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Autobiographie en vers ? Lyriques et élégiaques du XIIe siècle

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Academic year: 2022

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Autobiographie en vers ? Lyriques et élégiaques du XIIe siècle

TILLIETTE, Jean-Yves

TILLIETTE, Jean-Yves. Autobiographie en vers ? Lyriques et élégiaques du XIIe siècle. In:

Oldoni, M. L'autobiografia nel Medioevo . Spolète : CISIAM, 1998.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:85472

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Autobiographie en vers ? Lyriques et élégiaques du XIIe siècle

... Quand je fais des vers, je songe toûjours a dire ce qui ne s’est point encore dit (...).

C’est ce que j’ay principalement affecté dans une nouvelle Epistre... J’y conte tout ce que j’ay faict depuis que je suis au monde. J’y rapporte mes defaux, mon âge, mes inclinations, mes moeurs... Ces propos tenus par Nicolas Boileau en 16951, même s’ils ne se réfèrent explicitement qu’à la littérature en langue française, paraissent bien signaler le caractère hasardeux, incertain du sujet que j’ai accepté de présenter dans le cadre de ce colloque.

L’objet en discussion, l’autobiographie en vers - et l’on aura bien compris que le point d’interrogation est l’élément important du titre de cet exposé -, semble, au regard de nos traditions culturelles et esthétiques, une notion étrange, pour ne pas dire incongrue. Comme si, d’emblée, les contraintes de la versification apparaissaient contradictoires avec la spontanéité requise du récit de vie sincère et authentique et avec les nuances de l’auto-analyse. Une telle proposition, bien que jamais clairement formulée, peut s’autoriser de cautions éminentes.

Philippe Lejeune, spécialiste reconnu de l’écriture autobiographique, définit le genre comme un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité2. Laissons pour le moment de côté les éléments de cette définition qui se réfèrent à l’autobiographie comme contenu, pour en retenir l’aspect formel : l’une des conditions nécessaires à la réalisation de l’autobiographie, c’est le prosaïsme de son énoncé. Certes, on pourra nous objecter que Lejeune fonde ses analyses sur un corpus qui, chronologiquement, démarre grosso modo avec les Confessions de Jean-Jacques Rousseau et que sa définition n’est donc pas forcément pertinente à la réalité des textes médiévaux3 . Mais les 1500 pages qui

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constituent le tome 3, celui consacré au XIIe siècle, de la monumentale Geschichte der Autobiographie, de Georg Misch4 ne font à peu près nulle place aux textes poétiques ; la plupart des auteurs auxquels se référera, en passant ou de façon plus détaillée, le présent essai n’y sont même pas mentionnés. L’expression autobiographie en vers paraît donc bien, à première vue, définir un ensemble vide.

Dans ces conditions, j’ai jugé raisonnable d’adopter un point de vue moins normatif et moins dogmatique, je veux dire de ne pas partir d’une définition ou d’une conception a priori de ce que doit être le genre autobiographique pour m’en tenir, en commençant, à quelques évidences données par le sens commun. Que poésie et autobiographie - si nous entendons cette dernière au sens large de discours du `moi’ sur lui-même, de récit de soi-même - aient partie liée, c’est bien vers une telle affirmation que nous porte, aujourd’hui, notre perception immédiate des textes. Perception elle-même orientée par un double héritage.

L’héritage, d’abord, de l’esthétique romantique, pour laquelle est plus que tout autre apte à rendre compte de la vérité de l’individu l’expression poétique, et singulièrement le lyrisme, dont le contenu ne peut, selon Hegel, être le développement d’une action où se reflète tout un monde [comme c’est le cas pour le genre épique], mais l’âme de l’homme (...) comme sujet, placé dans des situations individuelles, avec ses jugements personnels, ses joies, ses douleurs, son admiration, etc.5 Ainsi, c’est bien de son repentir que nous entretiendrait Marbode au début du Liber decem capitulorum, sa révolte que chanterait l’Archipoète de Cologne, ses infortunes que déplorerait Arrigo da Settimello dans une célèbre élégie. Quelque peu offusqué dans la poésie du haut moyen âge, qui privilégie les formes de l’épopée et de l’hymnodie religieuse6 , le sujet psychologique et moral referait ainsi irruption sur la scène littéraire du XIIe siècle, à travers la réactivation de genres antiques comme la satire et l’élégie et aussi l’apparition de nouvelles formes expressives. Dans une perspective toute autre (puisqu’elle se pose historiquement en réaction contre l’approche romantique), nous sommes

Commentaire [T1]:

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aussi les héritiers de la critique positiviste, qui s’ingénie à reconstituer, à partir d’énoncés forcément allusifs, comme sont les énoncés poétiques, les étapes d’une carrière et d’une existence : ainsi, les exégèses admirables de Wilhelm Meyer nous permettent-elles, au fil des poèmes attribués à Hugues le Primat, de suivre l’itinéraire d’un grammairien querelleur d’Orléans à Reims, via Paris, Beauvais, Sens et Amiens...7

L’inconvénient de ces deux approches contrastées, qui d’ailleurs ne se contredisent pas entre elles, c’est qu’elles conduisent à des raisonnements circulaires. De combien d’auteurs mal situés dans le temps et dans l’espace ne lit-on pas dans les histoires littéraires du moyen âge : tout ce que nous savons de son existence et de sa personnalité se résume à ce qu’il veut bien révéler de lui-même dans son œuvre ? Et d’interpréter ladite œuvre à la lumière de ces données (plus encore que celui des poètes latins, le cas de Rutebeuf et surtout celui de Villon sont à cet égard emblématiques8 ). Mais postuler la référentialité des textes, n’est-ce pas faire bon marché de la liberté du jeu poétique ? On nous pardonnera de rappeler une évidence aussi triviale : c’est bien quand même dans l’écart entre un vécu à nous inaccessible - sauf si nous avons des chartes pour le documenter objectivement - et sa transformation en matière verbale, en discours, que résident l’essence, la signification et la portée de l’acte littéraire.

La question ici posée constitue donc un des aspects (mais plutôt central) de celle des rapports entre vérité référentielle et vérité poétique. Il convient donc ici de rappeler que, depuis quelques décennies, la critique, soupçonneuse, nous invite à considérer avec beaucoup moins de naïveté que par le passé la relation qu’entretiennent une réalité effectivement éprouvée et sa représentation littéraire. Nous songeons avant tout aux certitudes graves et paisibles de la réflexion structuraliste dont, pour le moyen âge, Paul Zumthor peut figurer l’emblème9 , selon quoi le je lyrique médiéval, celui des troubadours et des trouvères, mais aussi bien celui de Jean de Meung ou de Rutebeuf, n’est pas autoréférentiel, qu’il s’agit d’une pure forme grammaticale à laquelle tout lecteur ou auditeur est invité à s’assimiler ; qu’ainsi il

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vise plus à définir des types moraux et/ou sociaux que des individus, à fixer les bornes d’un cadre formel qu’à exprimer la voix d’une conscience singulière. La poésie médiolatine n’a quant à elle guère fait l’objet de telles analyses10 . Mais un point de vue plus extérieur, celui de la sociologie littéraire, tend à les corroborer. Prenons l’exemple des goliards. Ce que nous pouvons savoir par des sources indirectes, notamment documentaires, des grands lyriques du XIIe siècle ne recoupe en rien l’image qu’ils s’emploient à donner d’eux-mêmes dans leurs poèmes, à savoir celle de déclassés, de révoltés voire de blasphémateurs, misérables et voués au vin, au jeu et aux femmes. Le cas d’Hugues d’Orléans, sur lequel on reviendra, est peut- être le plus ambigu : il n’est pas interdit de penser que son caractère orgueilleux et irascible lui ait valu les mésaventures, ou certaines des mésaventures, dont il ne cesse de se plaindre dans ses vers avec une amère complaisance ; il n’en avait pas moins reçu la formation d’un professeur de grammaire de vaste culture et de grand talent et a bien dû, à l’occasion, mettre cette capacité professionnelle à profit, au sens le plus concret du terme. Mais l’Archipoète, Gautier de Châtillon sont des poètes de cour généreusement rétribués par leurs protecteurs, Pierre de Blois mène une digne carrière de fonctionnaire, Philippe de Grève est chancelier de la jeune université de Paris... Rien à voir entre ces positions sociales marquées au coin de la respectabilité et le profil de l’étudiant contestataire et un peu truand que nos hommes veulent dessiner d’eux-mêmes ou que nous croyons déchiffrer dans leurs vers11 . Or ces vers, comme on le sait, circulent le plus souvent sous un nom d’emprunt, Golias, Primas, ou encore Gautier. Ici, les enseignements de la codicologie viennent au renfort des soupçons éveillés par l’approche sociologique : Arthur G. Rigg, se fondant sur le dépouillement de nombreuses anthologies lyriques, a mis en évidence l’extrême incertitude des attributions et, partant, le caractère très évanescent de la figure des auteurs qui s’efface derrière celle d’un personnage collectif, de dimension mythique ou emblématique12 . Après tout, il a fallu attendre 1907 et Wilhelm Meyer pour que le visage d’Hugues d’Orléans commence à émerger du flou de cette

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singulière forme d’anonymat. Or, y a-t-il de violation plus flagrante du pacte autobiographique, pour reprendre l’expression de Lejeune, que cette manipulation du statut et même de l’identité de l’instance émettrice du message ? Quand Rousseau écrit moi, et moi seul, nous savons aussitôt qu’il y a adéquation substantielle entre un existant et l’image littéraire qu’il peint de lui-même ; signer Golias, c’est renvoyer à un être fictif, une créature d’encre et de parchemin.

Il paraît donc que nous n’avons pas beaucoup avancé. Décidément, poésie et autobiographie n’ont pas l’air, au XIIe siècle, de faire bon ménage. Peut-être est-il donc temps d’abandonner notre vision rétrospective et érudite pour nous situer au point d’impact des poèmes, à la place de leurs destinataires et lecteurs immédiats. Et là, d’un coup, nos tourments philologiques font place à de tranquilles assurances : oui, pour un lecteur du XIIe ou du XIIIe siècle, un poème lyrique ou élégiaque raconte bien la vie de celui qui l’a écrit. On pourrait en multiplier les preuves : les biographies d’Ovide qui fleurissent en tête des accessus dès le début du XIIe siècle relatent les péripéties de l’existence libertine, puis douloureuse, du poète romain sur la seule base des indications que fournissent ses oeuvres13 . Plus célèbre encore est l’exemple, au XIIIe siècle, des Vidas des troubadours, qui élaborent à partir des chansons de ceux-ci le roman vrai de leur existence chevaleresque et amoureuse, au prix de ce que nous considérerions (ou que nos structuralistes considéreraient) comme une grossière trahison de leur projet poétique14 . Le succès des chansons d’amour d’Abélard tenait peut-être, autant qu’à leur qualité, au fait qu’elles renvoyaient au public l’écho des mésaventures galantes d’un maître célèbre15 . Ou enfin, pour prendre l’exemple de l’un des auteurs dont il est question ici, il semble bien que les rares notices biographiques sur Hugues d’Orléans que nous ont transmises les chroniqueurs, Salimbene, Francesco Pipino et même Richard de Poitiers, dont l’information passe pour particulièrement authentique et digne de foi, aient été extrapolées des

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poèmes de notre auteur16 . Il y a donc bien , au sein du public médiéval, le désir ardent de revêtir de chair le je sujet de l’énoncé, de retrouver, sous l’œuvre, l’homme, et sa vie.

Telle est donc la démarche que j’entreprendrai maintenant de suivre, à partir de deux exemples, choisis parmi beaucoup d’autres - ceux de deux figures fort contrastées et par le statut social, et par le tempérament, et par les choix littéraires, Hildebert de Lavardin et Hugues Primat d’Orléans, que le hasard malicieux des lieux et des temps a d’ailleurs mis, un jour, en présence l’un de l’autre17 . Je voudrais, sur la base de cette étude, identifier les formes que revêt l’autobiographie poétique au XIIe siècle, en définir les perspectives et, peut-être, apporter quelque éclairage sur la question de la place de l’individu dans la littérature du XIIe siècle.

C’est pour sa maîtrise de la poésie élégiaque que j’ai choisi de convoquer en premier lieu Hildebert. Il n’est sans doute pas fort utile de présenter en détail le personnage, dont les Gesta des évêques du Mans retracent la carrière et qui a fait l’objet de bonnes biographies érudites18 . Né vers 1055 à Lavardin en Vendômois, dans une famille de toute petite noblesse, il doit à ses seuls talents une brillante ascension sociale (en quoi il est un des bons représentants de ces homines novi promus par la réforme grégorienne, dont il est un ardent zélateur). Ecolâtre, archidiacre puis, à partir de 1096, évêque du Mans, il abandonne en 1125 cette charge au profit du prestigieux siège métropolitain de Tours. Il meurt en 1133. Cette éclatante carrière, servie par la vaste culture humaniste et la haute stature morale du personnage, ne s’est pourtant pas déroulée sans heurts. La province du Maine, où il exerce son ministère, est en effet l’objet des appétits concurrents du comte d’Anjou et du roi d’Angleterre. Dès son accession à l’épiscopat, Hildebert est ainsi amené à faire face à des troubles à la fois politiques et religieux dont le déroulement est assez confus et complexe19 . Et c’est dans ces circonstances qu’il est contraint de subir l’exil en Angleterre, au cours de

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l’hiver 1099-1100. Cette mésaventure douloureuse lui inspire un de ses poèmes les plus beaux et les plus célèbres, l’élégie qui commence par le vers Nuper eram locuples multisque beatus amicis20 . C’est ce poème que j’entends ici analyser.

Il compte quarante-cinq distiques et peut être subdivisé en trois parties d’ampleur sensiblement équivalente. Dans la première (v. 1-38), le sujet de l’énoncé commence par évoquer longuement à la première personne ses prospérités passées : J’étais riche naguère, et comblé de nombreux amis ; longtemps les destins bienveillants m’ont souri. Généreusement Cérès garnissait de blé mes greniers, Mercure de bétail mes domaines, Bacchus de vin mon cellier21 . Il enchaîne alors à cette description d’un bonheur arcadien une réflexion plus grave sur la mutabilité des choses humaines :Souvent je me suis dit : « jusqu’où ira une telle prospérité ? à quoi tend une si grande, et si prompte accumulation de biens ? »22 . Car la Fortune, constante seulement dans sa légèreté (v. 29 : sola levitate fidelis), est une maîtresse capricieuse. Et en effet, s’assombrissant soudain, elle l’a dépouillé de ses richesses :Cette adepte de tromperie a noyé mes champs sous la pluie, détruit ma maison par le feu, grillé mes vignes avec le gel23 . On notera au passage que ces vers font exactement écho à ceux, cités précédemment, qui ouvrent le poème, à la fois sur le plan du contenu et sur celui de la forme, remarquable par l’emploi des figures du zeugma et de l’hypozeuxis fort prisées par la poétique du XIIe siècle24 .

La deuxième partie du texte (v. 39-60) est celle que l’on peut le plus justement qualifier d’autobiographique. Le sujet en effet n’en est plus le je indifférencié d’un homme victime des aléas du destin, mais un individu daté et localisé. La cause de ses malheurs est précisément identifiée en la personne d’un tyran inouï et funeste (v. 39 : novus gravisque tirannus), usurpateur du comté du Maine (v. 40). Quant à ses infortunes, elles ne sont plus évoquées sous le voile de métaphores mythologiques, mais définies comme une condamnation

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injuste à l’exil outre-mer (v. 43-45). Suit alors, en des vers vraiment inspirés et dignes de leurs modèles antiques, le récit d’une navigation périlleuse, marquée par une de ces tempêtes d’automne auxquelles la Manche est si souvent sujette. Notre homme toutefois, hagard et épuisé, finit comme par miracle, heureux dans son malheur (v. 59 : misere felix), à toucher le rivage de la terre d’exil. Et s’il se limitait au compte rendu d’une expérience pénible, le texte pourrait s’arrêter là.

Or, la troisième et dernière partie (v. 61-90) est une méditation sur la condition humaine et sur l’ordre du monde où, abruptement, le je s’efface derrière des tournures impersonnelles (le sujet est désormais homo, on) : C’est le sort de l’homme que de s’écouler avec le temps (...), de naître nu et de retourner nu dans le sein de sa mère, sans y pouvoir emporter ses richesses...25 Ces considérations désabusées sur l’impermanence de toutes choses terrestres débouchent cependant sur un acte de foi : l’inconstance du monde est en effet réglée par les lois mystérieuses et profondes dictées par Dieu, seul point fixe dans l’univers. La Fortune même, si elle existe, tient de Lui son déconcertant pouvoir. Aussi - et les deux derniers distiques marquent le retour à la première personne, mais pour signifier dépossession de soi- même, abandon à l’ordre supérieur des choses -,tu peux, Fortune, caresser, menacer ; rien de ce que tu feras ne tirera de moi gémissement ou liesse. Mais que le puissant et doux équilibre qui fonde l’harmonie universelle en use de moi à son bon plaisir, je lui appartiendrai (eius ero)26 . Voilà une conclusion bien digne de ce stoïcisme chrétien dont Peter von Moos crédite à juste titre Hildebert27 .

L’expérience bouleversante de l’exil est donc bien le prétexte, ou l’occasion, d’un autoportrait moral et spirituel. Mais quelle fonction exacte y assume l’événement biographique ? A vrai dire, ce poème, qui a rencontré un succès considérable dont témoigne sa présence dans d’innombrables anthologies, paraît avoir d’emblée été sujet à deux lectures bien

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différentes. Si en effet le titre De exsilio suo est transmis par un bon nombre de manuscrits, ceux de la classe , sur lesquels Brian Scott fonde son édition, préfèrent intituler le poème De casu (ou : lapsu) huius mundi28 . Selon que l’on suivra la voie interprétative indiquée par l’un ou par l’autre de ces titres29 , on placera au centre du texte le sujet énonciateur auquel renvoie le réfléchi suus ou l’univers terrestre et transitoire (hic mundus). Alors, plainte d’un exilé ou bien méditation sur la déchéance du monde d’ici-bas, conséquence de la chute originelle (casus, lapsus) ? Je ne crois pas au demeurant que la lecture biographique, individualisante, et la lecture morale, universalisante, s’excluent mutuellement. Hildebert retrouve en effet ici la tradition inaugurée par les Confessions d’Augustin, en faisant de ses propres tribulations, de ce malheur qui n’appartient qu’à lui, une métaphore du tragique de la condition humaine.

L’originalité de sa démarche réside dans le lien étroitement noué entre deux ordres de réalité que les siècles précédents avaient tendu à considérer comme hétérogènes, celui de l’existence individuelle, de l’accident biographique, et celui des universaux, des vérités éternelles.

Comment y parvient-il ?

C’est là, peut-être, que la poésie a un rôle à jouer. Si l’on compare le poème avec la lettre, beaucoup plus circonstanciée, mais s’en tenant aux seuls faits, qu’Hildebert consacre aux mêmes événements30 , on constate que l’effort de stylisation imposé par le recours à une forme puissamment connotée, celle de l’élégie en distiques, ne répond pas seulement à une volonté esthétique d’ornementation. C’est à travers les nombreux échos intertextuels renvoyés par le poème que se manifeste le besoin éprouvé par l’auteur de transformer son aventure en destin. Les citations implicites, loin de constituer des réminiscences mécaniques et aléatoires, ont pour fonction d’assimiler le poète à un certain nombre de prédécesseurs, ou plutôt d’intercesseurs, soigneusement choisis. Enumérons-les. Ovide, bien sûr, tout d’abord.

Quiconque au moyen âge s’adonne à la poésie de l’exil (voir Modoin, Théodulphe, Ermold) ne peut faire l’économie d’un détour par les Tristes et par les Pontiques31, auxquels Hildebert

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fait de nombreuses allusions dans la première partie du texte32 . Boèce, ensuite, victime lui aussi de l’arbitraire d’un pouvoir tyrannique, et qui apprend douloureusement, avec l’aide de Philosophie, à surmonter les trahisons de la Fortune en acquiesçant à l’ordre supérieur voulu par la Providence, comme fait Hildebert dans la dernière partie du poème, qui paraphrase plusieurs sentences tirées de la Consolation33 . Job, enfin, qui a dû éprouver dans sa chair, dans ses affections et dans ses biens l’extrême fragilité de la condition humaine afin de l’accepter34 :Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, béni soit le nom du Seigneur - et Hildebert de renchérir : quoi que tente contre moi (in me) la douce puissance ordonnatrice du monde, je lui appartiendrai...

Ovide, Boèce, Job, voilà la lignée dans laquelle son poème inscrit Hildebert. C’est dire que les allusions autobiographiques y revêtent aussi une portée symbolique. L’évocation, dans les premiers vers, d’un cadre géorgique et fécond désormais disparu ne marque pas tant, comme l’affirme un peu hâtivement Barthélemy Hauréau, le regret qu’éprouve l’évêque fugitif pour ses jardins ravagés et ses greniers pillés35 que la nostalgie du paradis et de l’innocence perdus. Par contraste, l’exil ovidien vers des nations barbares et des contrées inhospitalières est image de déréliction - mais plus que cela encore, plongée dans l’ailleurs absolu, l’étrangeté radicale, la région de dissemblance, diraient peut-être les théologiens...36 Si l’allusion à un comte du Maine, que les historiens sont plutôt embarrassés pour identifier37, est bien vague, c’est qu’à travers lui notre auteur vise moins un individu précis qu’une figure de la Fortune, en le qualifiant d’ailleurs explicitement de Fortune (...) par(em) mobilitate dolis (v. 42). Reste l’épisode poignant, et en apparence si intensément vécu, de la tempête. Il emprunte en fait presque tous ses éléments à l’évocation par Virgile du déchaînement d’Eole au chant I de l’Enéide38 ; c’est que ce passage virgilien incarne dans toute la tradition littéraire tardoantique et médiévale le modèle idéal du genre de la description de tempête, qu’il

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constitue donc une sorte de topos39 . Les vers d’Hildebert sont donc là encore à prendre dans un sens figuré : Les malaises et les terreurs effectivement affrontés (la lettre en prose parle seulement d’iniuria(e) pelagi) sont surdéterminés par la vieille métaphore ascétique de l’existence humaine comme navigation périlleuse40 .

L’analyse se révèle-t-elle donc, au bout du compte, décevante du point de vue de l’autobiographie ? Oui et non. Si l’on se place au plan de l’événement vécu, le poème ne nous apprend rien que nous ne connaissions par d’autres sources. Il ne nous dit rien non plus de la personnalité psychologique de son auteur, dont le je s’efface, dans la dernière partie, pour se faire simple indice de l’humaine finitude. Il reste que, par l’effet d’un renversement de perspective que je crois important, l’exil, qui n’était dans la tradition platonico-augustinienne qu’une image, celle de la condition terrestre de l’homme est ici une réalité durement éprouvée, point de départ et non point d’arrivée de la méditation. Pour le dire de façon un peu abstraite, le signifiant générique s’est fait signifié singulier. C’est à travers les malheurs de cet homme- ci que le lecteur est invité à mesurer sa propre misère. D’où la force émotionnelle de l’élégie, qui explique peut-être son succès.

Ce succès rencontre, comme on va le voir, un écho bien inattendu dans l’œuvre du second protagoniste du présent article, Hugues d’Orléans, dit le Primat. Tout, en principe, oppose les deux hommes, si ce n’est leur vaste culture. D’un côté, le prince de l’Eglise, énergique et dévot, pour qui la poésie n’est qu’un passe-temps occasionnel ; de l’autre, un professionnel des lettres, qu’il doit enseigner pour échapper à la misère, sauf à trouver un protecteur complaisant. Entre jongleur et grammairien, Hugues inaugure la série des poètes maudits dont tire gloire la littérature française, Rutebeuf, Villon, Théophile, Verlaine... Au fil du recueil de poèmes à lui attribués qu’a conservés le manuscrit d’Oxford Rawlinson G.109, nous le voyons successivement se laisser enivrer, puis dépouiller au jeu de dés par un hôte

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indélicat (c. 1), grelotter au vent de l’hiver dans un manteau bien mal doublé (c. 2), implorer sans succès les faveurs trop cher tarifées d’une prostituée (c. 7)... Tous ces moments d’une existence de hasard, relatés à la première personne par l’homme qui manifeste sans doute le plus pur talent de versificateur de tout le moyen âge latin, ont la saveur de l’authenticité, la fraîcheur des choses vues et vécues.

Voire. Les scènes que l’on vient d’évoquer sont typiques. Alors que le je d’Hildebert en vient à s’identifier à homo, l’être humain, celui d’Hugues s’assimile, dans huit de ses poèmes, à un nom propre, Primas41 . Cette façon oblique de signer dénote à la fois l’assomption - plutôt orgueilleuse, vu le pseudonyme - d’une identité et la mise à distance par l’écrivain (qui ne signe jamais Hugo) du personnage littéraire qu’il met en scène à la première personne. Car c’est bien de mise en scène qu’il s’agit. Tous les poèmes autobiographiques, ou réputés tels, d’Hugues Primat concourent en effet à la construction d’une persona, au sens qu’après Cicéron et Horace, les psychologues donnent à ce terme, soit la façon dont on choisit de se donner à voir aux autres, un masque de théâtre42 . Ils se situent donc résolument dans l’univers, non plus spirituel et moral, mais social. Est-on pour autant fondé è leur assigner un référent dans la réalité vécue ? Certes, la grande popularité des poèmes du Primat, qui susciteront tant d’imitations, autorise-t-elle à penser qu’en eux s’est reconnue une classe sociale, celle des clercs à la fois trop savants pour se résigner au sort commun et trop pauvres pour tirer parti du système bénéficial alors mis en place par l’administration ecclésiastique, marginalisés et de ce fait aigris43 . Mais il faut le dire avec force : nous n’aurons jamais le moyen de savoir si l’autoportrait est ressemblant, si Hugues a vécu les tristes avatars qu’a connus le Primat.

Car ce personnage a pour première caractéristique le fait qu’il s’inscrit lui aussi dans une tradition littéraire, celle qu’illustrèrent Juvénal, Maximien, dans une certaine mesure Sedulius Scottus, et avant tout Martial, qui fait du poète famélique et pique-assiette une sorte de

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vengeur, agressif dans ses revendications envers une société incapable de reconnaître les valeurs de l’esprit, qu’il incarne. Ainsi, Primat reprend plusieurs fois à l’épigrammatiste romain un célèbre topos, celui que les spécialistes appellent Mantelgedicht44 , c’est-à-dire la réclamation acharnée et impudente d’un vêtement en échange de ses vers - et gare au protecteur si le manteau n’est pas douillettement fourré : il se voit alors accablé des sarcasmes les plus insultants !45 Et c’est dans ce genre de circonstances que, vers 1125 peut-être, Primat s’est trouvé en rapport avec un puissant personnage, l’évêque du Mans, en qui l’on reconnaît d’ordinaire Hildebert46 . Mais il eut alors affaire à forte partie, si l’on en croit cet échange de répliques : Primat : « Je m’en viens déjeuner sans y être invité, car, né comme je suis sous une mauvaise étoile, je ne mangerai jamais si j’attends qu’on m’invite ». Réponse de l’évêque : « (...) Je ne t’invite pas, j’évite tes semblables ; et pourtant malgré moi, tu pourras t’emparer du pain que tu réclames »47 . Répartie du tac au tac, ironie hautaine contre grossièreté brutale. Qu’elle se réfère ou non à un événement réellement advenu, l’anecdote, à laquelle nous conférerons une valeur symbolique, semble bien dessiner une opposition de tempérament entre le grand seigneur et son bouffon.

Or, ce contraste, me semble-t-il, apparaît sous un jour plus vif encore dans le plus célèbre des poèmes de Primat, en quoi je verrais volontiers une réponse, dans le registre canaille, à l’élégie hildebertienne sur son exil précédemment commentée. Si le rapprochement n’est pas fortuit, l’incipit de ce texte (Dives eram et dilectus) renvoie en effet terme pour terme à celui du poème de l’évêque du Mans : même emploi, de part et d’autre, du passé à la première personne du singulier (eram) ; l’adjectif dives est l’équivalent, en style bas et prosaïque, de locuples ; dilectus se substitue à la périphrase ovidienne beatus multis amicis.

Compte tenu de la vaste diffusion du poème d’Hildebert, il me paraît improbable que cette similitude de contenu, à cet endroit stratégique du texte qu’en est l’attaque, n’ait pas sauté aux yeux ou aux oreilles des lecteurs et auditeurs du XIIe siècle. Mais elle les amenait du même

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coup à percevoir aussitôt le profond écart stylistique entre les deux oeuvres : l’une adopte une forme classique, canonisée par le tradition, l’autre innove complètement, puisqu’elle est faite de strophes de longueur inégale en octosyllabes monorimes ; la première se présente comme un soliloque, la seconde interpelle avec insistance, à la deuxième personne, un groupe d’auditeurs aux contours mal définis48 ; ainsi, alors que le poème d’Hildebert appartient sans conteste à un genre noble et savant, celui d’Hugues, appuyé sur le jeu des rythmes et des rimes qui favorise la musicalité et la mémorisation, recourant à la technique jongleresque de l’adresse directe au public, peut apparaître comme populaire49 . Ces différences formelles signalent-elles un renversement de perspective, voire une intention parodique ? Il faudra tenter de répondre à cette question. Mais il convient d’abord de se demander si l’hypothèse d’une filiation, sans doute quelque peu entachée de bâtardise, entre l’élégie en distiques et la chanson du goliard aide à interpréter celle-ci.

Peu de poèmes latins du XIIe siècle ont fait couler autant d’encre que la chanson (adoptons faute de mieux cette qualification générique) Dives eram et dilectus d’Hugues Primat, et aucun ne passe pour plus sincèrement autobiographique. L’accumulation de notations réalistes, l’émotion passionnée dont il frémit semblent en faire le précurseur désigné des compositions les plus poignantes de Villon. La difficulté, comme il arrive aussi d’ailleurs pour Villon, tient au fait que le texte, s’adressant à des initiés, est fort allusif et autorise ainsi une pluralité de reconstitutions quant à son contexte biographique.

Quel en est l’argument ? Le poète, vieux, pauvre et malade, commence par accabler d’invectives un chapelain (capellanus), dont la méchanceté est responsable de son triste sort (strophes 1-2). Cet homme l’avait d’abord accueilli généreusement mais, après lui avoir soutiré tout son argent, il l’a trahi et jeté à la rue (str. 3-5). En faisant confiance à un traître (v.

41 : Traditori dum me trado), Primat s’est trahi lui-même : rendu à son existence vagabonde et malfaisante, il met en péril son salut éternel, ce qui lui inspire des remords angoissés (str. 6-

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10). En attendant, il est livré aux affres de la misère, décrites en trois strophes (11-13) qui annoncent vraiment le meilleur Rutebeuf. Voulez-vous connaître, poursuit-il en adressant à son auditoire une question qui, peut-être, vise à cautionner la validité du pacte autobiographique, les circonstances exactes de mon éviction (str. 14) ? Eh bien, j’ai voulu porter secours à un malheureux boiteux que le chapelain avait jeté dehors pour une peccadille ; alors, il m’a expulsé avec l’assentiment enthousiaste de toute sa communauté (str.

15-18) et me voici désormais en grand danger de mourir de faim (str. 19- 23). C’est pourquoi, mes frères, je vous fais juges de décider de quel côté, celui du chapelain ou le mien, se trouvent la vérité et la justice (str. 24).

Ce scénario, que je crois avoir bien fidèlement reproduit, est plein de failles et d’incohérences : à qui Primat s’adresse-t-il ? dans quel cadre se déroule l’anecdote ? de quel droit le chapelain a-t-il usé ? et surtout pourquoi le poète, qui affecte d’avoir joué en la circonstance le rôle du Bon Samaritain, se déclare-t-il, quelques strophes plus haut, voué à la damnation éternelle ? Nombreux sont les érudits qui se sont efforcés de réorganiser l’aventure du Primat en termes chronologiques et rationnels. Sur la base d’indices textuels ténus50 , et aussi du titre donné au poème dans un manuscrit du XIVe siècle (Conquestio Primatis expulsi de domo leprosorum), Hauréau et Meyer situent la scène dans un hôpital. D’abord admis à la table des chanoines responsables de cet établissement, friands de ses bons mots et avides de ses quelques économies, Primat, une fois ruiné, a été commis, pour payer son écot, à la tâche d’infirmier. Prenant un jour la défense d’un malade désobéissant, il est expulsé sans ménagement par des patrons désormais las de lui. En un plaidoyer évidemment orienté, reconnaissant ses torts, faisant appel à la pitié, selon les bonnes règles de la rhétorique judiciaire, il implore du chapitre son retour en grâce51 . Cette reconstruction repose toutefois sur des bases fragiles et n’éclaire pas toutes les difficultés. Aussi préféré-je faire mienne celle, à mes yeux plus convaincante, d’un récent éditeur de Primat, Christopher J. McDonough52 :

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celui-ci établit, par le moyen d’une analyse philologique serrée qu’il serait oiseux de reproduire ici, d’une part que l’épisode ne se déroule pas dans un hôpital, mais plus vraisemblablement dans une paroisse de campagne (cela, à vrai dire, importe assez peu à mon propos), d’autre part et surtout qu’il est question dans le texte de deux communautés religieuses, et non d’une seule : la première, celle des destinataires du poème apostrophés à la deuxième personne (v. 39 : vest(er) chor(us) ; v. 61 : vestr(a) honesta(s) ; v. 165 : fratres), est une bonne et pieuse collectivité que le gyrovague avait dans un premier temps fréquentée, avant de l’abandonner pour se rendre auprès de la seconde, la paroisse dirigée par le chapelain, d’abord accueillante, mais qui s’est révélée bien vite être un repaire de brigands sans cœur et sans scrupules. Cette interprétation, si elle a le mérite de gommer les incohérences du texte au plan diégétique, reste néanmoins, et est destinée à rester, conjecturale du point de vue de la vérité référentielle.

Mais le grand mérite de McDonough a été selon moi de mettre en évidence - sans peut- être en tirer toutes les conséquences -, sur la base de l’analyse du vocabulaire biblique dont est saturé le poème53 qu’au sens littéral se superpose un sens figuré, allégorique. La chanson Dives eram et dilectus est un poème du repentir, marqué par l’angoisse des fins dernières (là encore, nous sommes tout proches de Rutebeuf) : la dure condition de réprouvé sur cette terre, décrite au centre du poème, préfigure la réprobation éternelle, évoquée dans les strophes immédiatement précédentes54. L’événement biographique, dont le récit encadre cette méditation amère, pour autant que l’on arrive à en reconstituer les tenants et aboutissants, pour autant même qu’il ait vraiment eu lieu, métaphorise l’acquiescement au mal - marque commune à toute l’humanité pécheresse -, en illustre le châtiment immanent et suscite l’appel à la grâce. Et ce n’est peut-être pas un hasard si, dans le recueil Rawlinson, le plus homogène de tous ceux des poèmes de Primat, notre texte, où l’auteur se présente comme très âgé, figure en dernière place, comme pour servir de point d’orgue au récit fragmenté d’une existence

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illustrée par les autres poèmes personnels et placée sous le signe de la déchéance sociale et morale.

On comprend peut-être maintenant pourquoi j’ai rapproché l’élégie d’Hildebert de la chanson de Primat. Ce sont deux poèmes de l’exil, exil loin du paradis opulent de son diocèse pour l’évêque, loin du monastère ou du chapitre où il avait commencé à s’amender pour le goliard - et surtout, pour les deux, exil dans la région de dissemblance, la mer déchaînée, la rue où l’on crève de froid et de faim. Je crois, au demeurant, que si j’avais appliqué la même grille d’analyse au premier chapitre du Liber decem capitulorum de Marbode, aux Dialogues de Laurent de Durham, à la Confession de l’Archipoète55 ou à l’Elégie d’Arrigo da Settimello, je ne serais pas parvenu à des conclusions très différentes... Et sans doute même trouverait-on quelque profit à relire dans la même perspective les autobiographies en prose du XIIe siècle, celles de Guibert de Nogent ou d’Abélard . Comment les caractériser ? Je serais presque tenté de parler d’autobiographie sans sujet, si l’expression n’était à ce point paradoxale, dans la mesure où le je qui s’y exprime est aussi l’être humain, vous, moi, tout le monde et personne. Et pourtant, il assume aussi les aspects d’une existence individuelle : Hildebert a connu l’exil, Abélard a été castré et condamné pour hérésie et Hugues d’Orléans, peut-être, s’est vu dans ses vieux jours maltraité par un curé peu charitable. Car tous les textes auxquels je fais ici allusion sont peu ou prou des historiae calamitatum. Et c’est peut-être là que réside la clé du problème posé par le retour sur la scène littéraire, documenté par Misch, Colin Morris56 et d’autres, du je - plus prudemment : d’un je événementiel, affecté par des contraintes temporelles et spatiales extérieures à lui-même - : la situation de crise où se trouvent nos auteurs, la destitution (Hildebert, Arrigo da Settimello), la pauvreté (Hugues d’Orléans), la vieillesse (Marbode), le deuil (Laurent de Durham, Guibert) les amènent à éprouver, dans leur condition d’existants, la misère de l’Homme, trace indélébile du péché d’Adam. Or, aucun auteur n’avait aussi puissamment mis en scène un je à la fois totalement

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individualisé et totalement universel qu’Augustin dans ses Confessions57 . Le début du XIIe siècle voit la rédaction, par Yves de Chartres, Rupert de Deutz et Philippe de Harvengt, de biographies d’Augustin qui en soulignent fortement le caractère à la fois dramatique et exemplaire58 . Je me demande si le phénomène que je viens de décrire n’est pas lié à la redécouverte d’Augustin comme autobiographe - redécouverte qui elle-même ne constitue que l’un des symptômes des mutations intellectuelles et mentales profondes induites par la réforme grégorienne, comme le sont également, entre autres, le développement des techniques de l’examen de conscience ou l’avènement d’une christologie centrée sur la dimension humaine de la deuxième personne de la Trinité...

On souhaiterait éviter toutefois de s’arrêter à des conclusions trop génériques pour n’être pas banales. Que l’anthropologie augustinienne se trouve à l’arrière-plan de toute la tradition autobiographique occidentale est une vérité d’évidence. Mais son expression versifiée, pour reprendre in fine le titre de cet article, trahit-elle une inflexion particulière du genre ? Les deux exemples ici analysés apportent à cette question des réponses distinctes.

L’humaniste Hildebert fait sienne une stratégie d’écriture traditionnelle, celle du monologue introspectif, dont l’élégie est le mode d’expression privilégié. Mais les Monodiae (chants à une voix) de Guibert de Nogent, pour leur donner leur titre exact, appartiennent à la même veine. Méditation - d’abord pour soi-même - suscitée par l’accident biographique, elle ne s’adresse qu’en second ressort à un public anonyme invité, s’il le souhaite, à en tirer les leçons. Avec Hugues d’Orléans, nous sommes en présence de quelque chose de vraiment neuf. Le lyrisme en effet constituait, dans l’Antiquité et le haut moyen âge, le mode, impersonnel par excellence, de la célébration. Comment s’est-il fait cri du cœur ? La genèse du modèle formel si habilement exploité par Hugues est obscure. Peut-être y aura-t-il lieu d’invoquer l’influence de la poésie en langue vulgaire. Plus sûrement, on rappellera

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l’existence, dès le XIe siècle, de séquences narratives en vers rythmés, souvent des octosyllabes, sur des thèmes volontiers cocasses ou parodiques59 . Mais je voudrais aussi hasarder l’hypothèse d’une possible relation entre l’écriture de Primat et le renouveau du genre épistolaire : avec l’apparition de l’ars dictaminis, la lettre prend de plus en plus la forme d’une prose rythmée et rimée60 ; n’oublions pas d’autre part que les vers lyriques, souvent transcrits à longues lignes, et non  , dans les manuscrits ont ainsi l’apparence de la prose61 . En outre, la lettre suppose par définition l’existence d’un destinataire, même fictif, à la deuxième personne. Ce rôle est ici joué par l’auditoire, apostrophé avec véhémence.

Voilà, selon moi, le point important : tout comme Abélard62 , Primat éprouve personnellement la nécessité de prendre autrui à témoin (v. 165 : Modo, fratres, iudicate) des malheurs de son existence. La naissance du lyrisme personnel est marquée, autant que par l’apparition d’un je, par le constat que celui-ci n’existe que sous les yeux d’un tu. Les écritures monodiques se contentaient d’en appeler au verdict divin. Le regard de l’autre est désormais constitutif de la démarche autobiographique. Certes, il serait anachronique de faire d’Hugues d’Orléans un précurseur lointain de Jean-Jacques Rousseau ; le poète, comme on l’a vu, doit avancer masqué. Mais en renonçant à s’effacer, comme faisait Hildebert, derrière le sujet transcendantal, en installant l’anecdote du moi au centre de son propos, en se peignant lui-même sous les traits convenus du Primat, il ouvre les voies à l’avènement de la subjectivité littéraire63 .

Jean-Yves Tilliette

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1 Lettre à Maucroix du 29 avril 1695, in : Boileau, Oeuvres complètes, éd. Françoise Escal, Paris : Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1966, p. 797.

2 Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris : Seuil, 1975, p. 14.

3 On notera que la définition très restrictive de Lejeune exclut également, à tort selon nous, des textes modernes qui répondent, quant à eux, à tous les critères énoncés, sauf celui de la rédaction en prose. Ainsi, le recueil de Raymond Queneau, Chêne et chien, qui porte d’ailleurs en épigraphe les phrases de Boileau que nous citions plus haut (Queneau, Oeuvres complètes, t. 1, éd. Claude Debon, Paris : Gaallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1989, p. 3-36.

4 Georg Misch, Geschichte der Autobiographie. Bd. 3 : das Mittelalter, zweiter Teil : das Hochmittelalter in Anfang, 2 vol., Francfort : Schulte-Bulmke Verlag, 1959-1962.

5 G.W.F. Hegel, Esthétique, trad. fr. par C. Bénard, B. Timmermans et P. Zaccaria, Paris : Le Livre de poche, t.

2, 1997, p. 572.

6 Ce jugement à l’emporte-pièce doit être nuancé à la lumière des belles et fines analyses développées par Francesco Stella supra, p. 00-00. Il reste qu’à part celle de Gottschalk et dans une certaine mesure celle de Sedulius Scottus, la poésie des IXe, Xe et XIe siècles ne retentit guère d’échos personnels.

7 W. Meyer (aus Speyer), Die Oxforder Gedichte des Primas (des Magisters Hugo von Orléans), Nachrichten von der königlichen Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen, phil.-hist. Klasse 1907, Heft 1, p. 75-111 ; Heft 2, p. 113-175 ; 231-234 (Berlin 1907 ; réimpr. Darmstadt, 1970).

8 Sur Rutebeuf, on pourra se référer à Nancy Regalado, Poetic Patterns in Rutebeuf : a study on noncourtly poetic modes of the thirteenth century, Newhaven-Londres : Yale UP, 1970 et à la belle préface donnée par Jean Dufournet à son édition des Poèmes de l’infortune (Paris : Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 1986, p. 7- 29). A propos de Villon, excellente mise au point de Roger Dragonetti, L’œuvre de François Villon devant la critique positiviste, Ecriture, 1985, p. 79-98 [ repris dans : La musique et les lettres. Etudes de littérature médiévale, Genève : Droz, 1986, p. 323-342].

9 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris : Seuil, 1972, p. 68-70, 170-176 et passim ; Langue, texte, énigme, Paris : Seuil, 1975, p. 163-213 (Le « je » du poète). On renverra aussi à l’ensemble, puissamment original et stimulant des travaux de Roger Dragonetti. Les fondements théoriques de ces analyses ont été posés par l’essai fondateur de Robert Guiette, D’une poésie formelle en France au Moyen Age, in Questions de littérature (Romanica Gandensia VIII, 1960, p. 1-23 [réimpr. Paris : Nizet, 1972].

10 Voir toutefois l’article d’Arthur G. Rigg cité infra note 12 et celui de Jill Mann, Satiric Subject and Satiric Object in Goliardic Literature, Mittellateinisches Jahrbuch 15 (1980), p. 63-86.

11 Cf. Peter Dronke, The Medieval Lyric, Londres : Hutchinson, 19782, p. 21-22.

12 Arthur G. Rigg, Golias and Other Pseudonym, Studi Medievali, 3a s. 18 (1977), p. 65-109.

13 Fausto Ghisalberti, Mediaeval Biographies of Ovid, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 9 (1946), p. 10-59 ; Lucia Rosa, Due biografie medievali di Ovidio, La parola del passato 58 (1958), p. 168-172. A compléter éventuellement : Caractère fictif de Corinne. De l’exil ?

14 Voir l’introduction de Margarita Egan à son édition des Vidas (Paris : UGE, 1985, coll. Bibliothèque médiévale, p. 9-21, en part. Les p. 14-16) ; Michel Zink, La subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris : PUF, 1985, p. 47-73.

15 Sur la popularité de ces chansons, voir le témoignage d’Abélard lui-même (quorum etiam carminum pleraque adhuc in multis ... frequentantur et decantantur regionibus) et celui d’Héloïse (frequenti carmine tuam in ore omniun Heloysam ponebas ; me platee omnes, me domus singule resonabant - éd. Jacques Monfrin, Paris : Vrin, 1959, .p.73 et 117). Sur les réactions du public contemporain, Peter Dronke, Abelard and Heloise in Medieval Testiomonies, The 26th W.P. Ker Memorial Lecture : Glasgow UP, 1976 [ repris dans : Intellectuals and Poets in Medieval Europe, Rome : Edizioni di Storia e Letteratura, 1992, p. 247-294].

16 Francis Cairns, The Addition to theChronica of Richard of Poitierts, Mittellateinisches Jahrbuch 19 (1984), p. 159-161.

17 Cf. infra, p. 00.

18 Adolphe Dieudonné, Hildebert de Lavardin, évêque du Mans, archevêque de Tours (1056-1133). Sa vie - ses lettres, Paris, 1898 ; Peter von Moos, Hildebert von Lavardin 1056-1133. Humanitas an der Schwelle des höfischen Zeitalters, Stuttgart : Hiersemann, 1965.

19 Dieudonné, op. cit., p. 48-59 ; Robert Latouche, Histoire du comté du Maine pendant le Xe et le XIe siècle, Paris : Champion, 1910, p. 47-50.

20 Ed. Brian Scott, Hildeberti Cenomannensis episcopi carmina minora, Leipzig : Teubner, 1969, p. 11-15.

21 Nuper eram locuples, multisque beatus amicis, et risere diu fata secunda michi.

Larga Ceres, deus Archadie, Bachusque replebant

horrea, tecta, penum, farre, bidente, mero (v. 1-4, éd. cit. p. 11).

(22)

22 Sepe mihi dixi ‘quoniam tam prospera rerum ?

quid sibi vult tantus, tam citus agger opum ?’ (v. 17-18, éd. cit. p. 12).

23 Illa professa dolum submersit, diruit, ussit

culta, domus, vites, imbribus, igne, gelu (v. 25-26, ibid.).

24 Le quasi-compatriote d’Hidebert Matthieu de Vendôme leur consacre de longs développements au début de son Ars versificatoria (1, 4-14, éd. Franco Munari, Rome : Edizioni di Storia e Letteratura, 1988, p. 45-48).

25 Hoc est hoc hominis, semper cum tempore labi (...).

Est hominis nudum nasci, nudumque reverti

ad matrem, nec opes tollere posse suas (v. 63, 65-66, éd. cit. p. 13).

26 .... Fortuna, ... blandire, minare,

nil tamen unde querar, aut bene leter ages.

Ille potens mitis tenor et concordia rerum

quicquid vult in me digerat, eius ero (v. 87-90, éd. cit. p. 14-15).

27 Op. cit., p. 54-146 ; 240-294 et passim.

28 Cf. Scott, éd. cit. p. XXV.

29 Sur la fonction du titre et sa capacité à imposer au lecteur un mode d’emploi du texte, voir Gérard Genette, Seuils, Paris : Seuil, 1987, p. 54-97.

30 Ep. II, 8 Ad..., PL 171, col. Ooo.

31 Smolak. Caractère moins événementiel, plus abstrait des élégies carolingiennes.

32 L’apparat des sources établi par Scott.Noter climat horacien.

33 apparat Scott + v. 32.

34 Vers 65 et Job 1, 21.

35 réf.

36 Insistance d’Ovide non seulement sur la cruauté du paysage et du climat, mais aussi et surtout sur l’absence de communication possible avec les habitants. Impression d’étrangeté bien rendue par Ramsmayr. Sur le thème augustinien de la regio dissimilitudinis et les échos qu’il éveille au m. â., Courcelle, p.000.

37 Foulque le Réchin. Cf. v. Moos p. 8 n. 14.

38 parallèles textuels (non relevés par Scott).

39 Juvencus ; Heiric d’Auxerre, p.470-471 etc...

40 Cassien ; Pierre Chrysologue, serm. 50 ; Grégoire, Moral : 20,23

41 ...

42 Bond. Goffmann. Performing self.

43 Lethonen.

44 Latzke

45 c. 2. La violence de l’algarade autorise à penser que, comme on l’a remarqué à propos de Martial, cette attitude quémandeuse est à prendre « au second degré » : « ... » (Zehnacker, p. 000) - la primatie, en somme.

46 Wilmart.

47 Texte. Jeu de mot sur invito.

48 réf. marques d’oralité

49 ce que j’entends par ce terme

50 grex eger

51 réf. Hauréau, Meyer

52 réf.

53 exemples + enfant prodigue (lutum), bon samaritain (sacerdos)

54 le boiteux comme double de Primat. Cf. 2 Reg. 5,8.

55 Cairns in Mlat. Jhb. 15 (corrigé toutefois par Hamacher in ibid. 18).

56 réf. Cit. aussi Le Goff-Gourévitch ?

57 moi.

58 Courcelle.

59 Fulbert.

60 Turcan Verkerk. Polheim ? autres sur l’ars dictaminis ?

61 Bourgain BEC 147 (1989).

62 dont l’hist. cal. Adopte, comme chacun le sait, la forme fictive de la lettre adressée à un ami. Nous sommes toutefois en léger désaccord avec A. Piazzoni (infra, p. 00), qui considère que cette forme a été adoptée en quelque sorte « par défaut » (in mancanza di meglio). Toute artificielle que soit la démarche, elle témoigne de la volonté de se soumettre à un jugement cf. Birge-Witz.

63 Pour reprendre le titre du beau livre de M.Zink (Paris 19xx) dont, en particulier, le 2e chapitre (p. oo-oo) développe la même problématique à propos de la lyrique en langues vulgaires. Cf. aussi Bond.

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