ne nie pas la sexualité de l‟enfant pervers polymorphe, ni ne plaide pour une innocence originelle ou un paradis perdu d‟une enfance épurée ou dépourvue de toute teinte pulsionnelle ou passionnelle, mais soulève la question des tentatives de survie psychique chez un patient/enfant confronté à l‟hétérogénéité problématique de deux sexualités : la sexualité de l‟enfant et celle de l‟adulte. F. Gantheret a raison d‟écrire : « Ce que l‟adulte impose à l‟enfant n‟est pas seulement en écart avec la tendresse enfantine : c‟est cet écart lui- même »12. Le traumatisme est le fruit de cet écart. « Fruit » est justement le terme que Ferenczi utilisera pour décrire la prématurité pathologique, comme inéluctable destin : « On pense aux fruits qui deviennent trop vite mûrs

7 S. Ferenc zi, “ Confusion de langue entre les adultes et l‟enfant”, in Psychanalyse IV, Payot, p. 1982, p. 130 8 Ibid.

9 S. Fernec zi, “ Réfle xions sur le trau matis me”, in op. cit., p. 139. 10 Op.cit., p. 140.

11 Freud, “ Les psychonévroses de défense”, in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1981, p. 12. 12

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et savoureux, quand le bec d‟un oiseau les a meurtris, et à la maturité hâtive d‟un fruit véreux »13. L‟enfant commence à parler en „nourrisson savant‟.

Or, au sein d‟une tradition orale, la chaîne de ‘an’ana14

s‟arrête à Aïsha. Science intarissable, dit-on, mémoire prodigieuse, infaillible, non affectée par l‟usure du temps, non touchée par l‟oubli. Mémoire louée par ceux-là même qui ne cessent de répéter : « Sumiya al-insânu insâna li annahu yansâ (l‟homme s‟appelle ainsi car il oublie). Le Texte ne dit- il pas justement : « Il efface ce qu‟Il veut et écrit ce qu‟Il veut » (Cor. 13 : 39)? L‟œuvre de l‟effacement est nécessaire pour que la mémoire soit acte d‟écriture. Or, une mémoire affectée par le trauma ne peut opérer cette opération nécessaire qui s‟appelle : le refoulement.

Le prophète aimait sa vivacité d‟esprit, sa grande science religieuse, mais tout en conseillant aux musulmans de puiser dans la science d‟Aïsha, il dit cette humayrâ’ (la petite rousse)15. Paradoxe dans l‟énoncé même. L‟enfant devient aussi ignorant « qu‟il lui est demandé d‟être. » Etrange destin que celui d‟une transmission qui puise dans la science du nourrisson savant.

L’aimée : ombre et lumiè re

La parole de l‟épouse-petite fille, décrivant ces scènes où elle jouait avec ses poupées devant le regard amusé de l‟époux-père, témoigne de ce clivage soulevé par Ferenczi comme effet du trauma. « Une partie sensible, brutalement détruite, et une autre qui sa it tout, mais ne sent rien, en quelque sorte »16. Le rejet de l‟affect équivaut à une mutilation psychique. Ce que M. Schneider, dans La part de l’ombre, nomme « défaut d‟inscription », « défaut inséparable d‟une autre impuissance : impuissance à investir ce qui advient »17

, à savoir ce qui eut lieu sans avoir lieu de la pensée de Winnicott.

La petite-fille, raconte-t-elle comme nous le faisons lorsque nous récitons le poème « anâ ibn Jalâ »18 où la rime dit la terreur ?

A vrai dire, nous n‟avons pas encore pris le temps de réfléchir sur cet enchevêtrement du poétique et de la cruauté au sein de notre Histoire. Tous, petits, puis adolescents, nous avons appris par cœur des vers d‟une beauté sans égale exprimant une cruauté sans limite et

13

S. Ferenc zi, op. cit., p. 113.

14

D‟après tel qui dit d‟ap rès tel… et a insi de suite.

15 « Apprenez votre religion de cette humayra’ (la petite rousse) », dit Mohammad. 16 Ferenc zi, op. cit., p. 106.

17 M. Schneider, La part de l’ombre, Aubier, 1992, p. 93.

18 « Je suis le fils de l‟Ev idence ». C‟est ainsi que commence le d iscours de menace qu‟al-Hajjâ j adressa au

peuple d‟Irak. Al-Hâjjâj ibn Yûsuf ath-Thaqafî fut un homme d‟Etat et un grand prosateur de l‟époque omayyade.

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sans égale. La rime dit le cauchemardesque terrifiant des têtes qui chutent, des corps qui se brisent ou des membres qui volent en éclats. Violence et langue sont enchevêtrées, indissolublement liées. Celui qui récite le poème peut-il rester cette entité subjective ? Ou, compte tenu de l‟épouvante, le „je‟ ne peut que se cliver dans l‟acte même de son énonciation ?

Je dois cette réflexion à ma rencontre avec al-Kitâb, (Le Livre) d‟Adonis qui lève le voile sur le gouffre de la voracité du pouvoir anthropophage, et ce dans le projet de construction d‟Adonis, depuis l‟instauration du califat.

Or, il me semble que le malaise dans la culture arabo- musulmane, ne date pas de l‟instauration du califat, mais des principes mêmes de la fondation, à savoir ce qui est énoncé, à certains endroits, par le Texte fondateur, et les conditions historiques de l‟Enonciation. Jusqu‟à aujourd‟hui, les manuels scolaires, psalmodiant l‟Âge d‟or des Arabes, regardent avec nostalgie vers un monde « où il ne fallait que tendre la main pour cueillir des fruits savoureux et toujours mûrs, ou des récoltes complaisantes s‟engrangeaient sans labour, sans semailles et sans moisson, qui ne connaissait pas la dure nécessité du travail, où les désirs étaient réalisés sitôt conçus »19.

Des pans entiers de l‟Histoire sont restés à l‟ombre, confinés au silence, encryptés car jamais élaborés. Tout questionnement demeure interdit, tabou. Questionner, penser, remettre en cause, c‟est se heurter à l‟insurmontable question du sacré. Le livre de Rushdi Les versets sataniques est, à ce titre, exemplaire. Il fait penser à cette phrase de Freud : le plus difficile dans un meurtre c‟est l‟effacement des traces20

. La forme surréaliste du récit et autres procédés utilisés qui relèvent des processus primaires convoquent cette question : Quelle est cette violence vorace pour que le sujet ne puisse parler de l‟origine que sur un mode surréaliste ou quasi délirant, pour que l‟identité chancelle et que le langage vacille ?

La cruauté et le malaise

« Ce mot de cruauté doit être pris dans un sens large, écrit Artaud à l‟attention de Jean Paulhan, et non dans le sens matériel et rapace qui lui est prêté habituellement. Et je revendique, ce faisant, le droit de briser avec le sens usuel du langage, de rompre une bonne fois l‟armature, de faire sauter le carcan, d‟en revenir enfin aux origines étymologiques de la

19 Selon les termes de R. Ca illois dans sa description de l‟Age d‟or. Cf, L’homme et le sacré, Gallimard, col.

Folio, 1950, p. 139.

20 « Le difficile n‟est pas d‟exécuter l‟acte mais d‟en éliminer les traces », Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallima rd, 1986, p. 115.

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langue (…) du point de vue de l‟esprit, cruauté signifie rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue »21.

Cruauté en arabe renvoie à qaswa, wahshiyya, darâwa, fadâda, sharâsa.

Qaswa se définit par le négatif. Elle est dans Lisân al-‘arab22, l‟équivalent de la dureté, par manque de tendresse, l‟aridité, par manque d‟irrigation. La terre est qâsiyya, lorsqu‟elle est dure, sèche. La nuit est qâsiyya, quand elle est très sombre (par manque de lumière) ou très froide (par manque de chaleur). Sharâsa, rappelle davantage la racine indo-européenne kreu qui exprime la chair saignante et le sang répandu. Elle renvoie, en arabe, à la dévoration et la sauvagerie animale, la férocité, l‟arbrisseau à épine, à ce qui blesse ou fait saigner (nous trouvons ainsi le crudus, qui signifie « saignant », et cette vision, au-delà de la peau, des boyaux, œsophage…). Le sharis est l‟affamé.

Wahshiya, renvoie, en revanche, à l‟incertitude du lieu. Le lieu est wahish signifie : non peuplé, désert, sauvage, incertain, inquiétant.

Il me semble que la construction du collectif, fondé sur le théologique, se nourrit (au sens des définitions données à la cruauté dans les racines étymologiques), de la chair du féminin, qu‟il soit le devenir féminin de la petite fille, ou celui de la femme.

Des historiens modernes s‟arrêtent devant l‟exemple des poupées d‟Aïsha. La Mère des croyants jouait encore à la poupée lorsque le mariage fut consommé. Ceci prouve la tolérance du prophète, disent-ils. Des analystes aujourd‟hui relatent qu‟elle fut l‟aimée de l‟amant de Dieu. Je reste saisie par le clivage, le déni (de l‟effraction, de la confusion de langue) et par un mouvement d‟idéalisation commémorative qui protège le moi de l‟éprouvé haineux et de la culpabilité. Une fois de plus, nous cédons la parole à Ferenczi : « Le comportement des adultes à l‟égard de l‟enfant qui subit le traumatisme fait partie du mode d‟action psychique du traumatisme. Ceux-ci font généralement preuve d‟incompréhension apparente à un très haut degré …exige de l‟enfant un degré d‟héroïsme dont il n‟est pas encore capable. Ou bien les adultes réagissent par un silence de mort qui rend l‟enfant aussi ignorant qu‟il lui est demandé d‟être »23

.

21 A. Artaud, Le théâtre et son double, Gallimard, 1964, p. 157-158. 22 Encyclopédie philologique d‟Ibn Manzûr, XIII è me sièc le. 23

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Cruelle h(H)istoire

Toutes « les œuvres anthropologiques de Freud viennent montrer comment chaque destin individuel est tributaire dans ses enjeux libidinaux des enjeux libidinaux de la masse à laquelle il appartient et comment la place qui lui est assignée en tant qu‟élément organique de cet ensemble rend son destin inséparable du destin collectif », écrit Natalie Zaltzman24. La grandeur collective ne s‟est pas arrêtée devant l‟émoi de la petite fille.

Si l‟enfant suit les chemins que les adultes ont tracés ou frayés pour lui, s‟il obéit aux règles qu‟ils lui assignent, c‟est parce que l‟adulte n‟est pas seulement objet d‟étayage, mais objet libidinal. Et c‟est à ce titre que les imagos parentales sont constitutives de la réa lité psychique de l‟enfant.

Or, du moment où il s‟agit d‟un texte sacré, même nos intellectuels se soustraient à tout questionnement. Les citations répétées de livre en livre relatent un temps fantasmatiquement paradisiaque, un vécu empreint de nostalgie mélancolique pour la grandeur du passé. Or, la violence était le lot quotidien de ces femmes qui assistaient à l‟éclosion de l‟islam. Le théâtre féminin témoignait de la rivalité la plus draconienne, l‟hostilité farouche, la haine entre femmes et la soumission à l‟homme qui possède toutes ces femmes. Hafsa dont le nom reste lié au rassemblement du Coran était dénigrée. « Tu n‟as ni la beauté de Zaïnab ni l‟intelligence d‟Aïsha. Aussi le prophète ne te garde-t-il que parce que je suis ton père », dit celui qui deviendra le second calife. Parole qui dit l‟alliance entre hommes (alliance homosexuelle) et le dénigrement de la femme, fût-elle la chair de sa chair. Sawda, dont l‟ex-époux donna sa vie pour la nouvelle religion, dût pour la seconde fois faire le deuil du corps de l‟homme qui préférait celui d‟Aïsha. Menacée de répudiation, Sawda, ne restera Mère des croyants que parce qu‟elle fait don de sa nuit à l‟autre femme. Ou encore la belle Zaïnab, La plus belle de toutes les femmes de Quraïsh dont le prophète tomba éperdument amoureux après avoir aperçu ses cheveux et des épaules superbement dénudées. Mais elle était la femme de son fils adoptif Zaïd, dit « fils de Mohammad ». L‟adoption deviendra, alors, interdite en islam et Zaïd ibn Muhammad redeviendra Zaïd ibn Hâritha. La filiation sera désormais celle du sang. Et l‟islam se trouve en régression par rapport au droit romain. Zaïd répudia la belle Zaïnab, qui deviendra elle aussi femme du prophète et Mère des croyants. Aïsha, déjà épouse de l‟aimé de Dieu, n‟avait que 12 ans. Et l‟adolescente de 12 ans dira le jour du mariage de son époux avec la belle Zaïnab : « Comment as-tu trouvé ton épouse ? »

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La façon dont les hagiographes décrivent la scène montre l‟effet de l‟anesthésie psychique, la désaffection qui habite la parole. Or, que peut ressentir une femme lorsque son amant se trouve dans les bras d‟une autre ? Le sacré atténue-t-il la douleur de l‟abandon ou la blessure narcissique ? Hagiographes, historiens, commentateurs du texte coranique et mêmes les analystes aujourd‟hui parlent de l‟amour du prophète pour Aïsha comme nous disons dans une absence de nous- mêmes « anâ ibn jalâ ». Qu‟il s‟agisse du messager de Dieu fait oublier qu‟il y a aussi la femme. La promesse d‟une vie meilleure, d‟un au-delà prometteur pour la communauté appelle le sacrifice du féminin. La grâce se nourrit non seulement de la servitude de la femme (et de la petite fille) sur le plan social, mais aussi et surtout de l‟annihilation de toute capacité de remise en cause, de par la dimension du sacré. Le théologique se nourrit de cette cruauté exigeant de ces femmes qu‟elles récitent des versets où elles notifient elles-mêmes leur arrêt de mort.

Avec sa mémoire prodigieuse, la petite rousse répètera : « Et lorsqu‟on demandera à l‟enterrée vivante pour quel crime elle a été tuée » (Cor. 81:9). Enterrée vivante ou nourrisson savant ? La vivante pétrifiée récite l‟histoire d‟un sacrifice25 sans être consciente qu‟elle est elle- même objet du sacrifice.

Comme elle récitera :

« Reléguez- les dans des chambres à part et frappez- les » (Cor. 4 :34), verset dont les exégètes se saisiront pour instaurer un art « quantitatif de la souffrance » et un « un surpouvoir » (expressions de M. Foucault)26.. Dans une taxinomie du châtiment, l‟homme adoptera ce qu‟il considère comme la plus grande des humiliations. « posséder la femme sans lui adresser la parole », dira Tabarî qui continue : « jusqu‟à ce qu‟elle respecte l‟impératif divin de se soumettre à vos droits »27.

Le nourrisson savant récitera encore :

"Vos femmes sont pour vous un champ de labour, allez à votre champ, comme vous le voudrez" (Coran 2:223).

Réputé pour être un verset contre la sodomie, les interprétations des exégètes s'attardent sur les différentes positions lors de la scène primitive. La scène primitive est dans un donné à voir où s'enchevêtrent le sexe, le pouvoir et le sacré. L'homme est le possesseur de la jouissance, la femme se contente de subir le coït à l'instar d'un objet anesthésié quant au désir.

25 Qu‟il soit imag inaire ou réel, ce sont les soubassements inconscients qui doivent retenir l‟attention. 26 D. Masson, traduit : « Ad monestez celle dont vous craignez l‟in fidé lité ». Or, le terme de nushûz signifie le

sentiment de supériorité que peut ressentir une personne et non l‟infidélité. C f. H. Abdelouahed, « Ce voile qui cache la fo rêt » in Topique, n° 110, ju in 2010, pp. 183-193.

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Les textes qui commentent ce verset, et qui font autorité dans le domaine juridico-religieux, font de la femme la mutique dans la rencontre sexuelle.

La sexualité devient conduite à tenir par un code qui s'établira sur le sacré afin de se définir comme juridique. Le sexe devient ainsi au service du pouvoir et la différence des sexes, une différence liée à la domination et le contrôle du sexe féminin. On se sert du sexe, comme disait Foucault, comme matrice des « disciplines et principe des régulations ». La sexualité donnant ainsi lieu à une politique morale du sexe dominant. Les mécanismes du pouvoir s'adressent d'abord au corps et la loi se confond avec la répression. La poétique du sexe s'appauvrit au profit d'une politique du sexe. Et le système symbolique, basé sur le renoncement au pulsionnel immédiat dont Freud fait la base de la culture, devient le renoncement d'un seul sexe à la jouissance. L'assujettissement à l'ordre symbolique devient soumission à la souveraineté qui trouve dans le juridique et le théologique un cadre (rappela nt que nos sociétés ne sont pas encore laïques). On assimile hâtivement, donc on confond les règles socio-culturelles, et la loi. Or, l'énonciation de la loi ne réprime pas le désir du sujet, au contraire, elle le produit28.

« Battez- les », « Vos femmes sont vos champs ». Ces versets, que j‟appelle « énoncés identificatoires », sont appris par filles et garçons, sur les bancs des écoles qui n‟ont jamais été laïques. Sur ce long chemin qui sera le sien pour rompre avec l‟analphabétisme des mères et des grand- mères, la fille qui fera l‟expérience de l‟école, apprend nécessairement par cœur ces versets qu‟elle va réciter. Elle aura à s‟absenter de ce qu‟elle apprend, ou faire sien l‟énoncé identificatoire.

Des histoires vont être tissées autour d‟Aïsha. Elle aurait été infidèle. On imagine une Emma Bovari, une Anna Karénine, ou une madame de Rênal. Restons attentif à la parole de la petite rousse : Les hommes ont porté la litière sans s‟apercevoir de son absence tellement elle était menue. Elle n‟avait que 12 ans. Le débat autour de l‟infidélité (et donc la sexualité) fera oublier qu‟il s‟agissait d‟une petite adolescente livrée, la nuit, au froid et à l‟immensité du désert, aux animaux sauvages et aux brigands. Ce n‟était plus sa vie (et sa mort) qui était en jeu, mais l‟honneur de la prophétie.

La petite rousse n‟aura pas d‟enfants. Celle qu‟on appelait « Umm al-mu’minîn » (Mère des croyants) n‟enfantera pas selon la chair. Maternité spirituelle ? C‟est encore plus

28 Cf. H. Abdelouahed, Postface à Adonis, Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme, Mercure de France,

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complexe. Elle était la Mère des croyants et non la Mère des croyants et des croyantes. Par cette nomination, les épouses du prophètes, ne pouvaient pas contracter un autre mariage une fois veuves.

Dans son excellent ouvrage sur Les fantasmes de séduction dans la culture musulmane29, F. Couchard, relatant le cas des filles de Djibouti, ne s‟arrête pas un instant sur le cas d‟Aïsha. Or, son cas est exemplaire car il montre comment l‟organisation de la nouvelle société a banni, de sa construction et de ses projets, la conservation morale et psychique non seulement de la femme, mais également de la petite fille dans son chemin vers la féminité, montre comment la culture se nourrit, cruellement, du sacrifice du féminin, à commencer par la petite fille.

Etrange destin pour une Révélation, née dans les bras d‟une femme- mère30, éteinte dans ceux d‟une épouse-fille qui deviendra mère sans passer par la femme.

Averroès, raconte Borges, se trouva devant un problème de nature philosophique « dépendant de l‟œuvre monumentale qui justifierait Averroès devant les générations : le commentaire d‟Aristote »31

. Deux termes revenaient inlassablement dans la Poétique, impossibles à traduire ou à éluder : « tragédie », « comédie ». Ignorant l‟art du théâtre, Averroès traduisit « tragédie » par panégyrique et « comédie » par satires et anathèmes.

« D‟admirables tragédies et comédies abondent dans les pages du Coran et dans les moallakas du sanctuaire. »32

Il me semble que l‟erreur n‟était pas seulement due à une ignorance du grec ou de l‟art du théâtre, mais était dans le projet même : Interpréter les ouvrages d‟Aristote comme font les théologiens qui lisent et commentent le Coran. Et j‟ajoute : à partir du Coran.

Il suffisait de lire attentivement ces histoires tues par l‟Histoire pour saisir le sens de la tragédie.

Ouvrir en guise de conclusion

Cela se termine par une scène, comme dans une scène : Une femme se présenta devant Aïsha et lui demanda après la Bataille du chameau33 : « Mère des croyants, que dis-tu d‟une femme qui tua son petit ? » Aïsha répondit : « son destin est la géhenne ». La femme dit

29 F. Couchard, Le fantasme de séduction dans la culture musulmane, PUF, 2004. 30 Khadija est la pre mière épouse du prophète.

31 Borgès, L’aleph, 1967, Ga llima rd, p. 118.

32 U. Ecco revient sur les problè mes que rencontrait Averroès, qui ignorait le grec, dans la traduction des textes

d‟Aristote posés à Averroès, cf. De l’arbre au labyrinthe, Grasset, 2010, p. 128.

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alors : « Que dis-tu alors d‟une femme qui tua parmi ses grands enfants vingt milles en une fois ? » Ce n‟est qu‟après la mort de son prophète que la cruauté de la petite fille pourra s‟exprimer.

Qu‟en est-il du féminin chez des hommes de la culture arabo-musulmane confrontés à une image où la femme reste liée au sacrifice ? Le refus du féminin n‟est- il pas lié à ce mode de présence du féminin sur la scène religieuse et sociale et ce, depuis la fondation ?

Nous avons intérêt à réfléchir plus amplement sur cette remarque de Freud sur l‟absence du meurtre en islam34. L‟islam confronte à cette absence de « la mise en pièces du père » (M. Moscovici). Opération nécessaire de désidéalisation. En effet, « La psyché doit se résoudre à représenter l‟état réel du monde extérieur et à envisager d‟y apporter une modification réelle. Ce qui est représenté n‟est plus ce qui est agréable, mais ce qui est réel malgré le déplaisir qu‟il peut entraîner. »35

De cette capacité découle la possibilité de transformer la légende en histoire. Transformation qui doit nécessairement passer par l‟analyse de l‟érotique interne et des mouvements pulsionnels qui traversent une culture et qui sont véhiculés par la culture.

La petite fille est ma mère, ma grand-mère, mon arrière grand-mère, mes tantes et mes arrières tantes. Une généalogie de femmes sacrifiées qui réveillent, dans mon travail clinique auprès des femmes de ma culture, ce sentiment d‟inquiétante étrangeté. Il m‟arrive même d‟oublier qu‟au-delà, ou à côté de la détresse de l‟enfant, il y a sa jouissance secrète. Si le social se présente comme un roc, il me semble qu‟un travail est, néanmoins, possible et peut s‟engager à partir de ce sentiment de l‟inquiétante étrangeté.

34 « La récupération du seul grand-père primit if p roduisit chez les Arabes un extraordinaire accro issement de leu r

conscience d‟euxmêmes, qui conduisit à de grands succès temporels mais s‟épuisa aussi avec eu x (…) peut -être parce qu‟il manquait l‟approfondissement que produisit, dans le cas du peuple juif, le meurtre du fondateur de la religion. » , S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Ga llimard, 1986, p.186.

35 Freud S., Formulat ions sur les deux principes du cours des événements psychiques », In Résultats, idées, problèmes, I, 1984, PUF, pp.-135-143

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Bibilographie

Abdelouahed H., Postface à Adonis, Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme, Mercure de France, 2008

Abdelouahed H., « Ce voile qui cache la forêt » in Topique, n° 110, juin 2010, pp. 183-195. Artaud A., Le théâtre et son double, Gallimard, 1964.

Ash-Shaaraoui M.M., Les femmes du prophètes (en arabe), éd. Al- maktaba al-asriya, Beyrouth, 2006.

Benslama F., La nuit brisée, Ramsay, 1988. Borgès J.L., L’aleph, Gallimard, 1967.

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