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PEUT-ON DÉSIRER MOURIR ? MÉDECINS ET PATIENTS FACE AU « MAL DE VIVRE »

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Academic year: 2021

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PEUT-ONDÉSIRERMOURIR ?

MÉDECINSETPATIENTSFACEAU « MALDEVIVRE »

Marie Gaille-Nikodimov

Chargée de recherche, CERSES, CNRS mgaillenikodimov@yahoo.fr

Peut-on désirer mourir ? Cette question pourra surprendre et paraître inutilement provocatrice dans un contexte de réflexion souvent passionnel où il faut avant tout s’attacher à créer les conditions d’un débat aussi apaisé que faire se peut.1 Cette exigence d’apaisement vaut pour toutes les questions de politique et d’éthique de la santé, mais elle a une pertinence particulière pour le problème de la mort à l’hôpital, à propos de laquelle partisans et opposants de « l’euthanasie » s’affrontent sur au moins deux points névralgiques : peut-on moralement consentir à l’assistance donnée à un patient en vue de mourir au nom du respect de son autonomie ou de la compassion ? Peut-on accorder le droit de demander une assistance en vue de mourir à un individu, ou du moins dépénaliser l’assistance donnée par le médecin, compte tenu des effets, réels ou supposés, d’un tel droit sur la communauté politique et sur la conception du métier de médecin ? En posant cette question, je ne souhaite pas faire œuvre de provocation, mais participer à une réflexion collective sur la mort à l’hôpital, qui n’est pas prête d’être close et qui s’inscrit dans une série de cercles formés par la relation de l’individu à sa propre mort, celle du patient et du médecin, celle, éventuelle, du patient et de ses proches, et enfin celle de l’individu mourant et de la société.

L’expression « désir de mort » (« desire for death ») a été utilisée en 1995 par une équipe de chercheurs canadiens dans une enquête sur les malades du cancer en phase terminale pour désigner à la fois le témoignage d’intérêt par les patients pour le suicide assisté, le désir de suicide qui n’implique pas l’intervention d’un médecin et la décision d’arrêt de traitement.2 Pour ma part, j’emploie l’expression en référence aux demandes 1 Qu’on se souvienne par exemple du mouvement de protestation qui a accompagné en 1989 la venue du bioéthicien P. Singer en Allemagne, conduisant à l’annulation de ses conférences. Cf. SCHÖNE-SEIFERT B. et RIPPE

K-P., 1991, « Silencing the Singer – antibioethics in Germany », Hastings Center Report, Nov.-Déc., 20-27 et, dans la seconde édition de Practical ethics, de P. SINGER lui-même (Cambridge University Press, 1999 [1993])

l’appendice à ce sujet : ‘On being silenced in Germany’, 337-359.

2 À ce titre, l’expression est décrite comme un « umbrella concept »par CHOCHINOV H. M. C., WILSON K. G., ENNS M., MOWCHUN N. LANDER S., LEVITT M & CLINCH J. J., 1995, « Desire for death in terminally ill », American Journal of Psychiatry, 152, 1185-1191.

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d’assistance en vue de mourir formulées à l’hôpital par des patients 1) jugée « compétents » par le corps médical (c’est-à-dire jugés lucides et non dépressifs), 2) pas nécessairement en fin de vie et 3) incapables d’accomplir eux-mêmes le geste interrompant leur existence. Il y a d’autres cas de figure tout aussi importants dans lesquels la question d’une décision à propos du maintien en vie ou non du patient se pose à l’hôpital.3 Mais je me tiendrai à celui-ci, chacun méritant un examen séparé.

J’aimerais ici, pour l’essentiel, mettre en évidence les éléments qui légitiment un questionnement sur le « désir de mourir » et préciser l’objet d’interrogation sur lequel débouche la réflexion, une fois ce parcours de légitimation accompli. À l’origine de cette intention se trouve une difficulté qui a initialement pris la forme d’un dialogue ardu et pourtant voulu entre deux ou plutôt trois personnages : entre le philosophe, personnage auquel je me rattache d’un point de vue professionnel, et le médecin, lorsqu’il défend le projet de soins palliatifs, adossé à un 3ème personnage un peu en retrait mais tout à fait essentiel, le psychiatre. Je souligne ici qu’il ne s’agit pas du médecin en général, auquel on rattache le plus souvent l’idée d’une vocation à soigner et à faire vivre, non à faire mourir, mais bien du médecin engagé dans une démarche et une pratique de soins palliatifs. C’est à ce personnage-ci que j’ai été confrontée, en tant que philosophe, dans un dialogue complexe. Le dialogue s’est avéré parfois difficile non en raison de la mauvaise volonté des interlocuteurs mais parce que, le plus souvent, ils n’avaient pas la même manière d’écouter cette demande d’assistance en vue de mourir. Ce sont les décalages entre ces écoutes et leurs effets que je souhaite ici décrire et analyser.

***

Peut-on désirer mourir ? La question a été récemment formulée par la philosophe D. Moyse, dans un ouvrage intitulé Bien naître, bien être, bien mourir – propos sur l’eugénisme et l’euthanasie :

« Comment accueillir, en effet, la parole du mourant, lorsque cette parole n’est autre que l’affirmation du désir de mourir ? Et loin s’en faut alors que nous ayons à l’interpréter comme énoncé de ‘paroles en l’air’. Non seulement parce que le mourant, lorsqu’il parle 3 Aujourd’hui, quelles que soient les positions adoptées dans le « débat sur l’euthanasie », on remarque un souci commun à toutes les parties d’établir des typologies. Elles ne sont pas toujours les mêmes, mais elles distinguent toutes entre différents types de situations thérapeutiques, chacun s’étant bien rendu compte de l’impossibilité d’aborder de la même façon la question du maintien en vie selon que l’on se situe dans le diagnostic pré-implantatoire, le diagnostic pré-natal, la réanimation néonatale, la réanimation enfant et adulte, l’interrogation sur les patients compétents ou incompétents, conscients ou en état de coma neuro-végétatif, etc.

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vraiment, n’a plus le temps de ‘parler pour ne rien dire’, mais parce qu’il y a tout lieu de comprendre qu’il veuille mourir à une vie dont la maladie signale, dans certains cas, qu’elle était déjà atteinte avant l’apparition des symptômes. Plutôt mourir en effet que de prolonger cette vie qui devient si manifestement insupportable. Et que le désir de mourir doive être pris au sérieux est d’autant plus évident que l’état du corps atteste bel et bien de la gravité de la situation »4

Cependant, l’auteur énonce la question pour aussitôt refermer la possibilité d’une véritable réflexion à son sujet, en instruisant le procès de ceux qui entendent légaliser l’euthanasie et pratiquer une politique eugéniste.

J’entends ici poser de nouveau la question « peut-on désirer mourir ? », tout en prenant acte de la difficulté qu’il y a à l’énoncer sans être confrontée aussitôt à un geste de fermeture, voire de déni : la clôture opérée par D. Moyse n’est en effet pas un geste isolé. Cette question ferait-elle partie des « questions interdites » ?5 Sans doute une partie du déni tient-il, au-delà du contexte spécifique qu’est l’hôpital, à la crainte et à l’angoisse que chacun peut éprouver dans son rapport à la mort. À certains, apparaissent dénuée de sens l’expression même de « bonne mort » et absurde le propos de Pausidippe : « parmi les biens que l’homme demande aux dieux d’obtenir, aucun n’est plus demandé que la bonne mort <euthanasia> ».6 R. Dworkin a souligné le caractère très répandu de la conviction dans le caractère sacré de la vie humaine (y compris la vie à son état embryonnaire), de fait constatable chez les croyants comme chez les athées.7 De manière souvent intuitive, une telle conviction détermine souvent selon lui nos décisions et nos choix éthiques concernant la vie et la mort, et fonde le confort (ou inconfort) moral associé à de telles décisions.8 Dans la mesure où je m’intéresse aux 4 MOYSE D., 2001, Bien naître, bien être, bien mourir – propos sur l’eugénisme et l’euthanasie, Ramonville-Sainte-Agnès : Erès, 206-207.

5 DAGOGNET Fr., 2002, Questions interdites, Paris : Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil.

6 HANUS M. estime ainsi que le terme « euthanasie », en son sens étymologique, est un non sens, 2001, 120, Éditorial, Études sur la mort, 8.

7 Il importe de prendre en compte à ce sujet deux éléments : d’une part, il existe une version laïque et pas seulement religieuse de la conviction selon laquelle la vie a une valeur sacrée ; d’autre part, si l’on s’en tient à l’exemple du catholicisme, on observera que cette conviction est aujourd’hui à la fois réaffirmée et assortie d’une nuance concernant la légitimité des soins donnés à un malade dont la vie se réduit au seul fonctionnement des organes. On trouvera une expression de cette nuance par exemple dans l’ouvrage de RÉGNIER J., du Centre

interdisciplinaire de l’Institut catholique de Lille (L’État est-il maître de la vie et de la mort, Paris : Centurion, 1983), dans les analyses du jésuite VESPIEREN P. (cf. Face à celui qui meurt, euthanasie, acharnement thérapeutique, accompagnement, Paris : Desclée de Brouwer, 1999 éd. revue et corr. [1984]) ou encore dans le

dossier que la revue Questions actuelles, le point de vue de l’Eglise a consacré à l’euthanasie (2001, juillet-août, 20). On consultera également l’étude que M. Panicola a consacrée à la position de l’Église catholique sur le prolongement de la vie des patients en fin de vie, 2001, Nov-Déc., Hastings Center Report, 14-25. On ne saurait donc s’en tenir à une interprétation univoque des textes, uniquement centrée sur le respect de la vie humaine comme sacrée, contrairement à ce qu’avance par exemple THOMASMA D. dans Human life in the balance

(Louisville : Westminster/ John Knox Press, 1990).

8 DWORKIN R., 1994, Life's dominion : an argument about abortion, euthanasia, and individual freedom, New York : Vintage books, chap. 3, ‘What is sacred ?’, 68 sqq.

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demandes d’assistance en vue de mourir énoncées en contexte hospitalier par des personnes jugées « compétentes », j’aimerais cependant me concentrer sur les raisons éventuellement propres à ce contexte qui rendent compte de la difficulté à poser cette question et sur celles qui permettent de maintenir ouvert un espace de réflexion.

Personne ne cherche à élucider la nature de cette relation et du désir qui est en jeu de manière neutre. C’est une lapalissade que de le dire. Mais il n’est pas inutile de le rappeler dans le champ interdisciplinaire que constitue la réflexion sur les choix éthiques, politiques et juridiques en matière de vie et de santé. Aussi me suis-je efforcée d’expliciter mon propre point de départ afin d’identifier les effets de ma formation sur la manière dont j’abordais la question. Après avoir présenté brièvement cette posture initiale, je me propose de passer en revue les différents arguments qui militent contre un tel questionnement ou tendent à le contourner. Il y a en effet différentes manières de lui dénier sa légitimité et/ou sa pertinence. Tous les arguments n’ont ni la même intention ni la même portée. J’en mentionnerai deux, celui de la rareté, sur lequel je serai brève, et celui qui fait de la demande d’assistance en vue de mourir un énoncé à double sens, auquel je consacrerai un examen plus soutenu. L’analyse débouchera sur l’hypothèse d’une souffrance non curable, liée à l’idée de vie valant la peine d’être vécue et relative à chacun, la question demeurant de savoir si et comment le médecin doit prendre en charge cette souffrance.

Un point de départ : la formation philosophique

Étant philosophe de formation, l’idée qu’un individu puisse préférer la mort à la vie ne m’est pas étrangère. Même si la koinonia philosophique est tout autant soumise à des conflits et à des différends que n’importe quelle autre communauté, je crois que chaque philosophe m’accordera cela, à la lumière des textes qu’il a lus et commentés et des auteurs qu’il a fréquentés. Elle y figure, associée à une certaine conception de la philosophie et de la sagesse, plus que dans une réflexion sur le suicide. Celle-ci existe mais l’évaluation éthique du motif du suicide prend souvent le pas sur son analyse.9

9 Cf. par exemple AUGUSTIN, 1994 [411-426], La Cité de Dieu, I, 17-27, tr. de L. Moreau revue par J-Cl. Eslin, Paris : Le Seuil, 56-68 ; KANT E., 1986 [1797], Métaphysique des mœurs, II. Doctrine de la vertu, 6, Œuvres philosophiques, III, Paris : Gallimard, La Pléiade, 707 et 1991 [1797], Anthropologie du point de vue pragmatique, Didactique anthropologique, III, 78, tr. de M. Foucault, Paris : Vrin, 113-114. Dans ce passage,

Kant discute, sans le citer, l’essai de D. Hume sur le suicide qui constitue lui-même une critique de l’argumentaire chrétien contre le suicide, in : 2001 [1755], Essais moraux, politiques et littéraires et autres

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Sans affirmer que Socrate a désiré mourir, le témoignage de Platon indique qu’il a préféré la mort à la fuite afin de ne pas trahir sa conception de la relation de l’individu à sa cité. L’échange relaté dans Le Phédon entre Socrate et Simmias montre que cette raison se double d’une vision du rapport au corps comme prison et sources de contraintes. Contre cet esclavage du corps, un philosophe s’exerce avant tout à délier l’âme de son corps : « ceux qui philosophent droitement s’exercent à mourir, et il n’y a pas homme au monde qui ait moins qu’eux peur d’être mort ».10 Cette marque d’identité de la philosophie qui, dans Le Phédon, intervient pour justifier, au moment de la mort, l’absence de peur et de révolte de la part du philosophe, n’a pas été acceptée par l’ensemble de la tradition philosophique. Spinoza, par exemple, ne s’est pas reconnu dans cette conception de la philosophie. Selon lui, la « sagesse » de l’homme libre, c’est-à-dire l’homme « qui vit sous la seule dictée de la raison » est une « méditation de la vie » : « il ne pense à rien moins qu’à la mort ».11 Mais cette conception traverse, comme un ligne de force, la tradition philosophique occidentale.

Par ailleurs, on rencontre chez Sénèque l’idée qu’il faut savoir renoncer à l’existence, celle-ci n’étant pas en soi un bien absolu :

« cette vie, il ne faut pas toujours chercher à la retenir, tu le sais : ce qui est un bien, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien. Voilà pourquoi le sage vivra autant qu’il le doit, non pas autant qu’il le peut. Il examinera où il lui faut vivre, en quelle société, dans quelles conditions, dans quel rôle. Il se préoccupe sans cesse de ce que sera la vie, non de ce qu’elle durera. S’il voit venir à lui une série de disgrâces qui bouleverseront son repos, il quitte la place (…) L’affaire n’est pas de mourir plus tôt ou plus tard ; l’affaire est de bien ou mal mourir. Or, bien mourir, c’est se soustraire au danger de vivre mal. Il y a, selon moi, une inconcevable lâcheté dans le mot de ce Rhodien qui, mis en cage sur l’ordre d’un tyran et nourri là comme une bête, dit à quelqu’un ‘l’homme peut tout espérer, tant que la vie lui reste’. Cela fût-il vrai, la vie ne doit pas être achetée à tout prix »12

Platon et Sénèque envisagent donc comme possible, voire souhaitable la préférence de la mort à la vie, en l’associant à la figure du philosophe ou du sage. L’idée d’une préférence de la mort à la vie n’est donc pas étrangère à la tradition philosophique. Mais elle ne renvoie pas à une conception consensuelle de la philosophie ou de la sagesse et ne constitue pas l’un 10 P

LATON, Phédon, 1991, 66b-68b, tr. M. Dixsaut, Paris : GF Flammarion, 216-219. Il faut distinguer cet

échange et sa signification du commentaire de l’art d’Asclépios proposé par Platon dans La République (III, 407d-408c).

11 SPINOZa B., 1999 [1677], Éthique, IV, De la servitude humaine, Démonstration de la Proposition 67, tr. de B. Pautrat, Paris : Le Seuil, 445.

12 SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius, 1993, Livre VIII, 70, éd. établie par P. Veyne, Paris, Robert Laffont, 780-781. Cet extrait va plus loin que l’idée d’un rapport pacifié avec l’idée de sa propre mort, que l’on retrouve chez d’autres auteurs stoïciens, cf. à ce sujet le témoignage de Diogène LAËRCE 1999, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 31, tr. dir. par M-O. Goulet-Cazé, intr., tr. et notes du Livre VII par R. Goulet, Paris : La

Pochothèque, 808 et 810 ; EPICTÈTe, Entretiens, II, 6, 20-26 et III, 26, 1-7 et 37-38, IV, 10, 8-13, 1962, Les Stoïciens, tr. de É. Bréhier, éd. de P-M. Schuhl, Paris : Gallimard, La Pléiade, respectivement 895, 1034, 1309,

1092. Sénèque suggère en outre la nécessité de savoir discriminer entre une vie qui vaut d’être poursuivie et une vie qui ne vaut plus d’être vécue.

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de ses thèmes les plus récurrents et les plus travaillés. C’est sans doute pourquoi, en abordant la situation hospitalière dans laquelle un médecin fait face à une demande d’assistance en vue de mourir, j’ai d’emblée accepté la possibilité d’un tel désir, sans en avoir pour autant une idée claire et distincte.

Toutefois, avant même d’engager une enquête sur sa signification, il s’est avéré nécessaire de justifier sa possibilité et sa légitimité. En effet, cette intention est d’emblée mise en cause par des arguments qui font de la demande d’assistance en vue de mourir et du désir de mort qui y est associé une réalité non-significative ou fantasmatique.

L’argument de la rareté : un questionnement dénué de pertinence

J’évoquerai rapidement l’argument qui dénie au questionnement sur le désir de mourir toute pertinence. Il s’agit de l’argument de la rareté : les demandes d’assistance en vue de mourir formulées par des personnes « compétentes » sont en très faible nombre. Leur nombre est inversement proportionnel au poids que l’on accorde à des affaires et scandales médiatisés comme l’histoire de Vincent Humbert. Ces demandes ne sont pas significatives de la relation médecin/patient aujourd’hui à l’hôpital et on ne devrait donc pas leur accorder une attention particulière.13

À l’heure actuelle, cet argument est avancé dans des témoignages d’expériences professionnelles particulières et non dans le cadre d’enquêtes fondées sur des échantillons statistiquement représentatifs. Il n’est donc pas absolument convaincant. En outre, même si le nombre de ces demandes est faible, on peut considérer qu’on ne peut passer outre une telle parole de patient et qu’il faut en élucider le sens, le fondement et la portée : une telle demande, même rare, doit être prise en compte parce qu’elle permet de poser des questions éthiques et politiques essentielles auxquelles aucune société, individu ou institution n’a encore véritablement apporté de réponse. En effet, alors qu’un consensus semble s’esquisser autour de la demande de l’arrêt ou de refus de traitement formulée par des patients en fin de vie, y compris chez ceux qui, historiquement, ont défendu avec le plus de constance et de vigueur l’idée d’une valeur sacrée de la vie humaine,14 la question demeure entière de déterminer 13 On trouve cet argument, par exemple, exprimé par KAMMERER J., « L’Église catholique et l’euthanasie »,

Études sur la mort, revue cit., 11, ou encore par LETELLIER Ph., 2005, « Respecter la vie, accompagner la mort », Le Croquant, 47/48, 17-38.

14 Le refus de l’obstination déraisonnable est, par exemple, au centre du nouveau dispositif législatif en France. Il est l’objet même de l’esprit de « consensus » censé avoir entouré la préparation de la loi. Il peut s’appuyer sur certains éléments de l’éthique médicale (article 37 du Code de déontologie médicale).

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l’attitude éthique et juridique à adopter face à la demande d’assistance en vue de mourir formulée par un patient jugé « compétent », qui n’est pas en fin de vie, et incapable de commettre le geste le conduisant à la mort.

L’argument de l’énoncé à double sens et de la prise en charge palliative (économique, affective, psychique, médicale) : un questionnement à déplacer

Je m’arrêterai longuement sur le second argument. Beaucoup plus nourri, il va de pair avec le développement de l’idée de soins palliatifs. Il avance que le désir de mort affirmé par le patient dissimule autre chose que son contenu manifeste et que cette « autre chose » peut et doit être prise en charge par l’institution hospitalière.

En premier lieu, l’énoncé de ce désir de mort peut renvoyer au désir de ne plus souffrir. Ainsi, J.-D. Lelièvre, spécialiste de médecine interne, cite plusieurs maux physiques qui semblent intervenir comme des facteurs dans la formulation d’une demande d’assistance à mourir (un état de cachexie confinant à une dépendance parfois totale, une dyspnée source d’inconfort et d’angoisse, des nausées et des vomissements incoercibles, spontanés ou provoqués par les traitements, des symptômes invalidants comme des épisodes d’occlusion digestives ou des signes neurologiques déficitaires).15

Par ailleurs, lorsqu’un patient demande une assistance en vue de mourir au nom de son désir de mourir, bien souvent, il pourrait signaler en réalité un besoin non comblé d’affection, de présence, d’attention, de reconnaissance et/ou sa crainte, réelle ou fantasmée, d’être une charge économique pour sa famille et/ou la société.16 Cette dernière indication est importante car, d’un point de vue historique, ceux qui ont affirmé la légitimité de l’acte de donner la mort à des malades ont pu le faire au nom du coût et de la charge que représentait le malade pour la société. L’exemple paradigmatique d’un tel argumentaire est aujourd’hui celui des textes qui ont fondé la politique eugéniste du gouvernement nazi ; mais l’idée est formulée dans le commentaire que Platon fait à propos de l’art d’Asclépios (République, III, 407d-408c) et par Thomas More (L’Utopie) : pour le premier, le médecin ne destine pas son art au soin d’un corps très malade « pensant que ce n’était profitable ni pour lui ni pour la cité » ; pour le 15 LELIÈVRE J-D., « Les soins palliatifs et l’euthanasie en pratique de médecine hospitalière », Études sur la mort, Ibid., 97. cf. aussi Ph. Letellier qui évoque « le miracle de la morphine » in « Respecter la vie, accompagner la mort », Ibid., 28-29.

16 Dans le champ de la bioéthique américaine, GRABER G. et THOMASMAD., par exemple, défendent cette thèse dans

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second, l’une des raisons pour lesquelles le patient très atteint doit accepter de mourir est « qu’il ne peut plus s’acquitter d’aucune des tâches de la vie, qu’il est à charge à lui-même et aux autres ».17

S’il existe des formes socialement et culturellement reconnues d’expression de la souffrance intime et si l’affirmation du désir de mourir en fait aujourd’hui partie, la demande d’assistance en vue de mourir permettrait à son locuteur d’attirer sur sa peine l’attention d’autrui, de tirer une sonnette d’alarme audible par les proches, les médecins et la société. Cet énoncé indiquant aux interlocuteurs que la souffrance du sujet est « à prendre au sérieux », alors qu’en réalité, l’énoncé ne correspondrait pas véritablement à son expérience intime. Dans certaines circonstances ou cultures, un tel énoncé pourrait avoir en ce sens une fonction performative, à l’insu (ou non) du locuteur.

Ces trois éléments (souffrance physique, crainte d’être une charge économique, solitude affective) suggèrent que l’énoncé d’un désir de mourir renvoie à la difficulté que chacun peut éprouver dans une situation de passivité forcée par la maladie et de forte dépendance vis-à-vis d’autrui, y compris pour les gestes les plus quotidiens. Quelle que soient l’attention que l’on accorde à une demande d’assistance en vue de mourir et la signification qu’on lui prête, personne ne nie aujourd’hui que de tels états suscitent le « mal de vivre ».18 Il semble aller de soi qu’une personne incapable de prendre des initiatives, de former des projets d’avenir, d’être responsable d’elle-même nourrisse une vision extrêmement négative de son

17 PLATON : « Affirmons donc qu’Asclépios savait cela lui aussi, et que c’est à l’intention de ceux qui, par nature et par leur régime, ont des corps sains, mais qui abritent en eux-mêmes quelque mal déterminé, c’est pour eux et pour cet état qu’il a exposé l’art médical : expulsant leurs maux par des drogues et des incisions, il ne leur prescrivait que leur régime habituel, pour ne pas nuire aux choses politiques. Mais devant les corps totalement atteints intérieurement par la maladie, il n’entreprenait pas, par des régimes, des ponctions et des infusions à petites doses, de rendre la vie d’un homme longue et douloureuse, pour que ses descendants, comme on peut s’y attendre, aillent en engendrer d’autres aussi mal en point qu’eux ; mais celui qui n’était pas capable de vivre dans le cercle qui lui était assigné, il ne croyait pas nécessaire de le soigner, pensant que ce n’était profitable ni pour lui ni pour la cité (…) un homme maladif par nature et déréglé, ils [les enfants d’Asclépios]croyaient que sa vie ne profiterait ni à lui-même ni aux autres, que ce n’était pas pour ce genre d’hommes que cet art devait exister … » République, III, 407d-408c, 1993, tr. de P. Pachet, Paris : Gallimard, 182-183 ; MORE Th. : « lorsque à un

mal sans espoir s’ajoutent des tortures perpétuelles, les prêtres et les magistrats viennent trouver le patient et lui exposent qu’il ne peut plus s’acquitter d’aucune des tâches de la vie, qu’il est à charge à lui-même et aux autres, qu’il survit à sa propre mort, qu’il n’est pas sage de nourrir plus longtemps le mal qui le dévore, qu’il ne doit pas reculer devant la mort puisque l’existence est pour lui un supplice, qu’une ferme espérance l’autorise à s’évader d’une telle vie comme un fléau ou bien à permettre aux autres de l’en délivrer ; que c’est agir sagement que de mettre fin par la mort à ce qui a cessé d’être un bien pour devenir un mal ; et qu’obéir aux conseils des prêtres, interprètes de Dieu, c’est agir le plus pieusement et saintement. Ceux que ce discours persuade se laissent mourir de faim, ou bien sont endormis et se trouvent délivrés sans même avoir senti qu’ils meurent », L’Utopie, Livre II, 1987 [1516], tr. M. Delcourt, Paris : GF Flammarion, 190-191.

18 Cf. E

RHENBERG A., 2000 [1998], La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris : Odile Jacob, Poche Odile

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existence. Pour autant, la formulation d’une demande d’assistance en vue de mourir demeure problématique.

C’est dans cette perspective que s’inscrit, au-delà de la prise en charge médicale destinée à éliminer ou atténuer la douleur physique, la place du diagnostic psychiatrique dans les soins palliatifs. Ceux-ci entendent viser autant la souffrance psychologique que la souffrance physique (la première n’étant de toute façon pas toujours indépendante de la seconde). L’expression d’une demande d’assistance en vue de mourir peut être en effet liée à un syndrome dépressif.

Ce facteur essentiel devrait même être plus pris en compte qu’il ne l’est à l’heure actuelle en Amérique du Nord selon le psychologue américain B. Rosenfeld.19 Seule une partie des études menées à ce sujet insistent sur le facteur dépressif, d’autres le minorant au profit d’autres éléments tels que la peur de la douleur et de la perte de la dignité ou du sentiment que l’existence a un sens, ou encore la crainte à l’égard de symptômes incontrôlables.20 Selon ce psychologue, la minoration du facteur dépressif tient en partie à l’incapacité des médecins ou des patients interrogés à repérer la dépression chez ces derniers ; aussi appelle-t-il à des études plus rigoureuses à son sujet et à la prise en compte d’un autre état, qui sans être à proprement parler « dépressif », induit un comportement suicidaire ou, selon les cas, un intérêt pour le suicide assisté et l’arrêt de traitement : le « désespoir » (« hopelessness »). Il se trouve proche sur ce point du psychiatre américain D. W. Kissane qui a également cherché à définir un état pathologique distinct de la dépression pour rendre compte du choix de mourir. Il le désigne sous le nom de « démoralisation » (« demoralization »). Pour définir cet état, il renvoie à une large palette de dispositions d’esprit, qui ont en commun une incapacité ressentie à faire face à l’épreuve, un découragement, voire un désespoir, un sentiment d’impuissance et la perte du goût de vivre, plus ou moins accentués. Selon lui, ce syndrome de démoralisation peut être traité, dans le cadre du soin palliatif, au même titre que la dépression, à la fois de manière médicale et psychologique (à titre d’exemple, pour cette part du traitement, il évoque la possibilité de faire travailler l’individu sur le récit et l’évaluation de sa propre existence).21

19 ROSENFELD B., 2004, Assisted Suicide and the Right to die, the interface of social science, public policy and

medical ethics, Washington, DC : American Psychological Association, 77.

20 Ibid., 90.

21 KISSANE D. W., 2004, « The Contribution of demoralization to end of life decisionmaking », Hastings Center

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La possibilité de traiter la souffrance physique et psychologique du patient dans le cadre des soins palliatifs ne conduit pas à nier la pertinence d’un questionnement sur l’énoncé du désir de mourir à l’hôpital, mais à en relativiser la portée d’une double manière. Elle indique d’une part qu’une des causes du désir de mourir a disparu (au moins partiellement) : si la souffrance physique peut être soulagée dans sa totalité, si l’on a aujourd’hui les moyens de mettre fin aux douleurs des « corps totalement atteints intérieurement par la maladie », au « supplice » des corps, selon les expressions de Platon et de Th. More qui voyaient dans la souffrance physique une raison de ne pas soigner ou de provoquer sa propre mort, la demande d’assistance en vue de mourir perd l’une de ses raisons d’être.22 On pourrait sans doute discuter de cet argument, mais concentrons-nous cette fois-ci sur le second : d’autre part, l’analyse psychiatrique de la souffrance psychologique peut conduire à conclure que l’énoncé du désir de mourir ne relève pas d’un choix lucide et réfléchi de la personne, mais renvoie à un état pathologique (dépression, délire, « désespoir », « démoralisation ») qu’il faut et qu’on peut soigner. La personne perd sa qualité de compétence car elle tient un discours qu’elle n’assumerait pas une fois traitée pour sa pathologie psychique.

Les arguments envisagés jusqu’ici sont formulés par des professionnels de la médecine ou des individus dont le travail les a conduit à investir le milieu hospitalier. L’écart, relevé par le philosophe anglais Francis Bacon au 17ème siècle, entre la tradition philosophique qui fait place à l’idée d’« adoucir l’agonie et les souffrances de la mort » et la tradition médicale dominée par l’enseignement hippocratique qui conduit les médecins à « rester auprès de leur patient après que la maladie a été jugée désespérée » et à s’interdire « de manière quasi religieuse » d’aider l’agonisant à « trépasser facilement et paisiblement », semble encore d’actualité.23 Qui plus est, ces arguments associés au projet contemporain de soins palliatifs semblent donner raison à la tradition médicale. Le philosophe n’a guère d’éléments ou de connaissance positive pour justifier le maintien d’un questionnement sur la demande d’assistance en vue de mourir.

Un questionnement à maintenir malgré l’argumentaire des soins palliatifs

22 Cf. la note 17 pour les références à Platon et More.

23 BACON Fr., 1991 [1605], Du progrès et de la promotion des savoirs, II, De euthanasia exteriore, tr. de M. Le Doeuff, Paris : Gallimard, 150-151. B. ROSENFELD témoigne de cet écart in : Assisted Suicide and the Right to die, the interface of social science, public policy and medical ethics, Opus cit., 16-17.

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Cependant, on constate que de tels arguments ne font pas l’unanimité dans la profession médicale. « Certains auteurs estiment d’ailleurs qu’un accompagnement palliatif adéquat suffit à abréger toutes les souffrances et rendent sans fondement la nécessité de réaliser une euthanasie. Cette assertion est toutefois contredite par d’autres auteurs qui estiment que les demandes d’euthanasie peuvent être encore réelles malgré la disparition de toute souffrance physique ou psychologique ».24

Une approche nuancée semble de rigueur pour certains médecins qui, tout en reprenant l’argumentaire présenté ci-dessus, n’excluent pas qu’une demande d’assistance en vue de mourir ne renvoie pas à un état pathologique. Deux exemples en témoignent. Dans une réflexion à propos de l’arrêt des traitements par dialyse, les médecins D. Patte, J.-P. Wauters et Fr. Mignon affirment en ce sens :

« la décision de ne plus accepter de vivre en dialyse peut être celle du patient lui-même, motivé par des complications médicales, voire la conscience de l’installation d’un état démentiel. Dans d’autres cas, enfin, la décision ne semble résulter d’aucune complication ou incident récent (…) dans ces cas et en l’absence de problèmes médicaux majeurs, les médecins doivent en tout premier lie évaluer la part qui revient à un état dépressif et en assurer un traitement approprié (…) cette dépression éventuellement traitée, il faut mobiliser tous les moyens dont nous disposons pour aider à améliorer le confort médical et matériel du malade et de sa famille, en particulier si la lassitude s’installe face aux contraintes du traitement. Mais à l’inverse, la demande d’arrêt de traitement ne doit pas être systématiquement considérée comme irrecevable et qualifiée trop rapidement d’attitude suicidaire ».25

Le psychologue B. Rosenfeld, tout en encourageant le développement d’études qui permette d’enquêter véritablement sur la place du syndrome dépressif dans le désir de mourir, ne fait pas de la dépression un critère d’invalidation de la demande d’assistance au suicide.26 La prudence est également de mise dans l’analyse du psychiatre D. W. Kissane. Il se dit ouvertement opposé au suicide médicalement assisté et estime que la formulation d’un tel désir, en dehors de tout état dépressif, est rare. Il n’en reconnaît pas moins la possibilité et l’expose à travers la comparaison de deux cas cliniques. Afin d’introduire la catégorie de « démoralisation », il oppose deux situations : Giuseppe, 75 ans, souffrant d’un cancer des poumons et de diverses infections de la poitrine, exprime à son cardiologue son désir de 24 ROSENFELD B., Assisted Suicide and the Right to die, the interface of social science, public policy and medical

ethics, Opus cit., 98-99. J-D. LELIÈVRE cite sur ce point deux sources contradictoires : D. Meier, R. Morrison, C. Cassel, ‘Improving palliative’, Ann. Intern. Med., 1998, 128(6), 509-510 et G. Di Mola, P. Borsellino, C. Brunelli, M. Galucci, A. Gamba, M. Lusigni, C. Regazzo, A. Santosuosso, M. Tamburini, F. Toscani, ‘Attitudes toward euthanasia of physician members of the Italian society for palliative care’, Ann. Oncol., 1996, 7(9), 907-911, in : « Les soins palliatifs et l’euthanasie en pratique de médecine hospitalière », Études sur la mort, art. cit. 25 PATTE D., WAUTERS J-P. et MIGNON Fr., « Réflexions à propos de l’arrêt des traitements par dialyse », Études sur

la mort, revue cit., 52.

26 ROSENFELD B., Assisted Suicide and the Right to die, the interface of social science, public policy and medical

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mourir. Sa demande est exprimée avec calme et sans désespoir ; elle ne remet pas en cause son goût pour la vie en général ni l’évaluation positive qu’il fait de la sienne en particulier, mais indique qu’il ne veut pas vivre dans l’état auquel sa maladie le conduit ; elle n’est pas diagnostiquée comme le résultat d’un état pathologique. Inversement, Harold, 80 ans, atteint d’un cancer de la peau au niveau de la tête et du cou qui l’a défiguré, refusant une opération de chirurgie esthétique, demande aussi de manière répétée une assistance en vue de mourir ; lui non plus n’est pas diagnostiqué comme « dépressif », mais à la différence de Giuseppe, il exprime un désespoir à l’égard de sa condition physique et du regard que jette autrui sur son visage défiguré, estimant qu’à cause de cela, sa vie ne vaut plus d’être poursuivie. Harold constitue aux yeux de D. W. Kissane un bon exemple de l’état de « démoralisation » empêchant une personne de juger de manière lucide sa vie et son désir de mourir. Giuseppe en revanche incarne la figure de la personne qui demande une assistance en vue de mourir sans être dépressive ou « démoralisée ».27

Des voix se font donc entendre, au sein du corps médical, pour affirmer qu’une demande d’assistance en vue de mourir peut persister alors que la personne est prise en charge de manière satisfaisante, à la fois sur le plan matériel, médical, affectif et psychologique. Une telle persistance ne remet pas en cause l’entreprise des soins palliatifs, perçue comme une pratique médicale permettant à de nombreux patients de ne plus éprouver un « mal de vivre » tel qu’ils affirment vouloir mourir. Mais elle suggère qu’elle n’est pas effective pour tous les patients.

Reconnaître qu’il existe des demandes d’assistance en vue de mourir justifiée par le patient en référence à une telle forme de souffrance permet de mettre fin au déni d’une certaine réalité et partant, d’indiquer le lieu d’une nécessaire réflexion. À travers de telles demandes, en effet, nous ne sommes pas invités à penser la manière dont, en général, individus et collectivités affrontent le désir de mourir affiché par certains individus, et encore moins à méditer sur la liberté d’un individu à choisir l’heure et le comment de sa mort.28 Nous sommes plutôt conviés à réfléchir en à un énoncé qui n’est pas, selon les termes de D. Callahan, « a private matter of self-determination »29 mais un acte qui engage deux personnes, 27 KISSANE D. W., « The Contribution of demoralization to end of life decisionmaking », Hastings Center Report, art. cit., 22.

28 Je ne parle pas, ici, à dessein, de la « pulsion de mort », notion introduite par FREUD dans Au-delà du principe

de plaisir (1920) et reprise par lui jusqu’à la fin de son œuvre. Son usage pour le moins complexe, Freud en

témoigne lui-même à diverses reprises, nous entraînerait ici vers un autre terrain spéculatif que celui abordé dans cette intervention qui porte sur la manière dont un individu affiche un mal de vivre en contexte hospitalier pour appuyer une demande d’assistance en vue de mourir.

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le patient et le médecin, et au-delà une société qui accorde ou non une légitimité (éthique, juridique, politique) à la demande ainsi qu’aux différentes réponses que le médecin peut lui donner.

Or, il y a là une difficulté particulière qu’un retour à la figure du patient Giuseppe évoqué par D.W. Kissane nous permettra d’appréhender. Son cas ne correspond pas à celui de la personne demandant une assistance en vue de mourir incapable d’accomplir elle-même le geste mettant fin à sa vie, sur lequel je me concentre ici. Mais on peut tout à fait envisager une telle personne témoignant d’un état d’esprit similaire à celui de Giuseppe. Ce dernier estime que l’état de santé qui va être le sien dans le futur est incompatible avec l’existence qu’il a menée et souhaite mener. Il craint les étouffements et les infections. Mais cette souffrance n’est pas seulement conçue par lui comme une souffrance physique, corporelle. Elle est aussi perçue comme une menace de son identité personnelle, celle qu’il a assumée par le passé et entend assumer dans le futur.30 Elle renvoie à l’idée qu’il se fait de la vie minimalement bonne qu’il est prêt à mener.

On s’intéresse souvent à la question du partage, entre médecin et patient, de cette idée. Mais sans doute la difficulté de fond n’est-elle pas là. En effet, une telle souffrance et la conception de l’existence valant la peine d’être vécue qui lui est associée ne sont pas nécessairement présentées par le patient comme un « lieu commun » que tout le monde partage ou devrait partager. Les témoignages d’une telle souffrance ne sont pas toujours assortis d’une prétention à l’universalité. Lorsqu’ils le sont, c’est d’ailleurs à tort car l’on sait que différentes personnes, confrontées à la même maladie et à la même condition physique, ne décriront pas leur souffrance de la même façon et n’y associeront pas de manière égale tel ou tel désir concernant la poursuite ou l’arrêt de leur existence.31

Dans le cadre de la relation médecin/malade, il peut bien entendu arriver que le médecin partage avec le patient la même conception de l’existence, mais il s’agit d’une rencontre aléatoire, non prévisible et en principe non exigée par l’énoncé de la demande d’assistance en vue de mourir. On entend parfois dire que le médecin, confronté à une telle demande, laisse place à l’homme ou que le patient touche l’homme, par-delà sa compétence 30 L’analyse des questionnaires, lettres et bulletins associatifs de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité permet, selon la sociologue A. Hocquart, de témoigner d’un tel genre de souffrance : ce corpus témoigne qu’à l’exception de la maladie d’Alzheimer, les maladies graves et incurables ne sont pas à l’origine de l’adhésion aux idées de cette association, pas plus que la crainte de la douleur, cheval de bataille des soins palliatifs. La santé est entendue en un sens moins médical qu’existentiel, moins comme « le silence des organes » qu’un « bien se porter » qui permet notamment aux personnes d’être autonome dans leur vie quotidienne cf. HOCQUART A., 2005, « Mourir dans la dignité : une représentation », Le Croquant, 47/48, 39-46.

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de médecin, le convoquant à un dialogue sur le sens qu’il attribue à son existence, l’invitant à désigner, lui aussi, le point où celle-ci n’aurait plus de sens.32 Contrairement au lieu commun selon lequel la mort pose la question du sens de l’existence, c’est ici l’existence (celle que nous avons menée, que nous souhaiterions mener, que nous ne pouvons plus mener) qui poserait la question du sens de la mort. C’est peut-être vrai. Mais le partage d’une question n’implique pas celui de la réponse. Un médecin pourra comprendre que tel patient, compte tenu de son existence et de son état présent et futur, formule une demande d’assistance en vue de mourir, sans partager sa conception de l’existence valant la peine d’être vécue, de la même manière qu’un anthropologue peut comprendre les choix moraux des enquêtés, après avoir pris connaissance de leur système de valeurs et de normes, sans pour autant le faire sien.

La difficulté réside ailleurs que dans cette question de l’accord ou du désaccord éthique entre le médecin et le patient sur la vie minimalement bonne que l’on est prêt à mener. Plus problématique est le fait que la formulation d’une demande d’assistance en vue de mourir de la part d’une personne jugée « compétente » (c’est-à-dire lucide et non dépressive) place le médecin dans une situation paradoxale : il est sommé de reconnaître une souffrance qu’il ne peut soigner ; c’est une souffrance qui met ses connaissances et son savoir-faire de médecin entre parenthèses ; mais dans le même temps, le patient lui demande d’intervenir en tant que médecin (en renonçant au traitement prescrit au patient ou en provoquant la venue de la mort). C’est donc une demande qui à la fois nie et affirme l’identité du médecin et met en jeu la nature de la souffrance prise en charge dans une relation de soin. C’est pourquoi il me paraît indispensable aujourd’hui de prendre le temps d’une réflexion sur la relation qui peut s’établir entre un patient énonçant une telle demande d’assistance en vue de mourir et un médecin que cette demande inscrit dans une posture professionnelle paradoxale et difficile à assumer.

32 C’est par exemple le point de vue exprimé par le Dr. Fr. Chaussoy à propos de V. Humbert et de R. Sampedro : « on me demande mon avis de médecin : je crois que c’est avant tout un problème d’homme. Nous avons, tous, le devoir d’entendre et d’écouter ce que réclament ces frères humains, ils ont perdu l’usage de leur corps, mais pas leur liberté d’adultes majeurs et sains d’esprit. Je crois que nous avons le devoir de les aider, puisqu’ils ne peuvent plus s’aider eux-mêmes. C’est une manière – la seule manière – de continuer à faire gagner la vie. Et de respecter leur liberté d’homme », Libération, 4 février 2005, p. 36.

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Liste des auteurs cités Bacon Francis Borsellino P. Brunelli C. Cassel C. Callahan Daniel Chochinov H. M. C. Clinch J. J. Dagognet François Di Mola G. Dworkin, Ronald Enns M. Epictète Erhenberg Alain Freud Sigmund Galucci M. Gamba A. G. Graber Hanus M. Hocquart Anita Hume David J. Kammerer W. Kissane David W. Lander S. Laërce Diogène J-D. Lelièvre Letellier Philippe Levitt M Lusigni M. Meier D. Mignon Fr. More Thomas Morrison R. Moyse D. Mowchun N. Panicola M. Patte D. Platon Régnier Jérôme Regazzo C. Rippe K-P. Rosenfeld Barry Santosuosso A. Schöne-Seifert B Sénèque Singer Peter

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Spinoza Tamburini M. Thomasma David Toscani F. Vespieren P. Wauters J-P. Wilson K. G.

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