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Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 

52-2 | 2020

Les traités de paix en Europe centrale : quels potentiels pour quelles réalisations ?

L’Estonie et l’échange des prisonniers de guerre entre Allemagne et Russie, 1918-1922

Francesca Piana

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/allemagne/2426 DOI : 10.4000/allemagne.2426

ISSN : 2605-7913 Éditeur

Société d'études allemandes Édition imprimée

Date de publication : 31 décembre 2020 Pagination : 317-340

ISSN : 0035-0974 Référence électronique

Francesca Piana, « L’Estonie et l’échange des prisonniers de guerre entre Allemagne et Russie, 1918-1922 », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 52-2 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 19 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/allemagne/2426 ; DOI : https://doi.org/10.4000/allemagne.2426

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande

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L’Estonie et l’échange des prisonniers de guerre entre Allemagne et Russie, 1918-1922 *

Francesca Piana **

Au mois d’octobre  1922, Jaan Tõnisson, figure de l’indépendance estonienne et homme politique de l’entre-deux-guerres, se réjouissait que « [sa] patrie ait servi de point intermédiaire, où arrivé après une longue et pénible captivité, chaque pri- sonnier se sentait de nouveau libre et, avec joie et souvent les larmes aux yeux, se rendait dans sa patrie bien-aimée » (1). Tõnisson faisait référence au fait que deux ans auparavant, l’Estonie avait autorisé le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), l’organisation humanitaire par excellence, en collaboration avec la Société des Nations (SDN), la nouvelle organisation inter-gouvernementale créée après la Première Guerre mondiale pour garantir la paix et la sécurité dans le monde, à échanger sur son territoire des centaines de milliers de prisonniers de guerre russes en provenance d’Allemagne, contre des prisonniers de guerre des anciens Empires centraux en provenance de Sibérie et du Turkestan (2). L’opération humanitaire porta dans la mer Baltique sur 406 091  individus, tandis que 12 191  furent échangés à

* Cet article présente les principaux résultats de mon livre à paraître « The Global Governance of Refugee Protection. Responses to Forced Displacements after WWI ». J’ai mené mes recherches dans le cadre d’une thèse de doctorat au sein du projet dirigé par le professeur Davide Rodogno, intitulé

« Histoire des associations internationales et des organisations internationales non-gouvernemen- tales humanitaires en Europe occidentale au 19e et 20e siècle (1800-1945) », financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (PP0011_118875). Je remercie Sylvain Schirmann, Lena Radauer et Ségolène Plyer pour leurs commentaires. Merci à Andrea pour sa patience. Les traduc- tions de l’anglais au français sont les miennes.

** Chercheuse indépendante.

1 Archives du Comité international de la Croix-Rouge (ACICR), MIS  B  35.5/1123, Tõnisson à Ador, 2 octobre 1922. Italique ajouté dans la citation.

2 Francesca Piana, « L’humanitaire d’après-guerre : prisonniers de guerre et réfugiés russes dans la politique du Comité international de la Croix-Rouge et de la Société des Nations », Relations interna- tionales, n° 151, 3 (2013), p. 63-75.

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travers la mer Noire et 9 604 par la ville sibérienne de Vladivostok, pour un total de 427 886 prisonniers (3).

En 1920 l’Estonie, ancienne province russe où, pendant longtemps, le pouvoir éco- nomique avait été détenu par la minorité germano-balte, venait de gagner son indé- pendance contre la Russie bolchevique qui aspirait à conserver les frontières impériales afin d’amener la révolution prolétaire au cœur de l’Europe ; cela, après un court inter- lude de domination allemande en 1918. L’historiographie de l’Estonie s’accorde sur le fait que pendant la Grande Guerre, les nationalistes estoniens profitèrent de la rivalité germano-russe pour affirmer la souveraineté du pays. Celle-ci était fragile : au début des années 1920, l’Estonie continuait à craindre une possible révolution communiste, une peur fondée comme le confirma le coup d’État manqué de 1924 (4). Dès ses débuts, le gouvernement estonien adopta une politique visant à renforcer les institutions et le tissu socio-économique : la redistribution, aux paysans estoniens, des terres confis- quées aux Germano-Baltes par la réforme foncière ; la réorientation de son économie de l’espace impérial russe vers l’occident ; le contrôle des mouvements migratoires (5).

L’Estonie n’était pas qu’un point intermédiaire entre l’Allemagne et la Russie, mais aussi un carrefour des migrations (6). Au moment même où l’échange des anciens pri- sonniers de guerre avait lieu, le pays nouvellement créé – qui comptait un million d’ha- bitants et dont la citoyenneté n’était pas définie sur une base strictement ethnique – se trouva à gérer des migrations de retour, entamées par des Estoniens mais aussi des Germano-Baltes, des Russes et des juifs ayant des liens avec le territoire. Grâce au travail du ministère de l’Intérieur qui décida au cas par cas et, en ce qui concerne le retour des optants de Russie, à celui d’une Commission basée à Moscou, des milliers de personnes retournèrent en Estonie (7). Parmi elles se trouvaient un nombre réduit de Germano-Baltes, l’ancien groupe dominant, et de juifs qui avaient été déplacés par les hostilités ; mais surtout, en vertu de l’option garantie par le traité de Tartu du 2 février

3 Archives de la Société des Nations (ASDN), R1703, Rapport du Dr.  Nansen, haut-commissaire de la Société des Nations sur le rapatriement des prisonniers de guerre, soumis au Conseil le 1er  sep- tembre 1922, 42.22952.5213.

4 Jean-Pierre Minaudier, Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne, Paris, L’Harmattan (coll.

Bibliothèque finno-ougrienne), 2007, p. 247-286.

5 Klaus Richter, Fragmentation in East Central Europe. Poland and the Baltics, 1915-1929, Kettering, Oxford University Press, 2020.

6 Pour les déplacements dans la région baltique, voir Peter Gatrell, « Population Displacement in the Baltic Region in the Twentieth Century : From ‘Refugee Studies’ to Refugee History », Journal of Baltic Studies, 38/1 (2007), p.  43-60. Le cas des migrations de retour vers la Lituanie et la Lettonie était quelque peu différent car il y était plutôt question de réfugiés déplacés par la guerre vers la Russie ou évacués par l’armée russe lors des hostilités. Leur retour se fit par étapes après la signature du traité de Brest-Litovsk, après les accords de paix avec la Russie, et à la suite des accords spécifiques concernant les personnes déplacées. Pour le cas de la Lituanie, voir Tomas Balkelis, « In Search of a Native Realm : The Return of World War One Refugees to Lithuania, 1918-1924 », in : Nick Baron et Peter Gatrell (dir.), Homelands : War, Population and Statehood in Eastern Europe and Russia, 1918- 1924, Londres/New York, Anthem Press, 2004, p.  74-97. Pour la Lettonie, Aija Priedite, « Latvian Refugees and the Latvian Nation State during and after World War One », in : Baron/Gatrell (dir.), Homelands, p. 35-52.

7 Helen Rohtmets, « The Significance of Ethnicity in the Estonian Return Migration Policy of the Early 1920s », Nationalities Papers, 40/6 (2012), p. 896.

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1920 entre la Russie et l’Estonie, 40 000 personnes environ d’origine ethnique esto- nienne, parmi lesquelles se trouvaient des colons qui avaient émigré en Russie à la fin du xixe siècle en quête de terres à cultiver, ainsi qu’un groupe plus petit de réfugiés et de prisonniers de guerre (8). Dans la région de Narva, à la frontière orientale du pays avec la Russie, ces rapatriés côtoyaient 90 000 personnes ethniquement russes qui y étaient concentrées, ainsi qu’environ 20 000 réfugiés russes – des civils et des combat- tants de l’armée blanche du général Nikolaï Ioudénitch – qui y avaient construit leurs propres camps (9). Comme nous le verrons, l’État-nation estonien mit en œuvre des mesures visant à surveiller et diriger les rapatriements, tout en privilégiant le retour des personnes ethniquement estoniennes sur celui des minorités nationales, notam- ment les Germano-Baltes, les juifs et les Russes dont la loyauté n’était pas assurée (10).

À partir des archives du CICR et de la SDN, nous nous demanderons pourquoi, dans un contexte de contrôle grandissant sur sa population et ses frontières, l’Estonie autorisa le CICR et la SDN à échanger des centaines de milliers d’anciens prisonniers de guerre sur son territoire, prisonniers qui étaient les ressortissants des deux pays, l’Allemagne et la Russie, contre qui elle avait conquis son indépendance (11). Bien que cet épisode ne soit pas méconnu de la littérature sur l’aide humanitaire dans l’espace baltique, l’Estonie n’y figure presque jamais (12). Pourtant le pays fit plus qu’accepter

8 Ibid. H. Rohtmets se base sur les données recueillies par A. Tooms, « Opteerimisliikumine ja Eesti jöudnud optandid » (Le mouvement d’option et les optants arrivés en Estonie), Eesti Statistika, 5, Tallinn, Riigi Statistika Keskbüroo Väljaanne, 1922, ainsi que par R. Kadaja, « Vähemusrahvused Eestis », in : Eduard Roos (dir.), Tähised : eestluse aastaraamat II, Tartu, K. Mattiesen, 1936, p. 29-55, et par Ea Jansen, « Baltisakslased », in : Jüri Viikberg (dir.), Eesti rahvaste raamat : rahvusvähemused, -rühmad ja -killud, Tallinn, Eesti Entsüklopeediakirjastus, 1999, p. 40-58.

9 Kari Alenius, « Dealing with the Russian Population in Estonia, 1919-1921 », Ajalooline Ajakiri, 139- 140/1-2 (2012), p. 167-182.

10 K. Richter, Fragmentation in East Central Europe (note 5), p. 59-108. Voir aussi les travaux suivants : Baron/Gatrell (dir.), Homelands (note 6) ; Peter Gatrell et Liubov Zhvanko (dir.), Europe on the Move : Refugees in the Era of the Great War, Oxford, Oxford University Press, 2017.

11 Pour l’histoire de l’humanitaire dans l’entre-deux-guerres : Dzovinar Kévonian, Réfugiés et diploma- tie humanitaire : les acteurs européens et la scène proche-orientale pendant l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004 ; Bruno Cabanes, The Great War and the Origins of Humanitaria- nism, 1918-1924, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 ; Keith David Watenpaugh, Bread from Stones : The Middle East and the Making of Modern Humanitarianism, Oakland, California University of California Press, 2015 ; Davide Rodogno, « The American Red Cross and the Interna- tional Committee of the Red Cross’ Humanitarian Politics and Policies in Asia Minor and Greece (1922-1923) », First World War Studies, 5/1 (2014), p.  83-99 ; Jo Laycock et Francesca Piana (dir.), Aid to Armenia : relief, humanitarianism and intervention from the 1890s to the present, Manchester, Manchester University Press, 2020.

12 À l’exception de Martyn Housden, « When the Baltic Sea Was a ‘Bridge’ for Humanitarian Action : The League of Nations, the Red Cross and the Repatriation of Prisoners of War between Russia and Central Europe, 1920-22 », Journal of Baltic Studies, 38/1 (2007), p. 61-83. Voir aussi Hazuki Tate, Rapatrier les prisonniers de guerre : la politique des alliés et l’action humanitaire du Comité internatio- nal de la Croix rouge (1918-1929), Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2015 ; Kimberly Lowe, « Reassessing the League of Nations’ Humanitarian Assistance Regimes, 1918-1939 », in : James Retallack et Ute Planert (dir.), Decades of Reconstruction : Postwar Societies, State-Building, and International Relations from the Seven Years’ War to the Cold War, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 293-314.

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le plan du CICR : il mit à sa disposition ses ports et ses trains, ainsi que la forteresse d’Ivangorod sur la nouvelle frontière orientale avec la Russie où un camp de passage fut installé ; son armée monta le camp et fournit, entre autre assistance, du matériel de cuisine et de désinfection (13).

Nous estimons que la jeune élite politique estonienne profita de la situation de « point intermédiaire » entre l’Allemagne et la Russie, comme le dit Jaan Tõnisson, et vit dans l’espace transnational en voie de constitution une opportunité pour appuyer ses pro- grammes de state-building (construction de l’État). Nous rejoignons ainsi l’historien Klaus Richter pour qui la fragmentation territoriale, qui résulta de l’écroulement des empires en Europe centrale et orientale, fut certes une dramatique conséquence de la guerre et une source d’instabilité future mais, en même temps, une opportunité de

« libération et changement de la répartition du pouvoir » (14). L’Estonie retira des gains multiples de sa participation au plan international (15). Elle créa les conditions pour être admise à la SDN et pour obtenir la reconnaissance diplomatique des États occiden-

taux (16). Elle renforça sa position vis-à-vis des anciens ennemis allemands et russes,

les « hors-la-loi » du système de Versailles, au moment où les minorités allemandes et russes en Estonie avaient perdu leur pouvoir politique et économique et qu’elles étaient moins nombreuses qu’avant la guerre – situation qui créa des tensions avec l’Allemagne et la Russie, aggravées par le fait que les relations diplomatiques avec les deux pays étaient encore en voie de constitution (17). Elle bénéficia plusieurs années de l’assistance humanitaire internationale, en particulier de la part d’organisations américaines.

L’Estonie, redisons-le, ne fut pas qu’un pont entre l’Allemagne et la Russie, mais aussi le théâtre d’un chassé-croisé des migrations. Nous approfondirons les remarques qui précèdent en analysant la protection internationale mise en place au sein du CICR et de la SDN pour les prisonniers de guerre. Nous nous interrogerons sur son extension aux réfugiés russes blancs, mais non pas aux optants estoniens, dont le rapatriement fut géré par un accord bilatéral entre l’Estonie et la Russie. Problématiser la création des catégories migratoires, tout comme étudier l’histoire des migrations en Estonie dans un cadre comparatif et transnational (18), permet de mieux saisir comment s’est

13 ACICR, B MIS 35.5/11, Le délégué général du CICR à Monsieur le Ministre de la Guerre de la Répu- blique Estonienne, 26 avril 1920.

14 K. Richter, Fragmentation in East Central Europe (note 5), p. 2.

15 Pour la relation entre l’humanitaire avec la formation des nouveaux États en Europe centrale et orien- tale, voir Bertrand M. Patenaude, The Big Show in Bololand : The American Relief Expedition to Soviet Russia in the Famine of 1921, Stanford, Stanford University Press, 2002 ; Davide Rodogno, Shaloma Gauthier, Francesca Piana, « Shaping Poland : Relief and Rehabilitation Programmes Undertaken by Foreign Organizations, 1918-1922 », in : Bernard Struck, Jakob Vogel et Davide Rodogno (dir.), Shaping the Transnational Sphere : the Transnational Networks of Experts (1840-1930), New York, Berghahn Books, 2014, p. 259-278 ; Friederike Kind-Kovács, « The Great War, the Child’s Body and the American Red Cross », European Review of History/Revue Européenne d’histoire, 2/1-2 (2016), p. 33-62 ; Tara Zahra, The Lost Children : Reconstructing Europe’s Families after World War II, Cam- bridge, Mass., Harvard University Press, 2011.

16 M. Housden, « When the Baltic Sea was a ‘Bridge’ for Humanitarian Action » (note 12), p. 74.

17 K. Richter, Fragmentation in East Central Europe (note 5), p. 91.

18 Sur la catégorisation des migrations, voir Dzovinar Kévonian, « Enjeux de catégorisations et migra- tions internationales. Le Bureau International du Travail et les réfugiés (1925-1929) », Revue européenne

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construit cet État balte après 1918, ainsi que d’analyser les limites de la protection internationale. En effet, la catégorisation des personnes déplacées « par le haut » ne correspondait souvent pas à ce qui se passait sur le terrain, où les acteurs concernés – les membres de l’armée estonienne ou les délégués du CICR – voyaient des liens, voire des chevauchements entre les besoins de protection des différents groupes en mouvement (19).

Nous souhaitons montrer ici que la pratique de la protection internationale pour les personnes déplacées était ponctuelle, parfois discriminante, liée au contexte politique et idéologique dans lequel elle était déployée, limitée et, en même temps, générée par les relations entre les gouvernements et les institutions internationales (20). Dans le cas des optants estoniens, la protection internationale fit défaut. L’Estonie, bien que ses pra- tiques de protection soient parfois aussi défaillantes, pouvait appréhender l’ingérence d’une organisation internationale dans le processus sensible d’octroi de la nationalité estonienne, de même qu’elle accepta de mauvais gré le traité des minorités en adhérant à la SDN (21). De leur côté, le CICR et la SDN manquaient de la volonté politique et économique nécessaire pour intervenir dans une migration de retour quand l’issue de la guerre civile russe était encore incertaine, surtout que les optants rentraient « chez eux » (22). En ce qui concerne les réfugiés russes blancs, la mise en place des formes de protection internationales fut une opportunité politique et institutionnelle pour la

SDN (23). Puisque l’Estonie ne leur vint pas en aide car elle craignait qu’ils ne soient un

danger pour la sécurité nationale, qu’ils ne pèsent sur les finances nationales et que leur présence n’exacerbe les tensions avec la Russie bolchevique, des premiers secours

des migrations internationales, 3 (2005), p.  95-124 ; Emma Haddad, The Refugee in International Society between Sovereigns, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 23-47. Rarement les tra- vaux sur les migrations en Estonie ont étudié ces migrations en parallèle. Pour les différents flux, voir le travail de Helen Rohtmets sur les migrations de retour, de Kari Alenius sur la minorité russe et les réfugiés russes en Estonie. Martyn Housden a travaillé sur le retour des prisonniers de guerre, tandis que Klaus Richter a adopté une approche transnationale et comparative pour les migrations dans la région baltique, mais l’Estonie y reçoit peu d’attention.

19 Peter Gatrell, « Refugees – What’s Wrong with History ? », Journal of Refugee Studies, 30/2 (2017), p. 170-189 ; Matthew Frank et Jessica Reinisch, « Refugees and the Nation-State in Europe, 1919-59 », Journal of Contemporary History, 49/3 (2014), p. 477-490.

20 Keith David Watenpaugh, « The League of Nations’ Rescue of Armenian Genocide Survivors and the Making of Modern Humanitarianism, 1920-1927 », The American Historical Review, 115/5 (2010), p. 1315-1339 ; Davide Rodogno, « Non-state Actors’ Humanitarian Operations in the Aftermath of the First World War: The Case of the Near East Relief », in : Fabian Klose (dir.), The Emergence of Humanitarian Intervention : Ideas and Practice from the Nineteenth Century to the Present, Cam- bridge, Cambridge University Press, 2015, p. 185-207.

21 Rita Putins Peters, « Problems of Baltic Diplomacy in the League of Nations », Journal of Baltic Stu- dies, 14/2 (1983), p. 128-149.

22 Dzovinar Kévonian, « Les réfugiés de la paix. La question des réfugiés au début du xxe siècle », Maté- riaux pour l’histoire de notre temps, 36/1 (1994), p. 2-10 ; Peter Gatrell, The Making of the Modern Refugee, Oxford, Oxford University Press, 2013. Pour les migrations forcées en Europe centrale, Dariusz Stola, « Forced Migrations in Central European History », The International Migration Review, 26/2 (1992), p. 324-341.

23 Claudena M. Skran, Refugees in Inter-War Europe : The Emergence of a Regime, Oxford, Oxford Uni- versity Press, 1995 ; Katy Long, « When Refugees Stopped Being Migrants : Movement, Labour and Humanitarian Protection », Migration Studies, 1/1 (2013), p. 4-26.

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furent fournis par des organisations internationales, surtout américaines (24). Face aux difficultés de l’Estonie et de nombreux pays d’Europe centrale et orientale à protéger les Russes en exil, bientôt privés de leur nationalité et rendus apatrides, à la diffé- rence des Estoniens rapatriés à qui fut octroyée la citoyenneté estonienne, la SDN prit l’initiative de créer en 1921 une institution spécialisée, le Haut-Commissariat pour les réfugiés russes. La protection des groupes spécifiques de réfugiés représente une nouveauté absolue dans les relations internationales d’après-guerre, en particulier au niveau légal avec le passeport Nansen.

Dans la première partie de l’article, nous montrerons quelle fut la place de l’Estonie dans les relations internationales, pendant la guerre d’indépendance et dans l’immé- diat après-guerre. Ensuite, nous verrons les raisons selon lesquelles le rapatriement des prisonniers de guerre fut internationalisé à la fin de la Grande Guerre, pour aboutir à l’opération humanitaire de l’échange dans la mer Baltique et la région de Narva.

En dernier lieu, nous analyserons la gestion des différentes migrations qui s’y croi- sèrent, afin de mettre en lumière les enjeux de catégorisation et de protection qui les sous-tendirent.

La route chaotique vers l’indépendance

Le chemin vers la constitution d’un État autonome estonien ne fut pas linéaire.

Comme l’explique Jean-Pierre Minaudier, c’était une province russe dominée par une élite germano-balte qui détenait aussi le pouvoir économique où, au xixe  siècle, un mouvement nationaliste commença de prendre forme. Au déclenchement de la Pre- mière Guerre mondiale, les milieux nationalistes virent dans le conflit la possibilité de renverser le rapport de force en leur faveur. Toutefois, la guerre toucha durement l’Estonie : la mobilisation d’un grand nombre d’hommes pénalisa l’agriculture et l’industrie ; les pressions de l’armée allemande à la frontière occidentale et le blocus maritime s’y ajoutèrent (25). Trois événements majeurs survinrent au printemps et à l’été  1917 : la création de deux soviets, un à Narva et un à Tallinn ; l’établissement d’une entité estonienne définie sur base linguistique ; et les élections provinciales qui menèrent à la formation d’une assemblée à prédominance socialiste (26).

Après une première occupation bolchevique en 1917, les nationalistes estoniens profitèrent de la rivalité russo-allemande pour proclamer l’indépendance le 24 février 1918. Elle fut suivie par l’occupation allemande et la signature du traité de Brest- Litovsk le 3 mars 1918, qui closit la guerre pour la Russie et laissa à l’Allemagne le soin de déterminer le sort de la région baltique (27). Néanmoins, la défaite de l’Allemagne dans la Grande Guerre changea à nouveau la situation : aussitôt les Allemands partis, ce fut aux bolcheviques d’occuper l’Estonie, avec l’aide des Estoniens gagnés à leur cause. Finalement, la guerre d’indépendance commença : au début, le gouvernement provisoire estonien tarda à organiser l’armée, ce qui laissa les mains libres à l’Armée

24 K. Alenius, « Dealing with the Russian Population in Estonia » (note 9), p. 171-172.

25 J.-P. Minaudier, Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne (note 4), p. 234-236.

26 Ibid. Voir aussi Maurice Carrez, « L’année 1917 en Estonie : entre exaltation patriotique et conflits sociaux », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 137 (2017), p. 75-90.

27 J.-P. Minaudier, Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne (note 4), p. 237-240.

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rouge qui s’empara du cœur du pays, à seulement quelques kilomètres de Tallinn (28). Grâce à l’armée nouvellement constituée, à l’aide de la Finlande, de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis, les nationalistes estoniens repoussèrent les bol- cheviques au mois de février 1919 (29). Toutefois, il fallut attendre jusqu’à l’été 1919, non seulement pour que le territoire estonien soit reconquis, mais encore pour que l’armée estonienne entre à son tour en Russie, avec l’aide de l’armée blanche du général Nikolaï Ioudénitch (30). Celle-ci lança une dernière attaque sur Saint-Pétersbourg à l’automne mais fut repoussée et trouva refuge en Estonie. De son côté, l’Armée rouge tenta une dernière fois de conquérir Narva en décembre 1919, sans succès cependant (31).

Parallèlement aux événements militaires, en novembre 1918 le gouvernement pro- visoire estonien promulgua la première loi sur la nationalité selon laquelle étaient Estoniens ceux qui « résidaient en permanence sur le territoire de la République d’Estonie le jour où la résolution est entrée en vigueur » (art. 1) ; ceux qui « avaient été des sujets de l’État russe avant le 24 février 1918 » (art. 2) ; et ceux qui « sont originaires du territoire de l’Estonie ou ont été inscrits dans les registres paroissiaux tenus dans le territoire de l’Estonie » (art. 3) (32). Si les autorités locales octroyèrent facilement la citoyenneté aux personnes qui répondaient aux trois critères, « les questions concer- nant la citoyenneté de tous les autres, y compris les étrangers, les personnes ayant un intérêt vital en Estonie et les absents, devaient être décidées au niveau ministériel » (33). En particulier, la demande de citoyenneté estonienne se révéla difficile pour les absents qui, bien qu’ils puissent déposer leurs dossiers par le biais des représentations esto- niennes à l’étranger, dépendaient de la décision finale du ministère de l’Intérieur qui se faisait au cas par cas, sur la base d’une enquête des autorités et de la police locales (34). Le gouvernement estonien était quand même conscient que le pays versait dans une situation économique et sociale pitoyable et qu’en outre, il avait besoin de citoyens pour se défendre (35). Du coup, le ministère de l’Intérieur prêta une attention parti- culière aux demandes déposées par des personnes pourtant considérées comme des menaces pour la stabilité de l’État, dont des Germano-Baltes et des Russes, membres des anciennes classes dominantes qui étaient aussi des groupes ethno-linguistiques et qui devinrent, après 1918, des minorités nationales (36).

28 Ibid., p. 247-249.

29 Kevin O’Connor, The History of the Baltic States, Greenwood, 2015, p. 87. Pour les États-Unis, David S. Foglesong, « The United States, Self-Determination and the Struggle against Bolshevism in the Eastern Baltic Region, 1918-1920 », Journal of Baltic Studies, 26/2 (1995), p. 107-144.

30 J.-P. Minaudier, Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne (note 4), p. 250.

31 Ibid., p. 252-253.

32 « Riigi Teataja » (State Gazette), 1918, 4, p. 3. Cité dans Helen Rohtmets, « Birth of a State : Forma- tion of Estonian Citizenship (1918-1922) », in : Steven G. Ellis, Guðmundur Hálfdanarson et Ann Katherine Isaacs (dir.), Citizenship in Historical Perspective, Pisa, Edizioni Plus, University Press, 2006, p. 290-291.

33 H. Rohtmets, « Birth of a State » (note 32), p. 291.

34 Ibid., p. 291-292.

35 Ibid., p. 292.

36 Ibid., p. 293.

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Entre-temps, au printemps 1919, l’Assemblée constituante d’Estonie fut élue démo- cratiquement. Elle instaura une importante réforme foncière qui nationalisa les propriétés de l’aristocratie germano-balte pour les distribuer aux paysans estoniens.

L’Assemblée constituante élabora aussi la constitution du pays, et le parlement se réunit pour la première fois au mois de janvier 1920 (37). Au niveau international, une délégation estonienne se rendit à la Conférence de la paix de Paris en 1919, plaidant pour une reconnaissance diplomatique de jure de la part des pays occidentaux, selon l’argument que l’Estonie était ethniquement homogène et politiquement stable, à la différence de son voisin russe (38). De leur côté, les puissances occidentales semblaient plus intéressées par une Estonie rempart contre le bolchevisme que par une Estonie indépendante (39). Puisque la délégation à Paris n’obtint pas la reconnaissance espérée, Tallinn accepta l’offre soviétique d’entamer des négociations de paix (40). Par le traité de Tartu, signé le 2 février 1920, la Russie reconnut l’Estonie comme un État indépendant et autonome (article 2) ; la zone à l’est de la ville de Narva, où l’échange des prisonniers de guerre allait avoir lieu, fut démilitarisée jusqu’au 1er janvier 1922 (article 3, alinéa 2) ;

« les personnes d’origine estonienne demeurant en Russie [pouvaient] opter dans le même délai et sous les mêmes conditions pour la nationalité estonienne » que celles d’origine russe vivant en Estonie pour la Russie, à condition d’y être autorisées par leur gouvernement respectif (article 4) (41). À l’article 5, la Russie s’engageait à garantir la neutralité du pays au cas où cette dernière serait reconnue internationalement (42).

C’est dans ce contexte qu’en avril  1920, l’Estonie commença de négocier avec le CICR au sujet de l’échange des prisonniers de guerre sur son territoire. Il est impor- tant de souligner que les négociations furent entamées non seulement deux mois après la signature du traité de Tartu, mais aussi à quelques semaines de la première requête estonienne d’adhésion à la SDN (43). Comme l’historienne Rita Putins Peters l’écrit, déjà lors de la première Assemblée de la SDN au mois de septembre 1920, l’adhésion des trois nouveaux États baltes fut discutée pour être finalement rejetée (44). Les raisons d’un tel rejet sont à trouver dans la thèse de certains membres de la SDN selon laquelle l’existence d’une Estonie indépendante était liée au sort de la Russie qui, une fois res- taurée comme les puissances occidentales l’espéraient encore, réabsorberait rapide- ment les provinces baltes (45). Contrairement à ces espérances, la victoire de l’Armée rouge sur les armées blanches bouscula non seulement l’histoire de la Russie, mais

37 J.-P. Minaudier, Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne (note 4), p. 254.

38 Sur les États baltiques à la Conférence de la paix, voir Charlotte Alston, Piip, Meierovics & Voldema- ras, Estonia, Latvia & Lithuania : Makers of the Modern World, New York, Haus Pub., 2011.

39 Sur les tensions au sein de la politique étrangère américaine au sujet de la région baltique, voir D. S. Foglesong, « The United States » (note 29).

40 C. Alston, Piip, Meierovics & Voldemaras, Estonia, Latvia & Lithuania (note 38), p. 131.

41 Estonie et République des Soviets de Russie. Traité de paix, signé à Tartu le 2 février 1920.

42 Eero Medijainen, « The Tartu Peace Treaty and Permanent Neutrality for Estonia », in : Eero Medi- jainen et Olaf Mertelsmann (dir.), Border Changes in 20th Century Europe : Selected Case Studies, Berlin, Lit, 2010, p. 183-202.

43 R. Putins Peters, « Problems of Baltic Diplomacy in the League of Nations » (note 21), p. 128-149.

44 Ibid.

45 Ibid., p. 130-131.

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aussi celle de la Baltique et du monde entier. Puisque le pouvoir soviétique finit par s’imposer, l’Estonie fut acceptée comme membre à l’occasion de la deuxième Assem- blée de la SDN le 23 septembre 1921, en même temps que la Lettonie et la Lituanie (46).

L’internationalisation de la question du rapatriement des prisonniers de guerre fut donc une opportunité pour l’Estonie, comme pour le CICR et la SDN. Bien que les documents produits par le CICR et la SDN sur l’échange des prisonniers de guerre ne fassent pas mention au fait que la requête estonienne d’adhésion à la SDN était en cours au moment des négociations, il est fort probable que les dirigeants estoniens y voyaient une importante carte à jouer (47). Toutefois, la SDN imposa deux réserves à l’adhésion estonienne, en demandant qu’elle signe le traité sur la protection interna- tionale des minorités et, pour faire droit à une requête britannique, qu’elle s’engage à ne pas construire de sous-marins (48). La première condition contraria le gouverne- ment estonien : la constitution estonienne contenait déjà des clauses pour la protection des minorités nationales ; le traité sur les minorités avait été conçu pour les États qui avaient perdu la guerre ou qui avaient gagné des nouveaux territoires, dont l’Estonie ne faisait pas partie, et il ne s’appliquait pas aux pays d’Europe occidentale. Malgré ses réticences, en 1923 l’Estonie accepta les conditions de la SDN (49). Quant à la deuxième condition, il est probable que la Grande-Bretagne entendait garder une mer Baltique démilitarisée où elle aurait pu préserver ses intérêts commerciaux d’avant-guerre (50).

En ce qui concerne les migrations de retour, le gouvernement estonien privilégia celles des personnes ethniquement estoniennes (51). Selon les dispositions du traité de Tartu, en mai 1920 l’Estonie installa une Commission pour le rapatriement à Moscou avec des bureaux à Petrograd et Omsk (52). Elle était chargée de recevoir les dossiers des optants estoniens et d’en décider au cas par cas (53). À la fin de la guerre d’indépendance, environ 200 000 Estoniens vivaient en Russie (rappelons que l’Estonie indépendante comptait un million d’habitants), dont des civils et des prisonniers déplacés par la

46 Ibid.

47 Martyn Housden, « Securing the Lives of Ordinary People. Baltic Perspectives on the Work of the League of Nations », in : Martyn Housden et David J. Smith (dir.), Forgotten Pages in Baltic History : Diversity and Inclusion, Amsterdam/New York, Rodopi, 2011, p. 95-115.

48 Charles Howard Ellis, The Origin, Structure & Working of the League of Nations, Londres, G. Allen

& Unwin, 1928, p. 528, cité dans David Ramiro Troitiño, Tanel Kerkmäae et Ondrej Hamulák,

« The League of Nations : Legal, Political and Social Impact on Estonia », Slovak Journal of Political Sciences, 19/2 (2019), p. 75-93, ici p. 76.

49 R. Putins Peters, « Problems of Baltic Diplomacy in the League of Nations » (note 21), p. 131-132 ; Kari Alenius, « Under the Conflicting Pressures of the Ideals of the Era and the Burdens of History : Ethnic Relations in Estonia, 1918-1925 », Journal of Baltic Studies, 35/1 (2004), p. 32-49. Sur les juifs en Estonie, voir Anton Weiss-Wendt, Murder without Hatred : Estonians and the Holocaust, Syracuse, Syracuse University Press, 2009.

50 David G. Kirby, « A Great Opportunity Lost ? Aspects of British Commercial Policy toward the Baltic States, 1920-1924 », Journal of Baltic Studies, 5/4 (1974), p. 362-378.

51 H. Rohtmets, « The Significance of Ethnicity » (note 7).

52 Une commission pour le rapatriement des Lettons de Russie fut formée en avril 1920 (A. Priedite,

« Latvian Refugees and the Latvian Nation State » [note 6], p. 47). Une division pour les réfugiés du ministère de l’Intérieur lituanien fut également envoyée à Moscou (T.  Balkelis, « In Search of a Native Realm » [note 6], p. 82-83).

53 H. Rohtmets, « Birth of a State » (note 32), p. 294.

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guerre, mais surtout un grand nombre de colons qui avait émigré à la fin du xixe siècle en quête de terres à cultiver. La citoyenneté fut octroyée à environ 81 027 personnes sur les 106 000 qui déposèrent un dossier, après vérification de leur loyauté politique ainsi que de leur potentiel pour contribuer au développement économique de l’État. Seuls 40 000 décidèrent de rentrer (54).

Différent fut le sort des personnes ayant des intérêts vitaux en Estonie, mais qui appar- tenaient aux minorités nationales. Les Germano-Baltes étaient regardés avec suspicion par les autorités estoniennes car ce groupe, pendant des siècles, avait détenu le pouvoir économique et s’était opposé à l’indépendance du pays en participant à l’occupation allemande de 1918 et à l’unité militaire Baltische Landeswehr, qui avait combattu contre l’armée estonienne en 1919 (55). Si la citoyenneté et le permis d’entrée furent donnés aux Germano-Baltes dont la loyauté put être prouvée, ce ne fut pas le cas pour d’autres qui étaient considérés comme une menace pour l’Estonie (56). Toutefois, il fut vite évident que rejeter les demandes de citoyenneté des Germano-Baltes qui avaient des propriétés en Estonie pouvait affecter les relations entre l’Allemagne et l’Estonie (57). Cela poussa le gouvernement estonien à changer d’attitude et à considérer plus favorablement leur retour à partir de 1921 (58). En 1922, les Germano-Baltes en Estonie étaient 18 000 per- sonnes, presque la moitié de leur nombre à la fin du xixe siècle (59).

En ce qui concerne les personnes ethniquement russes, les autorités estoniennes craignaient davantage leurs sympathies politiques pour le bolchevisme. Le fait qu’elles soient concentrées dans l’est du pays, une région acquise avec le traité de Tartu et à quelques kilomètres du territoire russe, redoublait l’inquiétude des autorités quant à la sécurité nationale (60). Ces préoccupations étaient fondées si, comme on l’a déjà évoqué, on considère la tentative avortée de coup d’État organisé par les communistes en 1924. Les juifs quant à eux, bien que peu nombreux (4 500 en 1922), rencontrèrent des difficultés majeures : à côté des questions de loyauté politique et de contribution économique, l’antisémitisme répandu en Europe n’épargna pas l’Estonie et influença négativement l’attitude des autorités et de l’opinion publique (61).

L’internationalisation du rapatriement des prisonniers de guerre

C’est dans ce contexte fragile et porteur d’opportunités en même temps, que l’échange des prisonniers de Russie et des Empires centraux commença d’être négo- cié. Dans une lettre adressée à Eric Drummond, le secrétaire général de la SDN, Ants Piip, homme politique et diplomate estonien, écrivit que le pays était prêt à « rendre

54 Helen Rohtmets, « The Repatriation of Estonians from Soviet Russia in 1920-1923 : A Test of Estonian Citizenship and Immigration Policy », Journal of Baltic Studies, 42/2 (2011), p. 180 ; A. Tooms, « Optee- rimisliikumine ja Eesti jöudnud optandid » (note 8), p. 20.

55 H. Rohtmets, « The Significance of Ethnicity » (note 7), p. 900-901.

56 Ibid., p. 901.

57 Ibid.

58 Ibid., p. 902.

59 Ibid., p. 900.

60 Ibid., p. 903 ; K. Alenius, « Dealing with the Russian Population in Estonia » (note 9).

61 H. Rohtmets, « The Significance of Ethnicity » (note 7), p. 902-904.

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tout service possible pour la paix et la coopération internationales ». Piip se référait en particulier à l’humanitaire post-conflit et à l’échange des prisonniers de guerre (62).

En effet, pendant la Première Guerre mondiale, sur les 71 millions d’hommes qui avaient été appelés au combat, entre 8 et 9 millions furent capturés sur tous les fronts et internés dans des conditions qui dépendaient des ressources de l’État détenteur, du développement des hostilités, du rang et de la nationalité du prisonnier (63). Selon l’analyse de l’historien Reinhard Nachtigal, les premiers rapatriements des prisonniers des Empires centraux en Russie européenne se firent de façon chaotique pendant les hostilités (64). La signature du traité de Brest-Litovsk entre l’Allemagne et la Russie en mars 1918 fournit un nouveau cadre légal, en autorisant le rapatriement des prison- niers de guerre des Empires centraux détenus en Russie, organisé cette fois-ci par des comités nationaux qui travaillèrent dans l’ouest de la Russie puisque à l’est, la guerre civile était encore en cours (65).

La fin de la Grande Guerre changea les équilibres géopolitiques et donc le rapatrie- ment : celui des prisonniers de guerre alliés se fit dans les meilleurs délais, tandis que le sort des prisonniers de guerre appartenant aux États vaincus, bien plus compliqué, fut repoussé après la ratification des traités de paix (66). Ceux détenus en Europe de l’Ouest furent échangés en 1919-1920, tandis que ceux détenus à l’Est – les prisonniers de guerre russes en Allemagne et les prisonniers des Empires centraux en Russie – se trouvèrent doublement emprisonnés, dans les camps et dans la lutte militaire et idéologique contre le bolchevisme (67). De plus, aucune attention ne fut accordée aux prisonniers russes détenus en Allemagne, car ils auraient dû être échangés selon les stipulations du traité de Brest-Litovsk. Mais avant novembre 1918, l’Allemagne avait retardé le rapatriement des Russes parce qu’ils contribuaient à l’effort de guerre dans l’agriculture et dans l’industrie, tandis que la Russie bolchevique avait essayé d’enrôler les prisonniers dans l’Armée rouge et avait gardé en captivité les prisonniers hongrois afin de les échanger avec des communistes détenus en Hongrie (68). Quand après novembre 1918 l’Allemagne fut prête à rapatrier les prisonniers de guerre russes

62 ACICR, B MIS 35.5/158, Piip à Drummond, 23 juin 1920.

63 Heather Jones, « Prisoners of War », in : Ute Daniel, Peter Gatrell, Oliver Janz, Heather Jones, Jennifer Keene, Alan Kramer et Bill Nasson (dir.), 1914-1918-online. International Encyclopedia of the First World War, publiée par la Freie Universität Berlin, 08.10.2014 ; Heather Jones, Violence against Prisoners of War in the First World War : Britain, France and Germany, 1914-1920, Cambridge, Cambridge University Press, 2013 ; Alon Rachamimov, POWs and the Great War : Captivity on the Eastern Front, Oxford/New York, Berg, 2002 ; Peter Gatrell, « Prisoners of War on the Eastern Front during World War I », Kritika : Explorations in Russian & Eurasian History, 6/3 (2005), p. 557-566.

64 Reinhard Nachtigal, « The Repatriation and Reception of Returning Prisoners of War, 1918-1922 », in : Matthew Stibbe (dir.), Captivity, Forced Labour and Forced Migration in Europe during the First World War, London/New York, Routledge, 2009, p. 157.

65 Ibid., p. 161-162.

66 Ibid.

67 Richard B. Speed, Prisoners, Diplomats, and the Great War : A Study in the Diplomacy of Captivity, New York, Greenwood Press, 1990, p. 174-175.

68 Arnold Krammer, « Soviet Propaganda among German and Austro-Hungarian Prisoners of War in Russia, 1917-1921 », in : Samuel R. Williamson Jr. et Peter Pastor (dir.), Essays on World War I : Origins and Prisoners of War, NYC, Columbia University Press, 1983, p. 239-264.

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car elle manquait de ressources pour les entretenir, ce fut aux alliés d’en empêcher le retour et de les diriger vers les armées des forces contre-révolutionnaires (69). Enfin, au mois de mars 1920, la Conférence des ambassadeurs représentant l’Entente autorisa la libération des prisonniers de guerre qui étaient encore en Sibérie, dont le nombre s’éle- vait à environ 250 000 personnes (les autres étaient partis par leurs propres moyens et furent remboursés de leurs dépenses par la suite) (70).

Toutefois, ni l’organisation ni le financement des rapatriements n’étaient clairement établis en cas de défaillance d’États démunis, même si l’Allemagne fut relativement rapide dans la collecte des fonds nécessaires. Au printemps 1920, les gouvernements allemand et russe finirent par déléguer le rapatriement au CICR ; puisque le nombre des Allemands était moindre que celui des Russes, l’action du CICR fut vite étendue aux prisonniers de guerre de l’ex-Empire austro-hongrois (71). Le choix du CICR était logique : l’organisation humanitaire qui avait été créée à Genève en 1863 par l’aristocra- tie protestante pour venir au secours des blessés sur les champs de bataille, avait connu une croissance exponentielle pendant la Grande Guerre quand, à travers la création de l’Agence internationale des prisonniers de guerre, elle avait étendu son champ d’action aux prisonniers de guerre et aux civils internés (72). Cependant, la sortie de guerre fut rude. Sa primauté dans le domaine de l’action humanitaire était en particulier minée par la Ligue internationale des sociétés de la Croix-Rouge – une organisation créée par la Croix-Rouge américaine, composée uniquement des États vainqueurs, alors que le CICR se voulait universel (73).

Dans le rapatriement des prisonniers de guerre, le CICR voyait la possibilité d’étendre son mandat non seulement aux victimes de la guerre, mais aussi aux victimes de la

paix (74). Déjà pendant le conflit, il avait favorisé des déplacements spontanés de prison-

niers de guerre à travers l’Europe centrale. Après l’armistice général de novembre 1918, il utilisa différents moyens pour faire pression sur les gouvernements afin que des plans de rapatriement soient votés avant la ratification des traités de paix (75). Ces opérations

69 R. B. Speed, Prisoners, Diplomats, and the Great War (note 67), p. 172.

70 RCICR, Renée Marguerite Frick-Cramer, « Le rapatriement des prisonniers du front oriental après la guerre de 1914-1918 (1919-1922) », 504 (août 1944), p. 706.

71 Archives du Nasjonalbiblioteket de Norvège, Ms. fol. 1988, F8x, Accord entre la RSFSR et l’Allemagne au sujet du renvoi dans leur patrie des prisonniers de guerre et civils des deux côtés, conclu à Berlin le 19 avril 1920, signé par Stücklen, représentant de l’Administration centrale du Gouvernement aux affaires des prisonniers de guerre et des civils, et par Kopp, représentant de la RSFSR à Berlin.

72 Irène Herrmann, L’humanitaire en questions : réflexions autour de l’histoire du Comité international de la Croix-Rouge, Paris, Éditions du Cerf, 2018 ; Daniel Palmieri, « An institution standing the test of time ? A review of 150 years of the history of the International Committee of the Red Cross », Inter- national Review of the Red Cross, n° 888, 94 (2012), p. 1273-1298.

73 John F. Hutchinson, Champions of Charity : War and the Rise of the Red Cross, Boulder, Colo., West- view Press, 1996.

74 RICRC, La mission du Comité International de la Croix-Rouge pendant et après la guerre, 174e cir- culaire, signée par Edouard Neville, Adolphe D’Espine, Dr. F. Ferrière, et Alfred Gauthier, Genève, 27 novembre 1918.

75 Rapport général du Comité international sur son activité de 1912 à 1920, présenté à la Dixième Confé- rence internationale de la Croix-Rouge (Genève), p.  111-116 ; K.  Lowe, « Reassessing the League of Nations’ Humanitarian Assistance Regimes » (note 12), p. 299-300.

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eurent lieu en même temps que les délégués du CICR étaient envoyés en mission à travers l’Europe et au-delà, pour recueillir des informations sur les prisonniers de guerre. Ce fut grâce à ce travail d’information que le CICR put dessiner les routes du rapatriement : puisque les transferts à travers l’Europe étaient entravés par la guerre russo-polonaise et par la guerre civile russe, l’organisation humanitaire ouvrit trois autres routes. La route principale que nous analysons dans cet article passait à travers la mer Baltique ; deux autres, mineures, à travers la mer Noire et la ville sibérienne de Vladivostok (76).

La cartographie de l’Europe du rapatriement des prisonniers de guerre de Russie et des anciens Empires centraux était complexe. Les camps d’internement étaient connectés par voies ferroviaires et par voies maritimes aux ports et à d’autres camps, cette fois-ci de quarantaine, d’où les prisonniers de guerre, débarrassés des maladies contagieuses et idéalement du bolchevisme, partaient retrouver leur pays.

Là-bas, ils passaient du temps dans d’autres camps de quarantaine pour les mêmes raisons : lutte contre le typhus et le communisme. Quant au financement des plans de rapatriement, le CICR n’avait pas les ressources nécessaires et finit par adresser une requête au Conseil économique suprême de la Conférence de la paix, chargé de la reconstruction de l’Europe, en demandant qu’une petite partie de son bud- get soit consacrée aux prisonniers de guerre. Bien que cette proposition ne fût pas acceptée, sauf pour l’assistance et le rapatriement de 2 500 civils tchécoslovaques, la proposition du CICR eut le mérite d’internationaliser la question du rapatriement des prisonniers de guerre (77).

Le début de l’année 1920 fut un moment charnière. D’une part le CICR fut chargé par différents gouvernements de négocier le rapatriement des prisonniers de guerre, d’autre part le Pacte de la SDN, qui avait été inclus dans le traité de Versailles, entra en vigueur le 10 janvier 1920. Quelques jours plus tard, le 7 février 1920, le Conseil économique suprême suggéra que l’organisation inter-gouvernementale se chargeât de la question du rapatriement des prisonniers de guerre (78). Sur la base des articles 23 et 25 du Pacte, le Conseil de la SDN, réuni en avril 1920, décida de nommer un haut- commissaire pour coordonner les actions des gouvernements et des organisations pri- vées, telles que le CICR, et pour formuler toute recommandation nécessaire au sujet des opérations humanitaires et de leur financement (79). Ce fut le délégué norvégien à la SDN, Fridtjof Nansen, un ancien explorateur et homme de science, qui fut choisi pour remplir ces fonctions (80).

Entre-temps, le CICR continuait son activité. Une fois Nansen nommé, le CICR partagea avec la SDN toutes les informations dont il disposait, lors d’une conférence à Berlin réunissant Nansen, ses collaborateurs et les représentants des gouvernements

76 R. M. Frick-Cramer, « Le rapatriement des prisonniers du front oriental » (note 70), p. 706-707.

77 ASDN, C1119, Siberian prisoners of war, dossier 1, International Committee for Relief Credits, Aus- trian and Hungarian Prisoners of War, 05.06.1920.

78 ACICR, B MIS 33.5.69, Memorandum on the question of the repatriation of German, Austrian, Hun- garian, Romanian, Serbian, Czechoslovakian and Polish prisoners of war, 01.03.1920.

79 ACICR, B MIS 33.5.250, Drummond à Ador, Genève, 28 avril 1920.

80 M. Housden, « Securing the Lives of Ordinary People » (note 47), p. 97-99, ici p. 98.

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allemand, autrichien, hongrois et russe (81). Les tractations entre le CICR et la SDN aboutirent deux mois après à un partage de tâches selon lequel le CICR était respon- sable des opérations sur le terrain, tandis que la SDN se chargerait des activités diplo- matiques et financières (82). Enfin, on tomba d’accord pour que les délégués du CICR soient mandatés à la fois par le CICR et la SDN.

Il fut vite évident que l’organisation du rapatriement allait être difficile. Le CICR et la SDN commencèrent par rejoindre les discussions en cours sur l’instrumentali- sation des prisonniers de guerre à des fins politiques. Pendant l’été 1920, la Russie se plaignit que les prisonniers de guerre allemands étaient rapatriés contre leur volonté.

Cela favorisait, à son sens, le front antibolchevique (83). En même temps, un nombre relativement restreint de prisonniers de guerre décida de rester en Russie pour des raisons politiques. Afin d’éviter l’impasse, Nansen qui avait voyagé jusqu’alors uni- quement en Allemagne, se rendit à Moscou pour négocier directement avec les autori- tés russes (84). Un autre obstacle était le manque de ressources financières que Nansen et ses collaborateurs pallièrent par un système de prêts, qui fut mis en œuvre, non sans difficulté, par des experts britanniques. Un certain nombre de pays occidentaux avancèrent des fonds à la Commission internationale des crédits de relèvement éco- nomique, organisme chargé de la reconstruction de l’Europe ; cet argent, utilisé pour financer le rapatriement, allait être reversé sur base proportionnelle par les États dont les prisonniers de guerre rapatriés étaient les ressortissants (85).

Les prisonniers de guerre, vus de Narva

Sur la suggestion du gouvernement allemand et grâce au feu vert des alliés, la région baltique fut utilisée pour l’échange des prisonniers de guerre (86). En effet, à la Confé- rence de la paix de Paris, la délégation estonienne avait garanti « la totale liberté de tran- sit et d’utilisation des ports francs d’Estonie » (87), tandis que le traité de Tartu prévoyait que la région de Narva, habitée par la minorité russe d’Estonie, serait militairement neutre jusqu’au 1er janvier 1922. Narva était un carrefour d’importance internationale.

Elle avait été le cœur manufacturier de la province de Saint-Pétersbourg pendant la deuxième moitié du xixe siècle, quand l’entreprise Kreenholm importait des matières premières textiles d’Amérique et d’Égypte pour les revendre, transformées, aux usines de Grande-Bretagne et du reste de la Russie. Par voie maritime et ferroviaire, elle était donc bien connectée à la région baltique et au-delà (88). À cela s’ajouta le fait que

81 ACICR, B MIS 33.5.332, Frick à Nansen, 15 mai 1920.

82 ACICR, B MIS 33.5.1043, procès-verbal de la séance tenue le 21 juin 1920 au Comité international de la Croix-Rouge.

83 ASDN, R1702, de Watteville à la Commission des missions, 4 juillet 1920, 42.5440.5213.

84 ACICR, B MIS 33.5.1619, Rapport sur la mission en Lettonie et Estonie par Frick, 17 juillet 1920.

85 ASDN, C1113, dossier 3, The present situation with regard to repatriation of prisoners of war, rapport du Secrétaire général, 16 février 1921.

86 H. Tate, Rapatrier les prisonniers de guerre (note 12), p. 254.

87 C. Alston, Piip, Meierovics & Voldemaras, Estonia, Latvia & Lithuania (note 38), p. 84.

88 J.-P. Minaudier, Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne (note 4), p. 154, 180. Pour en savoir davantage sur Narva au xixe et xxe  siècle, voir Anton Weiss-Wendt, On the Margins : Essays on the History of Jews in Estonia, New York, Central European University Press, 2017, p. 31-67 ; David

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la forteresse d’Ivangorod construite au xve siècle par Ivan le Grand pour protéger la région des invasions allemandes offrait un espace idéal – avec ses fortifications et ses remparts – pour protéger les prisonniers de guerre ainsi que la population de Narva d’une éventuelle épidémie.

Au printemps  1920, Édouard Frick, le délégué général au rapatriement du CICR, contacta le gouvernement estonien pour obtenir l’autorisation de l’échange. Les pri- sonniers de guerre russes rejoindraient la ville allemande de Stettin (aujourd’hui la ville polonaise de Szczecin) avant d’embarquer sur un bateau les conduisant à Narva, où ils continueraient leur voyage en train vers l’intérieur de la Russie. De l’autre côté, les prisonniers de guerre des puissances centrales rejoindraient Narva en train, au départ des camps d’internement éparpillés sur le territoire russe, et seraient accueillis pendant quelques jours dans la forteresse d’Ivangorod avant de continuer par bateau et par voie ferrée vers l’ouest. Un nombre moindre de prisonniers fut échangé à travers d’autres camps, à Björko en Finlande et à Riga en Lettonie (89).

Dans sa correspondance avec le gouvernement estonien, Frick prépara l’accrédita- tion des premiers délégués, Otto Ehrenhold pour le CICR et Carl Hahn, le représen- tant de la Centrale allemande pour les prisonniers de guerre allemands :

« Le délégué du CICR a les pleins pouvoirs nécessaires et les crédits suffisants (fournis à compte par le gouvernement allemand) pour couvrir toutes les dépenses que pourrait occasionner au gouvernement Estonien le passage des prisonniers sur le territoire estonien.

L’arrivée des transports avec l’indication du nombre des prisonniers sera signalée chaque fois aux autorités estoniennes par le délégué du CICR, qui sera heureux de soumettre en toute occasion les transports et le camp de passage à toutes les mesures de contrôle que le gouvernement estonien croira devoir exercer » (90).

Ces précautions, destinées à faire accepter l’action des délégués du CICR, ren- contrèrent les conditions plus que raisonnables que l’Estonie posa : le passage des prisonniers de guerre ne devrait pas entraver le réseau de transport ou impacter les conditions sanitaires du pays (91). Dans les jours et les mois qui suivirent, l’Estonie coopéra donc avec le CICR. L’armée estonienne et la section sanitaire du ministère de la Guerre aida l’organisation humanitaire à préparer la forteresse d’Ivangorod en réparant les bâtiments endommagés par la guerre d’indépendance, en dressant des tentes, en fournissant une aide matérielle et en préparant les espaces pour la désinfec- tion et le bain. Du personnel estonien fut aussi employé pour les tâches quotidiennes, telles que la préparation des repas, la sécurité, les soins infirmiers ou le travail de secrétariat (92).

Malgré le fait que Nansen n’avait pas encore conclu les négociations financières, l’échange des prisonniers de guerre commença en mai 1920. Grâce à l’expertise du lieutenant-colonel britannique L. E. Broome, des bateaux allemands attribués à la

J. Smith, « Narva Region within the Estonian Republic. From Autonomism to Accommodation ? », Regional & Federal Studies, 12/2 (2002), p. 89-110.

89 ACICR, B MIS 35.5.6, le Délégué général du CICR à Monsieur le Ministre des Affaires étrangères de la République estonienne, 22 avril 1920.

90 Ibid. Voir aussi ACICR, B MIS 35.5/10, Certificat pour Ehrenhold signé par Frick, 24 avril 1920.

91 ACICR, B MIS 35.5/9, le Ministre à Monsieur Frick, 24 avril 1920.

92 ACICR, B MIS 35.5.27, Interdulag Narwa par Ehrenhold, 26 mai 1920.

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Grande-Bretagne au titre des réparations de guerre furent utilisés pour le trans- port des individus concernés (93). À Ivangorod, les délégués du CICR côtoyaient des représentants des gouvernements, en particulier estonien et allemand, ainsi que ceux d’autres organisations internationales : le CICR demanda l’aide de la Croix- Rouge américaine, qui avait déjà lutté contre les épidémies en Estonie, afin de mettre sur pied les installations et prendre les mesures pour la désinfection des pri- sonniers (94) ; la Croix-Rouge allemande aida au fonctionnement du camp ; le YMCA (Young Men’s Christian Association) donna des tentes et distribua cigarettes et chocolat, et la Croix-Rouge suédoise fournit du matériel sanitaire (95). Les relations entre les représentants des différentes institutions allaient de la coopération à une rivalité ouverte.

Pendant les semaines et les mois qui suivirent, un nombre conséquent des délégués du CICR, presque tous issus de l’armée suisse, fut réparti dans les différents espaces de l’échange, dans les ports de la Baltique, dans les trains et les bateaux qui transportaient les prisonniers de guerre, ainsi que dans le camp de passage d’Ivangorod. Leur tâche principale était d’assurer le bon déroulement des opérations et la protection des trans- férés, selon les dispositions des conventions de Genève et de La Haye. Dès leur prise de fonction, les délégués s’empressaient de certifier leur nombre par écrit au représentant russe : cette opération était d’autant plus nécessaire que de leur nombre et nationalité allait dépendre la contribution financière des différents gouvernements (96). Dans la forteresse, les prisonniers de guerre suivaient un iter précis : ils étaient désinfectés, lavés, nourris, habillés s’ils manquaient de vêtements, soignés s’ils étaient malades, pour être répartis ensuite dans les dortoirs aménagés dans les bâtiments ou sous les tentes. Comme exigé par le gouvernement estonien, « il [leur était] absolument interdit de quitter le camp » (97).

Il n’est pas surprenant de noter que la mise en œuvre de l’échange demanda un certain nombre d’adaptations. Au mois de juin 1920, soit un mois après son début, les opérations furent ralenties car « le camp [était] déjà plein de prisonniers » (98). La logistique des transports par mer et par terre dépendait également d’infrastruc- tures qui faisaient parfois défaut, de la coopération des autorités estoniennes qui ralentissaient le passage des trains à la frontière, ainsi que des conditions météoro- logiques (99). L’une des adaptations les plus importantes fut rendue nécessaire par le fait que parmi les personnes échangées, il n’y avait pas que les prisonniers de guerre mais aussi des civils : des femmes russes que les prisonniers avaient épousées lors

93 ASDN, C1119, Siberian prisoners of war, dossier 1, Note on the Shipping Requirements for the Repa- triation of Prisoners of War by Nansen.

94 ACICR, B MIS 35.5.5, CICR au capitaine Kinowes, chef de la mission de la Croix-Rouge américaine en Estonie, 21 avril 1920.

95 ACICR, MIS 35.5/121, de Watteville à la Commission des missions, 10 juillet 1920.

96 ACICR, B MIS 35.5.27, Interdulag Narwa par Ehrenhold, 26 mai 1920.

97 Ibid.

98 ACICR, MIS 35.5/28, Télégramme de Nansen au Comité international de la Croix-rouge à Genève, 3 juin 1920.

99 ACICR, MIS 35.5.106, Wildbolz au CICR, 8 juin 1920.

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de leur internement et qui voyageaient avec leurs enfants (100) ; également des civils, en particulier des colons allemands, qui profitèrent de l’échange pour « retourner » chez eux à cause de l’hostilité croissante qu’ils rencontraient en Russie (101).

Le pont naval sur la mer Baltique dura jusqu’à octobre 1921, date à laquelle le plus grand nombre de prisonniers de guerre avait été rapatrié, tandis que de plus petits groupes continuèrent à être transférés par voie terrestre. En 1922, quand l’échange prit officiellement fin, Nansen publia que 406 091 prisonniers de guerre avaient été échan- gés dans la région baltique, dont 99 179 prisonniers de guerre des Empires centraux qui passèrent quelques jours dans la forteresse d’Ivangorod (102).

La région de Narva au carrefour des migrations

Les documents produits ou reçus par les délégués du CICR suggèrent par quelques mentions éparses, souvent écrites à l’occasion de tensions entre institutions, que la réalité du terrain était complexe, surtout si l’on considère que la région de Narva avait récemment été annexée et qu’elle était habitée en majorité par des personnes ethniquement russes. En effet, les prisonniers de guerre qui étaient échangés par les soins du CICR et de la SDN, se retrouvaient à côté des optants estoniens qui, une fois traversée la frontière, passaient par des camps de quarantaine mis en place par le gouvernement (103). Dans la même région de Narva, il y avait également des camps spontanément créés par les réfugiés russes blancs quand ils prirent la voie de l’exil en 1919 (104). À la différence des optants estoniens, le gouvernement n’intervient pas en leur faveur, en laissant leur protection à un certain nombre d’organisations internationales opérant sur son territoire. Le fait d’analyser dans le même cadre les réponses à ces différentes migrations permet de retrouver les tensions qui pré- sidèrent à la création des catégories migratoires, alors que ces dernières non seule- ment les occultent, mais encore donnent l’impression qu’il s’agissait de questions séparées.

Pour commencer, si les communications officielles du CICR et de la SDN s’empres- saient de louer l’Estonie ainsi que la Finlande pour leur coopération dans l’échange des prisonniers de guerre, d’autres documents nuancent ces propos. En 1920, de Wat- teville (du CICR) rapporta que la décision d’autoriser l’échange ne fit pas l’unanimité auprès du gouvernement estonien. Le ministère de l’Intérieur avait en effet exprimé sa « vive opposition » à l’utilisation des bâtiments d’Ivangorod pour l’échange, car il

100 Lena Radauer, « Wedding the ‘Enemy’. Unions between Russian Women and ‘German’ Prisoners of the First World War », in : Adrienne Edgar et Benjamin Frommer (dir.), Intermarriage from Central Europe to Central Asia : Mixed Families in the Age of Extremes, Nevada, University of Nebraska Press, 2020, p. 255-280.

101 M. Housden, « When the Baltic Sea was a ‘Bridge’ for Humanitarian Action » (note 12), p. 75.

102 ASDN, R1703, Rapport du Dr. Nansen, haut-commissaire de la Société des Nations sur le rapatriement des prisonniers de guerre soumis au Conseil le 1er septembre 1922, 42.22952.5213.

103 A. Tooms, « Opteerimisliikumine ja Eesti jöudnud optandid » (note 8), p. 20.

104 « Plusieurs cas de typhus parmi les Russes qui ont opté pour l’Estonie et qui sont arrivés dernièrement dans les quarantaines de Narva. » ACICR, MIS B, 35.5/613, Dessonaz au CICR, 15 novembre 1920.

Pour une description du centre lituanien de quarantaine de Obeliai, voir T. Balkelis, « In Search of a Native Realm » (note 6).

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