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Le rap, un art de la révolution ou une révolution dans l'art ?

Yves Gonzalez-Quijano Université de Lyon, Gremmo

Depuis ce qu'il est convenu d'appeler le « printemps arabe », il est facile de remarquer combien certaines pratiques culturelles spécifiques de la jeunesse sont devenues en quelque sorte une « figure obligée » des récits médiatiques, et même des spécialistes de sciences sociales, comme en témoigne d'ailleurs cette rencontre organisée à Beyrouth. Présente dans les circuits plus ou moins

underground depuis des années et réunissant des publics parfois très importants, la production

culturelle des jeunes créateurs arabes est désormais à la mode. Éternelle parente pauvre des études sur le monde arabe souvent analysé au seul spectre de l'islam politique, la « culture » qui accédait jusque-là au regard étranger ne pouvait être qu'officielle et illustrée par les grands noms de la littérature, du cinéma, de la musique. Soumises à la hiérarchie des genres, les études ne

s'intéressaient que rarement aux pratiques « illégitimes1 », à commencer par celles de la pop culture

qui connaissaient pourtant un essor impressionnant depuis la massification des industries culturelles à la fin du siècle précédent, essor accéléré encore avec le développement de nouvelles « cultures numériques ». Entre autres conséquences certainement plus importantes, les soulèvements auxquels on assiste dans le monde arabe depuis l'année 2011 ont modifié cette perception des choses, au point que l'on accorde désormais peut-être trop d'attention aux jeunes rappeurs et autres acteurs des scènes musicales alternatives, aux plasticiens graffiteurs, aux animateurs des réseaux numériques... Trop d'attention, non pas en termes de recherche car sur ce point on ne peut que se réjouir de voir rattrapé le retard accumulé des années durant, mais plutôt en termes d'interprétation, tant on prête à tous ces actes de création un potentiel mobilisateur, un pouvoir politique même, qui peut paraître démesuré.

Dans le domaine musical, on peut ainsi s'arrêter au cas d'El General, le jeune Tunisien auteur de

Raïs el-Bled (Le président du pays), une chanson extrêmement critique de Ben Ali diffusée dans les

dernières semaines où celui-ci était encore au pouvoir, chanson qui a accompagné les soulèvements en Tunisie avant d'être reprise par les manifestants de la place Tahrir et d'ailleurs. Quelle que soit la manière dont on peut apprécier son impact et sachant malgré tout que son auteur a, depuis, presque entièrement disparu de la scène internationale et même locale, c'était certainement accorder

beaucoup trop de crédit à cette œuvre que d'en faire, dans d'innombrables articles de presse, l'« hymne de la révolution » ! Quels critères ont pu être retenus pour que son auteur soit inscrit, comme l'a fait le magazine Time quelques mois plus tard, dans la liste des 100 personnalités les plus influentes dans le monde pour l'année 2011 ? Incontestablement, le rap a été et demeure un élément central, une référence partagée, dans la culture de bien des jeunes manifestants qui ont eu le courage de descendre dans les rues de Tunis en décembre et janvier 2011. Pour autant, mettre ainsi sur un tel piédestal les musiques alternatives arabes après les avoir si longtemps sous-estimées suscite

l'étonnement, et même le malaise...

Les voix de la révolution ?

Pour plusieurs raisons, à commencer par le fait que les dithyrambes en l'honneur des jeunes

rappeurs tunisiens et arabes ont pour effet, le plus souvent par ignorance, de passer sous silence tout ce que les formes musicales d'aujourd'hui doivent à celles d'hier. Tout comme le « printemps arabe », surgi, à en croire bien des commentaires, d'un néant politique fort utile pour passer sous silence les très réels soutiens internationaux dont ont longtemps disposé à l'étranger les dictateurs arabes déchus, il faudrait croire que les chants des soulèvements arabes n'auraient pas de passé, ne 1 Au sens qu'a pris ce terme terme dans la sociologie culturelle de Pierre Bourdieu dont s'inspirent les réflexions

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se rattacheraient pas à aux traditions musicales locales qui les ont précédés, par exemple le protest

song2 marocain, attesté au moins depuis les années 1970 avec notamment le groupe Nass

el-Ghiwane. Cette manière de sortir de leur histoire les propositions artistiques plébiscitées par les foules de jeunes manifestants revient à leur dénier tout lien avec leur héritage. Pourtant, dans le cas du rap, le flow des jeunes interprètes actuels ne peut littéralement s'entendre qu'en résonance avec la manière dont les rythmes de la langue arabe, dans la poésie notamment, irriguent depuis toujours les interprétations vocales. Bien entendu, la création contemporaine arabe se caractérise en partie par sa capacité à manier un répertoire particulièrement hybride, avec des éléments largement empruntés à des contextes étrangers. Pour autant, réduire à néant toute la « tradition » locale, faire comme si ces nouvelles formes actuelles ne devaient rien au passé, est plus qu'une manifestation d'ignorance ; c'est la conséquence d'un biais analytique, d'une volonté, qu'on peut espérer involontaire, d'imposer une lecture sous forme d'une narration (narrative) hégémonique.

Ce biais culturel on peut l'analyser comme un processus de « recolonisation » de la culture arabe contemporaine, par le jeu d'une récupération qui permet d'en nier la spécificité sociale et politique au prétexte de faire l'éloge de son « universalisme », de sa « modernité », voire même de sa « post modernité »... À présent que l'on a un peu plus de recul sur l'étonnante succession d'événements qui ont ébranlé le monde arabe durant les premières semaines de l'année 2011, on se rend compte que la plupart des commentaires – singulièrement en dehors du monde arabe – avaient en commun, tout au moins avant la « déception » provoquée par les victoires électorales pourtant très prévisibles de l'islam politique, de partager un même enthousiasme, celui de la découverte que la jeunesse arabe, contrairement à ce que l'on croyait (et que l'on avait répété des années et des années durant !), « nous » ressemblait en fin de compte... En prenant le risque de pousser trop loin la caricature, on pourrait aller jusqu'à dire que bien des commentateurs se sentaient soulagés en constatant que, pour finir, « ils » n'étaient pas si différents, et donc aussi pas si inquiétants qu'on avait pu le croire... Cette approche s'observe d'une manière particulièrement manifeste dans trois secteurs de la production culturelle : celui de la musique moderne en général et en particulier des rappeurs mais aussi celui de la création plastique avec notamment les graffitis urbains, et enfin celui des

productions textuelles diffusées lors des manifestations (slogans et banderoles) et plus généralement sur les réseaux sociaux (en privilégiant les symboles visuels ou les productions langagières autres qu'en arabe)… Dans ces trois domaines, il est facile de retrouver ce trait commun que constitue le réemploi, dans un contexte en principe local, d'un répertoire artistique qui trouve clairement son origine en « Occident ». Bien entendu, il ne s'agit pas de nier ce que les « nouvelles cultures arabes » doivent aux influences étrangères qu'elles reçoivent d'une manière plus forte que jamais dans le contexte d'une mondialisation qui n'a cessé de s'accentuer. Au contraire, les « collages », les citations, les ready-made, le sampling et bien d'autres techniques encore font partie du vocabulaire artistique d'une jeune création à la fois très dynamique et très ouverte au monde extérieur.

Néanmoins, on ne saurait être insensible à l'effet de « tri » qui résulte d'une telle insistance sur les formes artistiques où se manifestent plus qu'ailleurs ces effets d'hybridation, sur les productions où apparaissent en quelque sorte en relief ces incrustations, cet usage presque systématique de

l'emprunt.

Si on a raison de croire qu'il y a bien une focalisation particulière sur une catégorie spécifique de productions culturelles, en l'occurrence celles qui manifestent un goût esthétique pour les

hybridations contemporaines, on peut penser que la raison de cette sorte de sélection tient au désir, largement involontaire sans doute, de ne reconnaître chez l'Autre que ce qui convient à nos propres critères. Dans les récits, si prompts à se réjouir de retrouver dans les manifestations arabes des éléments communs à d'autres jeunesses protestataires (les Indignés, Occupy Wall Street...), on peut 2 Joseph Massad, « Liberating Songs: Palestine Put to Music », Journal of Palestine Studies, vol. 32, n°. 3, 2003. Voir

également T. Swedenburg, « Egypt's Music of Protest: from Sayyid Darwish to DJ Haha », Middle East Report, Winter 2012 <http://www.merip.org/mer/mer265/egypts-music-protest>.

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considérer qu'entre une part de stratégie inconsciente cherchant à conjurer une altérité menaçante. Il s'agit de gommer toutes les aspérités que ferait apparaître une lecture véritablement politique des émeutes urbaines pour dégager un récit lisse et presque folklorique, celui de la « Révolution de jasmin » au frais parfum annonciateur d'un agréable « printemps arabe »... Dans le contexte français notamment , on voit bien comment l'insistance sur la « modernité hybride » des éléments

symboliques associés aux jeunes manifestants arabes a conduit, d'une manière tout à fait paradoxale, non pas à les rendre plus proches de leurs « cousins » relégués dans les banlieues paupérisées des grandes villes de France, mais à les faire ressembler en fin de compte aux silhouettes publicitaires totalement dépolitisées illustrant un certain mode de vie, un way of life vanté, dans leurs campagnes, par de grandes sociétés internationales telles que Coca ou Pepsi-Cola. D'ailleurs, celles-ci ne s'y sont pas trompées puisque le « Printemps arabe » a vu fleurir, très rapidement, un branding3 dont les outrances ont au moins le mérite de mettre au jour le

fonctionnement de cette rhétorique particulière. Cette inquiétante jeunesse qui réside dans nos banlieues et qui a le mauvais goût de protester contre ses conditions de vie devient tout à coup beaucoup plus acceptable, en quelque sorte « civilisée », dès lors qu'elle utilise des smart phones ou des ordinateurs portables, dès lors qu'elle imite ce que les industries musicales ont appris à

commercialiser (tout comme le jazz autrefois) en dépit de leur origine rebelle au sein des sous-cultures urbaines périphériques, dès lors qu'elle applique les codes graphiques de l'urban graffiti aux règles plastiques de l'écriture arabe… Derrière cette façon de (se) représenter le monde, il y a la possibilité – et même sans doute la volonté dans certains cas – de tirer une ligne bien utile entre les bons et les méchants, les gentils révolutionnaires d'un côté, si proches des « indignés » de Wall Street ou d'ailleurs, et, de l'autre, les inquiétants barbus aux revendications aussi singulières qu'incompréhensibles… Une manière en quelque sorte de replacer l'homme blanc dans les révolutions arabes, de rajeunir le vieux Lawrence d'Arabie en un post-moderne Lawrence of

E-rabia4 !

Plus que dans aucun autre domaine, ce phénomène de distorsion ou encore de biais joue à plein dans le cas du rap arabe. À ce titre, il mérite une analyse un peu plus détaillée, même dans les limites de cette étude. Dans la plupart des articles de presse publiés à propos du « Printemps arabe » – mais on peut élargir la remarque à bien des ouvrages plus proches de la forme universitaire5 –,

l'analyse socio-esthétique du phénomène rap se réduit à une variation plus ou moins informée autour d'une seule et unique affirmation : le rap est la voix de la révolution arabe. A de très très rares exceptions près, les musiciens interviewés et présentés aux lecteurs pour leur faire découvrir cette forme de musique relèvent exclusivement cette lecture. Pourtant, le rap n'a pas vraiment attendu les événements de l'année 2011 pour se développer dans le monde arabe. Au contraire, il constitue, depuis la fin des années 1990 au moins, un genre à part entière sur certaines scènes locales, au Maroc, en Tunisie, au Liban notamment. Mais surtout, ceux qui ont suivi la naissance et le développement de cette forme musicale savent que ses acteurs et son public ne peuvent en aucun cas être réduits à une analyse aussi univoque. Musique de contestation, née dans les marges urbaines, les rappeurs arabes sont loin de correspondre dans leur ensemble à l'image véhiculée par les médias internationaux, celle de jeunes musiciens aux idées généreuses, mixant leurs morceaux sur leur laptop, et faisant la promotion de leur musique sur les réseaux sociaux depuis leur page Facebook, illustrée bien entendu de créations plastiques « modernisant » la tradition arabe avec les ressources du graffiti urbain occidental !

La réalité de la scène rap arabe est socialement, politiquement et idéologiquement bien plus 3 Y. Gonzalez-Quijano, « Marketing a Revolution: the Arab Spring for Sale », OWNI, 10 octobre 2011

<http://owni.eu/2011/10/10/marketing-a-revolution-the-arab-spring-for-sale/>.

4 G. Burris, « Lawrence of E-rabia : Facebook and the new Arab Revolt », Jadaliyya, 17 octobre 2011 <http://www.jadaliyya.com/pages/index/2884/lawrence-of-e-rabia_facebook-and-the-new-arab-revo>.

5 Voir par exemple la présentation par T. Swedenburg du livre de R. Wright, Rock the Casbah. Rage and Rebellion

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complexe. On y trouve naturellement des interprètes qui correspondent au portrait type dégagé par le prisme du « Printemps arabe », mais également des musiciens, y compris de premier plan, qui sont loin de défendre dans leurs œuvres ou même dans leurs prises de position publiques ce courant d'idées que l'on peut qualifier, rapidement sans doute, de « progressistes ». Il suffit de penser à Don Bigg, un « authentique » rappeur marocain surnommé al-Khaser (celui qui utilise un langage cru), star de la scène rap marocaine depuis la fin des années 1990 et auteur, alors que son pays connaît d'importants mouvements de contestation, d'une chanson Ma bghitsh (Je ne veux pas) extrêmement critique du Mouvement du 20 mars, la principale plate-forme d'opposition de la jeunesse locale. En vérité, voilà plusieurs années déjà que la scène marocaine des musiques alternatives est en proie à des tensions internes extrêmement fortes entre des courants qui restent fidèles aux positions contestataires, illustrés notamment par le mouvement dit « Nayda », et d'autres tendances,

désormais davantage intégrées aux industries locales de la production musicale (télévisions surtout) et prêtes à se produire pour n'importe quel « client », fut-il une émanation politique d'un régime qui a su, très tôt, comprendre l'intérêt qu'il pouvait trouver à miser sur une vitrine culturelle moderne et libérale6.

La critique de l'image, beaucoup trop simple, du « bon rappeur arabe » ne serait pas complète si l'on manquait de signaler l'existence d'un courant qui, non seulement ne s'inscrit pas dans la grille d'analyse généralement appliquée, mais revendique de surcroît un positionnement idéologique en totale contradiction avec elle ! Parmi les propositions musicales appréciées de la jeunesse arabe actuelle figure, en effet, ce que l'on pourrait nommer, faute d'une expression mieux adaptée, le « rap islamique7 », à savoir une création qui répond aux critères socio-politiques et esthétiques relatifs à

ce type d’œuvres, mais en se situant clairement idéologiquement du côté des forces se revendiquant de l'islam contestataire. Très présent sur les réseaux sociaux et plutôt underground ne serait-ce que pour échapper à la répression qui frappe, dans nombre de pays de la région, ce type d'expression politique, il arrive que les circonstances permettent au « rap islamiste » de gagner davantage en visibilité. En Tunisie par exemple, l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement dominé par le parti Ennahda, et plus généralement la réorganisation du champ politique en fonction de nouveaux rapports de force, ont ainsi donné plus de présence sur la scène publique à ce phénomène. Lors de la dernière campagne électorale, on a pu voir un rappeur local, Psycho M, non seulement assurer l'animation musicale des réunions électorales du parti islamiste qui allait remporter les élections, mais profiter de cette tribune pour appeler à la liquidation physique d'un cinéaste, Nouri Bouzid, connu pour son combat en faveur de ce que les acteurs politiques locaux nomment la « laïcité8 ».

Indéniablement, ce jeune rappeur qui n'hésite pas à se produire, sur fond de Allah akbar, dans les meetings politiques du parti Ennahdha ne risque pas de rejoindre son compatriote El General dans le palmarès annuels des grands magazines internationaux !

Une révolution dans l'art malgré tout ?

Bien réels, les liens entre le rap et la jeunesse sont donc plus complexes que ne le donnent à penser les récits un peu faciles faisant l'éloge des « voix de la révolution ». Rappeler cette complexité, ce n'est pas pour autant dénier à cette forme musicale tout pouvoir de rupture. Au regard de l'histoire culturelle du monde arabe à l'époque moderne, on peut au contraire défendre l'idée qu'elle ouvre la voie, avec les autres expressions artistiques qui lui sont souvent associées telles que le street graffiti, à une « petite révolution » culturelle qui n'a visiblement pas trouvé encore sa traduction politique, 6 M. Mekouar, « Nayda: Morocco's Musical Revolution », Foreign Policy, The Middle East Channel, 27 août 2010

<http://mideast.foreignpolicy.com/posts/2010/08/27/moroccos_burgeoning_musical_scene>.

7 Quelques exemples de ce type de production dans « Rap et révolution », une série de trois articles publiés en janvier 2012 sur le blog Culture et politique arabes (http :cpa.hyptheses.org).

8 Le plus souvent reprise sans examen, cette notion mériterait en effet un examen attentif. On ajoutera que les attaques de Psycho M, bien entendu condamnables, doivent toutefois être analysées dans le contexte particulier de la « culture » rap et des ses outrances verbales.

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mais qui, en revanche, s'inscrit bien dans les soulèvements qui agitent la région. En premier lieu, et même si on peut contester les simplifications qui accompagnent cette approche, il n'en reste pas moins que le rap est une forme de contestation. Celle-ci, cependant, ne doit pas être appréciée au niveau des discours – paroles des chansons, déclarations publiques des interprètes, gloses des sites internet et autres supports de diffusion... – dont l'analyse, comme tout examen de ce type, risque d'être trompeuse si elle se limite à cette seule approche « de surface » et n'intègre pas les conditions objectives de production de ces discours. Or, précisément sur le terrain de l'économie de la culture, il est manifeste que le rap et les autres activités créatrices de ce type mettent en évidence des pratiques de contournement des réseaux officiels de distribution, une tentative de court-circuiter les divers maillons de la chaîne institutionnelle de la diffusion culturelle. Produit dans les marges des sociétés urbaines, le rap arabe est né et s'est développé en créant, avec succès, un univers de la culture hip hop déconnecté des instances de reconnaissance politique et économique. On assiste bien entendu, sur ces deux plans, à des tentatives de récupération, de cooptation, et il faut s'attendre, inévitablement, à ce qu'une partie au moins des acteurs dans ces nouveaux secteurs de la création artistiques délaisse les fragiles circuits de l'autoproduction pour des contrats plus rémunérateurs avec les représentants locaux des industries culturelles de masse. Cependant, et quels que soient son devenir et sa capacité à conserver intacte pendant longtemps encore son potentiel de résistance, le mouvement rap, en gagnant l'ensemble de la région (y compris, et même si c'est de manière marginale, dans les pays du Golfe), a donné l'exemple du succès d'une production artistique totalement hors-normes de par sa dynamique de production.

C'est d'ailleurs le second point qui mérite commentaire dans le cadre d'un réexamen des

caractéristiques « révolutionnaires » de ce type de production culturelle. Les pratiques alternatives, dans le domaine musical, dans la création littéraire et graphique, etc., ne se développent pas

seulement en marge des circuits institutionnels de la production artistique ; elles se constituent en fait largement en dehors des processus normaux de légitimation. Cette rupture avec les filières ordinaires de la reproduction culturelle ne doit pas être confondue avec la stratégie bien connue des avant-gardes dont la critique de la légitimité culturelle en place est en quelque sorte le préalable à l'occupation de positions toujours plus centrales au sein du champ culturel, ne serait-ce que par le jeu des rotations générationnelles. Sans doute, ce phénomène se retrouve dans une partie des pratiques de la jeunesse arabe, comme on l'a mentionné précédemment à propos de quelques interprètes de la scène rap marocaine dont certains ont fini par se glisser dans les circuits de la culture établie. De même, nombre d’œuvres contestataires du street-art ont déjà trouvé le chemin des salles d'exposition et même des marchés de l'art internationaux, tandis que la production littéraire a repris à son compte certaines des marques stylistiques jusque-là réservées au support internet. Mais en dépit de la réalité de ce renouvellement générationnel qui permet à l'« institution » de fonctionner en intégrant les avant-gardes successives, il apparaît, dans bien des cas, que les pratiques culturelles les plus intéressantes dans le contexte des soulèvements arabes – d'un point de vue sociologique tout au moins – se situent plutôt en dehors du champ culturel « normal ». De la même manière que les rappeurs ont parfois réussi à dégager, sur le plan économique, de nouveaux modes de financement – circuits d'autoproduction, d’auto-distribution, réseaux militants et/ou de voisinage9... –, il est frappant de constater que leurs trajectoires professionnelles, en termes de

succès, de notoriété, ne doivent rien ou presque à une quelconque validation par les « élites » culturelles. Au contraire, celles-ci semblent, d'une manière très inhabituelle pour la région, avoir perdu une grande partie de leur rôle de « gardiennes des bonnes pratiques ».

Instituée depuis la Nahda arabe, leur position en surplomb, à savoir celles d'« élites éclairées au service des masses ignorantes », est ainsi soumise à une critique d'autant plus radicale qu'elle révèle l'absence totale de la moindre considération, de la part des jeunes artistes de l'underground arabe, 9 Dabké on the moon (2012), le dernier CD du groupe Dam, sans doute le plus en vue sur la scène palestinienne, est

ainsi auto-produit et distribué par internet, dans le cadre d'une politique revendiquée par ces artistes de contournement des majors de l'industrie musicale, tant locale qu'internationale.

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pour ce rôle de gate-keeper sur lequel repose en grande part le pouvoir symbolique des médiateurs institutionnels. Au regard de l'histoire culturelle du monde arabe moderne, les pratiques que la jeunesse élabore à travers ses propres réseaux révèlent ainsi une rupture profonde, non seulement avec le paradigme émancipateur mis en place depuis la Nahda du XIXe siècle, celui des élites prescriptrices des canons successifs de l'art (national, engagé, aujourd'hui « motivé », hâdif, au sens religieux du terme), mais également avec le modèle économique exploité, depuis le dernier quart du siècle, par les industries culturelles de masse favorisant la diffusion d'une version locale de la pop

culture internationale (via les industries de la production audiovisuelles notamment). D'une certaine

manière, s'il est une « révolution » que laisse entrevoir l'indéniable explosion de créativité qui a accompagné les soulèvements arabes, ce serait celle que constituerait l'ouverture d'une nouvelle séquence dans l'histoire culturelle du monde arabe moderne, une séquence qui permettrait peut-être à de nouveaux acteurs d'élaborer des propositions artistiques en direction de nouveau publics en court-circuitant la médiation des « élites savantes ». Naturellement, et même deux ans après le début des événements que l'on sait, il est encore très difficile de seulement imaginer l'avenir qui sera réservé à ces nouvelles formes. Néanmoins, l'heure n'est pas forcément à l'optimisme car les

évolutions politiques générales vont indéniablement dans le sens d'un retour à la raison au nom du « retour de/à la conscience »10. Un processus également soutenu par la capacité, qu'il ne faut pas

sous-estimer non plus, des acteurs industriels du marché de la culture à récupérer à leur profit toutes les formes culturelles, y compris les plus radicalement contestataires.

Cette réflexion nous mène directement à une dernière remarque, plus hypothétique encore que celles qui ont précédé, sur la nature « révolutionnaire » des pratiques culturelles révélées au grand jour par les soulèvements du « Printemps arabe »... Il s'agit cette fois de considérer les liens, incontestables, entre la production symbolique des créateurs arabes et la « production », en écho, d'une identité arabe (y compris dans ses dimensions politiques). En revenant une fois encore aux premiers temps de la Nahda, on constate que ces relations entre l'identité arabe (ou encore

l'« arabité », 'urûba ) ont été régies, quelles que soient les périodes et les expériences, par un même modèle, celui d'une tentative d'imposition verticale (« par le haut ») de modèles en quelque sorte « élus » par une élite à la fois politique, culturelle, économique et même religieuse parfois. La représentation finale d'un idéal à atteindre – celui de la nation arabe unie vers le progrès – a

fonctionné comme un télos à partir duquel la production culturelle arabe trouvait, non seulement sa légitimité, mais également la dynamique nourrissant son développement (construire la nation moderne...). Même s'il est incontestablement beaucoup trop tôt pour aller au-delà de la mention d'une simple tendance, on se risque malgré à souligner, dans cette conclusion sans nul doute très provisoire, que les nouvelles formes culturelles présentes en germe dans ces « printemps arabes » se développent selon une logique totalement différente. Très clairement, les rappeurs du monde arabe, les graffiteurs qui s'expriment sur les murs des villes et les auteurs de demain qui proposent leurs textes sur les réseaux sociaux produisent des formes artistiques qui ne s’inscrivent plus dans l'horizon de l'« arabité », qu'elle soit posée comme justification ou comme visée du travail de création. Leur démarche est différente car ils ne partent pas de ce postulat et ne se posent aucun problème pour introduire dans leur langage artistique toutes sortes de références exogènes (ce qui n'est pas nouveau, alors que l'est davantage le fait de ne pas poser, comme un préalable obligé, la lancinante question de l'authenticité tellement importante pour les générations antérieures). Pourtant, c'est peut-être quand ils ne cherchent pas à produire par le langage de la création un art spécifiquement arabe que leurs œuvres expriment avec le plus d'intensité des questionnements qui sont visiblement très enracinés dans les problématiques locales et régionales. L'arabité des

nouvelles pratiques artistiques de la jeunesse arabe n'est plus un but, ni même un horizon de

création ; c'est une « identité » – même si le terme est sans doute impropre – qui surgit précisément

10 Volontairement, notre formulation évoque le titre d'un ouvrage célèbre de l'écrivain égyptien Tewfiq al-Hakim célébrant le « retour à la raison/conscience » ('Awdat al-way') du sadatisme après la « déraison » nassérienne.

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de « l'art en conversation11 » du monde arabe au temps de la mondialisation numérique.

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