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La guerre de Troie entre mythe et histoire

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La guerre de Troie entre mythe et histoire

GIOVANNINI, Adalberto

GIOVANNINI, Adalberto. La guerre de Troie entre mythe et histoire. Ktèma , 1995, no. 20, p.

139-176

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:94879

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(2)

KTEMA

CIVILISATIONS DE L'ORIENT, DE LA GRÈCE ET DE ROME ANTIQUES ,,

Publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

EXTRAIT

UNIVERSITÉ DES SCIENCES HUMAINES DE STRASBOURG

CENTRE DE RECHERCHES SUR LE PROCHE-ORIENT ET LA GRÈCE ANTIQUES

STRASBOURG 1995

(3)

La guerre de Troie entre mythe et histoire

~SUMÉ. - L'auteur examine les arguments invoqués par les savants, surtout philologues et archéologues, convaincus de l'historicité de la guerre de Troie.

n

parvient à la conclusion que ces arguments sont beaucoup plus fragiles et contestables qu'ils ne le prétendent, et que certains d'entre eux sont tout simple- ment faux. ll leur reproche en particulier de surestimer très sérieusement la fiabilité des traditions orales, en prêtant aux aèdes porteurs de ces traditions des préoccupations historiques qui leur étaient aussi étrangères qu'elles l'étaient à leur public, et de sous-estimer tout aussi sérieusement la profonde rupture qui sépare la fm de la civilisation mycénienne des débuts de la civilisation grecque durant les siècles obscurs.

ZusAMMENFASSUNG.- Der Verfasser überprüft die Argumente der Gelehrten, vor allem Philologen und Archaologen, die von der Historizitat des Trojanischen Krieges überzeugt sind. Er kommt zum Ergebnis, dass diese Argumente viel schwiicher und fragwürdiger sind, ais behauptet wird, und dass einige geradezu falsch sind. Er wirft ihnen insbesondere vor, die Glaubwürdigkeit der mündlichen Überlieferungen ganz ernsthaft zu überschiitzen, indem sie den Rhapsoden, die diese Überlieferungen vermittelten, historische Betrachtungsweisen zuschreiben, die ihnen und ihrem Publikum vollkommen fremd waren.

Zugleich unterschiitzen diese Gelehrten den Abgrund, der den Untergang der mykenischen Welt von der Entstehung der griechischen Zivilisation in den ,Dark Ages" trennt.

La guerre de Troie a-t-elle vraiment eu lieu? Les héros qui en sont les acteurs ont-ils vraiment existé? Depuis deux cents ans au moins, et surtout depuis les fouilles spectaculaires de H.

Schliemann il y a un peu plus d'un siècle, ces questions passionnent et divisent aussi bien les profanes que les spécialistes, tant les philologues que les archéologues et les historiens.

Le débat est intense et il n'est pas toujours objectif, les arguments invoqués par les uns et les autres relevant parfois plus d'une conviction personnelle que de critères véritablement scientifiques.

La question de l'historicité de la guerre de Troie et, d'une manière générale, de la société décrite par Homère, est d'une extrême complexité, car elle requiert des connaissances philologiques, archéologiques, historiques et même ethnologiques qu'aucun savant ne peut prétendre maîtriser dans son ensemble (1). Il me paraît cependant possible de faciliter la tâche des chercheurs, d'abord en posant les problèmes en des termes aussi clairs et concis que possible, ensuite en dissipant certains malentendus, et surtout en faisant plus clairement la part entre

(1) Sur la question homérique en général, cf. principalement A. J. B. WAcE et F. A. STUBBINGS, A Companion to Homer, London, 1963; A. LESKY, Geschichte der griechischen Literatur, Je éd., Bem-München, 1971, pp. 29- 112; G. S. KIRK, CAH, IJ3, 2 (1975), pp. 820-850; A. HEUBECK, Die homerische Frage (Ertrage der Forschung, XXVII), Darmstadt, 1974 et «Zur neueren Homerforschung (VII))), Gymnasium, 89 (1982), pp. 385-447; B. PATZEK, Homer und Mykene: Mündliche Dichtung und Geschichtsschreibung, München, 1992. Sur le problème de la guerre de Troie, cf. le débat entre J. D. CASKEY, M. FINLEY, G. S. KIRK et D. PAGE dans le Journal of Hellenic Studies, 84 (1964), pp. 1-24; M. FINLEY, «Schliemann's Troy One Hundred Years Mten>, Proceedings of the British Academy, 60 (1974), pp. 1-22; J. CoaET, «Gab es den Trojanischen Krieg)), Antike Welt, 14, 4 (1983), pp. 39-58, qui se montre particulièrement critique envers l'attitude intolérante de certains des défenseurs de l'historicité de la guerre de Troie ; L. FoxHALL ET J. K DAviEs (édd.), The Trojan War: Its Historicity and Context, Bristol, 1984; J. B. CARTER et S. P. MoRRIS (édd.), The Ages of Homer, Austin, 1995.

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le plausible et le vraisemblable, en essayant d'éliminer du débat certaines hypothèses et théories gratuites, voire absurdes.

1. LA CHRONOLOGIE

Je commencerai par la question de la date présumée de la guerre de Troie (2). Les auteurs antiques ont proposé pour cette guerre plusieurs dates, se situant toutes dans une fourchette relativement étroite entre la première moitié du xm• et le début du xu• s. Ératosthène, suivi par Apollodore et par Eusèbe, datait très précisément la prise de Troie de l'an 1184/3 avant notre ère.

Or il se trouve que deux des cités qui se sont succédées sur le site de Troie ont été détruites l'une, Troie VI, vers le milieu du xm• s. et l'autre, Troie Vil A, aux environs de 1200. La première semble avoir été détruite par un séisme et ne devrait pas être celle de l' fliade, la seconde en revanche a été détruite par un incendie comme la Troie d'Homère. Cette heureuse coïncidence chronologique semble donner raison à ceux qui croient que la guerre de Troie a effectivement eu lieu, et elle est fréquemment invoquée comme argument déterminant dans ce sens.

Nous connaissons par Clément di\lexandrie le système chronologique d'Ératosthène (FGrHist, 241 F 1). Il se présentait ainsi: 80 ans de la guerre de Troie au retour des Héraclides; 60 ans du retour des Héraclides à la colonisation ionienne; 159 ans de la colonisation ionienne à la régence de Lycurgue; 108 ans de la régence de Lycurgue à la Jer Olympiade et 297 ans de la Jer Olympiade à l'invasion de Xerxès en 480. Nous savons par Plutarque (Lye., 1, 3

= FGrHist, 241 F 2) qu'Ératosthène et, à sa suite, Apollodore d'Athènes ont utilisé, pour établir cette chronologie, la généalogie des familles royales de Sparte. Ceci est confirmé par Diodore (I, 5, 1 = FGrHist, 244 F 61) et par Eusèbe (FGrHist, 244 F 62), lequel donne les deux généalogies avec les durées de chacun des règnes depuis le retour des Héraclides jusqu'à la 1er Olympiade de 776.

Ératosthène n'a pas créé lui-même ce système chronologique, mais il est très difficile, et même apparemment impossible d'en reconstituer la genèse. La recherche sur cette question est déterminée depuis un siècle par une étude d'Ed. Meyer (3). Dans cette étude, l'illustre savant a tenté de prouver que le système chronologique d'Ératosthène remontait à Hécatée de Milet, qui aurait daté l'histoire mythique de la Grèce, dont la guerre de Troie, en se fondant, comme plus tard Ératosthène, sur la généalogie des rois de Sparte, dont il aurait estimé les durées de règne à 40 ans en moyenne. Selon ce système, Héraclès aurait vécu vers 1330 et la guerre de Troie aurait eu lieu vers 1250 av. J.-C. Ed. Meyer n'a pas tiré cette théorie de l'œuvre d'Hécatée lui-même, dont on sait seulement, qu'outre la Périégèse, il a écrit des Généalogies traitant de l'histoire mythique de la Grèce (FGrHist, 1 F 1-35), mais des Histoires d'Hérodote.

Hérodote dit en effet au livre II (145, 4) qu'Héraclès aurait vécu 900 ans avant lui-même,

(2) J'avais déjà terminé cette partie de ma contribution lorsque j'ai eu connaissance de celle de W. BuRKERT,

«Lydia Between East and West or How to Date the Trojan War : A Study in Herodotus», dans The Ages of Homer (n. 1), pp. 139-148, dont l'interprétation d'Hérodote correspond presque exactement à la mienne. J'ai néanmoins laissé mon texte tel quel, en y faisant seulement deux adjonctions, parce qu'il corrobore et complète en plusieurs points l'article de mon collègue de Zurich.

(3) «Herodots Chronologie der griechischen Sagengeschichte», parue dans Ed. MEYER, Forschungen zur Alten Geschichte, 1, Halle, 1892, pp. 153-188.

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soit vers le milieu du x1ve s. selon notre chronologie, et que la guerre de Troie aurait eu lieu un peu plus de 800 ans avant lui, soit au premier tiers du xme s. Par ailleurs, Hérodote donne les généalogies des rois de Sparte ayant participé aux guerres médiques, celle de l'Agiade Léonidas en VII, 204 et celle de l'Eurypontide Léotychidas II en VIII, 131, comptant pour l'un comme pour l'autre 21 générations depuis Héraclès. Or Hérodote dit lui-même compter trois générations par siècle (II, 142, 2), ce qui, appliqué aux généalogies des rois de Sparte, daterait Héraclès environ 700 ans avant les guerres médiques, soit aux environs de 1200. Il y a donc un décalage d'un siècle et demi entre la chronologie qu'il donne au livre II et celle qui résulte des généalogies des rois de Sparte. Et c'est pour résoudre cette contradiction qu'Bd.

Meyer a supposé qu'Hérodote devait sa chronologie à Hécatée, chronologie qu'il aurait acceptée sans se rendre compte que son prédécesseur avait donné aux générations une durée moyenne nettement plus longue que lui. Acceptée par F. Jacoby (4), la théopè d'Ed. Meyer n'a été que très rarement mise en question (5) : même si certains doutent que ce système chronologique soit l'œuvre du seul Hécatée, il est généralement admis dans les ouvrages de référence que la chronologie suivie par Hérodote est d'origine grecque et qu'elle est basée sur la généalogie des rois de Sparte (6).

Si cette théorie est juste, elle peut s'expliquer de deux manières. La première explication serait que, d'une manière générale, on ait à cette époque considéré comme «normale)) une durée moyenne de 40 ans pour les générations ou les règnes de souverains, et qu'Hécatée ait déduit la date d'Héraclès à partir de ce postulat. C'est ce qu'admet implicitement Ed. Meyer, qui calcule 40 ans par génération pour toutes les généalogies connues. Mais cette première explication est plus qu'invraisemblable, parce que la durée moyenne des générations et des règnes de souverains a de tous temps été très inférieure à 40 ans (?). Ainsi que l'a calculé K. J. Beloch (8), la durée moyenne des règnes des rois de Sparte est à l'époque classique légèrement supérieure à 30 ans dans les deux dynasties. Le compte de 3 générations par siècle qu'adopte Hérodote est donc assez proche de la réalité, alors que celui qu'Bd. Meyer a prêté à Hécatée est totalement irréaliste.

L'autre explication serait qu'Hécatée ait «SU)), par une tradition ou une source indépendante, qu'Héraclès avait vécu vers 1350 et que la guerre de Troie avait eu lieu dans la 1er moitié du xme s. av. J.-C., et qu'il ait arbitrairement allongé la durée moyenne des règnes des rois de Sparte pour faire concorder les deux chronologies. C'est l'explication à laquelle Snodgrass donne sa préférence, supposant que la date de la guerre de Troie était connue par une autre source, probablement orientale.

Mais cette seconde hypothèse est également exclue. Nous savons en effet, par le même passage d'Hérodote (II, 143, 1), qu'Hécatée se croyait descendant d'un dieu à la 16e génération, c'est- à-dire que sa famille serait issue de l'union entre un être humain et une divinité, comme on

(4) RE, VII, 2 (1912), s.v. Hekataios, col. 2742 sq.; cf.aussi RE, Suppl. II (1913), s. v. Herodotos, col. 443 et Atthis, Oxford, 1949, p. 357 n. 26.

(5) Notamment par L. PEARSON, Early Ionian Historians, Oxford, 1939, pp. 105 sq. ; par F. MncHEL, «Herodotus' Use of Genealogical Chronology», Phoenix, 10 (1956), pp. 48-69; par H. STRASBURGER, «Herodots Chronologie», Historia, 5 (1956), pp. 129-161, qui ne s'occupe pas toutefois de la chronologie de l'époque mythique; par A. SNODGRAss, The Dark Age of Greece, Edinburgh, 1971, pp .10-13 et, tout récemment, par W. BuRKERT (n. 2).

(6) Cf. A. W. GoMME, A Historical Commentary on Thucydides, I, p. 117; K. voN FRITZ, Die griechische Geschichtsschreibung, I, Berlin, 1967, pp. 364 sq.; W. SPOERRI, Der Kleine Pauly, II (1967), s. v. Hekataios, col.

979; A. LESKY (n. 1), p. 258 ; D. AsHERI, Erodoto: Le storie, vol. I, Milano, 1988, pp. xxxix sq.

(7) Cf. A. SNODGRAss (n. 5) ; W. BuRKERT (n. 2), p. 144.

(8) Griechische Geschichte, P, 2, Berlin-Leipzig, 1926, pp. 171-191.

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en trouve plusieurs chez Homère, et que ce demi-dieu serait né 15 générations avant lui. Hécatée étant né vers 560, l'ancêtre semi-divin d'Hécatée serait né, si l'on compte 40 ans par génération comme le veut Ed. Meyer, 600 ans avant Hécatée, donc vers 1150. Or Hérod.ote dit, toujours dans le même passage (II, 145, 1), que les Grecs considéraient Héraclès, Dionysos et Pan comme les plus récents des dieux. Par «dieux» il entend des êtres issus, comme le premier ancêtre d'Hécatée, de l'union entre un être humain et une divinité: Héraclès issu de Zeus et d~cmène, Dionysos issu de Zeus et de Sémélè, Pan issu d'Hermès et de Pénélope. Pan, qui est le plus récent des trois, a vécu selon Hérodote 800 ans avant lui, soit vers le milieu du xme s. Hécatée, qui serait le créateur de cette chronologie, aurait donc cru que son propre ancêtre semi-divin était né un bon siècle après Pan, considéré par les Grecs comme le dernier des demi-dieux. li y a là une incompatibilité évidente.

Ce n'est pas tout. Outre les généalogies des rois de Sparte et celle d'Hécatée, nous en connaissons quelques autres qui ne concordent pas non plus avec la chronologie «haute»

d'Hérodote, même si l'on compte 40 ans par génération comme le veut Ed. Meyer. Selon Phérécyde d'Athènes (FGrHist, 3 F 59), Hippocrate, qui a vécu dans la seconde moitié du ye s., aurait été le descendant d'Héraclès à la 20e et d'Asclépios à la 19e génération, ce qui met Héraclès au milieu du xme s., soit un siècle après la date retenue par Hérodote. Selon le même Phérécyde (FGrHist, 3 F 2), la famille athénienne des Philaïdes descendait en ligne directe d'Ajax, et Miltiade II, qui vécut au temps de Pisistrate, en était le descendant à la I3e génération, ce qui fait vivre Ajax aux environs de 1050, soit deux siècles après la guerre de Troie selon la chronologie d'Hérodote. On peut prendre encore en considération la dynastie des rois de Macédoine, qui se prétendaient issus des Téménides d'Argos, eux-mêmes issus d'Héraclès. Selon Hérodote (VIII, 137), Alexandre Philhellène, roi de Macédoine au temps des guerres médiques, descendait de Perdiccas, 1er roi de Macédoine, à la 7e génération, ce qui situe ce souverain aux alentours de 700 av. J.-C. Selon Théopompe (FGrHist, 115 F 393), Caranos fondateur mythique de la dynastie de Macédoine et père de Perdiccas, aurait été le descendant d'Héraclès à la IOe génération, ce qui nous ramène à la }er moitié du XIe s.

pour Héraclès.

Ces généalogies ont été composées entre la 2e moitié du VI" et la }er moitié du: ye s., et il est très probable, pour ne pas dire certain qu'elles ont été en grande partie inventées (9).

Mais elles prouvent qu'au milieu du ye s. il n'existait pas, en Grèce, de consensus sur la date d'Héraclès et de la guerre de Troie. Si l'on compte 40 ans par génération comme le fait Ed.

Meyer, la divergence entre les dates d'Hérodote et celles des généalogies grecques est de l'ordre de un à deux siècles. Elle est de deux à trois siècles si l'on compte 3 générations par siècle comme le fait Hérodote. C'est plus qu'assez pour remettre en cause tout ce qui a été écf~t

sur la question depuis Ed. Meyer.

Pour espérer y voir clair, il faut commencer par le commencement, c'est-à-dire par Homère lui-même (10). Les poèmes homériques racontent la guerre de Troie et les aventures d'Ulysse comme des événements appartenant à un passé lointain et indéterminé, sans aucun lien avec le présent. Le passé mythique lui-même a, en revanche, une chronologie interne et cohérente d'une durée de 3 ou 4 générations (11). Le héros qui assure le lien entre ces générations est

(9) Cf. R. THoMAs, Oral Tradition and Wi"itten Record in Classical Athens, Cambridge, 1989, pp. 155-195, qui montre qu'en règle générale on ne se souvient pas de ses ancêtres au-delà de la 4• génération, très rarement jusqu'à la 6•.

(10) Par commodité, je parlerai tout au long de mon article d'Homère comme si l'fliade et l'Odyssée étaient l'œuvre d'un seul et même poète.

(11) Cf. W. KuLLMANN, «Vergangenheit und Zukunft in der Ilias», Poetica, 2 (1968), pp. 15-37, surtout p. 24.

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le vieux Nestor, qui les a toutes connues. Au premier chant de l'Iliade (vv. 250-252), le poète rappelle que Nestor a connu deux générations de Pyliens et qu'il règne actuellement sur la troisième (12). Dans le discours qu'il adresse ensuite à ses compagnons, le héros rappelle (vv.

254-272) que dans sa jeunesse il avait participé, avec Thésée et les Lapithes, à l'expédition contre les monstres de la montagne, c'est-à-dire les Centaures. Au chant XI (vv. 670 sq.), Nestor évoque une guerre qui avait opposé au temps de sa jeunesse les Pyliens aux Epéens d'Élide. Héraclès avait combattu avec les Épéens et, au cours de ce conflit, onze des douze fils de N éleus avaient été tués, Nes tor lui-même ayant seul réchappé. Héraclès a donc vécu deux générations avant la guerre de Troie et il est mort avant cette guerre (cf. 0., XVIII, 115 sq. et Od., XI, 601 sq.). Il a été au service de Laomédon, père de Priam et grand-père d'Hector. Héraclès est également contemporain de Minos, grand-père d'Idoménée, chef du contingent crétois à Troie (0., XIII, 448-453). À la génération intermédiaire appartiennent le vieux Priam, Asclépios, dont les fils Machaon et Podaleirios combattent à Troie, ainsi que Jason, dont le fils Euneios, roi de Lemnos, approvisionne les Achéens en vin (0., VII, 467- 469).

Venons-en maintenant à Hérodote,

qui

est la clé de notre problème. Celui-ci évoque la guerre de Troie à quatre reprises. Il le fait d'abord tout au début du 1er livre, où il expose les antécédents des guerres médiques. Il mentionne dans l'ordre l'enlèvement d'Io, l'enlèvement de Médée par Jason et, une génération plus tard, celui d'Hélène par Pâris, cause de la guerre de Troie. On remarquera en passant que l'écart d'une génération entre l'enlèvement de Médée et celui d'Hélène correspond à la chronologie interne de l'épopée homérique que je viens d'évoquer. Puis Hérodote saute sans transition et sans aucune indication chronologique à Crésus et à l'histoire de la dynastie des Mermnades, dont ce roi était issu. Il dit à ce propos (1, 7) que cette dynastie avait supplanté une dynastie antérieure issue d'Héraclès, laquelle aurait compté 22 souverains ayant régné en tout 505 ans depuis le premier roi de Lydie, Agron, lequel aurait lui-même été l'arrière-arrière petit-fils d'Héraclès. Ensuite, et jusqu'au ch. 94, Hérodote raconte l'histoire des Mermnades de Gygès à Crésus, en donnant pour chaque souverain la durée exacte de son règne. En remontant chronologiquement depuis la prise de Sardes par Cyrus v. 546, on arrive, pour le règne di\gron, premier roi de Lydie, à 1220 environ et, pour son arrière-arrière grand-père Héraclès, à 1350 environ, si l'on compte 3 générations par siècle comme le fait Hérodote (13).

Hérodote revient sur la date d'Héraclès dans le passage du livre II dont j'ai déjà parlé, et qu'il faut maintenant examiner dans son contexte. Après avoir résumé l'histoire de l'Égypte telle que la lui ont racontée les prêtres égyptiens, Hérodote consacre une petite digression à la,.chronologie des dieux grecs (ch. 141-145). Il rapporte, comme je l'ai dit, qu'Hécatée de Milet avait prétendu aux prêtres égyptiens être issu d'un dieu à la 16e génération, ce à quoi

· les prêtres avaient rét'!rqué que cela était tout à fait impossible, que l'histoire «humaine» de l'Égypte durait depuis plus de 10.000 ans et que, durant ce laps de temps, aucun dieu n'était venu sur terre. Comme on l'a déjà vu, Hérodote· estime pour sa part que les trois dieux les plus récents de la Grèce, Dionysos, Héraclès et Pan ont vécu respectivement 1.000, 900 et 800 ans avant lui, et il spécifie à propos de Pan : «peu de temps après la guerre de Troie» (14).

On comprend généralement ce passage d'Hérodote dans le ~ens qu'il aurait existé une

(12) •tf> o'ifort o6o pkv yeveal pEp6nwv âv8pdm:wv êrp()fa8; oi' oi np6a8ev ap.a -rp6.rpev qo' êyévov-ro év IJ6).cp qya8éu, flE'à oè -rpz-r6.-rozrnv avaaaev.

(13) Cf. D. AsHERI (n. 6), pp. 267 sq.

(14) II, 145, 4 : Ilavl ... é).6.ao'w if-rea êm1 -rwv TpwzKéOv, Ka-rà ôK-raK6Uia p.6.).zma êç êp.é.

(8)

chronologie datant la guerre de Troie de la première moitié du xme s. et que c'est cette date qui aurait servi de repère à Hérodote. Mais cette interprétation est fausse parce que, dans ce passage, Hérodote ne s'intéresse pas du tout à la guerre de Troie en tant que telle. Ce qui l'intéresse, c'est l'époque où auraient vécu les derniers demi-dieux de la Grèce, les Égyptiens prétendant qu'ils ne sauraient avoir vécu moins de 10.000, voire 15.000 ans plus tôt, alors que pour les Grecs il s'était passé moins de 1.000 ans depuis leur passage sur terre. Je ne sais pas pourquoi Hérodote a situé Dionysos 1.000 ans avant lui, mais on peut expliquer sans peine pourquoi il a daté Héraclès 900 ans avant son temps : c'est exactement la date à laquelle on parvient en se bas~;LD.t sur la chronologie des rois de Lydie. Sur ce point là, au moins, Hérodote est cohérent. On peut deviner aussi pourquoi il fait vivre, Pan 100 ans après Héraclès: ces 100 ans correspondent exactement aux trois générations qui séparent Héraclès, qui a vécu 2 générations avant la guerre de Troie, de Pan qui, étant fils de Pénélope, a vécu 1 génération après cette guerre. Là aussi Hérodote est parfaitement cohérent : il respecte la chronologie interne de l'épopée et la traduit en chiffres, en comptant, comme il le dit, 3 générations par siècle.

Contrairement à ce qu'on a dit trop souvent, Hérodote montre un intérêt évident pour la chronologie et cherche à établir des synchronismes lorsqu'il le peut (15). Il se renseigne sur place, en particulier en Égypte, comme on vient de le voir, ainsi qu'à Sparte (16), et ses informations sont, sinon tout à fait exactes, du moins assez proches de la réalité pour les époques récentes. Dans la dernière partie du ter livre, il donne une chronologie des rois dl\ssyrie.

qui correspond exactement à celle des rois de Lydie dans le sens qu'elle date également Héraclès du milieu du XIv" s. Il donne au livre II une chronologie des rois d'Égypte qui est assez correcte pour les deux derniers siècles. Il établit au livre 1, à propos de l'invasion cimmérienne, un synchronisme entre les rois de Lydie, de Médie et d'Égypte qui est correct (17).

Or ces données chronologiques précises et ces synchronismes sont remarquablement absents dans la partie de l'œuvre d'Hérodote consacrée à l'histoire grecque (18). Ses données chro- nologiques et ses synchronismes sont, dans cette partie, aussi vagues, aussi flous et inexacts que ceux qu'il donne pour l'histoire de l'Orient sont précis. Il recourt à des expressions très générales telles que np6repov ou IJarepov, et lorsqu'il donne la généalogie des ancêtres des rois de Sparte Léonidas et Léotychidas, il ne dit rien de la durée des règnes de chacun d'entre eux, il n'essaie pas non plus d'estimer la durée totale de la royauté spartiate. Il en résulte les incertitudes et les incohérences chronologiques qui ont causé tant de tracas aux historiens, et qui ont valu à Hérodote la réputation injustifiée de négligence. Si Hérodote ne donne pas de dates précises ni de synchronismes pour l'histoire grecque, c'est tout simplement parce qu'il n'a pas de repères. Ainsi que le dit Jacoby: «Der einzig mogliche Schluss ist, dass die Bücher, aus denen er dergleichen hli.tte nehmen konnen, noch nicht existiertem>. Pour le dire en français : à l'époque où Hérodote écrivit son œuvre, il n'existait pas de système chronologique pour l'histoire grecque. Il y avait la chronologie interne du passé mythique tel qu'on la trouvait dans les poèmes homériques, mais entre ce passé mythique et le présent il n'existait aucun repère, aucun système permettant d'évaluer le laps de temps séparant le monde mythique du monde présent. Il n'existait que des généalogies familiales ou dynastiques, élaborées entre la 2e moitié du vie et la 1ère moitiè du ye s., qui n'étaient en fait que des listes de noms ne

(15) Cf H. STRASBURGER, art. cit. (n. 5).

(16) HÉR., VI, 52; cf. F. JACOBY, RE, Suppl. Il, col. 443.

(17) HÉR., 1, 15; 1, 103 et 1, 105, 1.

(18) JAcOBY (n. 16), col. 404 sq., l'avait déjà relevé.

(9)

donnant qu'une idée très approximative et pas du tout homogène de l'époque à laquelle avaient pu vivre les héros dont descendaient les familles concernées.

Ce n'est donc pas dans une tradition grecque qui n'existait pas qu'Hérodote a pu trouver la datation d'Héraclès au milieu du xiv" s. Sa source doit être orientale, et il est plus que probable que cette source est la généalogie et la chronologie des rois de Lydie. C'était semble- t-illa communis opinio au XIx• s. (19), et c'est ce qu'a réaffirmé tout récemment W. Burkert (20).

Cette généalogie et cette chronologie ne peuvent avoir été élaborées ni par Hérodote ni par Hécatée ni par un autre Grec, puisque la dynastie des Héraclides de Lydie compte 22 générations pour une durée totale de 505 ans, ce qui donne une durée moyenne des règnes de 23 ans environ. La généalogie de la première dynastie des rois de Lydie, qui fait descendre ceux- ci d'Héraclès et d:Alcaios d'une part, de Bélos et de Ninos d'autre part, est un remarquable exemple et en même temps le plus ancien de ces très nombreuses syngeneiai mythiques qu'affectionnaient les Grecs et qui liaient entre eux peuples, cités et souverains grecs ou hellénisés (21). Ces généalogies n'étaient pas gratuites et elles ne sortaient pas de la fantaisie de généalogistes et d'historiens, mais étaient fabriquées par les intéressés eux-mêmes pour créer, resserrer ou renouveler des liens d'amitié, d'alliance ou de solidarité. Elles permettaient également à des cités, des peuples ou des souverains non grecs de s'intégrer dans le monde grec. La généalogie des rois de Macédoine rattachant leur dynastie aux Téménides di\rgos a été inventée au début du ve s. pour permettre l'admission d:Alexandre Philhellène aux Jeux Olympiques (22).

C'est apparemment au ve s. également qu'on découvrit que les Romains étaient des descendants d'Énée et que par conséquent ils étaient d'une certaine manière apparentés aux Grecs. Beaucoup plus tard, au ne s., les Hasmonéens firent état d'une parenté remontant à l'époque d1\braham pour resserrer leurs relations avec Sparte (23). La syngeneia fictive faisant d'Héraclès l'ancêtre de la 1ère dynastie des rois de Lydie a dû être inventée dans des circonstances analogues, très probablement, comme le suppose W. Burkert, lorsque Crésus chercha l'alliance de Sparte contre Crésus (24).

Le premier auteur grec dont on puisse affirmer avec certitude qu'il a élaboré un système chronologique continu de l'époque mythique au temps présent est Hellanicos de Lesbos (25).

Dans ses 'Iépezaz, il racontait l'histoire grecque depuis les origines jusqu'à son temps en datant les événements non pas d'après les rois de Sparte, mais d'après les prêtresses di\rgos, en rapportant dans l'ordre chronologique les événements survenus durant chacune de ces prêtrises : c'est ainsi que les Sikeloi auraient quitté l'Italie pour la Sicile la 26• année de la prêtrise d'Alkyonè à Argos (FGrHist, 4 F 79b, 3). Dans sa chronique de l'histoire d1\thènes (Atthis), il datait les événements d'après les archontes athéniens pour les périodes les plus récentes et d'après les rois d 1\.thènes pour les époques plus anciennes. Comme dans les Hiéreiai, les événements étaient datés par les années de règne : c'est ainsi que la ville de Troie aurait été prise le 12

(19) Cf. Ed. MEYER (n. 3), p. 166, qui cite nommément Niebuhr, Lepsius et Brandis.· Il m'a paru trop fastidieux et inutile de rechercher chez ces auteurs les références exactes.

(20) Art.cit. (n. 2), pp. 144-147. H. STRASBURGER, art. cit. (n. 5), pp. 136 sq., l'avait également affirmé, mais sans justifier son point de vue.

(21) Cf. D. Musn, «Sull' idea di avyyivem in iscrizioui greche», Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, 32 (1963), pp. 225-239 et O. CuRTY, Les parentés légendaires entre cités grecques, Paris, 1995.

(22) C'est ce que dit expressément Hérodote (V, 22).

(23) 1 Mace., 12, 6-19 et 14, 20-23. La parenté avec Sparte était particulièrement recherchée.

(24) L /. (n. 20). Selon Burkert, la syngeneia fictive liant cette dynastie aux rois de Mésopotamie remonterait à l'époque de Gygès, dont on sait par des textes accadiens qu'il fit acte d'allégeance au roi assyrien.

(25) Cf. F. JACOBY, FGrHist, III b (Suppl.), pp. 9 sq. et 39 sqq.

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Thargélion de la dernière année du règne de Ménestheus (FGrHist, 323a F 21b). Hellanicos a donc dû donner, à chaque prêtrise dans ses Hiéreiai, à chaque règne dans son Atthis, une durée définie comme l'avait fait Hérodote pour les règnes des M~rnmades et des rois achéménides. La différence est qu'Hérodote pouvait disposer d'informations tirées de documents écrits, alors qu'Hellanicos ne pouvait compter que sur sa propre imagination. li n'a évidemment pas donné aux prêtrises ou aux règnes des durées égales, ce qui eût rendu son histoire tout à fait invraisemblable, mais a dû inventer pour chaque règne et pour chaque prêtrise une durée différente.

Pour construire ses systèmes chronologiques, Hellanicos a dû nécessairement choisir des dates précises pour le passé mythique, pour Héraclès et pour la guerre de Troie en particulier.

Sa tâche n'était pas facile puisque, nous l'avons vu, les généalogies grecques, notamment celle des Philaïdes, donnaient des dates beaucoup plus basses pour ce passé mythique que celles données par Hérodote à partir de la chronologie des rois de Lydie. Nous ne savons pas quelles dates il a finalement retenues, mais nous pouvons le deviner à travers l'œuvre de Thucydide, qui a connu et utilisé l'œuvre d'Hellanicos (26). Au livre V (112, 2), il fait dire aux Méliens que leur cité existait depuis 700 ans au moment où les Athéniens les assiégèrent en 414, ce qui daterait la fondation de Mélos par Sparte vers la ftn du xii" s. La fondation de Sparte elle-même serait donc antérieure d'au moins une, voire deux générations comme le croyait le mythographe Conon (FGrHist, 26 F 1, xxxvi), s.oit dans la première moitié du xn• s.

Thucydide dit par ailleurs (I, 12, 3) que les Héraclides retournèrent dans le Péloponnèse avec les Doriens 80 ans après la chute de Troie, qui aurait donc eu lieu vers le milieu ou avant le milieu du xni" s .. Tout ceci correspond assez bien à la chronologie haute d'Hérodote et fort mal avec la chronologie basse des généalogies qu'on pouvait trouver chez Phérécyde et ailleurs.

Jusqu'ici, nous n'avons aucune trace d'un système chronologique basé sur les règnes des rois de Sparte. L'inventeur de ce système doit être un historien de la ftn du ve ou du Iv"

s. Cet inventeur est très vraisemblablement Éphore, auteur d'une histoire universelle depuis le retour des Héraclides jusqu'à son temps. Sparte étant le principal protagoniste de l'histoire grecque aux époques archaïque et classique, il était assez logique de choisir pour une telle œuvre les listes des rois de Sparte comme repère chronologique (21). Mais que l'inventeur du système ait été Éphore ou quelqu'un d'autre, cet auteur s'est trouvé confronté au même problème qu'Hellanicos dans l'élaboration de ses Hiéreiai et de son Atthis: pour le passé mythique, il se trouvait confronté à la date haute qu'Hérodote avait retenue d'après la chronologie lydienne et dut aménager tant bien que malles durées des règnes des rois de Sparte pour faire concorder la chronologie spartiate avec celle d'Hérodote. li ne compta ni en générations de 30, ni en générations de 40 ans, car cela n'aurait eu aucun sens. li dut, comme Hellanicos, inventer des durées de règnes arbitraires, dont certaines d'une longueur totalement invraisemblable.

Et comme cela ne suffisait pas, il abaissa d'un bon demi-siècle la date de la prise de Troie.

Récapitulons :

Dans le 2• livre de ses histoires, consacré à l'histoire de l'Égypte, Hérodote fait (ch. 141- 145) une digression sur l'ancienneté des dieux grecs les plus récents, Dionysos, Héraclès

(26) li le cite en I, 97, 2, où il lui reproche des inexactitudes pour la pentécontaétie, mais il n'a aucune raison ni surtout aucun intérêt à contester sa chronologie pour les temps plus anciens.

(27) On relèvera à ce propos qu'Éphore faisait de Lycurgue le descendant d'Héraclès à la ll• génération (FGrHist, 70 F 173).

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et Pan. Il estime à 900 ans avant son temps l'époque où aurait vécu Héraclès, soit vers le milieu du XIV" s. avant notre ère. Pan, que les Grecs disaient être le fils de Pénélope et d'Hermès, aurait vécu trois générations, donc lOO ans plus tard, quelque temps après la guerre de Troie, ce qui situerait celle-ci dans la première moitié du xm• s.

La date présumée d'Héraclès correspond exactement à la chronologie des rois lydiens et des rois de Mésopotamie qu'Hérodote donne dans le premier livre. Elle ne correspond en revanche pas du tout aux généalogies grecques fabriquées à la fin du VI" et au début du ye s. Plusieurs savants du XIx" s., dont Niebl,lhr, Lepsius et Brandis, en avaient tiré la conclusion qu'Hérodote avait daté Héraclès d'après la chronologie des rois de Lydie.

Mais, dans une longue étude parue en 1892, Ed. Meyer a soutenu qu'Hérodote aurait tout au contraire «arrangé» les chronologies des rois de Lydie et de Mésopotamie, pour les faire concorder avec un système chronologique grec, dont il attribua la paternité à Hécatée de Milet. Hécatée aurait créé ce système d'après les généalogies des rois de Sparte en comptant 40 ans par génération. Rarement contestée, cette théorie a été acceptée depuis, avec des nuances d'importance secondaire, par la grande majorité des savants faisant autorité, dont Jacoby et von Fritz.

En dépit de ce consensus, la théorie d'Ed. Meyer n'en est pas moins entièrement fausse.

Invraisemblable en soi parce que la durée moyenne des générations ou des règnes a toujours été très inférieure à 40 ans, cette théorie ne trouve de plus pas la. moindre confirmation dans les sources. Rien n'indique qu'Hécatée ou aucun autre prédécesseur d'Hérodote ait tenté de construire un système chronologique quelconque pour l'histoire grecque archaïque ; rien ne laisse supposer qu'avant Hérodote quiconque ait essayé d'évaluer le laps de temps séparant le passé mythique du présent. Hérodote lui-même, qui montre dans les deux premiers livres un intérêt certain pour les dates, les durées et les synchronismes, devient extrêment approximatif et contradictoire lorsqu'il en vient à parler de l'histoire grecque

antérieure au ve s. ·

Les savants du XIX" s. qui croyaient que, pour dater Héraclès, Hérodote s'était fondé sur la chronologie lydienne avaient donc raison. De même qu'Hérodote s'était informé auprès des prêtres égyptiens pour connaître l'histoire de l'Égypte, de même qu'il s'était renseigné à Sparte sur les origines de la double monarchie spartiate, c'est en Lydie qu'il a dû aller chercher sa généalogie et sa chronologie des rois lydiens. Cette généalogie et cette chronologie n'ont pas été inventées par des érudits ou des antiquaires, mais ont été élaborées par les Mermnades eux-mêmes, pour justifier et légitimer leurs liens politiques avec les rois assyriens d'abord, avec Sparte ensuite.

Ce constat a deux conséquences :

- La première est que les Grecs n'avaient pas, sur la guerre de Troie, d'autres informations que l'épopée elle-même. Hérodote, qui ne s'intéressait pas à la guerre de Troie, mais à l'ancienneté de Dionysos, d'Héraclès et de Pan, déduisit de la chronologie lydienne qu'Héraclès devait avoir vécu 900 ans avant lui. Il résultait de là que Pan, fils présumé de Pénélope, devait avoir vécu trois générations après Héraclès puisque, d'après Homère, Héraclès avait vécu deux générations avant la guerre de Troie, donc deux générations avant Pénélope. Et c'est en comptant 3 générations pour un siècle qu'Hérodote a fait vivre Pan 100 ans après Héraclès. C'est donc indirectement et incidemment que la guerre de Troie s'est trouvée datée par Hérodote de la première moitié du xm• s. Hellanicos respecta, semble- t-il, cette chronologie haute d'Hérodote, et ce n'est qu'un de ses successeurs, vraisembla- blement Éphore, qui essaya de concilier la chronologie d'Hérodote avec les généalogies

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des rois de Sparte, ce qui le contraignit à abaisser d'au moins un demi-siècle la date de la guerre de Troie.

La seconde conséquence, liée à la première, est que la correspondance entre la date retenue par Ératosthène pour la chute de Troie et la date de la destruction de Troie VII A est une pure coïncidence, dépourvue de toute signification historique. Cette datation dépend de la chronologie des rois de Lydie, elle-même basée sur une généalogie totalement fantaisiste puisqu'elle faisait de ces rois de Lydie des descendants d'Héraclès et d'Alcaios d'un côté, de Bélos et de Ninos de l'autre.

Nous pouvons maintenant revenir à Homère.

2. LES SOURCES D'HoMÈRE

Pour Homère et son auditoire, la question de l'historicité de la guerre de Troie ne se pose pas. Homère n'a manifestement pas le moindre doute sur la réalité des événements qu'il raconte et des héros qui en sont les acteurs, et nous pouvons être assurés que son public partageait cette certitude. Cette certitude n'a toutefois rien à voir avec celle de l'historien, qui sait parce qu'il a pu consulter des documents certifiés authentiques ou parce qu'il a pu interroger des témoins fiables. Homère et son public ne connaissent le passé mythique que par ouï-dire. C'est pourquoi l' lliade et l'Odyssée commencent par une invocation à la Muse, dont l'inspiration aidera le poète à rapporter fidèlement les exploits et les aventures de ses héros. Au deuxième chant de l' Iliade, avant de donner la liste des participants à la guerre de Troie (II, 485 sq.), le poète demande humblement aux Muses leur seçours car, dit-il, «vous savez tout ; nous n'entendons qu'un bruit, nous, et ne savons riem>.

En fait, Homère et ses auditeurs sont assurés de la réalité de ce passé mythique parce qu'ils en ont entendu parler sans cesse depuis leur enfance. Ils en ont entendu parler par leurs parents et leurs grands-parents ; ils ont entendu les aèdes, sur lesquels je vais revenir dans un instant, chanter telle ou telle aventure, tel ou tel exploit d'un héros ou d'un dieu, tel ou tel épisode de la guerre de Troie. La guerre de Troie et ses héros font partie de l'héritage culturel, de la mémoire collective de la société à laquelle appartient Homère, et ce sont les aèdes qui, de génération en génération, ont transmis et continuent de maintenir en vie cette mémoire collective.

Le philologue allemand F. A Wolf avait déjà reconnu à la fin du XVIIIe s. que l'lliade et l'Odyssée n'avaient pas été créées ex nihilo et que leur auteur a été l'héritier d'une très ancienne tradition épique (28). À sa suite, des générations de spécialistes d'Homère se sont surtout appliquées à analyser, à disséquer les poèmes homériques pour essayer d'en reconstituer la genèse, de retrouver l'Iliade et l'Odyssée primitives («Ur-Ilias» et «Ur-Odyssee») de la même manière que les archéologues font la stratigraphie d'une fouille, alors que d'autres défendaient au contraire l'unité des deux poèmes. Mais, parallèlement à cette querelle, souvent stérile, entre «analystes» et «unitaristes», des savants ont, dès le début du xixe s., orienté la recherche dans une direction toute différente: l'étude comparative d'autres épopées et de traditions orales

(28) Pour ce qui suit cf., outre les ouvrages classiques de C. M. BowRA, Heroic Poetry, London, 1952 et de A. B. LoRD, The Singer of Tales, Cambridge-London, 1960 et Epie Singers and Oral Tradition, Ithaca-London, 1991, le remarquable recueil d'articles réuni par J. LATAcz (éd.), Homer: Tradition und Neuerung, Darmstadt, 1979. Voir également B. PATZEK (n. 1), pp. 1-71.

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contemporaines, notamment dans le monde slave (29). En 1919, Mathias Murko publia, dans un petit article qui passa alors à peu près inaperçu, quelques observations essentielles sur l'art des rhapsodes yougoslaves (3°) ; et peu après, E. Drerup fit la synthèse des recherches .faites sur les traditions orales au cours du xrxe s. (31). Vinrent ensuite les célèbres travaux de Milman Parry sur le langage formulaire de la poésie épique et ceux de ses disciples A B. Lord et A Parry sur la tradition épique yougoslave. Par ailleurs, depuis quelques décennies, d'importants travaux ont été publiés sur les traditions orales africaines, par Jan Vansina, Ruth Finnegan et Jack Goody notamment (32). Il ressort de ces observations, faites sur le terrain tant en Yougoslavie qu'en Mrique, une image parfaitement claire et cohérente des principales caractéristiques des traditions épiques orales, de la fonction sociale et culturelle des rhapsodes qui en sont les dépositaires, de leur technique, de leur mentalité et de la mentalité de leur public, à savoir (33) :

le rhapsode ne chante pas des fables ni des contes de fées. Il parle de personnages et d'événements qui sont, pour lui et pour son auditoire, tout à fait réels;

mais le rhapsode n'est ni un professeur d'histoire ni un archiviste documentaliste soucieux de préserver pour la postérité des documents ou le souvenir authentique d'événements effectivement survenus ; son rôle est avant tout de divertir et de plaire. Pour bien tenir ce rôle, il doit être capable d'improviser, d'adapter son récit à la situation et au public, de le rendre selon les circonstances plus court ou plus long. Il doit pouvoir combiner différents récits, substituer des personnages à d'autres personnages, improviser des épisodes nouveaux jusqu'alors inconnus à son public. En fait, le rhapsode recrée à chaque fois son récit, qui n'est jamais deux fois le même ;

la capacité de faire un récit d'une certaine longueur et d'adapter ce récit à une situation et à un public donné, éventuellement d'improviser un nouveau récit, exige une technique particulière qui est commune à toutes les traditions épiques orales. Le rhapsode chante ou récite en rythme, souvent en vers, et pour ce faire s'accompagne, ou plutôt s'aide d'un instrument. Il dispose d'un capital de formules de deux mots, de demi-vers ou de vers entiers, qu'il peut combiner avec d'autres formules ou d'autres vers ou qu'il peut modifier, en remplaçant par exemple un verbe par un autre ou un nom par un autre. Il a également un capital de thèmes, de scènes typiques, de batailles ou de banquets par exemple. Tout ceci constitue pour lui un matériel de travail qu'il peut façonner à son gré, comme le sont pour un joaillier l'or, l'argent et les pierres précieuses.

Ces études sur les traditions orales yougoslaves et africaines ont révolutionné la recherche sur la question homérique. Mais elles n'ont en rien résolu la controverse sur l'historicité de la guerre de Troie, tant s'en faut. Les savants sont plus que jamais divisés, chaque camp interprétant à son avantage les travaux de Parry et de ses émules. Peu après la publication des travaux de Parry, Martin Nilsson, qui était profondément convaincu de l'origine mycénienne

(29) Cf. J. LATAcz, «Tradition und Neuerung in der Homerforschung: Zur Geschichte der Oral Poetry-Theorie», dans J. LATACZ (n. 28), pp. 25-44, qui rappelle justement les travaux des précurseurs de Milman Parry.

(:30) «Neues über südslavische Volksepilü>, reproduit chez J. LATAcz (n. 28), pp. 118-152.

(31) E. DRERUP, «Homer und die Volksepik» (paru en 1921), dans J. LATACz (n. 28), pp. 153-175. L'article de Drerup est une condamnation sans appel de la Homerforschung du XIX0 s.

(32) Voir pour tous J. Goonv, Entre l'oralité et l'écriture, tr. fr. de Denise PAULME, Paris, 1994, en particulier le chap. 3 (pp. 91-119), avec une très exhaustive bibliographie.

(33) Cf., outre les ouvrages et articles cités à la n. 28, l'article de A. LESKY, «Mündlichkeit und Schriftlichkeit im homerischen Epos» (paru en 1954), dans J. LATAcz (n. 28), pp. 297-307.

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de la religion grecque, vit dans ces publications la preuve définitive que la poésie épique grecque, avec ses thèmes, ses héros, ses scènes typiques et ses formules, avait pris naissance à l'apogée de l'époque mycénienne et avait véhiculé à travers les siècles le souvenir de personnages ayant effectivement vécu et de guerres ayant effectivement eu lieu au xve ou au xrve s. av. J.-C. (34).

Nilsson était un très éminent savant de réputation mondiale, de sorte que sa prise de position eut une influence décisive. Une grande majorité de savants, notamment les grands spécialistes d'Homère qu'ont été D. Page et G. S. Kirk, sont convaincus comme Nilsson que la poésie épique grecque remonte à l'époque mycénienne ou a pris naissance peu après la fin de cette civilisation (35). Mais d'autres tirent de ces recherches faites sur le terrain la conclusion exactement inverse : ils considèrent qu'en raison des spécificités des traditions épiques orales que j'ai énumérées plus haut, il est tout à fait vain d'espérer retrouver, dans la tradition épique grecque, un noyau historique quelconque (36).

En fait, ces divergences radicales dans l'interprétation des traditions orales et de leurs spécificités sont dues avant tout à une différence de mentalité. Nous avons grandi et nous vivons dans une culture de l'écrit, dans laquelle le critère de vérité est le texte écrit. Dès l'enfance, nous avons dû apprendre par cœur des poèmes, mot par mot, vers par vers, en contrôlant constamment le texte mémorisé avec le texte écrit, jusqu'à ce qu'il y ait correspondance parfaite entre les deux. À l'Université, nous apprenons à connaître notre passé historique et culturel selon les règles méthodologiques les plus strictes, en ne reconnaissant pour vrai que ce qui est attesté par des documents écrits ou des monuments. Dans les sociétés orales, le critère de vérité n'est pas et ne peut pas être la correspondance avec le document écrit, puisque celui- ci n'existe pas. Dans les sociétés orales, le seul critère de vérité est le consensus : est jugé vrai ce que la majorité ou les personnes faisant autorité tiennent pour vrai.

Il y a une autre différence, plus importante encore. Notre civilisation est une civilisation tournée vers le passé. Nous accumulons depuis des siècles les connaissances sur le passé, non seulement de l'humanité, mais aussi de l'univers en général. Nous ne nous intéressons pas seulement au passé de notre civilisation occidentale, mais également à celui d'autres civilisations totalement étrangères à la nôtre ; nous nous intéressons même à des civilisations disparues depuis des siècles ou des millénaires. Nous étudions le passé pour le plaisir gratuit de le connaître.

Cette curiosité insatiable pour le passé en tant que passé est une des grandes richesses de notre culture, mais elle n'est pas naturelle. Naturellement les hommes, et ceci est également vrai pour les individus et les collectivités, ne se soucient du passé que dans la mesure où il a une signification, une incidence sur le présent (37). Ils ne se souviendront des noms et

(34) Homer and Mycenae, London, 1933, pp. 184-211.

(35) Cf. pour tous T. B. L. WEBSTER, From Mycenae to Homer, 2e éd., London, 1964, pp. 91-135; D. PAGE, History and the Homeric Iliad, Berkeley-Los Angeles, 1959, pp. 218-296 ; A. LESKY, RE, Suppl. XI (1968), s. v. Homeros, col. 693-703; G. S. KIRK, CAH, IJl, 2, pp. 831 sq. et Homer and the Oral Tradition, Cambridge, 1976, pp. 19 sq.;

J. K. DA viEs, «The Reliability of the Oral Tradition)), dans L. FoxHALL et J. K. DA VIES (n. 1), pp. 87-110; J. LATACZ,

«Zu Umfang und Art der Vergangenheitsbewahrung in der mündlichen Überlieferungsphase des griechischen Heldenepos)), dans J. voN UNGERN-STERNBERG et H. REINAU (édd.), Vergangenheit in mündlicher Überlieferung, Stuttgart, 1988, pp. 153-183.

(36) Cf. notamment M. FINLEY, JHS, 84 (1964), pp. 1-9; A. PARR Y, «Introduction to the Making of the Homeric Verse)) (de 1971), dans J. LATAcz (n. 28), pp. 499-528, qui fait remarquer que son père M. Parry n'aurait pas approuvé ce que Nilsson et Page ont tiré de ses recherches ; J. B. HAINSWORTH, «The Fallibility of an Oral Heroic Tradition)), dans L. FoxHALL et J. K. DA viEs (n. 1), pp. 111-136; J. GooDY, 1.1. (n. 32).

(37) Cf. D. BoEDECKER, «Amerikanische Oral-Tradition-Forschung)), dans J. voN UNGERN-STERNBERG et H.

REINAU (n. 35), pp. 34-53; R. ScHUSTER, «Zur Konstruktion von Geschichte in Kulturen ohne Schrift)), ibid., pp. 57-71.

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des actions de leurs ancêtres que si ceux-ci les valorisent ou leur sont utiles de quelque manière, en particulier pour expliquer, justifier ou légitimer leur situation présente. Les événements passés, les personnages qui n'auraient aucune relation avec le présent, aucune utilité pour. la compréhension ou la justification du présent, sont en général très rapidement oubliés. Or le présent est en perpétuel changement, en perpétuel devenir; ce qui importait hier n'a peut- être plus d'importance aujourd'hui et vice versa, de sorte que le passé se trouve constamment réinterprété et transformé, on pourrait dire «mis à joum. Il n'est pas nécessaire, pour s'en assurer, de lire les travaux des ethnologues et des anthropologues; il suffit de constater comment les Athéniens traitaient, ou plutôt maltraitaient, leur passé même récent, ou comment les Romains de la fin de la République ont réinventé l'histoire des premiers siècles de Rome (38).

Les historiens modernes parlent volontiers de manipulations, de falsifications délibérées ou de manque de rigueur, parce qu'ils ne comprennent pas la mentalité des sociétés antiques, qui restèrent essentiellement orales, alors même qu'elles connaissaient l'écriture depuis des siècles.

Dans ces sociétés, le passé est en perpétuel devenir, en permanente réélaboration.

Rien n'illustre mieux ce problème de mentalité que la controverse sur le Catalogue des Vaisseaux du chant II de l' fliade, qui tient une place tout à fait centrale dans le débat sur l'historicité de la guerre de Troie. Cette liste des héros participant à la guerre de Troie donne pour chacun d'eux les noms des peuples et cités dont ils sont les chefs, ainsi que le nombre des bateaux qu'ils ont amenés, d'où le nom donné à cette liste. Les peuples et cités, ainsi que les fleuves et montagnes nommés dans la liste, sont dans leur très grande majorité attestés comme ayant réellement existé, de sorte que le Catalogue est une véritable carte géographique de la Grèce, un authentique document dans le sens où l'entend l'historiographie moderne, mais qui ne correspond absolument pas à l'esprit du reste des poèmes homériques.

Au siècle dernier, B. Niese avait tenté de démontrer que le Catalogue représentait la géographie de la Grèce archaïque, le poète qui le composa ayant cependant découpé arbitrairement dans quelques cas cette carte de la Grèce archaïque pour donner à ses héros des royaumes imaginaires, en particulier en Argolide et en Thessalie (39). Mais, au début de ce siècle, le philologue Th.

Allen a tout au contraire soutenu que le Catalogue devait être une liste authentique des peuples et cités ayant participé à la guerre de Troie à la fm de l'époque mycénienne, et que cette liste avait été fidèlement transmise à travers les siècles par la tradition épique orale (40). En 1944, V. Burr entreprit de démontrer archéologiquement la justesse de cette théorie, en identifiant les sites mycéniens correspondant à la liste du Catalogue (41).

D. Page alla encore plus loin et, sur la base de l'ouvrage de Burr, il tenta de prouver de manière définitive et irréfutable que le Catalogue ne pouvait pas avoir été composé après l'effondrement du monde mycénien et que, partant, ce document était à la fois l'unique et l'irréfutable preuve de l'historicité de la guerre de Troie (42). La très grande autorité du célèbre

(38) Cf. chez J. voN UNGERN-STERNBERG etH. REINAU (n. 35), les articles de K. RAAFLAUB, «Athenische Geschichte und mündliche Überlieferung» (pp. 197-225), qui renvoie au très stimulant ouvrage de R. THOMAS cité à la n. 9, de J. voN UNGERN-STERNBERG, «Überlegungen zur frühen rornischen Überlieferung im Lichte der Oral-Tradition- Forschung» (pp. 237-265) et de D. TrMPE, «Mündlichkeit und Schriftlichkeit als Basis der frührornischen Überlieferung»

(pp. 266-286).

(39) B. NIEsE, Der homerische Schiffskatalog ais historische Quelle betrachtet, Diss. Kiel, 1873.

(40) T. W. ALLEN, «The Homeric Catalogue», Journal of Hellenic Studies, 30 (1910), pp. 292-322 et The Homeric Catalogue of Ships, Oxford, 1921.

(41) V. BURR, NEQN KATAAoroE: Untersuchungen zum homerischen Schiffskatalog (Klio, Beiheft 49), Leipzig, 1944.

(42) D. L. PAGE (n. 35).

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philologue anglais a fait que cette théorie est devenue très en vogue, du moins dans le monde anglo-saxon, et que le Catalogue est considéré par beaucoup comme la preuve la plus certaine de la fiabilité de la tradition épique sur la guerre de Troie (43). Mais d'autres savants, dont le plus éminent est A. Heubeck, soutiennent tout au contraire que la Grèce décrite par le Catalogue ne saurait en aucun cas être la Grèce mycénienne et doit être la Grèce archaïque (44).

Je me suis trouvé confronté à ce problème il y a une trentaine d'années, dans le cadre de mes recherches sur les États fédéraux grecs. En effet, les peuples dont sont issus ces États fédéraux sont tous mentionnés dans le Catalogue avec la liste des cités qui en font partie, de sorte qu'il était essentiel pour mes recherches de savoir si ces peuples avaient déjà été établis en leur lieu historique, avec leur organisation en cités, à l'époque mycénienne ou si, comme cela me semblait plus vraisemblable a priori, ils ne s'étaient installés dans leurs sites historiques et ne s'étaient organisés en communautés politiques qu'au cours des siècles obscurs. Je vérifiai donc très minutieusement les arguments de Page et de ses prédécesseurs, et je parvins à la certitude que la théorie d'un Catalogue remontant à l'époque mycénienne n'était qu'une chimère (45). Cette théorie repose sur deux erreurs fondamentales. La première est d'avoir identifié les sites du Catalogue en partant de l'hypothèse que le Catalogue était mycénien, ce qui était une démarche en soi légitime, pour tirer ensuite de la carte archéologique ainsi reconstituée la preuve que le Catalogue devait être mycénien, ce qui était méthodologiquement incorrect : en procédant de cette manière, on aurait pu inversement partir de l'hypothèse que le Catalogue était du vue s., ou du me s., identifier systématiquement les sites habités au vue ou au me s., et démontrer ensuite que le Catalogue ne peut être que du vue ou du me s.

La seconde erreur, beaucoup plus grave et bien moins excusable, est d'avoir souverainement ignoré la géographie historique de la Grèce entre le vue et le ne s. av. J.-C., telle que nous la connaissons par les sources littéraires, les inscriptions et les monnaies. Contrairement à ce qu'a prétendu Page, le nombre des sites du Catalogue qui ont disparu, par destruction, par absorption, par abandon ou encore par changement de nom après le vue s. est extrêmement élevé, et si on prend en compte, en remontant le temps, toutes ces «disparitions» survenues entre le vue et le ne s., on arrive à la constatation certaine que la Grèce du Catalogue est bien celle de la Grèce archaïque, comme le disait Niese il y a plus de lOO ans (46).

Indépendamment de ces arguments vérifiables et objectifs, il me paraissait aussi totalement invraisemblable qu'une telle liste ait pu être transmise oralement et fidèlement pendant plusieurs

(43) Cf. en particulier R. H. SIMPSON et J. F. LAZENBY, The Catalogue of the Ships in Homer's fliad, Oxford, 1970 ; G. S. KIRK, CAH, IP, 2, pp. 831 et 837; Io., Homer and the Oral Tradition, pp. 20 sq. ; Io., The fliad:

a Commentary, vol. I, Cambridge, 1985, pp. 168 sq.

(44) Cf. A. HEUBECK, «Geschichte bei Homen>, Studi Micenei ed Egeo-anatolici, 20 (1979), pp. 229 sq., avec la bibliographie p. 230 n. 6.

(45) A. GmvANNINI, Étude historique sur les origines du Catalogue des vaisseaux, Berne, 1971.

(46) À la suite d'un inventaire aussi complet et précis que possible, j'avais obtenu les nombres suivants : des 142 villes nommées par le Catalogue, une centaine environ étaient des communautés politiques, des poleis, à l'époque archaïque, alors qu'une moitié seulement d'entre elles avaient encore ce statut au milieu du II' s., lorsqu'elles n'avaient pas tout simplement cessé d'exister ou changé de nom. À la liste des sites «disparus» après le VII' s., je peux ajouter maintenant les cités étoliennes d'Olénos et de Pylènè, qu'Hellanicos signale comme encore existantes en son temps (STRAB., X, 2, 6, C 451), Cléonai qui fut absorbée par Argos vers 320 (cf. M. PIÉRART et J. P. THALMANN, «Études argiennes», BCH, Suppl. VI, 1980, pp. 261-269 et BCH, 106 (1982), pp. 119-138), ainsi que l'arcadienne Énispè, qui doit être l''EJcaarp6.awz connue par PoLYBE (XI, 11, 6) et IG, IV, P, 42 (cf. F. GscHNITZER, «Neue Beitrlige zu den griechischen Ethnika», Festschrift E. Risch, Berlin-New York, 1986, pp. 415 sq.). Une centaine de sites identifiés sur 142, quand on sait à quel point la documentation est insatisfaisante avant la fin du V' s., c'est vraiment plus qu'on ne peut en souhaiter.

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