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L'innovation entre invention et conquête. Un point de vue géopolitique sur la R&D contemporaine

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Academic year: 2021

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L’innovation entre invention et conquête. Un point de vue géopolitique sur la R&D contemporaine

Thierry Ménissier

To cite this version:

Thierry Ménissier. L’innovation entre invention et conquête. Un point de vue géopolitique sur la R&D

contemporaine. Colloque Arts et Science 2011 ”La relation arts-sciences dans les territoires”, Atelier

Arts-Sciences, Oct 2011, Grenoble, France. �halshs-01653317�

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Colloque "La relation arts-sciences dans les territoires", Rencontres I, Grenoble, 7 octobre 2011

L'innovation entre invention et conquête.

Un point de vue géopolitique sur la R&D contemporaine Thierry Ménissier

(Grenoble Institut de l'Innovation - UPMF)

"Ce que nous entendons durant le sommeil, ce sont bien les battements de notre cœur, non les éclats de notre âme sans emploi."

René Char, La nuit talismanique.

Trois considérations préliminaires :

(1) Dans cette intervention, il s'agit d'interroger la relation arts-science d'un double point de vue : celui de la philosophie politique et celui de la philosophie de l'innovation. Par cette dernière expression, je désigne la tentative qui entreprend de sonder les enjeux de l'innovation, en termes épistémologiques comme en termes de finalités éthiques et politiques.

Il s'agit de savoir aussi bien d'où vient l'innovation (en quoi consiste innover) et où elle va (à

quoi peut bien servir l'innovation, et comment) - il s'agit également, et de ce fait, de

comprendre quelles visions du monde portent aussi bien la dynamique de l'innovation que les

orientations plus concrètes et précises qu'on lui donne ici et là. Il s'agit enfin de savoir de quel

sens est porteuse l'innovation, dans son principe même, et les innovations particulières, dans

leur apport spécifique. Parce qu'elle est un savoir réflexif dont la vocation est de s'interroger

sur le sens, la philosophie offre aux sciences et aux pratiques de l'innovation certaines

ressources, encore mal définies, et qu'il convient de sonder et d'exploiter. Il y a même une

certaine urgence à relier philosophie et innovation. Certes, les ingénieurs et manageurs de

l'innovation se passent communément très bien de la philosophie (et d'ailleurs, celle-ci leur

rend bien l'indifférence qu'ils manifestent à son égard !), ma conviction est cependant que

nous sommes arrivés à un stade - puisque l'innovation se transforme peu à peu en une sorte de

rhétorique - où un effort supplémentaire de discernement est nécessaire. Sans le dépassement

de la conception instrumentale de l'innovation vers une conception réflexive désireuse

d'aborder la question du sens, il y a fort à parier que l'innovation se coupe de ses propres

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finalités. Pour utiliser une importante distinction conceptuelle autrefois mise en place par Kant dans son travail critique : bien des savoirs permettent aujourd'hui de connaître l'innovation, c'est-à-dire de la saisir en fonction de ses conditions concrètes ; il s'agit maintenant de la penser, c'est-à-dire, précisément, de discerner ses finalités, de la saisir en fonction de ses finalités, et de la confronter à ces finalités

1

. Parce qu'il promet beaucoup, et d'ailleurs parce qu'il promet sans cesse, le discours de l'innovation requiert presque naturellement qu'on l'interpelle à propos de ces promesses. Vous le comprenez, dans cette configuration, la philosophie n'est pas "le supplément d'âme" de l'innovation, ni même la mouche du coche qui pique l'attelage pour le faire avancer (il avance très bien tout seul, et même souvent, semble-t-il, trop vite !), elle est plutôt comme une amie exigeante, qui lui susurrerait à l'oreille : "va au bout de tes possibilités, réalise-toi, mais si tu veux réussir n'oublie pas d'où tu viens ni qui tu es".

(2) Quant à elle, la relation arts-sciences se développe, à première vue, à la marge des dynamiques d'innovation technologiques et entrepreneuriales, et tout cas à la marge de leur principe actif, qui concerne la production et dont le ressort est industriel. Si elle se situe en marge de la production et de l'industrie, la relation arts-sciences n'en bénéficie pas moins des investissements publics et privés visant les développements des nouvelles technologies. Par exemple, ici même : l'activité même de l'Atelier Arts-sciences dont nous connaissons bien les expériences, se développe notamment à partir de la recherche technologique du CEA - Grenoble. Cette situation marginale est quasiment typique de la situation des projets arts- sciences, c'est elle qui prête à sourire les gens "sérieux" et qui exaspère les technophobes, furieux que l'art et les artistes "cautionnent" ou "légitiment" les prouesses de la haute technologie.

(3) Le domaine de la relation arts-sciences ouvre un espace particulier dans la dimension de l'innovation, chacun le sait, ou plus exactement chacun s'en doute, car tous peuvent constater l'originalité de la démarche comme l'ambiance particulière qui accompagne les projets estampillés arts et sciences, mais il faudrait encore préciser comment et pourquoi.

Pour préciser l'originalité du champ ouvert par la relation arts-sciences, on peut relever le caractère marginal de ses créations par rapport à la dimension de la production industrielle, mais il est également stimulant de considérer le contexte géopolitique dans lequel la dynamique de l'innovation est le plus souvent prise. La recherche en innovation s'inscrit dans                                                                                                                          

1 Immanuel Kant, Critique de la raison pure, 2ème édition, Analytique des concepts, § 22 ; trad. A.

Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1986, p. 124-125.

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un contexte géopolitique précis, et c'est celui de la concurrence entre les Etats et entre les entreprises ; ce qu'on entend même par "innovation" évoque justement la capacité des Etats et des entreprises à être compétitifs les uns par rapport aux autres en termes de propositions technologiques nouvelles, de diffusion des technologies sur les marchés, de renouvellement de ces marchés par l'apport de nouveautés technologiques ou d'usage.

Pour qualifier cette dynamique, il est nécessaire d'adopter le point de vue qu'on pourrait qualifier de "réaliste", au sens que la science des relations internationales donne à ce terme dans la lignée de penseurs classiques tels que Thucydide, Machiavel et Carl von Clausewitz, ou encore, plus près de nous, Raymond Aron et Hans Morgenthau - à savoir, le point de vue d'après lequel la logique des relations entre puissances donne au monde sa forme et assigne une certaine attitude aux rapports entre les acteurs qui le constituent, une attitude qui, si elle n'est pas toujours agressive, s'effectue toujours sur le fond de la compétition, quand ce n'est pas en fonction de la menace et du conflit potentiel. Plus exactement, dans l'optique du réalisme, la compétition entre acteurs, qui traduit la volonté de s'imposer les uns aux autres de manière directe ou indirecte, est le principe de la logique du monde. Si le monde n'est pas toujours comparable à un champ de bataille, l'ethos qui y domine se décline en une salutaire inquiétude généralisée. L'école réaliste, schématiquement ramenée à l'essentiel de son interprétation de l'histoire, explique enfin que les acteurs importants du monde trouvent leur énergie dans un désir de s'imposer aux autres, de les subjuguer, de leur imposer leur volonté.

Dans le titre de cette intervention, est annoncé "un point de vue géopolitique sur la R&D contemporaine" : ce point de vue, c'est celui apporté par le réalisme sur la dynamique de l'innovation, ainsi que je vais l'établir dans le premier moment de mon intervention.

Or, parmi tous les aspects de l'innovation, il faut bien le reconnaître, la relation-arts ne s'inscrit pas directement dans cette logique de compétition, elle se situe dans une autre perspective, voire dans une perspective autre. Précisément, dans son deuxième moment, mon intervention veut contribuer à élucider cette autre perspective ou cette perspective autre, et par suite à dévoiler quelque chose de la promesse d'un autre rapport à l'innovation. Qu'apporte de spécifique la relation arts-sciences à la compréhension renouvelée de l'innovation dont nous avons aujourd'hui besoin ? Kant, que j'ai déjà évoqué, se demande dans un opuscule célèbre :

"qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?"

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. Ici je vais donc me demander : "qu'est-ce que s'orienter dans l'innovation avec la relation arts-sciences ?"

                                                                                                                         

2 Immanuel Kant, Que signifie s'orienter dans la pensée ?, trad. J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, Flammarion, 1991.

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1. Un point de vue géopolitique sur la R&D contemporaine :

1.1. La concurrence des nations et la carte du monde moderne :

S'il convient de se méfier de rapprochements faciles, il est permis d'affirmer que la logique de la R&D telle que la connaît le monde contemporain reprend certains caractères décisifs de la logique de la concurrence internationale mise en œuvre à la période qu'on identifie comme la modernité (XVI-XVIIIème siècles) et tout au long de l'époque contemporaine. La logique des puissances telles qu'elle se présente obéit certes à des règles complexes, mais elle s'inscrit dans une cartographie précise, et d'ailleurs assez bien documentée. Les chiffres de la DIRD (dépense intérieure brute en recherche et développement)

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, aussi bien que le décompte des dépôts de brevets dans le monde, notamment, permettent de dresser un état des lieux assez précis, mettant en lumière l'importance dans la dynamique de l'innovation des grandes nations développées (Etats-Unis, Allemagne, France, Royaume-Uni, Japon) et celui des nations émergentes (Inde, Chine, Corée du Sud ou Brésil). Le classement mondial des universités et institutions de recherche, de son côté, fait également apparaître une carte du monde qui correspond, grosso modo, aux aléas de l'histoire contemporaine, telle qu'elle fut dominée par la compétition industrielle entre nations du XIXème siècle, puis par les soubresauts des révolutions anticoloniales et par les plans de reconstruction après les deux guerres mondiales. On pourrait ajouter des remarques convergentes à propos des dépenses d'armement consenties par les nations désireuses de s'assurer un leadership. Sans qu'il soit possible ici de développer ce point de vue, au vu des chiffres et surtout de la localisation des investissements de recherche industrielle, il semble tout à fait pertinent de penser la dynamique de l'innovation en fonction d'une territorialisation qui est le reflet de la logique de puissance dans laquelle le monde moderne puis contemporain s'est engagé, dès l'essor des Etats-nations au début de la modernité. Ce fait, évident, est rien

                                                                                                                         

3 Je rappelle que la DIRD correspond aux travaux de recherche et développement (R&D) exécutés sur le territoire national quelle que soit l'origine des fonds. Une partie est exécutée par les administrations, l'autre par les entreprises. Elle comprend les dépenses courantes (masse salariale des personnels de R&D et dépenses de fonctionnement) et les dépenses en capital (achats d'équipements nécessaires à la réalisation des travaux internes à la R&D et opérations immobilières réalisées dans l'année). Source de cette définition : Institut national de la statistique et des études économiques.

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moins que banal. Il est même très éloquent de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.

Nul ne saurait donc s'étonner du fait que la logique de la R&D, c'est-à-dire le ressort même de l'innovation saisie sur son mode le plus propre, à savoir le mode industriel, corresponde à la carte d'un monde qui n'est pas n'importe quel territoire neutre : elle reflète la cartographie d'un monde dominé par la concurrence qui s'exprimait autrefois dans le registre de la guerre internationale, qui s'est exprimé ensuite dans celui de l'émancipation des nations qui furent colonisées, et enfin dans celui de la course de vitesse pour la reconstruction après les destructions de la guerre. Cela augure peut-être mal pour les promesses dont l'innovation est porteuse (quoique le pire ne soit jamais certain), mais la territorialisation du développement technologique reflète bel et bien les tourments de l'histoire, et elle exprime une humanité fondamentalement divisée et dressée contre elle-même. Derrière la recherche obsessionnelle de l'avantage concurrentiel, on aperçoit l'humanité en mal de réconciliation.

Par suite, dans un tel schéma, l'innovation - ce concept belliqueux - s'effectue toujours sous contrainte, elle n'est rien moins que libre, elle constitue même l'envers de l'inquiétude liée aux relations de compétition.

1.2. Du modèle westphalien au schéma de la gouvernance :

Dans le même temps, le modèle sous-jacent à une telle cartographie a indéniablement évolué sous l'effet du phénomène de la mondialisation ; ce phénomène complexe, on peut le présenter comme un processus de "dé-limitation" du monde, ainsi que le fait le philosophe basque Daniel Innerarity

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, en renvoyant à deux dimensions différentes : d'une part, à la baisse d'efficience des entités autrefois capables, à l'exclusivité de toute autre, de garantir l'assise stable des frontières, à savoir les Etats, et d'autre part à l'essor d'entités mixtes, "des institutions et organisations auxquelles ne peut s'appliquer la séparation stricte du privé et du public". Je voudrais insister sur le fait qu'une telle évolution engage une certaine modification des rapports de puissance à puissance. La structuration du monde sous l'effet de la compétition traditionnelle des gouvernements laisse la place à l'émergence de l'interactions des acteurs privés et des puissances publiques. Le concept de gouvernance renvoie à cette évolution et signifie concrètement que l'on franchit un pallier dans la complexité des relations                                                                                                                          

4 Cf. Daniel Innerarity, La Démocratie sans l'Etat. Essai sur le gouvernement des sociétés complexes, trad. S.

Champeau, Paris, Climats/Flammarion, 2006, p. 169-170.

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entre acteurs

5

. La logique de l'innovation reflète une telle complexité, qui conduit inéluctablement à la reformulation de la forme des territoires. Un modèle que l'on pourrait qualifier de "westphalien" domine encore à certains égards la cartographie de l'innovation (par référence aux Traités de Westphalie qui, au milieu du XVIIème siècle, mirent fin à la Guerre de Trente Ans et imposèrent l'Europe de la concurrence internationale). Mais déjà un autre monde apparaît sans doute plus confus, mais aussi beaucoup plus riche - sinon plus créatif - dans ses possibilités d'interaction.

Est-ce que, dans cette évolution, se produit un changement du ressort "guerrier" de l'innovation, une transformation des rapports de puissance au profit d'autre chose ? Est-ce que la modification du schéma westphalien en modèle de la gouvernance permet de donner tort à l'interprétation réaliste de la logique de R&D ? Est-ce que cela offre le moyen de penser l'innovation autrement ? L'innovation, ce concept belliqueux, peut-il se comprendre selon d'autres modalités ? Est-ce que le nouveau monde globalisé est porteur d'une innovation autre, moins sous-tendue par la compétition en vue de la puissance ? C'est possible, mais ce n'est pas du tout nécessaire. Certains signes attestent que le monde a changé, d'autres semblent indiquer que l'évolution des acteurs et la transformation des territoires renvoie toujours à la même logique de conquête. Et concernant les premiers, on peut mettre en exergue le fait que, si elle est prise dans des relations concurrentielles, la logique de l'innovation repose partiellement sur un esprit de coopération et de mutualisation, d'échanges. A cet égard, le développement d'Internet constitue sans doute un symbole : tout au long de son émergence, la Toile a mobilisé les acteurs d'une culture de la gratuité, remettant au goût du jour un ethos qu'on croyait disparu depuis la fin des années 1970 ; or, cet ethos s'est exprimé dans les cadres d'une technologie de pointe, et celle-ci ne se serait pas imposée si elle ne s'était trouvé stimulée par un esprit de créativité, libre et gratuite. Internet représente donc le symbole d'une innovation culturelle. Ou bien encore sa réussite exprime que, dans le nouveau monde, l'innovation pleine et entière produit des changements d'ordre culturel, capables de remettre en question les comportements intéressés qui paraissaient les plus spontanés

6

.

                                                                                                                         

5 Cf. Philippe Moreau Defarges, La gouvernance, Paris, PUF, 2008.

6 Voir par exemple à ce propos les remarques de Dominique Cardon, dans La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Le Seuil et La République des Idées, 2010, chapitre I : "L'esprit d'Internet", p. 13-33.

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Quoiqu'il en soit, pour appréhender en quoi consiste la nouvelle possibilité qui semble émerger, nous devons faire un détour, en remontant généalogiquement vers certains de nos ancêtres.

2. Généalogie de l'innovation, entre conquête et invention :

2.1. L'apport du style de la Renaissance sur l'émergence de la logique de l'innovation :

En tant qu'universitaire spécialiste d'auteurs de la Renaissance, tels que Nicolas Machiavel et Michel de Montaigne, je suis frappé par le fait que l'on omet souvent de prendre en compte l'apport spécifique de cette époque, la Renaissance, dans l'émergence du style de vie qui a régi l'époque moderne et contemporaine. On attribue souvent le modernisme, ou l'acte de naissance du style de vie moderne, au XVIIIème siècle des Lumières. Et bien entendu, beaucoup de faits concourent à un tel diagnostic : la conjugaison du développement des machines ou du machinisme, de l'essor du commerce international et de l'apparition de l'espace public démocratique donne raison à l'interprétation dominante, qui fait de l'époque des Lumières la préfiguration de nos sociétés innovantes. Mais une telle façon d'interpréter l'histoire est insuffisante et réductrice. La Renaissance avait déjà apporté des éléments comparables, avec une netteté supplémentaire, et en mettant en lumière un caractère essentiel qui entre maintenant dans l'ADN de l'innovation, ainsi que je vais le montrer.

Ce qui s'invente à la Renaissance, c'est un style de vie composé de conquête et

d'invention dont nous sommes encore les héritiers. La conquête est bien sûr particulièrement

nette dans la volonté de courir le monde afin de le connaître et d'en dresser les cartes (fait des

grands explorateurs, tels que Vasco de Gama, Fernand de Magellan, Amerigo Vespucci,

Christophe Colomb et tant d'autres) ; elle est également sensible dans la volonté d'annexer de

vastes empires aux royaumes européens, et l'on se souvient des terribles et incroyables

exploits des aventuriers Hernan Cortès, le conquérant du Mexique dominé par les Mayas, et

de Francisco Pizarro, celui de l'empire Inca au Pérou. Concernant l'invention, les ingénieurs

de la Renaissance, ainsi que plusieurs historiens des techniques l'ont montré, proposent pour

la première fois d'authentiques "visions du monde" tout en œuvrant la résolution de

problèmes techniques concrets. A la Renaissance, et singulièrement durant le Quattrocento en

Italie (le XVème siècle), ce n'est pas telle ou telle technique qui évolue, c'est l'esprit même de

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la technique qui connaît un renouvellement. La technique devient une "weltanschauung", comme on dit dans le langage allemand de la philosophie, une "conception du monde", porteuse d'un sens global. Et cette conception du monde considère la capacité d'efficience de l'homme, sa puissance de conception des artifices technologiques, comme le ressort de l'histoire. Ce qu'il y a de respectable dans tout ingénieur - non, mieux encore : ce qu'il y a d'émouvant dans tout ingénieur - vient de là : il symbolise un type d'humanité conscient de sa fragilité, et pour cela désireuse d'inventer des procédés nouveaux et efficaces capables de donner à l'humanité un peu plus de chance de survie et de prospérité, une chance de plus dans son développement et dans sa quête d'elle-même.

Dernier point : ce qui est remarquable, à la Renaissance, c'est que le rapport à la technique n'est pas encore entièrement machinique, pas encore dominé par la recherche de l'automatisme. Et c'est pourquoi l'esprit technique de la Renaissance est pour nous aussi remarquable que singulier : il combien de manière étonnante l'inventivité et le rapport aux choses matérielles élémentaires, il œuvre à même la nature, et, parce qu'il se teinte de conceptions magiques, il engage un fascinant dialogue entre le naturel et l'artificiel.

Ainsi, la Renaissance a proposé un style de vie qui combine la conquête et l'invention : ce style, c'est très exactement celui qui préside à l'innovation. En effet, qu'est-ce qu'une innovation d'aujourd'hui, si ce n'est une invention conquérante, ou encore une nouveauté concrète qui s'inscrit dans le schéma qu'une conquête inventive du monde ? L'époque moderne, dans la dynamique d'innovation, a réuni ou confondu les deux tendances de la Renaissance : conquête et invention vont désormais de pair. L'ingénieur, ce type d'homme émouvant, joue le rôle de l'inventeur, tandis que le conquérant, aujourd'hui, se retrouve dans l'entrepreneur dont la vocation est de diffuser le dispositif innovant le plus largement possible.

Mixte d'esprit d'invention et d'esprit de conquête, l'innovation s'inscrit dans un schéma dynamique de défi et de concurrence. L'innovateur d'aujourd'hui, si on le considère avec ce recul historique, constitue donc un mixte étonnant : il est à la fois Hernan Cortès, invraisemblable conquérant de l'empire Maya avec seulement une troupe composée de 518 fantassins, 16 cavaliers, 32 chevaux, 13 artilleurs, 13 arquebusiers et 32 arbalétriers - et Francesco di Giorgio Martini, cet ingénieur siennois qui, mieux encore que Leonardo da Vinci, a incarné la gloire humble de "l'homme aux mille tours", pour reprendre l'épithète qualifiant, chez Homère, le rusé Ulysse, inventeurs d'artifices (polytropos)

7

. Entrant dans la                                                                                                                          

7 Sur Francesco di Giorgio Martini, cf. Bertrand Gille, Les Ingénieurs de la Renaissance, Paris, Hermann, 1964 ; Points Sciences, p. 107-128.

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procédure d'expérimentation et de valorisation de son invention, faisant face à une société indifférente à son projet ou même initialement réticente, mais convaincu que l'idée en est bonne et juste, ne peut-on dire qu'il pose le pied en terre inconnue dans le même état d'esprit qui fut celui de tels ancêtres ?

2.2. La relation arts-sciences dans le mixte de conquête et d'invention caractéristique de la Renaissance :

Comment comprendre la place de la relation arts-sciences en fonction de cette généalogie ? Eh bien, certains éléments du "style renaissant" lui accordent une place prépondérante. Parmi toutes les époques importantes pour le façonnage du style européen et occidental, il faut en effet le rappeler, la Renaissance est probablement celle où la relation entre l'art et la science a été le plus explorée. Cela tient au rôle particulier dévolu à l'art dans cette époque de remise en question radicale des certitudes, qui s'étend de 1453 à 1550 environ. Cette remise en question est propice à des expérimentations esthétiques et savantes à la fois. Par exemple, les fantasmagories de Leonardo ne se coupent jamais d'une réflexion concernant l'instrumentation technique ou les procédés mécaniques, d'une part, ni, de l'autre, d'une visée esthétique, en relation avec la célébration des formes naturelles ; les spéculations visuelles à propos des engins imaginés dans les Carnets constituent le revers de la toile sur laquelle on voit la Joconde et la Cène. Ou encore, la construction du Dôme de Florence par Brunelleschi représente une incomparable prouesse tant technique qu'artistique.

Il est ainsi caractéristique du grand style de la Renaissance que l'art soit un moyen,

sinon LE moyen fondamental d'investigation de la réalité. Ce que nous apprennent les artistes

de la Renaissance (qui sont aussi, pour la très grande majorité d'entre eux, de grands savants

et de remarquables techniciens), c'est que la visée esthétique d'un "sens sensible" contribue à

la dynamique de renouvellement de la compréhension du monde. Je terminerai ce court

développement en rappelant que l'attitude des hommes de la Renaissance, qu'ils soient savants

ou artistes, se conçoit, sur le plan de la philosophie pratique, par référence à la notion

d'"essai", popularisée par le livre de Montaigne. Qu'est-ce qu'un essai ? C'est une

expérimentation sans laboratoire, où le sujet du travail, ce qui est remis en question par

l'épreuve du réel, c'est la personne même de celui qui s'essaie. Dans la relation arts-sciences

de la Renaissance ou telle qu'elle a été inventée à la Renaissance, l'œuvre n'est que le résultat

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d'un tel "essai". Ainsi, les savants et artistes de cette époque fondatrice nous invitent-ils à nous

"essayer" nous-mêmes dans les expériences que nous faisons du monde.

3. Penser la relation arts-sciences aujourd'hui dans son contexte, trois pistes d'investigation :

Pour en revenir à notre temps, je repartirai du soupçon qui anime mon interrogation.

Ce soupçon est que la crise mondiale met en question la capacité de la dynamique de l'innovation à continuer à alimenter la croissance - ce pourquoi, précisément, elle est pourtant conçue. La notion strictement industrielle de l'innovation trouve sans doute ici sa limite indépassable ; et l'on comprend pourquoi il est aujourd'hui nécessaire d'en appeler aux ressources de la philosophie, c'est-à-dire à ce qui est tout de même, en période de crise existentielle, la reine des disciplines. Or, la logique purement industrielle de l'innovation, plusieurs signes l'indiquent, connaît déjà ou finira par connaître une telle crise existentielle.

Dans ces conditions, la relation arts-sciences offre une certaine opportunité, dont les modalités ne sont cependant pas encore bien définies. Par exemple, et bien entendu, elle ouvre des perspectives surprenantes concernant l'usage des technologies. Et dans cette remise en question de l'usage ordinaire se joue peut-être la possibilité d'un autre rapport à la technologie, moins consumériste et davantage responsable ou citoyen. Plus précisément, quel est l'apport des projets arts et science pour le développement de l'innovation ? Et pour le rapport des publics à la dynamique de l'innovation ? En fonction de ces deux questions, je voudrais souligner quelques pistes d'investigation :

1. La première piste regarde le fait que les créations issues de la relation arts et sciences engendrent une modalité originale du registre esthétique. Originale, car différente de ce celle que Kant définissait comme "désintéressé"

8

. Il ne s'agit pas, avec les créations de la relation arts-sciences de produire une "satisfaction désintéressée", c'est-à-dire, pour reprendre les termes que le philosophe de Königsberg associe à la notion d'intérêt, coupée "de la satisfaction que nous associons à la représentation de l'existence d'un objet". L'objet ou le procédé arts-sciences nous reconduit au contraire vers le monde et vers les artefacts qui le peuplent. La relation arts-sciences permet de ce fait (conformément au vœu Kant, d'ailleurs) de viser d'autres intérêts que les intérêts directement sensibles de l'agrément ; elle ouvre la                                                                                                                          

8 Immanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique du beau, § 2, trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, p.

182-183.

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logique esthétique à d'autres options que l'alternative stricte constituée par l'art agréable ou qui plaît aux sens et par l'art "désintéressé", des options aussi fondamentales que la question du sens de l'agir humain et de son renouvellement par le biais de la production d'artifices.

2. La deuxième piste concerne le rôle de la dimension esthétique dans l'appropriation des technologies innovantes ; ce rôle est bien connu, et...cela constitue un véritable problème, ainsi que l'a par exemple souligné avec une belle lucidité Yves Michaud dans L'art à l'état gazeux

9

, ouvrage dans lequel le philosophe remarque et dénonce l'usage hyperbolique de la recherche de beauté dans les sociétés de grande consommation. L'industrie culturelle - et l'industrie tout court - ont entrepris d'esthétiser/enjoliver le monde dans le même temps que le beau désertait les galeries d'art. En regard de cette critique, et en fonction d'un paradoxe qui n'est qu'apparent, il me semble que les créations du registre arts-sciences offrent une opportunité remarquable : il est possible grâce à elles de dépasser la problématique de l'acceptabilité sociale des technologies. Ces termes, "acceptabilité sociale" renvoient notamment au jeu complexe qui s'établit entre un pouvoir désireux de développer un type de technologie initialement perçu par la population comme risqué voire dangereux, et la capacité de cette population à intégrer tout ou partie de cette technologie ; envisagé de la sorte, ils font plus exactement référence à l'ensemble des procédures médiatiques et sociales susceptibles de faire évoluer l'opinion en faveur de l'adoption de cette dernière. Or, du point de vue démocratique, la question n'est pas qu'une technologie soit ou non "socialement acceptée" par les usagers - il convient plutôt, et c'est un enjeu particulièrement important, qu'elle fasse sens pour eux, et qu'elle corresponde à un besoin non pas subi mais réfléchi.

J'ai bien conscience que ces termes, "besoin non pas subi mais réfléchi", font problème. Au sens où on l'emploie communément, le besoin désigne à la fois ce dont on ne peut se passer et le sentiment qu'on ne peut s'en passer. Dans cette dualité réside une ambiguïté évidente et bien connue, puisque ce sentiment est très ordinairement stimulé par le désir, voire engendré par lui. La création de nouveaux besoins, conformes aux intérêts du pouvoir ou du marché, tel est d'ailleurs, si on la saisit de manière critique, la finalité de l'acceptabilité sociale. Par ailleurs, il n'est pas question, dans notre propos, de remettre en question la possibilité pour chacun de répondre aux offres émises par le marché - car c'est une des formes de la liberté. Mais ce qu'il s'agit ici d'appréhender, c'est une dynamique technologies/usagers qui soit conforme à l'esprit d'une authentique démocratie, dans laquelle                                                                                                                          

9 Yves Michaud, L'art à l'état gazeux. Essai sur le monde de l'esthétique, Paris, Stock, 2003.

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les individus sont intellectuellement et axiologiquement actifs : on ne leur y impose pas leurs choix de vie, pas davantage que leurs valeurs, ni explicitement ni à leur insu.

L'activité créatrice ainsi que les dispositifs typiques de la relation arts-sciences offrent peut-être une telle opportunité. Dans un ouvrage récent, j'ai essayé de montrer comment l'expérience esthétique pouvait être conçue dans la perspective d'une théorie républicaine d'aujourd'hui - et de quelle manière il était possible et salutaire pour les libertés publiques de créer les conditions favorables à des "jugements collectifs de goût"

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. Ainsi se lève le paradoxe (faire servir une activité esthétique à l'appropriation civique) : de par la place centrale de l'expérimentation dans les dispositifs arts-sciences, l'activité artistique ainsi entendue fait littéralement jouer ensemble l'expérience scientifique, la perception sensible et l'interrogation sur le sens de l'action.

3. La dernière piste, dans le fil de la précédente et plus rapidement évoquée, envisage une finalité anthropologique majeure de la relation arts-sciences. Indéniablement, cette dernière contribue en effet à "rematérialiser" le rapport à la technologie. A l'époque de l'émergence du "psychopouvoir" d'une économie libidinale capitaliste procédant par "capture de l'attention"

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, l'invitation des ingénieurs-artistes constitue bien d'avantage qu'une promesse.

Grâce à la culture technologique qui la nourrit et à son rayonnement public, elle évoque en effet le moyen de constituer une technique mentale valant comme un véritable contre-pouvoir face aux nouvelles formes de contrôle des populations

12

.

En guise de conclusion, et compte tenu de ce que je crois être la fécondité de telles pistes d'investigation, je m'autoriserai de mon statut de philosophe pour formuler quelques recommandations à la fois modestes et utopiques, car elles m'apparaissent opportunes dans notre situation :

- La redéfinition en cours des territoires de l'innovation (clusters, pôles de compétitivité, etc.) place les Régions au cœur d'un processus de redéploiement des compétences territoriales. Je                                                                                                                          

10  Cf. Thierry Ménissier, La Liberté des contemporains. Pourquoi il faut rénover la République, Grenoble, PUG,

2011, chapitre VIII : "La dynamique des lois et des mœurs", p. 199-225.  

11  Cf. Bernard Stiegler, Economie de l'hypermatériel et psychopouvoir. Entretiens avec Philippe Petit et Vincent

Bontems, Paris, Mille et Une Nuits, 2008.

12 Cf., pour contribuer à documenter ce point des techniques actuelles de contrôle, l'intéressant ouvrage de Pierre-Antoine Chardel et Gabriel Rockhill (dir.), Techniques de contrôle dans la mondialisation. Enjeux politiques, éthiques et esthétiques, Paris, Kimé, 2009.

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propose que l'on adopte en France et en Europe le principe d'associer les pôles de compétitivité à des équipes d'arts-sciences ; et que, de ce fait, l'initiative de l'Atelier Arts- sciences devienne une forme de référence pour l'activité d'innovation.

- Je propose que l'on conçoive systématiquement la R&D comme un processus esthético- philosophique à part entière : que les responsables de cette activité se souviennent ou non de La République de Platon et de l'audacieuse perspective des "philosophes-rois", un des enjeux de notre époque consiste à rendre philosophes les designers et les manageurs, puisque l'activité d'innovation est toujours, qu'on le veuille ou non, porteuse d'un sens et d'une vision du monde. Que chaque centre de R&D s'associe les compétences et les conseils des philosophes, et peut-être se mettra-t-on sur la voie d'une recherche industrielle en phase avec la volonté de responsabilité de populations politiquement et éthiquement adultes.

- Enfin, concernant le point crucial de la formation des individus, je propose que l'on inscrive sans délai au concours des grandes écoles d'ingénieur une épreuve fortement coefficientée portant sur la création arts et science - où l'aspirant ingénieur devrait réaliser un dispositif artistico-technique, qui serait comme une sorte de petit chef d'œuvre pour son cursus initial.

Derrière les territoires de l'innovation, il y a en effet les dispositions des acteurs qui les animent, à partir de leurs facultés ou, mieux dit, en fonction de leur potentiel d'action : c'est ce dernier qu'il est capital de stimuler en vue d'une innovation autre. Hannah Arendt écrivait, dans un passage merveilleux de The Human Condition, qu'en dépit des forces contraires à la préservation de l'homme le pire n'est jamais certain, car l'humain dispose de la capacité à sauver le monde par la "natalité", c'est-à-dire la perpétuelle survenue d'hommes nouveaux

13

. Par conséquent, ce dont il est question avec cette ultime proposition, c'est de favoriser la capacité que les hommes, toujours nouveaux, ont de faire naître des innovations sensées dans un monde commun.

   

L’auteur  :   Thierry   Ménissier,   agrégé   de   philosophie,   docteur   de   l’EHESS   en   études   politiques   et   habilité  à  diriger  les  recherches  en  science  politique,  est  maître  de  conférences  à  l’Université  Pierre-­‐

                                                                                                                         

13 Cf. Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Pocket, 1983, p. 314 : "Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine "naturelle", c'est finalement le fait de la natalité [the fact of natality], dans lequel s'enracine ontologiquement la faculté d'agir".

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Mendès-­‐France   /   Grenoble   2.   Dans   G2I,   il   est   responsable   de   la   spécialité   recherche   "Sciences   de   l'innovation"   du   Master   Innovation.   Spécialiste   d’histoire   des   idées   politiques   et   de   théorie   normative,  ses  recherches  actuelles  portent  sur  les  relations  entre  l'innovation  technologique  et  la   société  démocratique.  Il  est  l'auteur  d'une  cinquantaine  d'articles  et  de  chapitres  d'ouvrages,  ainsi  

que   de   plusieurs   monographies.   Derniers   ouvrages   publiés  :  

Machiavel   ou   la   politique   du   centaure  

(Hermann,   2010)  ;  

La   liberté   des   contemporains.   Pourquoi   il   faut   rénover   la   République  

(Presses  

Universitaires  de  Grenoble,  2011).  

 

Adresse  électronique  :  Thierry.Menissier@upmf-­‐grenoble.fr  ou  thierry.menissier@wanadoo.fr    

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