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JE SUIS UN CHÔMEUR DE LONGUE DURÉE

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Academic year: 2022

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JE SUIS UN CHÔMEUR DE LONGUE

DURÉE

philosophie

Éditions provisoires

Adrien du Katanga

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Il y a des personnes dont on apprécie le travail. Il y en a de toutes les sortes. J’en ai souvent côtoyées. Il est parfois diffi cile par contre de faire leur rencontre.

Certaines manifestent de l’entrain et une joie qui, de prime abord, font plaisir à voir, qui font du bien.

D’autres, voire les mêmes, misent énormément sur la confi ance dont témoignent à leur endroit leurs su- périeurs hiérarchiques, ou certains supérieurs hié- rarchiques. Elles professent une grande admiration vis-à-vis de leurs supérieurs, ainsi que vis-à-vis de certains de leurs collègues, ou du moins vis-à-vis de certains d’entre eux. Le rôle joué par l’appréciation dont elles font l’objet de la part de leurs supérieurs varie, mais, en général, toutes sont appréciées par ces derniers. Certaines ont besoin de cette apprécia- tion. La joie et la confi ance manifestées par d’autres semblent moins dépendre de cette dernière. Je di- rais donc que l’appréciation dont le travail fait l’objet n’a pas forcément les mêmes causes.

Je précise d’emblée que je n’aime pas la formule pompeuse: se sentir apprécié par les autres! Quel- que chose me dérange dans cette formule. Elle ren- voie trop souvent à un rapport de dépendance, au culte de leur personne que certains suscitent, autre- ment dit à autre chose qu’au seul fait de des faire apprécier.

Marshall Rosenberg, le fondateur de la C.N.V., la fameuse communication non-violente, prétend que tout le monde a envie de se sentir apprécié par les autres. Que tel fût le souhait de chacun, particu- lièrement dans le cadre de son travail, c’est normal.

Mais dans les faits, soit son travail n’est pas appré- cié, soit on suscite un culte vis-à-vis de soi et de son travail, mais il est rare que son travail, autrement dit, la plupart du temps, soi-même, fût simplement apprécié.

Le monde moderne est narcissique. Je pense que

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le narcissisme est quelque chose de très positif. Mais ce narcissisme ne s’impose pas partout, en tout lieu, de la même manière. Il existe une forme de narcis- sisme exécrable qui a le plus souvent la fatuité de nier qu’il en fût un. Et ce dernier est très répandu.

Pour ces personnes, le narcissisme est a priori quel- que chose de négatif et elles en accusent d’autres de l’être.

Il y a aussi le narcissisme plus élaboré de certains autres, un merveilleux narcissisme qui soulage et répare celui des autres. Car il se fait qu’il y a des gens qui échouent à imposer leur narcissisme. Et il se passe que leur sort est souvent lamentable. Ils ne font guère que casser du bois. Ils changent souvent de boulot, quand ils en trouvent. Ils se révèlent éga- lement instables sur le plan aff ectif .

Ils sont entourés de personnes extrêmement nar- cissiques dans le mauvais sens, pour lesquelles les réduire à néant est un besoin, qui ont le verbe haut, qui manient les sentiments d’autrui, et qui accablent les gens de jugements ou qui les comblent de louan- ges. Il leur est enfi n diffi cile, sinon impossible d’im- poser leur propre jeu. Souvent dépressifs, il leur est impossible de se faire apprécier.

Pour beaucoup de gens, il est impossible de se faire apprécier à moins de se comporter comme des esclaves. Or, il n’est possible de se comporter comme tel qu’à condition de s’en prendre toujours à d’autres, parce qu’il n’est pas donné à beaucoup en même temps de plaire au même supérieur. Diviser les uns et les autres, faire régner la terreur sont des attitudes au fondement de la domination. Cette der- nière impose l’emploi de simulacres. Tout le monde n’est pas doué pour jouer à ce jeu, pour prendre les devants, pour en remettre et, en même temps, pour éloigner cette terreur de soi-même, pour se servir des faiblesses des uns et des autres, pour détecter et critiquer leurs besoins, et pour se faire une idée précise du parti à tirer de leurs défi ciences. Il n’est

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pas donné à tout le monde de réussir à se rendre ra- pidement indispensable. Il y a ceux qui s’entourent de bouff ons, au contact desquels, certains se trans- forment en bouff ons, et d’autres en victimes ou en satans. Et il y a les bouff ons, les victimes et les sa- tans. Une fois un tel résultat obtenu, une personne transformée en victime ou en satan par ses collè- gues, voire par ses proches, par son conjoint, par sa compagne ou par son compagnon, comment lui serait-il encore possible de se faire, et surtout de se sentir appréciée. Il lui est en quelque sorte interdit d’exister. Et de ce fait, elle court à sa perte. Lorsque cette personne mériterait qu’on l’apprécie, le pli qui consiste à la critiquer, à la contrarier, est tel que c’est exactement le contraire qui se produit, qu’on trouve une raison de la critiquer. C’est du reste ce qui rend la notion de mérite tellement sujette à caution de nos jours. Cette dernière est très souvent utilisée à tort et à travers.

Pourquoi ne pas le dire: le mauvais narcissisme de certains rend la vie des autres intolérable!

Lorsque la confi ance et l’estime font défaut, selon moi, il ne s’agit pas de chercher à se faire apprécier.

Ce serait même l’inverse: il s’agirait d’apprendre, de réussir à se faire détester, surtout par les individus narcissiques à mauvais escient, par ceux qui le sont par instinct de domination. Il est nécessaire d’em- piéter sur leurs plates-bandes. Si l’on ne parvient pas à obtenir ce résultat, ne fût-ce que de temps à autre, on étouff e rapidement, on disparaît progres- sivement, puis totalement. On n’existe plus que par procuration.

Les personnalités de type narcissique autoritaire sont cordialement détestées par des gens, mais elles n’en ont cure. Au contraire, cela les stimule. Elles détestent elles-mêmes tous ceux qui n’apportent pas d’eau à leur moulin. Ces personnalités narcissiques dominent le monde et sont appréciées par plein de gens. 1Voilà pourquoi je n’aime pas cette formule,

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même si elle correspond à une réalité.

Les gens qui réussissent à se sentir appréciés n’ob- tiennent ce résultat qu’à force de moutonner, de se répandre en fl atteries ou en critiques, de développer des reproches à l’égard de l’un ou l’autre. Ils réus- sissent à imposer des réalités, mais c’est à force de donner des coups bas, à gauche et à droite, et à force d’exploiter certaines faiblesses chez autrui.

Ici, la distinction, lacanienne selon certains, en- tre réel et réalité acquiert toute sa valeur.

Beaucoup sont éliminés. Jugés incompétents alors que tous, plus ou moins, le sont, orgueilleux, hystériques, aff aiblis pour une raison ou pour une autre, mal orientés dès l’origine, fautifs sur toute la ligne.

Vous vous dites que j’exagère, mais réfl échissez donc avec lucidité à votre vie professionnelle, aux conseils que vous donnez vous-mêmes aux autres quand vous êtes en proie à un accès de lucidité. Ne leur dires-vous pas de ne pas dire tout haut ce qu’ils pensent, de rester sur leurs gardes, d’éviter de se faire enfoncer pour rien par d’autres personnes, de ne pas se laisser trop souvent aider, car on en arrive toujours alors à se faire dicter tous ses faits et gestes, et même ses propres pensées, ce qui suscite forcé- ment refus, révolte, confl it.

Dans un tel monde, il n’y a pas à proprement parler de non esclaves. Les non-esclaves ne réussis- sent pas à survivre. Aucune réputation surfaite de compétence ne sert à les sauver, car ils ne dominent pas l’idéologie d’esclave qui, de façon exclusivement dialectique, permet de l’étayer. Ils y font allusion de manière empruntée.

La situation dans laquelle on se trouve quand on est censé se faire apprécier et qu’on ne communique pas par le biais d’un mode de vie artifi ciel d’esclave, au moyen des productions dites culturelles off ertes et validées par le marché, ne correspond à aucune réalité. On n’accède pas au marché. Et on ne dispose

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donc d’aucun faire valoir capable en même temps de faire régner une véritable terreur. Ce souhait: se sentir apprécié, renvoie trop souvent à une erreur d’appréciation. Il vaut mieux chercher à se faire dé-Il vaut mieux chercher à se faire dé-Il vaut mieux tester plutôt qu’apprécier. Au moins on bénéfi cie de l’eff et de surprise.

Certaines personnes, bien sûr, conseilleront de se faire aider, de dire tout haut ce qu’on pense, de suivre les conseils des personnes qui ont de l’expé- rience, autrement dit une certaine ancienneté, qui contrôlent mieux que d’autres les diverses réalités professionnelles qui incombent à tous, d’être du même avis que les autres les concernant. Il s’agira souvent d’apprécier des collègues de ce type, et de le leur dire, de le leur montrer. Leur discours, par sa fausseté même, désigne le danger.

Les appréciations les concernant seront mesu- rées, elles seront d’autant plus réalistes qu’elles se- ront lapidaires. C’est un bon professeur, journaliste!

Probablement.

Ce n’est qu’à force de ne pas s’identifi er à elles, à ces personnalités prédatrices qu’on réussira à ama- douer les réalités, qu’on parvient à ne se substituer à elles et à se retrouver en porte-à-faux. En attendant, celles-ci ont besoin qu’on leur prouve sans arrêt une totale sujétion, qu’on fasse preuve de servilité. Elles ont besoin qu’on les écoute, qu’on les respecte, qu’on les craigne, qu’on les aime en même temps. Elles s’attendent à être appréciées.

Lorsque leur univers menace de s’écrouler parce que l’ordre qu’ils font régner par la terreur ou par leur séduction est remis en cause, les narcissiques autoritaires se transforment en ruches aff olées.

Et de hausser le ton chaque fois que quelqu’un ne marchera pas dans le même sens qu’elles, autrement dit dans le même sens que les autres, histoire de se faire la main quand l’occasion s’en présentera.

Il s’agit d’une réalité. Une certaine autorité résulte de tous ces faits, un pouvoir, basée sur des faits d’or-

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dre empirique, dans le meilleur des cas. Les gens, les travailleurs, pratiquement tous les travailleurs prêtent allégeance à cette réalité. Ils font la confu- sion entre des valeurs réelles et celles auxquelles renvoient ces réalités.

Il ne leur est pas loisible de faire autrement, à moins de ne pas faire de vieux os. Dans une boîte où certaines réalités dominent la situation, à moins d’être du même genre qu’elles, de disposer des mê- mes prérogatives, il s’agit comme on dit de compo- ser,à moins d’être trop fi er pour cela.

À vrai dire, à force, au cours des années des va- leurs font leur apparition qui ne sont pas exclusi- vement des constructions arbitraires. Mais elles demeurent très diffi ciles à mettre en oeuvre. Faute d’y parvenir, le principe d’allégeance s’applique. Le milieu de travail est un milieu faux où il faut être retors pour réussir à opérer. La contrariété est per- manente, mais les gens l’oublient.

Quand on parle de mutation du travail, on a du mal à se représenter à quel point cette mutation dé- coule de la praxis devenue nécessaire pour survivre dans n’importe quel domaine professionnel, de la métacommunication portant sur ce dernier. Cette mutation plonge ses racines au plus profond de la plupart des activités existantes, aff ecte son sens, son approche, modifi ant la pratique qu’elle représente.

L’estime que se portent entre eux des collègues de travail porte par conséquent sur des valeurs très éloignées des valeurs nominales d’un métier, d’une profession.

Dans une multiplicité de contextes, personne ne peut réussir à faire correspondre valeurs nominales et réalités, mais certains réussissent à se faire appré- cier, et se sentent satisfaits. Il s’agira fréquemment d’entretenir la confusion. D’autres seront soulagés de ne pas se sentir rejeté.

Dans ce genre de contexte, même si les choses, même si la boîte tournent, faire son travail conve-

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nablement signifi e quelque chose de très diff érent de ce qu’il signifi e. La boîte ne peut tourner que si personne ne fait son travail, mais si tout le monde se comporte avec une certaine duplicité.

Tel est le fait fondamental qui traverse le travail dans sa généralité, l’activité humaine sous le mode organisé qu’on lui connaît aujourd’hui.

Je pense à l’enseignement que je connais mieux que le reste et qui sert de moins en moins à ensei- gner, mais je pense qu’un parallèle peut être fait en ce qui concerne le journalisme qui sert de moins en moins à informer. C’est plutôt un eff et qui est re- cherché, ou une absence d’eff et.

Le métier de la communication (de la publicité) incarne peut-être le paradigme de ce type de para- doxe.

Peut-être le métier d’ouvrier d’usine incarne-t- il un des rares cas où non seulement les gens font leur métier comme il faut, mais où il est impératif qu’il en soit ainsi. Ce serait à un autre niveau que s’opèrerait un décalage entre l’objectif prétendu et la réalité. Encore, ce décalage est-il peut-être d’autant plus violemment ressenti que l’ouvrier ne fait pas, lui, de marketing, qu’il ne baigne pas dans la con- tradiction du matin au soir, et que, dans la mesure où il ne passe pas douze heures par jour à se con- vaincre et à convaincre les autres qu’il a raison, il lui revient seul de comprendre que son travail ne sert pas à satisfaire des besoins réels, mais plutôt des besoins artifi ciels. Il s’agit de s’apercevoir que visser convenablement ou non des boulons ne représente pas toute la conscience que l’ouvrier a de son tra- vail.

Le plus souvent, la mission assignée à un milieu professionnel ne tient pas la route. Elle est soit une aberration, soit une contradiction. C’est le cas de l’enseignement. C’est également le cas du journa- lisme. Derrière ces deux professions se dissimulent des objectifs qui ne peuvent être divulgués souvent

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plus passionnants que ceux qu’on leur prête en gé- néral. se servir de l’absurdité même du système, ou de la politique, pour apprendre à des gens, ou à des enfants à vivre, à réfl échir, à travailler, pour rien en quelque sorte. Préparer des enfants sans le leur dire, pendant que les parents s’adonnent à une activité économique, à faire la même chose qu’eux. C’est bien davantage que les distraire, que les occuper.

Le respect, la discipline valent par eux-mêmes parce qu’il n’y a rien d’autre à défendre, mais que, sans eux, il n’y aurait rien du tout. Il est détermi- nant de réussir à imposer un certain respect pour lui-même en quelque sorte. Tel est du reste bien l’argument utilisé. Autrement dit l’acceptation d’une hiérarchie, d’un ordre, d’une série de principes s’im- pose en dépit du manque de fondement de l’auto- rité. L’autorité est devenue abstraite, pure, sans rap- port avec des contenus, de même que les contenus sont sans rapport avec l’autorité.

En usine, le problème est diff érent, c’est le culte de la propriété qui confère au patronat le droit de faire prévaloir son avis.

Ni l’autorité, ni les contenus ne s’imposont plus en vertu d’une tradition ou de valeurs dites réelles.

Des valeurs ponctuellement établies, dans le cadre d’un fonctionnement donné, seules permettent de les justifi er.

Les élèves doivent suivre des cours de français pendant douze ans sans espoir de réussir un jour à écrire un texte à peu près correctement. Mais non seulement une discipline, mais la croyance dans son bien-fondé doit leur être imposée pendanrt ce cours de français. Au professionnel, à l’enseignant de réussir ce tour de force. Cela, c’est son travail. Et il faut qu’il reste crédible.

Tout cela serait impossible sans autorité ce qui implique nécessairement une forme ou une autre de terreur. En refaire une valeur à la mode n’est en- visageable qu’en escamotant la terreur qui l’accom-

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pagne, voire en tentant de fonder plus valablement cette terreur.

Il faut à un professeur d’histoire parler des faits dans de tels termes mensongers, à ce point à côté des faits, qu’il en résulte une sorte de réalité qui vaut par elle-même du fait que l’histoire se voit associée au récit d’une propagande qui a pour seul intérêt de permettre de dénoter les événements, les faits, et de les situer spatialement les uns par rapport aux autres.

On n’est même pas forcément à côté de la réalité.

La réalité est autre. Peu importe qu’on apprenne que les Belges au Congo furent engagés dans une colo- nisation sublime, que les livres que condamnent de plus en plus les enseignants eux-mêmes se servent de termes uniquement élogieux, tel est le discours qui a prévalu à l’époque et qui a servi à tout justifi er.

En comprenant une telle chose, un élève est en prise sur l’histoire.

Il lui faut faire le dithyrambe de rois et de la Bel- gique. Rien de tel pour lui extirper ces fausses idées de la tête.

Les faits réels?

Il lui est interdit d’en mentionner un certain nombre. Il ne peut mentionner, autrement dit, la cupidité d’un roi, condamné par des mécanismes purement fi nanciers qui n’eurent de cesse de le dé- pouiller de son oeuvre et de le porter à des extré- mités, et y contribuent peut-être encore sinon ses descendants, du moins le sytème complexe que les liens entre une monarchie et un peuple, ou plu- sieurs, ont engendrés!

Il ne peut être question de la faiblesse d’un autre roi. Comme il est interdit à un professeur d’écono- mie de critiquer la fi nance internationale dont la réalité repose sur des faits comme celui qui consiste subitement à forcer avec une sauvagerie sans nom des peuples à travailler pour d’autres.

Dans toute institution d’enseignement, le fait de

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dire la vérité, de prétendre sans plus que la colonisa- tion tantôt de l’Algérie, tantôt du Congo, a nécessité la mise en oeuvre d’atrocités, est sanctionné d’un licenciement.

De fait, les élèves tiennent souvent des méca- nismes qu’ils se représentent de manière simpliste pour des réalités. Mais ils sont parfois conscients également que c’est parce que cette réalité est à ce point fragile qu’elle s’impose tellement fortement.

Ils prennent la mesure de son mécanisme. Ils dé- couvrent en outre qu’il repose sur eux. Ils décou- vrent que si, à aucun moment, il n’y a lieu de poser la moindre question sur certains faits, c’est que la réalité et la vérité sont deux choses parfois diamé- tralement opposées et qu’il est impossible de tenir compte des deux en même temps, du moins lors d’une première phase d’approche. La réalité est ce qui importe dans un premier temps.

Voilà pourquoi ce sont les réalités qu’on enseigne, et pas la vérité. Voilà pourquoi la discipline dont ils doivent faire montre ne relève pas d’une imposture.

Du moins, en principe.

On perçoit ici à quel point l’enseignant incapable de faire percevoir certaines nuances risque gros. Le métier d’enseignant fait partie des fonctions criti- ques. Ce n’est pas pour rien.

Les enseignants placent leur fi erté dans le fait de se sentir appréciés dans leur travail et il y a de quoi.

Pour y parvenir, ils doivent réussir à se faire cordia- lement détester sans se faire éjecter, comme on dit.

Il leur est impossible de tenir le coup autrement.

Dans la réalité telle qu’elle existe, il s’agit bel et bien de perpétuer non seulement une imposture, fût-elle dramatique, et de l’enseigner sans la faire passer pour la vérité, sans être dupe des réalités im- posées. On conçoit aisément à quel point tout ceci représente un objectif presque irréalisable, meilleur, si tant est, que les autres.

Dans ce contexte, certains enseignants passeront

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le cours d’histoire à traiter d’un autre sujet que l’his- toire, d’autres abuseront systématiquement, d’une autorité irréelle, d’autres réussiront à imposer autre choses que des menaces et des sanctions.

De plus en plus d’enseignants jouent au magistrat tout en animant la classe, leur propre personne in- carnant les contradictions internes du système, se faisant juge et avocat à la fois, victime et au bourreau en même temps. Encore une fois, ce métier est en mutation. La notion même du savoir se perd. Reste l’apprentissage et l’abord abstrait de la discipline.

Les enseignants réussiront-ils à continuer à se faire apprécier dans ces conditions? Les budgets de l’enseignements sont régulièrement l’objet de cou- pes claires, et pas seulement de coupes sombres.

Les élèves et leurs professeurs sont régulièrement dans la rue. De nouvelles prisons sont construites, mais pas de nouvelles écoles. Là aussi, la terreur, la perspective de l’échec, voire celle de la vie sans tra- vail, c’est-à-dire dévolue à la criminalité, joue un grand rôle pour tenir les élèves vaille que vaille en respect.

Dans ce métier comme dans d’autres, qu’en est-il de ceux qui ratent leur coup? Loin de réussir leur coup, certains ne font que s’en tirer, s’agripper aux lambeaux d’une fonction. Le fait est que, non seule- ment, ils ne réussissent pas à se faire apprécier, mais ils ne réussissent pas à se faire respecter, ni par les uns, ni par les autres. Ils se sentent rejetés.

D’autres encore se retrouvent au chômage, ne fût-ce que pour avoir voulu changer de boulot, comme on dit, au mauvais moment! S’y retrouvent- ils mieux? Il n’est pas rare en fait qu’ils se sentent carrément handicapés par rapport à une société dans laquelle ils ne trouvent pas leur place pour une kyrielle de motifs qui leur paraissent incohérents.

Le caractère aigu de ce sentiment ne fi nit pas forcé- ment par s’estomper.

Il en est ainsi même en cas de licenciement col-

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lectif...

La société prévoit une série de méthodes pour remettre au pas toutes ces personnes, autrement dit les chômeurs et chômeuses incapables d’assu- mer des activités de plus en plus complexes et pré- caires en même temps. Il s’agit notamment de leur réapprendre l’abc (parfois plusieurs fois dans une même existence). Au lieu d’envoyer les professeurs dans les champs, on envoie à l’école les reportés, ceux sur lesquels on reporte les problèmes. Il s’agira d’y apprendre un millier de fois à rédiger un C.V..

Il s’agira d’apprendre une motivation au travail qui ne paraît pas aller de soi en enfonçant le clou de la manière la plus stupide et la plus bornée possi- ble. Histoire d’inciter à prendre acte de la valeur des choses, ou de favoriser la découverte autonome des joies profondes d’une profession. Il s’agira de leur imposer une méthode infaillible de renonciation à eux-mêmes, à leur ego, pour qu’ils réapprennent à penser à eux-mêmes et à tenir compte de leur égo.

Il n’y a pas d’ego hors l’ego professionnel, autrement dit hors ce qui n’est pas attendu d’eux.

Il appartiendra aux exclus d’un jour de se condi- tionner eux-mêmes à se laisser conditionner, cela afi n de réussir à ne pas l’être. Qui s’étonnera du peu de réussite des plans d’activation et de remise au tra- vail concoctés par des gouvernements successifs.

À propos de cet immonde procédé, pas un mot, même de la part des milieux de gauche où l’on ré- vère le travail. On y adore en eff et tout travail à par- tir du moment où il s’agit d’un travail mentionné comme tel sur les cartes routières de la vie, dressées, partout en Europe en tout cas, dans les anciens pays démocratiques où il existe la sécurité sociale, par les autorités que, pourtant, ils critiquent. Aucune criti- que consistante de la politique de l’emploi.

À ces travailleurs qui ratent leur coup, à ces chô- meurs, il leur faudra attendre que le sentiment de leur rejet se fût estompé, il leur faudra apprendre à

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tolérer, et même à aimer la dégradation de forma- tions bidon données par des primaires fanatiques du travail (P.F.T.) pour reprendre du poil de la bête.

Il leur faudra perdre des jours entiers dans les lo- caux, dans les bocaux, les uns après les autres d’un grand nombre d’organismes de façade, dont la mis- sion est de les brancher sur le plus grand nombre possible de débilités sociales de manière à refaire le lien avec la société, le lien dissout de manière per- cutante histoire de le reconstruire enfi n de la ma- nière adéquate.

Tout cela prend du temps. Beaucoup perdent la tête et cherchent à rentrer dans le rang à tout prix, autrement dit par la petite porte, en recourant aux opportunités bénévoles off ertes par le troisième cir- cuit de travail ou à des formes de travail (les chèques services, etc.), autrement dit à un nouveau mode de travail.

En fait, la faute du travailleur qui ne convainc pas les autres s’aggrave de jour en jour depuis le moment où il est licencié, où il est reconnu pour ce qu’il est : soit un handicapé, soit un mauvais plaisant, autre- ment dit un blasphémateur, en tout cas un fou. En aucun cas, un handicapé du travail. Ledit travailleur sera passé par tous les stades de la réprobation col- lective au point de perdre même souvent momenta- nément ses moyens, ce qui l’aura perdu, ce qui aura non seulement convaincu son milieu professionnel de son incompétence, sinon de ses vices, mais ses proches également de la réalité de sa maladie, ou alors de son parasitisme fondamental.

Il se verra obligé et soulagé de fuir le monde, à condition de supporter d’être fui par lui. Au com- mencement, il vivra sa condition de chômeur. Il la vivra comme une vie d’homme libre en prison, alors qu’il n’est pas en prison. En réalité, parfois, il décou- vrira la vie. Une vie nullement basée sur des réalités artifi cielles, mais forcément une vie au départ par- faitement vide, dépourvue de la moindre aspérité,

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sinon d’épaisseur. Il en éprouvera la rugosité sur- prenante. Il s’essaiera à l’autoréfl exion. Il reprendra des forces. Il vivra comme une vie de bagnard, de prisonnier. Il ne vivra pas une vie d’homme libre.

En réalité, à cause de tout ce méli-mélo, il aura contracté un véritable handicap. Il ne supportera plus certaines attitudes. Ce sera physique. Il croira éviter que des arrogants n’exultent à nouveau à ses dépens. Il se construira en conséquence. Il ne rejet- tera pas tout rapport hiérarchique. Il s’eff orcera de ne pas se sentir blessé par lui.

Mais nul n’échappe à terme à la dégradation.

Avant de réussir à retrouver le chemin encore éloi- gné de l’usine, de l’entreprise, il lui faudra passer par des bureaux de pointage, par des organismes sélecteurs, apprendre à ânonner: je veux un travail;

je veux faire plaisir à un employeur; je veux envoyer dix, cent, mille C.V..; ou plutôt un seul, mais le bon, celui qui fera que je serai engagé. Cela même s’il n’y a pas de travail, s’il n’y a plus d’entreprises où mon savoir-faire présente le moindre intérêt. Comme Spirou en Palombie!

Il leur faudra suivre une cure drastique de remo- tivation au travail, souvent changer de secteur d’ac- tivité. S’ils n’y parviennent pas, ils devront accepter surtout de changer de niveau, de chuter dans la hié- rarchie, et parfois de faire, comme on dit, n’importe quel boulot.

Beaucoup retrouveront un jour un travail. Ils auront appris qu’ils ne doivent pas cesser de s’égo- siller d’abord pour donner l’impression qu’ils aiment le travail, pour défendre le travail, pour que nul ne remette en question le travail, ensuite pour donner l’impression qu’ils partagent ces valeurs avec d’autres, avec une multitude d’autres P.F.T. Ils remettront même leur travail en question, en cause, au nom du travail. Qu’il soit à eux, toujours à eux, à eux seuls, à eux pour toujours, comme pour un jour, mais alors tous les jours. Qu’Il soit à eux! Ils

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deviendront des zélateurs du travail, des gourous et des experts en travail, leurs protecteurs à tous.

Certains revivront par contre encore les mêmes aff res. De fait, certains ne l’entendent pas ainsi. Ils seront de nouveau licenciés. Mais cette fois, leur rejet pratiquement automatique ne les boulever- sera pas. Ils auront appris à contrôler, à connaître leur handicap. Certains de se briser à la longue sur ces divers mécanismes les uns après les autres, ils ne paient pas de mine. Ils deviennent les zélateurs d’un univers réel, plutôt que virtuel et réaliste, mais typiquement hors d’atteinte. Ils se mettront hors d’atteinte et seront en mesure de critiquer la morale esclavagiste qui est celle de leurs contemporains.

Ceux qui réussiront à faire abstraction de tout et à devenir réellement autonomes, je ne veux pas dire indépendant, qui signifi e tout sauf autonome, sont une poignée d’individus.

Ailleurs, il y a également les pirates, les despera- dos actuels, certains terroristes.

Il y a ceux qui connaîtront de manière chronique une sensation d’handicapé, et subiront dégradation après dégradation.

On ne peut pas prétendre que les seuls réalistes, dans cette aff aire, passent à côté de la vie, de tout.

On ne peut pas dire qu’à force de ne faire que tra- vailler, de ne faire que s’adapter merveilleusement à des réalités tirées par les cheveux, les unes après les autres, qu’à force de juger ces dernières suprê- mement normales, courageuses, nécessaires, qu’à force, enfi n, de ne pas manquer d’ambition, d’opi- niâtreté, de positivité, sinon de créativité, pas trop, ils ne se rendent compte de rien. Il s’agit d’être ex- trêmement créatif sur certains plans pour agir dans certains univers particulièrement vides et creux, sans jamais éprouver l’envie de rien créer d’autre.

Il s’agit de craindre et de haïr tout comportement non autoritaire, non hiérarchique, non dominant, quand d’autres craignent, haïssent les comporte-

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ments autoritaires, hiérarchiques, dominants.

Certains ne sauront pas ce que c’est que le chô- mage. Ils éprouveront toujours à son égard la peur la plus totale, irrépressible. Ils n’y penseront pas. Ils considéreront les chômeurs avec apitoiement, avec amusement, avec arrogance, et même parfois avec ouverture.

Il y a aussi ceux qui conserveront jusqu’à leur mort un respect inné pour les supérieurs hiérarchi- ques, même pour ceux qui ne sont pas dignes de ce nom. Leur attitude ne visera même pas à paraître.

Ils vivront dans un monde d’apparences où tout va de soi, ou tout supérieur hiérarchique qui respecte lui-même la hiérarchie, paraîtra une idole. Jusqu’au jour où l’accident les fera succomber à leur tour, s’envoler en enfer... Mais ils supporteront leur mal- heur avec un courage inouï. Ils seront convaincus de son caractère fondé, justifi é.

Certains ne seront jamais confrontés à de tels ac- cidents. Ils seront toujours comme il faut, toujours.

Toujours! Ils iront même malades au turbin. Ils se- ront jeunes et vieux en même temps. Toujours bien, toujours plein d’humilité, et d’orgueil à la fois, avec juste assez d’enthousiasme, accomplissant toujours les mêmes gestes, proférant les mêmes paroles, dis- posant parfois d’une vaste culture de leur propre absurdité, qui n’est qu’une utopie, ou plutôt un my- the, réel, certes, mais totalement mythique.

Les autres, élèves, ou professeurs, collègues, juges ou avocats, infi rmiers ou médecins, fournisseurs et clients, enfi n tout milieu de travail, sont la mort.

Ou la mort potentielle, ou la potentielle mort. De ce fait, ils représentent aussi la vie potentielle, ou la potentielle vie. Je n’ai que le loisir de m’en aperce- voir. Je suis ce qu’on appelle un chômeur de longue durée.

Confrontés à ces milieux et à leurs hécatombes, des handicaps me reviennent. J’ai beau tourner les choses dans tous les sens. Je ressens comme si j’allais

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vomir. Mes sens cessent de me servir les uns après les autres. Ma raison cherche forcément un appui, ou un point d’appui.

Je mène désormais le combat de manière directe, enlevée, sinon effi cace. Du moins j’essaie. Le choc est sévère. Ma vie manque de sens, mais rien ne change rapidement de sens. Les choses durent. La déception est totale, mais elle est infi nie. Il arrive toujours un moment où je ressens que ma vie me- nace de manquer de sens à nouveau. Quand bien même j’ai appris ce qu’il en était du sens de la vie et si je ne crains plus cette sensation, je la redoute encore.

Je découvre, ou plutôt je redécouvre pour la énième fois, ce que signifi e ne pas être apprécié.

C’est sans lendemain. J’apprends que mon travail n’a pas été apprécié. Mais je ne me sens pas défait pour autant. Ce qui m’est donné en échange, c’est de nouveau la vie, mais la vie sans vie, je ne dirais pas sans eff ort, parce que tout coûte alors un eff ort.

N’ayant pratiquement aucun but, tout est à faire, à refaire. Mais cet eff ort particulier m’enchante. Il ar- rive que je ne découvre rien du tout, que les choses s’en aillent sans plus, que tout s’évanouisse, la vie, un milieu somme toute assez fantomatique, et que je sente que je retrouve la vie, ma vie, ma vie faite de vide et d’un travail qui n’a rien à voir avec un travail.

Je n’apprécie plus le travail que quand je l’appré- cie. Que quand je ressens un danger et un piquant au travail supplémentaire, que quand, par contre, je me mets à apprécier le travail de mes collègues, qu’il paraît enfi n possible de collaborer, de coopérer avec eux, alors même que le gouff re de mon existence de chômage surmonte comme une épée de Damoclès, le moindre de mes faits et gestes. Que chacun soi- gne ses malades, que chacun s’occupe de sa classe!

Lorsqu’un certain climat s’installe de suspicion, de critiques, de rage, de ressentiment, lorsqu’un

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mépris s’affi che, lorsque le dédain fait son appari- tion — ma clarté les aveugle-t-elle? —, lorsque les reproches ne suffi sent plus, lorsque les sourires s’étiolent, lorsqu’ils s’en vont carrément, je sais que c’est la fi n, que la mise à mort approche, et aussi que je vais m’amuser, que la comédie trouvera son sens.

Autrement dit, alors je me mets à y croire, à faire preuve d’un minimum de compétence, que j’appré- cie leur travail, sinon leur manque de compétence qui correspond à leurs compétences, justement, j’apprécie enfi n le fait ne pas être subitement appré- cié. Ceci implique bien davantage. C’est dans ce cas- là, quand la vie manque totalement de sens, qu’elle a enfi n du sens. Il ne peut plus m’arriver désormais de perdre mes moyens.

Le problème avec l’assurance-chômage, c’est que ce genre de situations se répète parfois assez sou- vent. Le chômeur de longue durée n’en est pas quitte pour autant. Il est toujours censé se mettre à aimer le travail, il est toujours censé en chercher, se sépa- rer de gens qu’il apprécie, fût-ce pour leur mauvais caractère.

Je n’ai rien d’un héros, d’un fi er-à-bras, même si c’est une des insultes dont on m’a aff ublé, un jour. Je ne baisse pas ma culotte, je réponds du tac au tac, je ne baisse pas les yeux, certainement pas quand il faut, mais quand je le veux. Cela ne veut pas dire que j’en ai. Peut-être n’en ai-je pas assez? La ques- tion que je me pose, c’est combien en faut-il pour cesser totalement d’en avoir?

Personnellement, je n’aime pas tricher. Le cas échéant, j’aime comprendre, ce qui est parfaitement insensé dans l’état où je suis. Ou plutôt, dans celui où se mettent les autres!

À quoi bon réussir à force de mimétisme et à condition de faire du favoritisme.

Ce ne sont pas leurs critiques, leur haine, leur rage ou leurs insultes que je ne supporte pas. Ce n’est pas non plus leur tristesse, quoiqu’elle me fasse

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de la peine. Ce que je ne supporte pas, c’est un cer- tain ton, certaines attitudes tranchantes. Il m’arrive encore d’éprouver des diffi cultés, de redouter une regressio ab initio.

En fait, je dois consacrer une énergie folle à me faire respecter. Je dois me construire et construire ma vie de manière à trouver cette énergie, à la con- server, à la construire. Quand on ne connaît pas le respect, qu’on n’a pas été réellement respecté à cer- tains moments, étant enfant par exemple, et qu’on l’a trop été en même temps à d’autres moments, que le respect ne signifi e rien, en même temps, sans qu’on soit en mesure de le faire naître chez les autres, voire d’en témoigner soi-même, embringué comme on l’est si souvent dans une série d’activités, il signifi e tout. La moindre réalité semble à la fois impossible à admettre et impossible à susciter.

Mon indépendance suscite le respect, un respect authentique, et empêche que ce ton exécrable qui m’insupporte fût possible, elle empêche même qu’il fût possible de l’utiliser en ma présence.

Enfi n, je voudrais toucher un mot du sens des res- ponsabilités. Je ne veux parler ni de l’indécence du caractère, ni de l’indépendance d’esprit, ni de l’esprit d’indépendance, mais de cette attitude qu’implique une authentique positivité. L’absence de besoin de référence, le fait d’être sa propre référence, et de réussir à le demeurer, l’absence de ce besoin aveugle de s’identifi er à une communauté n’empêche pas de contracter le sens des responsabilités. C’est en eff et un sens qui se contracte, qui peut se contracter un jour, même quand on a été contaminé très jeune, par le sens du devoir, du devoir tâcheron, ingrat, incapable, impossible, comme c’est mon cas. Dans ce domaine non plus, je ne suis pas un expert, mais cela, je pense pouvoir l’affi rmer.

Le sens des responsabilités, la belle aff aire! La belle inconnue plutôt. Cette formule omniprésente, percutante, partout encensée, demandée, fait sur-

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tout offi ce de douloureuse absente, de regrettée.

Je n’ai pas ressenti souvent ce qu’on entend par sens des responsabilités. Sans cesse occupé à ap- prendre, à balbutier, à se heurter à des murs, à dé- velopper des impostures, parfois des impostures eu égard à ce qui semble d’autres impostures.

Il m’a fallu tout reconstruire, autrement dit me reconstruire, voire même me construire pour la première fois à l’âge où la vie, souvent, chez beau- coup, est terminée, où l’on voit ses enfants commen- cer leur propre vie. Me mettre en posture d’y penser convenablement m’a pris plus de vingt ans. Et je ne suis pas encore à l’abri des coups bas d’une kyrielle de narcisses.

Ma vie est déjà terminée sans avoir commencée.

Je n’ai rien fait de ce que je pensais en faire. J’en ai fait, il est vrai, plein de choses que je ne pensais pas en faire. J’en ai fait pour l’essentiel la découverte de plusieurs philosophies authentiques, encore que je me demande s’il n’en existe pas qu’une seule. J’ai ap- pris à ne rien faire, d’un bout à l’autre de mon exis- tence, et à faire un tas de choses en même temps. J’ai appris à ne rien faire de mes journées, et depuis lors, je ne m’ennuie plus.

Je n’ai même pas appris à faire la tournée des bars, mais je fais quotidiennement, sinon plusieurs fois par jour, le tour des certains bars, histoire de vérifi er s’il y a du mordant sur ma ligne.

À une époque où l’esclavagisme revient en force, alors qu’il n’a jamais cessé, et qu’il a changé de for- me, d’aspect, cette transformation de la personne et sa persistance est l’objet de tous les soins, l’objectif, le fondement même de l’existence.

J’ai surtout tenté d’empêcher qu’on réussisse à m’apprendre à me taire, que la chère et pitoyable bourgeoisie ne réussisse à m’apprendre à me taire.

Ceci étant, je voudrais parvenir un jour à se taire, j’ai le rêve de ne pas parler. J’ai réussi un tout petit peu à me taire.

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Je ne supporte pas qu’on m’incite à me taire. Je ne supporte pas un petit côté esclavagiste, signe avant- coureur que rien ne va plus ni dans un boulot, ni dans le reste, que les dés sont pipés, que la maison est hypothéquée.

Je passe mon temps à passer l’éponge. Viendra un moment où il faudra relever, ou ce sera la fi n, la dé- glingue, l’assaut des plaideurs responsables. Puisse quelqu’un voir en cette dernière formule une anti- phrase.

Se revendiquer de l’abolition de l’esclavage pour l’imposer est un tour de passe-passe assez connu.

Comme si toute abolition du travail n’avait pas fon- damentalement consisté à mettre au travail et même à s’approprier massivement le travail d’autrui, et même à remettre les gens au travail. Ce n’est pas à cela qu’invite ladite société des loisirs, mais à une réelle évolution du travail.

Mon existence est un combat de tous les instants contre l’esclavagisme galopant, et en faveur de cette évolution tant espérée.

Le travail forcé revient à la mode. On dirait un malheureux qui s’échappe d’un trou et qui passe d’abord un bras, puis un autre, puis le tronc, puis...

On dirait qu’il faut que tous se mettent à le tirer hors du trou. Les gens tirent. Les ministres tirent. Je ne dis pas que tout le monde s’y met, mais, il suffi t que certains qui ont le don de jouer au cerceau avec la société s’y mettent.

On semble en passe d’y parvenir. C’est un plan d’accompagnement par ci, une prison privatisée par là. La bourgeoisie, celle qui est décrite par le Manifeste, la fameuse bourgeoisie, de se frotter les mains. Au fond, le capitalisme est une religion et la bourgeoisie en est le clergé. Mais cette fois, cette remise au travail pourrait bien sonner son glas, le glas d’une vision trop bornée et par trop désuète des choses.

Il y aurait tellement mieux à faire.

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La société européenne actuelle construit des pri- sons pour réfugiés, et pour étrangers: ce sont des réserves de main-d’oeuvre ou, plutôt, c’est une façon d’inciter la main-d’oeuvre à travailler, à travailler toujours, à ne demander en échange le moins pos- sible, le strict minimum. Autrement dit nettement moins que le minimum. La moitié, voire le quart minimum. La bourgeoisie a développé à l’extrême la science du minimum, celle du minimum vital, elle a inventé la notion de minimum fractionnaire, la série des réels minimums, histoire de détourner l’attention. Dans ce sens, elle s’est montrée imagina- tive. Serait-elle complètement incapable d’imaginer autre chose, avant deux autres milliers d’années!

Une nuée de supremums se mondialisent à vue d’oeil, délivrant des glaces le permafrost antédilu- vien, délivrant du règne de la nature génétique. Les paradis fi scaux tournent à plein rendement. Les hommes vont dans des prisons pour échapper à des guerres, pendant que les amas de monnaie virtuelle circulent à la vitesse de l’éclair, font plusieurs fois le tour du monde en quelques heures, et servent à fi - nancer lesdites guerres. Certains voudraient même les taxer! C’est d’une légèreté, et d’une lourdeur en même temps. Des groupes néofascistes vitupèrent.

Personnellement, je maintiens que les enfants naissent avec le droit de traverser toutes les fron- tières qu’ils veulent! Quant aux droits qui disent le contraire, ce ne sont que mots, phrases, formules incantatoires et stériles, inventés par un clergé anal- phabète.

Encore une parole bêtement tranchante et je pose ma plume!

Vive le sens des responsabilités et le sens de l’ac- tion.

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© éditions provisoires 28 rue Émile Féron

1060 Bruxelles Email: adk2000@tiscali.be

D/2005/5818/1

5 € JE SUIS UN CHÔMEUR DE LONGUE DURÉE Pour détourner l’atten- tion, la bourgeoisie a déve- loppé à l’extrême la science du minimum, celle du mi- nimum vital. Elle a inventé la notion de minimum frac- tionnaire, la série des mini- ma sociaux. Elle s’est voulue démesurément imaginative dans ce sens. Sera-t-elle ca- pable d’imaginer une alter- native avant deux milliers d’années!

Adrien du Katanga

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