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L'historiographie rasûlide (Yémen, XIIIe-XVe siècle)

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Submitted on 21 Jan 2014

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Eric Vallet

To cite this version:

Eric Vallet. L’historiographie rasûlide (Yémen, XIIIe-XVe siècle). Studia Islamica, Brill/JSTOR, 2006, 102-103, pp.35-70. �hal-00289580�

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L’historiographie

rasÙlide

(Yémen, vii

e

-ix

e

/xiii

e

-xv

e

siècle)

*

Dans son traité sur l’histoire et les historiens, connu sous le nom

d’Al-i‘løn bi-l-tawb¡∞, le traditionniste égyptien du ixe/xve siècle al-Sa∞øw¡

ne se contente pas de livrer à ses lecteurs de savantes réflexions sur une discipline qu’il avait brillamment servie. En homme organisé et méthodique, il nous a aussi laissé une précieuse liste de sources, classées par genre et par sujet, un inventaire très complet balayant l’historiographie de langue arabe du haut de ses huit siècles d’exis-tence1. Le curieux qui se serait par erreur égaré à la fin de sa treizième

section, consacrée aux histoires locales, aura la surprise d’y croiser une énumération – plutôt honorable – d’auteurs du Yémen, placés à la suite de tous les Cairotes, Damascènes et autres Andalous, sans doute en bon derniers venus qu’ils étaient2. Sur quatorze savants yéménites

* Les recherches exposées dans cet article ont été menées dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue en 2006 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, à paraître aux Presses de la Sorbonne sous le titre L’Arabie marchande. État et

commerce sous les sultans rasÙlides du Yémen (626-858/1229-1454). Une grande

partie des réflexions qui vont suivre a mûri au contact des séminaires de F. Micheau (Université Paris 1), menés avec la collaboration de G. Martinez-Gros (Université Paris 8), sur les thèmes « Figure de l’historien et place de l’histoire dans le Proche-Orient arabe (XIe-XIIIe siècle) » (2001-2002) et « L’entourage du

prince » (2004-2005). Leur rédaction a bénéficié du cadre privilégié du Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Sanaa (CEFAS) et de ses cher-cheurs que nous tenons à remercier tout particulièrement.

1. Titre complet : Al-I‘løn bi-l-tawb¡∞ li-man damma ahl al-ta‘r¡∞. Traduction en anglais dans F. Rosenthal, A History of Muslim Historiography, Leyde, Brill, 1968.

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cités, douze furent en effet actifs durant la période rasÙlide, entre la fin du viie/xiiie et le début du ixe/xve siècle. Troublante coïncidence que

celle du règne des BanÙ RasÙl, cette famille de Turcomans qui prirent le pouvoir au Yémen après la mort de l’AyyÙbide al-Mas≤Ùd YÙsuf en 626/1229, et de la floraison des textes historiques dans le sud de la Péninsule arabique.

Peut-on pour autant parler d’une véritable « historiographie rasÙlide » ? L’expression pourrait s’entendre en des sens divers. Nous lui donnerons ici une acception étroite, celle d’un ensemble de textes émanant de l’entourage des sultans, voire des sultans eux-mêmes, rédigés par eux, pour eux ou à leur demande. Après avoir connu de timides débuts à la fin du viie/xiiie siècle, c’est surtout au viiie/xive

siè-cle que cette littérature historique propre à la dynastie s’épanouit, en particulier sous les deux « sultans-historiens » al-Af∂al al-‘Abbøs (764-778/1363-1377) et al-Ašraf Ismø‘¡l (778-803/1377-1400). À côté des chroniques, narrant année après année les exploits des sul-tans, se multiplièrent durant cette période les recueils de biographies, tournés d’abord vers la multitude des hommes de religion et de savoir, vers ceux qui avaient nourri une foi qui ne cessait d’« être yéménite »3.

Même sur ces derniers ouvrages, l’ombre des BanÙ RasÙl – leur aura si l’on préfère – se trouvait continûment projetée. Reléguant dans l’oubli leurs prédécesseurs ziyødides ou na…øÌides4 dont l’histoire nous est

connue par le seul ‘Umøra al-Yaman¡ (m. 569/1174)5, les RasÙlides

furent la dynastie sunnite du Yémen sur laquelle les auteurs médié-vaux se montrèrent les plus prolixes. Comment expliquer une telle volubilité ? Faut-il y voir la simple influence d’une famille qui n’hésita pas à se présenter comme une lignée de princes lettrés et savants, qui encouragea la diffusion du savoir par la fondation de madrasas 3. Suivant le célèbre Ìad¡t attribué au Prophète MuÌammad, abondamment repris à la période qui nous intéresse, par exemple chez al-•anad¡, Al-SulÙk, éd. al-Akwa‘,

I, p. 64 : « La foi est [du] Yémen (al-imønu yamøn), le droit (fiqh) est [du] Yémen et la sagesse (Ìikma) est yéménite ». Cf. S. Bashear, « Yemen in early Islam. An examination of non-tribal traditions », Arabica, XXXVI (1989), p. 343-351. 4. Du nom des précédentes dynasties sunnites du Bas Yémen : BanÙ Ziyød (203-412/819-1021) ; BanÙ Na…øÌ (412-551/1021-1156).

5. Auteur d’Al-muf¡d fî a∞bør ∑an‘ø’ wa-Zab¡d (éd. MuÌammad al-Akwa‘, Damas, 1979 ; al-Maktaba al-yamaniyya li-l-našr wa-l-tawz¡‘, ∑an‘ø’, 3e éd., 1985 ;

tra-duction anglaise dans H. C. Kay, Yaman. Its Early Medieval History by Nagm

al-D¡n ‘Umøra al-Hakami, Londres, 1892). Sur ‘Umøra, voir H. Derenbourg, Oumâra du Yémen, sa vie et son œuvre, Paris, E. Leroux, 1897-1904, 2 vol.

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en de nombreux points du territoire6, s’enorgueillit de posséder une

riche bibliothèque et d’accueillir des ‘ ulamø’ du monde entier ? Cette politique, même poursuivie sur plusieurs générations, ne peut suffire à expliquer l’essor de l’écriture historique que connut le Yémen à cette période. Il faut certainement y voir aussi le fruit d’évolutions dans la façon de représenter le pouvoir et de le donner à voir, ainsi que dans la façon d’envisager l’histoire du royaume sur lequel les RasÙlides exerçaient leur hégémonie.

De façon significative, les AyyÙbides du Yémen (569-626/1173-1229) n’avaient pas eu leur propre chroniqueur. L’histoire de cette branche de la famille de Saladin faisait partie intégrante de récits, d’annales élaborées sous d’autres cieux que ceux de l’Arabie du Sud. En cette première moitié de viie/xiiie siècle, l’histoire, la grande, s’était

d’abord écrite dans les villes de Syrie ou dans la capitale égyptienne de l’Empire, sous la forme de biographies royales, de chroniques loca-les et dynastiques, ou même d’histoires universelloca-les. Certains de ces ouvrages avaient certes consacré une place aux événements du Yémen comme le fameux Kømil d’Ibn al-At¡r (m. 630/1233), rapidement connu et diffusé au Yémen7, ou le Mufarri… al-kurÙb f¡ a∞bør Ban¡

AyyÙb d’Ibn WøÒil (m. 697/1298) qui offre l’un des récits les plus

détaillés des dernières décennies de la dynastie8. Mais une fois sorti

de l’orbite syro-égyptienne, le Yémen des RasÙlides dans la seconde moitié du viie/xiiie siècle attira peu l’attention des chroniqueurs

étrangers, avant que des voyageurs ou des encyclopédistes, à l’instar d’al-Nuwayr¡ ou d’Ibn Fa∂l Alløh al-‘Umar¡, ne le découvrent sous un jour nouveau au tournant du viiie/xive siècle.

Loin des écrits des secrétaires et des ‘ ulamø’ de l’Égypte et de la Syrie, le Yémen du viie/xiiie siècle offrait néanmoins une série de

for-mes historiographiques alternatives, une production fort abondante, mais étroitement liée à l’univers politique et religieux des Hautes 6. Sur les madrasas rasÙlides, voir N. Sadek, Patronage and Architecture in

Rasulid Yemen, Université de Toronto, thèse de doctorat inédite, p. 95-173 et

Ismø‘¡l al-Akwa‘, Al-madøris al-islømiyya f¡ al-Yaman, ∑an‘ø’, Maktabat al-…¡l

al-…ad¡d, 1980.

7. Il est cité à plusieurs reprises par al-Ašraf ‘Umar dans ™urfat al-aÒÌøb (cf. infra), puis par tous les chroniqueurs yéménites à partir de la fin du viie/xiiie siècle.

8. Éd. al-Šayyal, Rab¡‘ et ‘ØšÙr, Le Caire, 1953-1977, 5 vol. Cf. Ayman Fu’ød Sayyid, MaÒødir ta’r¡∞ al-Yaman f¡ al-‘aÒr al-isløm¡ / Sources de l’histoire du

Yémen à l’époque islamique, Le Caire, IFAO, 1973, p. 132-133 et « Ibn WøÒil », EI², vol. III, p. 991.

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Terres. Une grande partie des villes et villages, forteresses et « encla-ves sacrées » (hi…ra) de la région de ∑a‘da se trouvait en effet depuis le ive/xe siècle sous l’influence de l’école zaydite, sous l’autorité d’un

imam, descendant du Prophète par ‘Al¡ b. Ab¡ ™ølib reconnu par les fidèles comme Commandeur des Croyants. L’historiographie zaydite, un continent à soi seul, se présente comme un corpus de textes extrê-mement riche et inséparable du reste de la production écrite religieuse (Ìad¡t, fiqh ou uÒÙl al-d¡n). Elle demeure néanmoins mal connue pour la période qui nous intéresse : des ouvrages rédigés pendant les viie-ixe/

xiiie-xve siècles, très peu ont été édités ou étudiés9. Le genre principal

était en ce temps-là celui de la s¡ra (Vie) des imams dont le modèle était offert par la Vie de l’imam al-Hød¡ ilø al-Îaqq, introducteur du zaydisme au Yémen à la fin du iiie/ixe siècle10. Dans la seconde moitié

du viie/xiiie siècle, ce genre était encore bien vivant comme l’atteste la

rédaction de la s¡ra de l’imam al-Mahd¡ AÌmad b. al-Îusayn (646-656/1248-1258), composée par Šaraf al-D¡n YaÌyø b. Ab¡ al-Qøsim al-Îamz¡ (m. 677/1278)11. Tout comme celles qui la précédaient,

cette s¡ra contenait essentiellement le récit des hauts-faits militaires de l’imam, son saint combat contre les impies, appelés tour à tour « mécréants » (kuffør) ou « ennemis de Dieu » (a‘dø’ Alløh), qui

pou-vaient être aussi bien les RasÙlides que les ismaéliens du Haut Yémen ou même certaines familles de chérifs opposées à l’imam. Contre eux, le récit reprend volontiers le vocabulaire attaché aux premières con-quêtes de l’islam. Les attaques de l’imam étaient des razzias (fiazawøt) 9. Pour un inventaire de ces ouvrages manuscrits, cf. Ayman Fu’ød Sayyid,

MaÒødir ta’r¡∞ al-Yaman, op. cit. et ‘Abd Alløh al-Îibš¡, MaÒødir al-fikr al-‘arab¡ al-isløm¡ f¡ al-Yaman, Abou Dhabi, ManšÙrøt al-mu…amma‘ al-taqøf¡, 2004

(2de édition revue et augmentée). Le renouveau de l’intérêt pour le patrimoine

manuscrit zaydite au Yémen a été mis en lumière par B. Haykel dans son article « Recent Publishing Activities by the Zaydis in Yemen. A Select Bibliography »,

Chroniques yéménites, 9 (2001), p. 225-230.

10. ‘Al¡ b. MuÌammad al-‘Alaw¡, Sirøt al-Hød¡ ilø al-Ìaqq YaÌyø b. al-Îusayn b.

al-Qøsim, éd. S. Zakâr, Beyrouth, Dør al-Fikr, 1972. Sur le genre des s¡ra

zaydi-tes, voir en particulier R. Strothmann, « Die Literatur der Zaiditen », Der Islam, 1 (1910), p. 354-368 et 2 (1911), p. 49-78 ; C. van Arendonk, Les débuts de

l’imamat zaydite au Yémen, trad. fr. J. Ryckmans, Leyde, Brill, 1960.

11. S¡rat mawlønø wa-malikinø imøm Mahd¡ li-d¡n Alløh AÌmad b.

al-Îusayn b. al-Qøsim. Quatre manuscrits sont signalés par A. F. Sayyid, MaÒødir ta’r¡∞ al-Yaman, op. cit., p. 129. Une première analyse du contenu de cette s¡ra a

été donné par N. Coussonnet dans « Les assises du pouvoir zaydite au XIIIe siè-cle », Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, 67 (1994), p. 25-37.

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et se concluaient en cas de victoire par le partage du butin, selon ce qu’avait instauré l’Envoyé de Dieu : « Il prit comme butin des mou-tons, des montures et des tapis. Ils revinrent sains et saufs. Il ordonna – que la paix soit sur lui – de partager le butin selon ce que Dieu avait ordonné et il prit le cinquième de cela.12 »

Véritable littérature de combat, les s¡ra zaydites s’attachaient à dépeindre un pouvoir charismatique, réactualisant l’élan prophétique et missionnaire des origines. L’historiographie syro-égyptienne, de son côté, scrutait la légitimité tourmentée d’un pouvoir profane et non-arabe, qui avait pour seul bagage son enracinement dynastique, son œuvre de restauration du sunnisme et ses prouesses au combat. Dans son versant universel, cette historiographie signifiait l’avènement pro-gressif du territoire de l’Égypte et de la Syrie comme nouveau centre de gravité de l’Islam.

Si une véritable historiographie rasÙlide finit par se constituer, ce fut donc en se distinguant de ces différents modèles, en constituant peu à peu, à tâtons, sa propre tradition textuelle. Pourtant, aucune étude d’en-semble n’a à ce jour été menée sur ce corpus. Le faible nombre des textes rasÙlides édités jusqu’aux années 1980 explique en grande partie cette lacune. Ce retard est aujourd’hui peu à peu comblé et les chercheurs disposent désormais d’une large matière facilement accessible, soit huit ouvrages d’histoire composés entre la fin du viie/xiiie siècle et le début

du ixe/xve siècle, conservés jusqu’à aujourd’hui et publiés intégralement.

Il nous appartient désormais de comprendre dans quel contexte, selon quelles perspectives et quels projets ces auteurs opérèrent la « mise en récit » de l’histoire rasÙlide. Tout autant que le choix des événements, les distorsions ou les silences éventuels, la forme et le plan d’ensemble de ces écrits historiques doivent être examinés avec soin, car c’est à ce niveau, dans la structuration des différents récits individuels ou collec-tifs, que s’exprime le plus souvent l’originalité de chaque historien et les réponses qu’il chercha à apporter dans un contexte particulier.

L’apparition des écrits historiques dans le Yémen rasÙlide à la fin du viie/xiiie siècle est inséparable des progrès que l’État y connut, au

moment où s’affirma la dynastie sous la férule vigilante du sultan al-MuÂaffar YÙsuf (647-694/1250-1295). Au tournant du viie-viiie/xiiie

-xive siècle, la floraison des chroniques témoigne de l’enracinement du

12. S¡ra d’al-Mahd¡ Îusayn, citée d’après al-Šaraf¡, Al-la’øli’ al-mu∂iyya f¡

a∞bør a’immat al-zaydiyya, éd. Salwø al-Mu’ayyad, Université de ∑an‘ø’,

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nouveau sultanat : aux yeux d’auteurs familiers de l’histoire de l’Arabie du Sud, le pouvoir avait gagné en richesse, le territoire en unité, l’ad-ministration en visibilité. La crise de succession des années 720/1320 et les affrontements qui déchirèrent l’appareil d’État marquèrent de ce point de vue une véritable rupture. Dans ce contexte, les recueils de biographie, à commencer par celui d’al-ªanad¡, prirent un relief tout particulier. À la fin du viiie/xive siècle, l’ensemble de la production

historiographique rasÙlide fut réinterprétée sous l’égide de « sultans-historiens », alors que leur légitimité à gouverner le pays se trouvait remise en cause par les tribus du sud. Une dynastie enracinée dans l’antique passé de l’Arabie du Sud, un État appuyé sur l’ensemble des élites du pays : c’est en tentant d’illustrer au mieux ces deux perspecti-ves que l’historiographie rasÙlide se construisit progressivement. Aux origines de l’historiographie rasÙlide

En deçà de l’histoire annalistique, l’intérêt des RasÙlides se porta d’abord sur la poésie de louange (madÌ) et la généalogie. C’est en tout cas ce qui apparaît au travers de l’un des plus anciens textes rasÙlides conservés, ™urfat al-aÒÌøb f¡ ma‘rifat al-ansøb (littéralement « Chef-d’œuvre des compagnons permettant de connaître les lignages »)13. La

composition de ce traité de généalogie ne doit rien au hasard. Il fut en effet rédigé par l’un des fils du sultan al-MuÂaffar YÙsuf – avant qu'il ne devienne sultan à son tour sous le nom d’al-Ašraf ‘Umar pendant une courte période (694-696/1295-1296) –, ce qui lui confère une portée politique indéniable.

« Ceci est un résumé de généalogie (‘ilm al-ansøb) contenant les origines des lignées des Arabes, facile à retenir pour les gens doués d’entendement et commode pour ceux qui désirent les connaître. S’y ajoute la généalogie du Prophète élu, ainsi que de ses pieux Compagnons. Nous avons attiré l’attention sur ceux qui avaient les liens les plus étroits avec lui et ses parents les plus proches. Nous avons placé à leur suite les califes umayyades et abbassides, puis les RasÙlides rois du Yémen, suivis de ceux qui se sont rendus célèbres de nos jours à leur service (∞idma), qu’ils soient issus des lignages nobles (a÷røf) ou des tribus (A‘rab).14 »

13. Al-Ašraf ‘Umar b. YÙsuf b. ‘Umar b. ‘Al¡ b. RasÙl, ™urfat al-aÒÌøb f¡ ma‘rifat

al-ansøb, éd. K. W. Zetterstéen, Damas, 1949.

14. Ibid., p. 43. La traduction ainsi que celle de tous les passages qui suivent sont de notre fait.

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Ainsi l’auteur résume-t-il dans son introduction les visées, l’ordre et le contenu de son compendium. Le plan confirme sa nature essentiel-lement politique : tout le traité est tourné vers sa dernière partie, qui cherche à rendre compte de la généalogie des RasÙlides et de ceux qui furent à leur service dans la seconde moitié du viie/xiiie siècle. Les

sul-tans du Yémen sont placés à la suite des califes umayyades et abbassides, au prix d’un véritable « tour de force » généalogique qui consiste à faire d’une famille d’origine turcomane, descendant d’un obscur RasÙl, les héritiers des illustres rois fiassønides, eux-mêmes de lignée qăønite, c’est-à-dire appartenant aux Arabes du Sud15. Par ailleurs, le tableau des

filiations établi dans la première partie de l’ouvrage depuis Adam jus-qu’au Prophète, ses Compagnons et ses successeurs, n’a pour fonction que d’éclairer la généalogie des chérifs, Arabes du Nord descendants du gendre du Prophète ou plus largement de Qurayš, et surtout des tribus (qabø’il) d’Arabes du Sud au service des RasÙlides. Par cette construc-tion savante, les RasÙlides choisissaient clairement leur « camp », celui des Arabes du Sud, et d’une de leurs lignées princières, cherchant à affir-mer ainsi leur légitimité à gouverner les tribus qui leur étaient alliées.

À plusieurs reprises au cours du texte, al-Ašraf ‘Umar rappelle ne pas avoir voulu offrir un exposé détaillé des divers lignages, mais un résumé se limitant aux informations utiles. Mais utiles pour qui ? Il apparaît en réalité que l’ouvrage d’al-Ašraf ‘Umar ne visait pas d’abord à réécrire l’histoire… mais la poésie. En effet, « les poètes font des con-fusions et ne mentionnent pas les lignages d’une façon véridique16 »,

affirme l’auteur. Diffuser auprès d’eux la généalogie « rectifiée » des BanÙ RasÙl était donc l’un des buts primordiaux de ™urfat al-aÒÌøb. Les panégyriques, madÌ, n’avaient pas seulement pour ambition de flatter les oreilles et l’orgueil des rois. Ils étaient un véritable instru-ment politique, le principal support de la renommée du souverain. La poésie de façon plus générale, que ce soit au travers du blâme, de la satire ou de l’éloge, était un langage commun permettant de manifes-ter un rapport de force face aux pouvoirs concurrents ou subalmanifes-ternes, notamment tribaux17. Et telle était la préoccupation première du

sul-15. Cette ascendance est exposée pleinement p. 99-100 (nasab des BanÙ RasÙl), après avoir été mentionnée de façon insistante p. 47, 54-55, 60, 69. L’ordre de présentation des tribus d’Arabes du Sud, descendants de Qăøn, s’établit en par-tant des tribus de Azd, dont faisaient partie les BanÙ flassøn. Sur ces princes, voir « BanÙ Ghassøn », EI², II, p. 1044-1045 (I. Šah¡d).

16. Al-Ašraf ‘Umar, ™urfat al-aÒÌøb, op. cit., p. 69.

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tan al-MuÂaffar YÙsuf et de son fils al-Ašraf ‘Umar en cette seconde moitié du viie/xiiie siècle. Le premier n’avait dû de prendre le pouvoir

en 647/1249 qu’au soutien de tribus de la Tihøma, la plaine côtière de la mer Rouge. Au cours de son long règne, il avait sans cesse lutté pour affirmer sa prééminence sur les cheikhs et les chérifs en des territoires reculés, sur les plateaux du Haut Yémen, mais aussi dans les massifs montagneux de l’ouest ou les arides territoires de l’est, n’hésitant pas à envoyer son fils à plusieurs reprises pour mener les combats. Le ™urfat al-aÒÌøb mentionne encore certaines de ces tribus récalcitrantes, causes de troubles et de désordre (ahl al-fasød)18, mais

pour mieux faire ressortir que la plupart d’entre elles s’étaient rangées sous la bannière des RasÙlides. Aux yeux du prince, la réécriture de la généalogie rasÙlide intervenait donc surtout comme un achèvement, une façon de marquer que la domination de la dynastie était large-ment acceptée et reconnue, au molarge-ment où les poètes chantaient son triomphe. Toutefois, en cette seconde moitié du viie/xiiie siècle, les

RasÙlides restaient pour l’écrasante majorité de la population des rois non-arabes, des « fluzz »19. En dépit des ruses généalogiques d’al-Ašraf

‘Umar, les premières chroniques rédigées peu de temps après le ™urfat

al-aÒÌøb, ne devaient pas les présenter autrement.

En dehors des poètes et du prince héritier, personne ne se soucia de faire œuvre de mémoire du vivant du sultan al-MuÂaffar YÙsuf. Il fallut attendre sa disparition pour qu’apparaisse la première véritable chronique rasÙlide, incluant un traitement détaillé des deux premiers règnes de la dynastie. Intitulée Al-sim† al-fiøl¡ al-taman f¡ a∞bør

al-mulÙk min al-fluzz bi-l-Yaman (littéralement « Parure de grande

valeur contenant les faits des rois fiuzz au Yémen »), elle fut l’œuvre de Badr al-D¡n MuÌammad b. Îøtim al-Yøm¡ al-Hamdøn¡ (désigné couramment sous le nom d’Ibn Îøtim, m. 705/1305)20. Celui-ci

RasÙlides, voir R. B. Serjeant, « Regional Literature : the Yemen », in J. Ashtian

et alii, The Cambridge History of Arabic Literature. ‘Abbasid Belles-Lettres,

Cambridge University Press, 1990, p. 447-456 et 461-462. Certains de ces usages se sont perpétués jusqu’à l’époque contemporaine. Cf. S. Caton, « Peaks

of Yemen I summon ». Poetry and Cultural Practice in a North Yemeni Tribe,

Berkeley, University of California Press, 1990.

18. Il insiste particulièrement sur les désordres causés par certains clans des ªaÌøfil, une tribu puissante se trouvant au sud dans la région d’Abyan et de Dat¡na. Al-Ašraf ‘Umar, ™urfat al-aÒÌøb, op. cit., p. 136-139.

19. Sur cette appellation, voir « Ghuzz », EI², vol. II, p. 1132-1136 (Cl. Cahen). 20. L’œuvre a été éditée et présentée par G. R. Smith, The Ayyubids and Early

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faisait partie d’un puissant clan de la grande tribu des Hautes Terres, les BanÙ Hamdøn, qui constitua l’un des principaux appuis à la domi-nation des ismaéliens au Yémen aux ve/xie et vie/xiie siècles. Certains

de ses ancêtres exercèrent le pouvoir sur la région de ∑an‘ø’, avant de se soumettre aux nouveaux conquérants, AyyÙbides puis RasÙlides. L’émir Ibn Îøtim lui-même joua un rôle important lors du règne d’al-MuÂaffar YÙsuf, en étant chargé de diverses fonctions politiques ou militaires surtout dans la province de ∑an‘ø’.

Ibn Îøtim est le premier à écrire une chronique des rois fiuzz au Yémen et ne se prive pas de le dire. « Les chroniques des rois (a∞bør

al-mulÙk) sont les plus nobles des chroniques (a÷raf al-a∞bør) »,

affirme-t-il dans l’introduction de son ouvrage21. S’il commence avec

les cinq souverains ayyÙbides, c’est surtout « le Règne bienheureux des RasÙlides22 », celui des sultans al-ManÒÙr ‘Umar et al-MuÂaffar YÙsuf,

qui occupe la majeure partie du récit, servi par de nombreuses infor-mations de première main23. L’auteur s’embarrasse peu de la

chro-nologie, donne très peu de dates, mais expose méthodiquement les tenants et les aboutissants des grandes expéditions militaires qui ont marqué les deux règnes, les unes après les autres, en mettant en avant sa propre participation au cours des événements24. L’ouvrage semble

avoir circulé surtout dans les cercles étroits du pouvoir, bien que la

Rasulids in the Yemen (567-694/1173-1295), Londres, E. J. W. Gibb Memorial

Series XXVI, et G. R. Smith, « Ibn Hâtim’s Kitâb al-Simt and its Place in

Medieval Yemenite Historiography » in Studies in the History of Arabia, Sources for the History of Arabia, i/2, University of Riyadh, 1978, p. 63-68. La

chroni-que du Dø‘¡ Idr¡s, Nuzhat al-afkør wa-raw∂at al-a∞bør, contient de nombreuses informations à propos de ce personnage, qui doivent être ajoutées à l’étude de G. R. Smith. Elle permet notamment de préciser la date de sa mort. Voir S. Traboulsi, The formation of an Islamic Sect : The ™ayyib¡ Ismø‘¡l¡s in Medieval

Yemen, University of Princeton, PhD. inédit, p. 40.

21. G. R. Smith, The Ayyubids and Early Rasulids, op. cit., I, p. 9. 22. « Al-dawla al-sa‘¡da al-rasÙliyya ». Ibid., I, p. 10.

23. Sur la question des sources d’Ibn Îøtim, nous renvoyons au traitement

détaillé de G. R. Smith dans le volume II de The Ayyubids and Early Rasulids, p. 4-8. Le recours aux sources orales est mentionné explicitement dans l’introduc-tion par Ibn Îøtim, op. cit., I, p. 9.

24. De ce point de vue, la division par l’éditeur du règne d’al-MuÂaffar (p. 241-568) en 6 chapitres, suivant grosso modo les décennies, se révèle peu éclairante, puisqu’elle introduit une rupture à l’intérieur de séquences narratives qui ont leur unité propre. Voir par exemple le passage du chapitre 1 au chapitre 2 qui divise en deux le récit de la prise de la forteresse d’al-Dumluwa par al-MuÂaffar.

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préface ne porte pas de dédicace particulière25. À la fin de celle-ci,

la mention du règne concomittant d’al-MuÂaffar YÙsuf et de son fils al-Ašraf ‘Umar permet simplement de dater le début de la rédaction du livre des quelques mois compris entre …umødø I et rama∂øn 694/ mars-juillet 129526. Plus avant dans le texte, la mort d’al-MuÂaffar

YÙsuf est signifiée par l’adjonction de la formule « Que Dieu sanc-tifie son âme au paradis » à ses titres usuels27. Finalement, c’est sur

ce décès et l’accession d’al-Ašraf ‘Umar au pouvoir sans partage que s’achève le récit, ce qui permet de dater la conclusion de l’ouvrage de 695/1296, soit avant que le nouveau sultan disparaisse à son tour au début de l’année 696/octobre 129628. Cependant, la conclusion de la

chronique ne correspond pas seulement à une césure commode – la mort d’al-MuÂaffar YÙsuf. Elle est surtout l’occasion d’un portrait plus qu’élogieux à la gloire du nouveau souverain, al-Ašraf ‘Umar. La convergence de ces éléments permet de conclure que c’est en réalité l’accession au trône d’al-Ašraf, dès le vivant d’al-MuÂaffar, qui poussa Ibn Îøtim à écrire son ouvrage.

Tout comme Ibn Îøtim, ‘Imød al-D¡n Idr¡s b. ‘Al¡ al-Îamz¡ (673-714/1274-1314) était issu d’une illustre famille du Haut Yémen, les BanÙ Îamza. Descendants du Prophète, certains de ses ancêtres avaient exercé à ce titre l’imamat zaydite à plusieurs reprises. Son père avait été l’un des principaux opposants aux RasÙlides dans la région de ∑an‘ø’ avant de se rallier au sultan al-MuÂaffar à partir de 679/1280. Après la mort de celui-ci en 699/1299, Idr¡s al-Îamz¡ se rendit à la cour et fut, jusqu’à sa mort en 714/1314, l’un des principaux émirs du sultan al-Mu’ayyad DøwÙd (696-721/1296-1321)29. Tout comme

25. Les trois manuscrits conservés et utilisés pour l’édition sont tardifs. Le plus ancien est conservé à la British Library (Copie d’al-Hød¡ b. AÌmad b. MuÌammad al-Îadd¡ en 1062/1651-1652). Il est très proche d’une copie microfilmée conser-vée à Dør al-kutub al-miÒriyya, datant 1075/1664-1665. Le troisième manuscrit (Université de Leyde) est plus récent et présente une recension différente des deux manuscrits précédents (G. R. Smith, The Ayyubids and Early Rasulids, op. cit., II, p. 13-16). De plus, notons que l’ouvrage est rarement cité dans la littérature historique postérieure, mis à part dans les ouvrages d’al-¿azra…¡.

26. Al-MuÂaffar YÙsuf désigna en effet al-Ašraf ‘Umar comme co-régnant quel-ques mois avant sa mort.

27. Première mention : G. R. Smith, The Ayyubids and Early Rasulids, I, p. 242. 28. Ibid., I, p. 566-567.

29. Outre les indications contenues dans sa propre chronique, une biographie d’Idr¡s al-Îamz¡ est donnée par son contemporain al-•anad¡, Al-SulÙk f¡ †abaqøt

(12)

Ibn Îøtim, mais avec deux décennies de décalage, il fut donc un témoin privilégié des actions du règne rasÙlide. De la même façon, son récit porte presque exclusivement sur les événements des Hautes Terres, ou sur ceux auxquels Idr¡s prit directement part au début du viiie/xive siècle. Toutefois, sa chronique des RasÙlides est intégrée

dans un cadre beaucoup plus vaste, celui d’une histoire universelle, intitulée Kanz al-a∞yør f¡ ma‘rifat al-siyar wa-l-a∞bør (littéralement « Trésor des meilleurs des hommes portant sur la connaissance des vies et des récits »), résumant dans sa majeure partie le Kømil d’Ibn al-At¡r et le complétant pour la seconde moitié du viie/xiiie siècle. L’histoire

du Yémen après l’époque du Prophète occupe la dernière section de l’ouvrage30. Idr¡s indique d’ailleurs qu’il l’a isolée du reste car son livre

« est yéménite et les habitants d’un pays ont le désir d’apprendre les faits historiques (a∞bør) de leur pays31 ».

Ce sont donc deux hommes du pouvoir, issus tous deux des Hautes Terres, Ibn Îøtim et Idr¡s al-Îamz¡, qui furent à l’origine des premiers véritables écrits historiques sur la dynastie. Deux hommes de haute culture aussi, qui conjuguèrent les activités de savant et de chef militaire. Que pouvaient bien signifier leurs deux œuvres si ce n’est le ralliement des anciennes élites, d’ascendance tribale ou chérifienne, au nouvel ordre ? En retraçant l’épopée des deux premiers règnes rasÙli-des, ces deux auteurs prolongeaient aussi l’histoire glorieuse de leur propre famille. C’est ainsi qu’à la fin du viie/xiiie siècle, le nouveau

sultanat prit place dans la mémoire aristocratique de l’Arabie du Sud. Une généalogie prestigieuse ancrait désormais les RasÙlides dans le passé le plus antique de l’Arabie du Sud. Le cadre historiographique élaboré par Ibn Îøtim et Idr¡s al-Îamz¡ les présentait comme les héritiers, d’abord des AyyÙbides, mais aussi des dynasties arabes anté-rieures. Pour ces deux auteurs, le véritable théâtre de l’histoire rasÙlide était le Haut Yémen, qui avait constitué le cœur du pays depuis les débuts de l’Islam : l’histoire des premiers sultans rasÙlides se résumait à un long combat autour de forteresses ou de villes fortes, à ∑an‘ø’, ∑a‘da, mais aussi dans le massif de Îa……a ou la vallée du •awf, qui

al-‘ulamø’ wa-l-mulÙk, éd. M. al-Akwa‘, ∑an‘ø’, Ministère de l’Information et de

la Culture, 1989, II, p. 309.

30. Cette partie a été éditée par ‘Abd al-MuÌsin al-Mud‘i… sous le nom de Ta’r¡∞

al-Yaman min kitøb Kanz al-a∞yør f¡ ma‘rifat al-siyar wa-l-a∞bør (Koweït,

Mu’assasat al-širø‘ al-‘arab¡, 1992) à partir d’un seul manuscrit (British Library, Or 4581.)

(13)

passaient rapidement d’une main à l’autre en fonction de rapports de force sans cesse fluctuants. De ce point de vue, le règne d’al-Mu’ayyad DøwÙd (696-721/1296-1321) marqua effectivement l’apogée du contrôle rasÙlide sur le nord du Yémen. À partir de 712/1312 lorsque la trêve fut déclarée entre l’imam al-Mu†ahhar et le sultan al-Mu’ayyad, il ne devait plus y avoir d’affrontement direct entre le prince rasÙlide et les chefs zaydites avant l’avènement de l’imam al-NøÒir ∑aløÌ b. ‘Al¡ (773-793/1371-1391). C’est à l’issue de ce long combat pour unifier les plaines et les montagnes du Yémen, entamé dès les débuts de la conquête ayyÙbide, que les fondements d’une nouvelle histoire, à l’échelle du vaste territoire que les sultans avaient réuni entre leurs mains, furent donc posés.

Les fondements de l’État rasÙlide interrogés (première moitié du

viiie/xive siècle)

La longue crise qui éclata à la mort du sultan al-Mu’ayyad DøwÙd (721-733/1321-1333) ne survint pas dans ce Haut Yémen qui avait été le principal espace d’affrontement au cours du viie/xiiie siècle. Elle

déchira au contraire le sultanat dans ses provinces les plus sûres, dans les forteresses du Sud ainsi que dans les villes de la Tihøma. Cette guerre intestine vit non seulement s’opposer deux prétendants au trône : al-Mu…øhid ‘Al¡, fils d’al-Mu’ayyad, contre le dernier fils du grand sultan al-MuÂaffar, al-ManÒÙr AyyÙb (m. 723/1323), rapidement remplacé par son fils al-Åøhir. Plus encore, cet affrontement traversa l’ensemble de la hiérarchie militaire et administrative, mettant au grand jour les factions qui la composaient32. Bah…at al-zaman f¡ ta’r¡∞ al-Yaman, la chronique

de ‘Abd al-Bøq¡ b. ‘Abd al-Ma…¡d al-Yamøn¡ al-Ma∞zÙm¡ (désigné cou-ramment comme Ibn ‘Abd al-Ma…¡d), rédigée en 724/1324, est le plus ancien témoignage conservé sur cette crise33. L’auteur, né en 680/1281,

avait été secrétaire de la chancellerie dans les dernières années du règne d’al-Mu’ayyad. Trois ans après la mort du sultan, on le retrouvait dans le parti d’al-Åøhir, enfermé dans la forteresse d’al-Dumluwa, dont le prétendant au trône avait fait le centre de son pouvoir. Selon Ibn ‘Abd al-Ma…¡d, le prince lui aurait alors demandé d’exposer l’histoire de 32. Pour un récit de cette crise, voir MuÌammad ‘Abd al-‘øl, BanÙ RasÙl

wa-BanÙ ™øhir wa-‘aløqøt al-Yaman al-∞øri…iyya f¡ ‘ahdi-himø, Alexandrie, al-Hay’a

al-miÒriyya al-‘ømma li-l-kitøb, 1980, p. 187-199.

33. Ibn ‘Abd al-Ma•¡d, Bah…at al-zaman f¡ ta’r¡∞ al-Yaman, éd. ‘A. al-Îibš¡/ M.

(14)

« ceux qui avaient vécu à l’époque de l’Envoyé de Dieu dans la région du Yémen (al-qu†r al-yaman¡) » et des rois qui les avaient suivis : « Je lui répondis que j’avais découvert des ouvrages résumés et des observations dignes d’intérêt dans les ouvrages fondamentaux (ummahøt al-kutub) qui racontaient une partie de l’histoire du Yémen bien gardé.34 » Tel

est effectivement le contenu de la majeure partie de son ouvrage : un compendium d’histoire du Yémen islamique, plus précisément l’assem-blage de passages puisés et copiés pour l’essentiel dans les chroniques de ‘Umøra al-Yaman¡ et d’Idr¡s al-Îamz¡. Mais la requête du prétendant al-Åøhir ne s’était pas arrêtée là :

« Son noble ordre me fut donné [de rassembler] les événements qui avaient marqué les esprits à son propos et ce que l’on ressentait à son évocation. [Cette demande] émana de lui alors qu’il était dans la forteresse d’al-Dumluwa, sur le siège de la royauté et dans la gran-deur de son pouvoir. […] C’est sa félicité qui conduisit mon calame à obtempérer à l’armée des faits (‘asøkir al-a∞bør).35 »

L’audace de cette dernière métaphore, qui vient clore l’introduction, laisse peu de place au doute. Les derniers faits mentionnés par l’ouvrage datent de 724/1324, alors que le parti d’al-Åøhir, ayant remporté plu-sieurs victoires décisives, tenait Aden et la Tihøma et avait entrepris d’assiéger al-Mu…øhid réfugié dans la forteresse de Ta‘izz. Le livre visait donc avant tout à renforcer la légitimité du prétendant, al-Åøhir, qui, par ses vertus, ne pouvait que mériter la succession d’al-Mu’ayyad et d’al-MuÂaffar. Le texte en tant que tel n’eut cependant pas l’occasion d’être véritablement diffusé : un seul manuscrit, copié à la fin du viiie/

xive siècle par un scribe de la cour rasÙlide, en a été conservé jusqu’à nos

jours36. Il devait pourtant connaître une postérité certaine dans l’aire

mamlÙke en étant résumé par al-Nuwayr¡ dans son encyclopédie37.

Si Ibn ‘Abd al-Ma…¡d resta fidèle au cadre historiographique esquissé par Idr¡s al-Îamz¡, son apport se fit plus personnel à partir du récit du règne d’al-Mu’ayyad DøwÙd. C’est que notre historien était aussi poète et, comme il se devait, fier de son talent. À l’âge de vingt-trois ans, en 703/1303, après avoir passé sa jeunesse à Aden, 34. Ibid., p. 16.

35. Ibid., p. 16-17.

36. Bibliothèque Nationale de France Arabe 5977.

37. Al-Nuwayr¡, Nihøyat al-‘Arab f¡ funÙn al-adab, vol. 31. Ce résumé a été publié séparément par M. Îi…øz¡ sous le nom de Bah…at zaman f¡ ta’r¡∞

(15)

Ibn ‘Abd al-Ma…¡d était parti vers la cour de Ta‘izz et avait proposé ses services au sultan. Pour faire la preuve de sa faconde, il avait composé une controverse en vers sur l’épée et le calame, dont il n’épargne pas au lecteur un extrait choisi38. Mais, en butte à des oppositions, il avait

quitté rapidement le Yémen pour des horizons plus lointains. Il avait alors mené carrière essentiellement dans l’administration mamlÙke en Syrie avant de revenir en 717/1317 à la tête de la chancellerie rasÙlide. Ce retour ne fut pas uniquement le résultat du hasard. Il participait d’une période de forte influence de l’Empire mamlÙk sur le sultanat yéménite, qui suivit l’arrivée en 715/1315 de l’émir ‘Alø’ al-D¡n Kašd fludøy39 et son ascension fulgurante auprès du sultan. Cet émir avait

entraîné dans son sillage tout un groupe de civils et de mamlÙks dits

baÌriyya, venus d’Égypte et de Syrie, qui se mirent au service du

sultanat yéménite40. Ibn ‘Abd al-Ma…¡d, placé au cœur du pouvoir,

enregistra minutieusement ces évolutions sur lesquelles il semblait porter un regard bienveillant. À partir de 715/1315, sa chronique se concentre alors véritablement sur la cour, les nominations aux postes de responsabilité, les luttes d’influence, difficilement arbitrées par un sultan vieillissant et malade41. Avec l’accession au trône d’al-Mu…øhid

‘Al¡, alors âgé de quinze ans, ce parti « égyptien », déjà affaibli par la mort de l’émir ‘Alø’ al-D¡n en 720/1320, se trouva brutalement ren-voyé hors du cercle immédiat du pouvoir, et remplacé par des proches du nouveau souverain. Ibn ‘Abd al-Ma…¡d ne mâche pas ses mots sur ces derniers :

« [Le nouvel atøbak] changea les mamlÙks de son père (=al-Mu’ayyad) et les bannit. Il lui constitua une nouvelle garde. [L’atøbak] al-Šu…ø‘ b. ManÒÙr et le faq¡h ‘Abd al-RaÌmøn42 étaient

les administrateurs (mudabbir) de son Règne (dawla) ; en fait, ils en étaient les destructeurs (mudammir).43 »

38. Ibn ‘Abd al-Ma•¡d, Bah…at al-zaman, op. cit., p. 242. Plusieurs extraits de ses

poèmes sont donnés par la suite dans l’ouvrage à propos de divers événements. 39. Cet émir avait été ustødør du maître ayyÙbide de Ìamø, le fameux émir his-torien et géographe connu sous le nom d’AbÙ al-Fidø’ (cf. « AbÙ al-Fidø’ », EI², vol. I, p. 122). D’autres mamlÙks, passés par l’Égypte, l’avaient précédé. 40. Ibn ‘Abd al-Ma•¡d, Bah…at al-zaman, op. cit., p. 279.

41. Ibid., p. 280 (maladie du sultan en 716/1316) et p. 282-284 (rivalités et concurrences entre 719/1319 et 721/1321).

42. \iÌøb al-D¡n ‘Abd al-RaÌmøn al-Åafør¡, précepteur d’al-Mu…øhid ‘Al¡, nommé par lui grand cadi.

(16)

En …umødø II 722/juin 1322, soit six mois après la mort d’al-Mu’ayyad DøwÙd, les deux favoris d’al-Mu…øhid ‘Al¡ furent assassinés par les mamlÙks baÌriyya, qui mirent le jeune sultan aux fers et prê-tèrent allégeance à son dernier oncle encore vivant, al-ManÒÙr AyyÙb, puis à son fils al-Åøhir. Par un nouveau retournement de situation, qui ne devait pas être le dernier, al-Mu…øhid ‘Al¡, libéré quelques mois plus tard, entreprit de reprendre le trône : la guerre s’installa durablement entre les deux prétendants. C’est alors qu’Ibn ‘Abd al-Ma…¡d, fidèle au « parti égyptien », choisit de mettre sa plume au service d’al-Åøhir et rédigea à sa gloire son Bah…at al-zaman. L’entreprise tourna court devant la résistance du sultan al-Mu…øhid ‘Al¡ qui connut de nou-veaux succès à partir de 725/1325. Ibn ‘Abd al-Ma…¡d, dont la faction avait été défaite, préféra la fuite vers la Syrie où il continua sa carrière administrative, loin des humides murailles de l’imprenable forteresse d’al-Dumluwa. Son œuvre n’avait pu trouver la fin qu’il espérait44.

D’une façon singulière, ces déchirements au sein du personnel politique et militaire de la dynastie sont éclairés par une autre source contemporaine, dont le genre ne prêtait pourtant pas à de tels déve-loppements annalistiques. C’est en effet entre 723/1323 et 730/1330 que Bahø’ al-D¡n MuÌammad b. YÙsuf al-•anad¡ al-Saksak¡ al-Kind¡ (désigné couramment comme al-•anad¡) rédigea ce qui reste à nos yeux comme le plus important recueil de biographies du Yémen médiéval, Al-SulÙk f¡ †abaqøt al-‘ ulamø’ wa-l-mulÙk45. Al-•anad¡

était avant tout un juriste ÷øfi‘ite, originaire de la ville d’al-•anad, qui mena à la fois carrière d’enseignant et de muÌtasib dans les principales villes du pays, al-•anad, Zab¡d et Aden46. À première vue, son ouvrage

vient se couler dans le moule bien connu du genre biographique. « La 44. Biographie d’Ibn ‘Abd al-Ma…¡d chez ses contemporains al-•anad¡, Al-SulÙk,

op. cit., II, p. 576-577 et al-∑afad¡, A‘yøn al-‘aÒr wa-a‘wøn al-naÒr, éd. ‘A. AbÙ

Zayd et alii, Damas-Beyrouth, Dør al-fikr, vol. III, p. 12-17 n°919.

45. Litt. « Guide des générations de savants et de rois ». L’édition par MuÌammad al-Akwa‘ en deux volumes (∑an‘ø’, ministère de la Culture et de l’Information, 1982-1989) n’est malheureusement pas à la hauteur de l’importance de l’ouvrage. Outre de nombreuses erreurs d’impression, elle n’est pas dotée d’un sommaire et la structure de l’ouvrage n’apparaît pas au fil d’un texte dont la séparation en para-graphes distincts est opérée de façon arbitraire. Notre recherche est loin d’épuiser les ressources multiples de cet ouvrage qui mériterait une étude à part entière. 46. Sa biographie est dans l’ensemble mal connue. On ne trouve aucune notice chez des biographes contemporains ou postérieurs. Cf. Sayyid, MaÒødir ta’r¡∞

(17)

science de l’histoire », dit-il en sa préface, « fait partie des sciences utiles (‘ilm al-ta’r¡∞ min al-‘ulÙm al-muf¡da) et des chaînes (qalø’id) uniques de la transmission du savoir des Anciens (‘ilm al-salaf) à ceux qui leur ont succédé.47 » Son ouvrage vise donc d’abord à compléter

le recueil plus ancien d’Ibn Samura (m. 586/1190), ™abaqøt fuqahø’ al-Yaman, qui avait été le premier à retracer la diffusion du ÷øfi‘isme

au sud du Yémen à partir du ve/xie siècle, et à le replacer dans la

conti-nuité de la transmission du savoir religieux depuis les débuts de l’islam dans cette contrée48. Ibn Samura, précise al-•anad¡, « est mon maître

(÷ay∞) pour l’ensemble de mon livre. Je n’en aurais pas entrepris la rédaction s’il n’avait pas composé son ouvrage.49 » À cet illustre

pré-décesseur, l’auteur d’Al-SulÙk a surtout emprunté l’écrasante majorité des notices pour la période qui va jusqu’au vie/xiie siècle50

.

Il a aussi

repris la structure générale de son livre, organisé en classes ou généra-tions successives (†abaqøt), puis, à l’intérieur d’une même classe, selon les différents lieux de transmission du savoir.

À ce cadre prédéfini, al-•anad¡ ajoute cependant une innovation de taille :

« Il m’est apparu que lorsque je mentionnais un savant et que je mentionnais en même temps un homme illustre (min al-a‘yøn), je devais exposer aussi ce qu’il convenait sur ce dernier. Puis j’ai ajouté à cela un extrait (†araf) des faits des rois, de façon résumée.51 »

Son ouvrage va donc bien au-delà d’une simple histoire de la transmission du savoir religieux, ou d’un recueil de vies édifiantes. Al-•anad¡ ne sépare pas les hommes de religion, lettrés et juristes, de la société qui les entoure. D’une part, dans les biographies de savants, il n’hésite pas à faire des digressions sur tel cheikh de village ou notable éminent d’une cité, qui se trouvait mentionné au détour d’une anecdote. Ces constantes digressions font à la fois la richesse 47. Al-•anad¡, Al-SulÙk, op. cit., I, p. 63.

48. Litt. « Les générations de juristes du Yémen ». Ibn Samura, ™abaqøt

fuqahø ‘al-Yaman, éd. F. Sayyid, Le Caire, Dør al-kitøb al-‘ilm¡, 1958 ; 2de éd.,

Beyrouth, 1981.

49. Al-•anad¡, Al-SulÙk, op. cit., I, p. 72.

50. Cela correspond dans l’édition d’al-Akwa‘ à peu près au volume I (p. 63-546).

(18)

et la complexité de l’œuvre qui a dérouté plus d’un lecteur52. Plus

encore, al-•anad¡ introduit dans la structure même de son ouvrage les principales figures du pouvoir temporel. Une fois passée la vie du Prophète en guise d’ouverture, les différentes générations sont regroupées en deux ensembles, dont la césure chronologique s’établit entre le ive/xe et le ve/xie siècle, période d’introduction du šøfi‘isme au

Yémen. Chaque ensemble de générations de savants se trouve suivi par les notices des rois et des ministres qui lui correspondent. De ce fait, l’ouvrage s’achève sur de copieuses notices consacrées aux sultans rasÙlides et à leur entourage, émirs, secrétaires et dignitaires. Jamais avant les SulÙk une présentation aussi systématique n’avait été donnée de ces personnages.

Al-•anad¡ prend soin toutefois de marquer nettement les limites de cet élargissement :

« Ce livre n’a pas pour but de donner une connaissance exhaus-tive de l’histoire (…ømi‘an li-‘ilm al-ta’r¡∞). Mais mon but est d’en donner un aperçu utile en mentionnant les rois et les hommes illustres de leur Règne (a‘yøn dawlati-him al-a∞yør), surtout les règnes rasÙlides (al-duwal al-rasÙliya) lorsque la vérification des informations (taÌq¡q) est possible.53 »

Qu’entend-il au juste par un « aperçu utile » ? Dans les notices qu’il consacre aux sultans rasÙlides, al-•anad¡ ne s’appesantit pas sur les évé-nements. Il se contente de rappeler quelques faits marquants des règnes, notamment les conditions d’accession au trône. Puis, il signale dans un second temps les réalisations architecturales de chaque sultan et les institutions religieuses qu’il fonda, ainsi que son attitude face aux lettrés et au savoir, tout cela étant désigné comme les « mérites » (fa∂ø’il) du souverain54. Il en va de même pour les émirs ou les secrétaires dont sont

précisés de la façon la plus systématique possible les fondations reli-gieuses ou le rapport au savoir (composition d’ouvrages, enseignement, possession d’une bibliothèque). Plus encore, suivant une méthode de présentation appliquée d’abord aux savants, al-•anad¡ n’hésite pas à 52. Al-Sa¿øw¡, par exemple, commente les SulÙk d’al-•anad¡ en disant que ce

dernier « n’a pas accordé beaucoup d’intérêt à l’organisation de l’ouvrage, ce qui fait qu’il est difficile d’y trouver quelque chose » (d’après F. Rosenthal, A History

of Muslim Historiography, op. cit., p. 485).

53. Al-flanad¡, Al-SulÙk, op. cit., II, p. 562.

(19)

dépasser le cadre chronologique initialement imposé pour retracer la constitution de véritables lignées au sein de l’administration rasÙlide55.

Chemin faisant, al-•anad¡ présente ainsi le pouvoir sous un jour neuf : il n’est pas d’abord exercice de la force, mais avant toute chose transmis-sion d’un savoir et de vertus. De même que les générations de savants se sont succédé les unes aux autres, assurant le passage et la diffusion du savoir religieux, de même le transfert du pouvoir d’un sultan à l’autre et d’une génération de serviteurs à l’autre se présente-t-il chez al-•anad¡ sous les traits d’une succession et d’une accumulation naturelles qui enracinent profondément la légitimité de la dynastie régnante. Peut-on voir dans cette présentatiPeut-on une tentative d’appréhender, selPeut-on la rationalité propre à un juriste du début du viiie/xive siècle, la façon

dont une administration puissante s’était constituée et manifestée sous les premiers sultans rasÙlides, ainsi que, dans une moindre mesure, sous les souverains ayyÙbides ? En définitive, il est important de noter que cette structuration de l’œuvre d’al-•anad¡ signifiait l’établissement d’un lien étroit entre la diffusion du sunnisme šøfi‘ite dans le sud et l’ouest du Yémen et la construction d’un État puissant, en particulier après l’instauration de la dynastie rasÙlide.

La composition des SulÙk d’al-•anad¡ ne doit donc rien au hasard. À plusieurs reprises au cours de l’ouvrage, l’auteur mentionne la date qui devait constituer le terme de son recueil : 724/132456. Soit la

même année que la rédaction du Bah…at zaman d’Ibn ‘Abd al-Ma…¡d. Certes, al-•anad¡ avait dû commencer à mûrir son projet et à réunir sa documentation – de taille considérable – depuis fort long-temps, au gré de ses déplacements sur le territoire rasÙlide57. Mais il y

a fort à parier que la tournure prise par la crise de succession du sultan al-Mu’ayyad DøwÙd ne fut pas étrangère à la décision de rédiger sa somme. Si al-•anad¡ était plutôt un légitimiste – à aucun moment il ne qualifia Malik Åøhir de sultan, à la différence d’Ibn ‘Abd 55. Par exemple Tø… D¡n MawÒil¡, secrétaire de la chancellerie sous al-MuÂaffar, dont l’un des fils fut astronome à la cour et l’autre køtib al-dar… (Ibid., p. 566-568).

56. Il mentionne ainsi, II, p. 476, avant de passer à la partie sur les rois à partir du Ve/XIe siècle, qu’il a achevé la présentation « des savants du Yémen dans la plupart de leurs régions, de l’apparition de l’islam à notre époque en 724/1324. » De fait, sa notice sur al-Mu…øhid ‘Al¡, p. 562, s’achève en 724/1324.

57. Ibid., I, p. 74 : il indique que lorsque des informations lui manquaient, il partait d’al-…anad « à la recherche de celles-ci en des régions éloignées (nawøÌin

(20)

Ma…¡d –, il n’était pas pour autant à ce moment précis au service du pouvoir et ne prit pas parti dans la guerre de succession. Son projet, qui établissait une homologie entre l’ordre du pouvoir et celui du savoir et de la foi, prenait un relief tout particulier au moment où la perpétuation de l’État pris au sens large – le sultan et ses serviteurs – se trouvait brutalement interrompue. Aux yeux d’al-•anad¡, les « musulmans » ne se trouvaient pas seulement menacés dans leur intégrité physique par la multiplication des troubles, l’insécurité dans les villes et sur les chemins. La crise des années 720/1320 portait en germe une menace plus grave pour la transmission du savoir révélé. De façon significative, une fois sa somme achevée en 724/1324, l’auteur ne cessa pas d’interroger la brûlante actualité de son temps. À la suite de son texte principal se trouve en effet adjoint, sans transition apparente, le récit annalistique des années 724-730/1324-133058. La

forme décousue et confuse de ces dernières pages suggère qu’il s’agit alors de notes que l’auteur ajouta jusqu’à sa mort en 731/1331, for-mant un long « point d’interrogation », une marque d’inachèvement, dans une œuvre qui s’était pourtant attachée à refléter la proximité des serviteurs de Dieu et de ceux du sultan.

Les SulÙk d’al-•anad¡ firent école. L’ampleur de l’œuvre, la nou-veauté de sa matière et l’originalité de son organisation, impression-nèrent sans doute les contemporains, bien que l’on n’ait conservé aucun témoignage sur la réception immédiate de l’ouvrage. Quoi qu’il en soit, il est frappant de constater dans la seconde moitié du viiie/xive siècle et dans la première moitié du ixe/xve siècle la

rédac-tion d’ouvrages reprenant de façon mimétique les caractères les plus saillants des SulÙk. L’histoire de la région de WuÒøb59 rédigée dans

la seconde moitié du viiie/xive siècle par un modeste lettré, ‘Abd

al-RaÌmøn b. MuÌammad al-Îubayš¡ al-WuÒøb¡60, reprend ainsi des

méthodes d’exposition proches de celles d’al-•anad¡ en les appli-quant à un espace plus restreint. L’ouvrage est en effet divisé en deux volets principaux, une histoire politique d’un côté, et une histoire des savants religieux de l’autre. Le récit événementiel n’est pas toujours 58. Ibid., II, p. 578-619.

59. Massif montagneux surplombant la Tihøma à l’est de Zab¡d, délimité au sud par le Wød¡ Zab¡d et au nord par le Wød¡ Rima‘.

60. Al-i‘tibør f¡ al-tawør¡∞ wa-l-øtør, éd. ‘A. al-Îibš¡, d’après deux manuscrits de copie tardive (Grande mosquée de ∑an‘ø’, copie de 1141/1728-29 ; bibliothèque privée de MuÌammad ‘Abd al-RaÌmøn al-Ribø‘¡, copie de 1299/1882). Voir introduction de l’édition, p. 8.

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rigoureux dans sa construction. Après avoir rappelé brièvement l’his-toire générale des dynasties ziyødides et ÒulayÌides, al-WuÒøb¡ dresse un tableau de la province de WuÒøb, de ses villes et de ses forteresses et rapporte des traditions remontant à un passé parfois antique. Puis il revient à la mention des rois qui se rendirent à WuÒøb, non sans certaines répétitions, en insistant particulièrement sur les RasÙlides jusqu’à l’époque du sultan al-Af∂al al-‘Abbøs. Al-WuÒøb¡ mentionne ensuite ceux qui furent au service des rois comme gouverneurs des forteresses ou des villes de la province61. C’est alors qu’apparaît

clai-rement le contexte dans lequel ce recueil fut écrit. L’histoire, affirme l’auteur dans son introduction, nous permet de « méditer sur les aléas du temps62 ». Al-WuÒøb¡, né en 732/1332, fut profondément

marqué, comme ses contemporains, par la capture du sultan al-Mu…øhid ‘Al¡ en 751/1351. Cet événement constitua un véritable tournant, entraînant l’affaiblissement de l’autorité sultanienne sur la province. À son époque, précise l’auteur, « les gens de WuÒøb gouver-nent eux-mêmes chaque forteresse de WuÒøb. Ils ne dongouver-nent comme gages de leur soumission que la monnaie (al-sikka) et les invocations

(du‘ø’) sur les chaires (minbar).63 » Il faut comprendre par là que les

habitants de la région ne versaient plus d’impôt foncier au sultan. En regard, les règnes d’al-MuÂaffar YÙsuf, d’al-Mu’ayyad DøwÙd et le début de celui d’al-Mu…øhid ‘Al¡, efficacement représentés par des gouverneurs justes et respectés, apparaissent comme un âge d’or auquel auraient succédé le désordre et l’anarchie64. L’ouvrage fut

toutefois inachevé, certainement à cause de la mort de l’auteur au début des années 780/1380. Puis il fut repris et complété au milieu du ixe/xve siècle par l’un de ses descendants, à l’heure où le pouvoir

rasÙlide était véritablement à l’agonie65.

61. Ibid., p. 122-162.

62. Al-tafakkur f¡ taqallub al-zamøn. Ibid., p. 9.

63. Ibid., p. 121. On reconnaît là les deux marques habituelles de la souveraineté : la frappe de la monnaie et la mention des noms et titres du sultan régnant dans le sermon du vendredi (Ìu†ba).

64. Voir par exemple la figure du gouverneur Asad al-D¡n MuÌammad b. Îal¡l, nommé en 738/1338 par al-Mu…øhid : « La sécurité (amøn) régna sur tout WuÒøb. Il y eut beaucoup de pluies. Les prix baissèrent. » (Ibid., p. 132). 65. C’est en tout cas l’hypothèse que propose l’éditeur, ‘Abd Alløh al-Îibš¡, pour expliquer les compléments tardifs apportés au texte. Cf. introduction de l’ouvrage, p. 6-7.

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L’histoire réinterprétée (2de moitié du viiie/xive siècle)

La capture du sultan al-Mu…øhid ‘Al¡ en dÙ al-qa‘da 751/décembre 1351 à La Mekke par l’émir de la caravane égyptienne constitue un tournant majeur dans l’histoire de la dynastie. Emmené au Caire, humilié et absent de son royaume pendant près d’une année, al-Mu…øhid ‘Al¡ avait finalement recouvré un pouvoir fragilisé. À partir de 754/1353, de graves troubles survinrent dans la Tihøma, touchant au cœur des ressources du sultanat. Après la mort d’al-Mu…øhid ‘Al¡ en 764/1363, le sultan al-Af∂al al-‘Abbøs (764-778/1363-1377), puis son fils al-Ašraf Ismø‘¡l (778-803/1377-1400) parvinrent cependant à surmonter les diverses menaces, en concentrant particulièrement leurs efforts sur le Wød¡ Zab¡d66. C’est au moment où ils étaient engagés

dans cette œuvre de reconstruction d’une puissance chancelante, que l’historiographie rasÙlide produisit ses réalisations les plus imposantes.

Tout autant que leur ancêtre al-Mu’ayyad DøwÙd, qui aurait pos-sédé aux dires d’Ibn ‘Abd al-Ma…¡d « près de 100 000 ouvrages »67,

les sultans al-Af∂al al-‘Abbøs et al-Ašraf Ismø‘¡l étaient de véritables bibliophiles. Leur réputation à ce sujet avait franchi les frontières de leur royaume comme en témoigne l’Égyptien al-Maqr¡z¡ :

« Il [= le sultan al-Ašraf Ismø‘¡l] avait la passion de rassem-bler des livres. Na…m al-D¡n al-Mir…øn¡ m’a rapporté, alors qu’il était venu au Caire acheter des livres pour al-Ašraf et que je lui demandai la quantité (miqdør) de ses ouvrages : « Sa bibliothè-que (∞izønat kutubi-hi) a la taille d’un quartier (Ìøra) ». Le ÌøfiÂ

grand cadi AbÙ al-Fa∂l AÌmad ibn Îa…ar [al-‘Asqaløn¡] m’a écrit : « Al-•amøl al-MiÒr¡ m’a rapporté que le [sultan] lui avait donné l’ordre de lire le ∑aÌ¡Ì de Muslim auprès de notre cheikh al-Ma…d [Ma…d al-D¡n al-FayrÙzabød¡, alors grand cadi du Yémen] ; il [al-•amøl] lui avait alors demandé de bonnes copies

(al-nusa∞ al-ÒaÌ¡Ìa) et des commentaires (÷urÙÌ). Il m’a dit : « Il me fit venir à la forteresse de Ta‘izz d’où je pus prendre l’équi-valent d’une charge de chameau rien qu’en ouvrages de cette sorte ». » Le Ìøfi Šihøb al-D¡n ibn Îa…ar ajoute : « J’ai vu

moi-même cette forteresse et j’ai estimé les livres qui s’y trouvaient à 66. Sur cette crise de la Tihøma, voir notre article « La vigne et le palmier. Identités provinciales et construction de l’État sous le sultanat rasÙlide (xiiie-xve

siècle) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 121-122 (2007). 67. Ibn ‘Abd al-Ma•¡d, Bah…at al-zaman, op. cit., p. 179.

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environ 5000, et même un peu plus, mais je n’ai pu les parcourir (taql¡b) car celui qui me les a montrés était trop pressé.68 »

De fait, les traces de cette intense activité de réunion, de recherche et de copie ne manquent pas. L’attestation la plus claire réside dans le volume manuscrit rassemblant près de 151 textes de genres variés (astronomie, médecine, histoire, agronomie, etc.), copiés sur l’ordre d’al-Af∂al al-‘Abbøs entre 1372 et 137669. De plus, les historiens

contemporains et postérieurs attribuent aux souverains plusieurs ouvrages dont une partie seulement est parvenue jusqu’à nous70.

Il convient toutefois de ne pas faire d’anachronisme sur la notion d’« auteur ». L’activité d’écriture des sultans fut en effet inséparable de celle de leur proche entourage. Concernant Af∂al ‘Abbøs, al-Maqr¡z¡ précise en effet : « On dit que le cadi de Ta‘izz Ra∂¡ al-D¡n AbÙ Bakr b. MuÌammad b. YÙsuf al-Nazør¡ al-∑abr¡ l’aida à l’élabo-ration de ces ouvrages.71 » La présentation du sultan al-Ašraf Ismø‘¡l

par al-Sa∞øw¡, à la fin du ixe/xve siècle, est on ne peut plus claire à ce

sujet : « Il écrit les premiers fondements d’un livre puis il le passe à celui qui le complète et l’arrange. Puis, quand l’auteur le lui présente, il fait des ajouts ou des suppressions.72 » Le rôle des deux souverains

a donc été déterminant dans l’activité culturelle de leur temps. S’ils n’ont pas été les rédacteurs de l’intégralité des ouvrages qui leur sont personnellement attribués, ils n’en ont pas moins fortement pesé sur le choix de leur matière et leur composition. À ce titre, l’étude de ces ouvrages peut s’avérer instructive pour comprendre quels furent les enjeux de cette intense écriture, ou ré-écriture, de l’histoire rasÙlide dans le dernier tiers du viiie/

xiv

e siècle.

Le portrait d’al-Af∂al al-‘Abbøs dressé par le principal chroniqueur de la période, al-¿azra…¡ (m. 812/1409), permet de mesure l’étendue de son activité historiographique :

68. Al-Maqr¡z¡, Durar al-‘uqÙd al-far¡da f¡ tarø…¡m al-a‘yøn al-muf¡da, éd. M. al-•al¡l¡, Beyrouth, Dør al-flarb al-isløm¡, I, p. 403.

69. Cet épais manuscrit de 271 folios a été publié en fac-similé par D. M. Varisco et G. R. Smith sous le titre The manuscrit of al-Malik al-Af∂al. A Medieval Arabic

Anthology from the Yemen, Londres, E. J. W. Gibb Memorial Trust, 1998.

70. L’inventaire le plus complet de ces ouvrages a été dressé par ‘Abd Alløh al-Îibš¡, Mu’allaføt Ìukkøm al-Yaman, Wiesbaden, Harrassowitz, 1979.

71. Al-Maqr¡z¡, Durar al-‘uqÙd al-far¡da, op. cit., I, p. 215.

72. Al-Sa¿øw¡, Al-∂aw’ al-lømi‘ f¡ a‘yøn al-qarn al-tøsi‘, éd. H. al-QÙs¡,

(24)

« Il [al-Af∂al ‘Abbøs] s’intéressait à de nombreux arts, connais-sant la grammaire (naÌw), les lettres (adab), la langue, la généa-logie, l’histoire des Arabes (siyar al-Arab) et l’histoire des rois. Il composa (Òannafa) de nombreux ouvrages dont Nuzhat al-‘uyÙn f¡ ta’r¡∞ †awø’if al-qurÙn, un ouvrage sans précédent : aucun n’avait été composé selon ce modèle. C’est un livre très utile (nøfi‘). Il

est aussi [l’auteur] du livre Al-‘a†øyø saniyya f¡ manøqib al-yamaniyya, qui contient les biographies (†abaqøt) des juristes du Yémen, de ses Grands (kubarø’), de ses rois et de ses ministres. Il est aussi [l’auteur] du livre Nuzhat al-abÒør f¡ i∞tiÒør Kanz al-a∞yør

[résumé de la chronique d’Idr¡s al-Îamz¡]. Il a résumé l’histoire d’Ibn ¿allikøn. Il est aussi [l’auteur] de Bufiyat daw¡ al-himøm f¡

ansøb al-‘Arab wa-l-‘A…am, et d’autres encore.73 »

Plusieurs caractéristiques se dégagent de cette description. Al-¿azra…¡ met en avant la prédilection du souverain pour l’histoire sous des formes très variées, qui vont du résumé d’ouvrages plus anciens (Idr¡s al-Îamz¡, Ibn ¿allikøn) à la composition d’œuvres originales qui sont toutes parvenues jusqu’à nous. Ces dernières relèvent de deux genres distincts mais liés, la généalogie et les recueils de bio-graphies. L’intérêt pour la généalogie était ancien dans la famille rasÙlide. Rappelons-nous l’ouvrage d’al-Ašraf ‘Umar fils d’al-MuÂaffar YÙsuf, ™urfat al-aÒÌøb f¡ ma‘rifat al-ansøb, qui avait été le premier à accréditer l’ascendance arabe des RasÙlides par les BanÙ flassøn. Al-Af∂al al-‘Abbøs reprend ces thèmes dans une courte épître (Risøla f¡

al-ansøb) et dans un recueil plus long Bufiyat daw¡ al-himøm f¡ ansøb al-‘Arab wa-l-‘A…am, jusqu’à présent inédits. C’est toutefois al-¿azra…¡ lui-même qui donna au récit des origines anté-islamiques de la dynas-tie toute son ampleur, dans un traité aujourd’hui perdu, Al-maÌÒÙl

f¡ intisøb Ban¡ RasÙl, mais dont la matière est reprise au début de sa

célèbre chronique des RasÙlides, Al-‘uqÙd al-lu’lu’iyya74. Le rappel et

la diffusion de ces prétentions généalogiques étaient sans doute rendus nécessaires pour réaffirmer la légitimité de la dynastie face au soulève-ment endémique des tribus de la Tihøma du sud.

73. Al-¿azra…¡, Al-‘uqÙd al-lu’lu’iyya f¡ ta’r¡∞ al-dawla al-rasÙliyya, éd. M. Bø SayÙn¡ ‘As¡l revue par M. Akwa‘, ∑an‘ø’, Markaz dirøsøt wa-l-buÌÙt al-yamaniyya, 1981, II, p. 135. Pour la liste des manuscrits des œuvres d’al-Af∂al al-‘Abbøs, voir A. F. Sayyid, MaÒødir ta’r¡∞ al-Yaman, op. cit., p. 148-149 et ‘A. al-Îibš¡, Mu’allaføt Ìukkøm al-Yaman, op. cit., p. 574-576.

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