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Histoire et politique un parcours de recherche et d'enseignement entre la France et l'Italie

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Histoire et politique un parcours de recherche et

d’enseignement entre la France et l’Italie

Leonardo Casalino

To cite this version:

Leonardo Casalino. Histoire et politique un parcours de recherche et d’enseignement entre la France et l’Italie. Histoire. Université Grenoble 3, 2013. �tel-01977889�

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Université Grenoble 3

Dossier de candidature pour l’obtention du Diplôme d’Habilitation à diriger des Recherches.

« HISTOIRE ET POLITIQUE »

Tome 1. Mémoire de Synthèse : un parcours de recherche et d’enseignement entre la France et l’Italie.

Leonardo Casalino

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Soutenance le 5 Novembre 2013

Université Grenoble 3

Jury: Mme Anne Matard-Bonucci (Paris 8); Mme Silvia Contarini (Paris 10) ; M.Christian Del Vento ( Paris 3- Tuteur de l’HDR) ; M.Enzo Neppi (Grenoble 3); M.Gian Giacomo Migone (Università degli Studi di Torino); M.Jean-Claude Zancarini (ENS Lyon -Président de Jury).

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Introduction

Ayant effectué ma formation dans une culture peu encline à la réflexion méthodologique, je vois dans ce travail de synthèse l’occasion de dresser un premier bilan de mon parcours scientifique. Je vais en reconstruire les différentes étapes en m’efforçant de réfléchir tant aux éléments de continuité qu’aux ruptures qui l’ont caractérisé. Le fil conducteur le plus évident est sans aucun doute l’influence que le thème du rapport entre politique et culture a eu sur mes choix. Issu d’une famille d’enseignants et d’artistes, les études et l’engagement civique ont toujours été au centre de ma sphère familiale et de mon environnement. Je suis né d’une mère enseignante de collège et d’un père réalisateur de radio et de télévision, ainsi que musicien. Tous deux appartenaient à cette génération née dans les années 1930, qui, grâce à l’éducation scolaire, avait atteint un niveau de vie et une position sociale supérieurs à ceux de leurs parents, encore liés au monde rural.

« Trop âgés » pour participer au mouvement contestataire de la jeunesse à la fin des années 1960, ils avaient vécu la période des mouvements collectifs en soutenant les réformes qui avaient modernisé l’Italie au cours des années 1970 (le divorce, la réforme du système de santé, le droit à la formation pour les travailleurs – « le 150 ore » –, le nouveau droit de la famille, le « Statut des travailleurs »), sans pour autant cautionner les extrémismes et la naïveté propres à toute période de grandes espérances. Plus que pour les événements de 1968, ils se sont

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passionnés pour l’autunno caldo, la lutte pour les droits sociaux et le militantisme dans le syndicat turinois. Droits et égalité, sérieux dans le travail et dansles études comme moyen de progression sociale, refus de la violence : tel étaient les principes qu’ils cherchaient à me transmettre durant les sombres années du terrorisme, qui n’étaient pas encore terminées lorsqu’en 1979 je m’inscrivis au Lycée Classique Massimo D’Azeglio de Turin. Si les Brigades rouges avaient subi leurs premiers revers, ce fut bien à Turin que s’écrivirent quelques-unes des pages les plus atroces de la folie meurtrière de Prima Linea.

Dans les cortèges, on respirait encore un air de tension malsaine lorsque ma génération devait connaitre un baptême politique encore plus éprouvant : entre 1979 et la première moitié de 1980 se préparaient en effet les « 35 jours de FIAT ». Naturellement, sur le moment, je ne parvins pas à tout saisir. Mais je défilai avec les étudiants en signe de protestation contre les licenciements. Je participai aux assemblées devant les usines et, sans avoir nil’intuition ni le courage d’aller leur parler, je vis les « autres», c’est-à-dire les ouvriers qui se trouvaient de l’autre côté des grands boulevards de la périphérie turinoise, autour de Mirafiori, dans l’attente d’un réouverture des portes, signe d’une division que la direction de la FIAT exploita à la perfection. Au lycée d’Azeglio nous écrivîmes et votâmes la motion qui convoquait la manifestation nationale d’étudiants et d’ouvriers que Giorgio Benvenuto, à l’époque secrétaire de l’UIL, conclut par ce cri : « O molla la Fiat o la FIAT molla ». Deux jours plus tard, il y eut la marche dite des «

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quarante mille », et, la nuit même, un accord fut signé. J’assistai à une assemblée au cours de laquelle Bruno Trentin – dont je parlerai dans les textes que je présente pour mon HDR – expliqua que l’accord contenait certains aspects positifs, mais que d’un point de vue politique il s’agissait d’une défaite du mouvement des syndicats et des travailleurs. Une fois sorti de cette assemblée je me rendis au siège du PDUP Manifesto de Turin avec Luca

Rastello – un camarade de lycée aujourd’hui écrivain et journaliste – pour rédiger un tract. Nous voulions l’intituler « à partir d’aujourd’hui nous sommes tous moins libres », mais c’était trop long et nous nous contentâmes de « nous sommes tous moins libres ». Indéniablement, le fait de s’être construits à l’intérieur de cette faille, durant ce passage historique, a considérablement marqué ma génération. Au lycée d’Azeglio, je trouvai en la personne de Giampiero Bordino, un extraordinaire professeur d’histoire et de philosophie qui m’aida beaucoup à ne pas me laisser écraser par l’événement et qui me fit comprendre, par l’exemple, ce que signifie cultiver et pratiquer une grande passion didactique. Tout aussi décisive fut, à l’Université, ma rencontre avec Giuseppe Ricuperati. Mon

parcours universitaire a été assez discontinu : au bout de deux années, je décidai de commencer à travailler et n’assistai ainsi qu’à certains cours. Ricuperati, avec beaucoup de patience, parvint à me maintenir à l’Université en me proposant, à la fin de la deuxième année, un sujet passionnant pour mon mémoire de second cycle, que je terminai avant même d’avoir passé tous les examens universitaires.

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En effet Giuseppe Ricuperati (qui avait succédé dans l’enseignement de « la Storia Moderna » à son maître, Franco Venturi), me suggéra de réfléchir à la possibilité de m’occuper d’un discipline qui lui était chère et à laquelle il consacrait plusieurs séminaires universitaires : l’histoire de l’historiographie. Il s’agissait de s’interroger sur les raisons qui poussent les historiens à choisir un sujet de recherche à une période déterminée de l’histoire. Autrement dit, comment la recherche historiographique peut être influencée par les exigences du présent. Ricuperati me connaissait bien et savait que, pour moi, l’étude de l’histoire avait toujours été liée à une forte passion politique et un engagement constant dans la vie politique et universitaire. L’année 1989 avait été traversée par de grands changements : la chute du Mur de Berlin, la dissolution et la transformation du Parti Communiste Italien, le début de la crise du système politique en Italie. Il fallait réfléchir sur quelles bases politiques et culturelles construire l’avenir. Ricuperati me dit qu’il serait intéressant d’étudier les raisons qui avaient poussé de nombreux antifascistes italiens, en réaction au fascisme, à étudier les événements du XVIIIe siècle en Italie et en Europe. Ils avaient cherché dans la pensée des Réformes et des Lumières de ce siècle les idées et les projets démocratiques qu’il fallait utiliser pour construire un nouvel État démocratique, une fois que l’on serait parvenu à vaincre le régime fasciste.

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Franco Venturi: un percorso possibile nella storiografia dell’Illuminismo, et fut consacrée à trois antifascistes, issus de trois générations différentes, qui s’étaient révoltés contre la tentative du fascisme de se présenter comme l’héritier des meilleures pages de l’histoire italienne. Pour Gobetti, Salvatorelli et Venturi, il fallait réévaluer le XVIIIe siècle italien, tout comme la pensée de réformateurs tels

que Pietro Giannone, les frères Vasco, Pietro Verri et Cesare Beccaria, en les opposant à la culture nationaliste et raciste du régime mussolinien.

En appendice à ma thèse, je publiai trois interviews. La première, avec l’un des « héros » de mon travail : le professeur Venturi, l’un des plus grands historiens européens du siècle dernier, qui avait été jeune militant antifasciste en exil dans les années 1930, puis chef de la Résistance dans le Piémont entre 1943 et 1945. Quant aux deux autres interviews, elles étaient consacrées à deux représentants de premier plan de la culture laïque et illuminista italienne, les professeurs Norberto Bobbio et Alessandro Galante Garrone. Franco Venturi mourut peu de temps après, et ce fut le professeur Galante Garrone qui me convainquit d’étudier l’expérience politique de sa jeunesse en France et au cours de ses années de Résistance. J’acceptai volontiers ce conseil lorsque, entre 1996 et

1999, j’obtins par concours une bourse d’études pour mener à bien un Doctorat de Recherche, toujours à Turin, en Crisi e trasformazione della società contemporanea sous la direction des professeurs Nicola Tranfaglia et

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Giovanni De Luna : le premier, biographe de Carlo Rosselli (le fondateur du mouvement Giustizia e Libertà où milita, très jeune, Franco Venturi) et le second, le meilleur spécialiste de l’histoire du Partito d’Azione (parti auquel Franco Venturi adhéra en 1943, et dont il fut dirigeant pendant la Résistance et jusqu’à sa dissolution en 1947).

Ma thèse de Doctorat s’intitula : Il diavolo in corpo: Franco Venturi e il

progetto di un socialismo antitotalitario (publiée en 2006 sous le titre Influire in un mondo ostile. Biografia politica di Franco Venturi 1931-1956, Stylos, Aosta). Mes recherches dans les archives m’amenèrent pour la première fois en France, où je pus faire la connaissance des historiens français spécialistes de l’histoire de

l’antifascisme italien, et qui collaboraient au CEDEI

(Centre d’Études et de Documentation de l’Émigration Italienne) de Paris, dirigé par Antonio Bechelloni. Parmi eux- outre Bechelloni - Éric Vial, Bruno Groppo et Marc Lazar m’ont accueilli et guidé avec compétence et gentillesse. En deux ans de recherche, je parvins, malgré l’absence de fonds d’archives importants, à reconstruire les contacts politiques et intellectuels des militants de Giustizia e Libertà en France ; pour la période de 1943 à 1945 en Italie, le réseau des Istituti Storici della Resistenza me permit de reconstruire avec précision l’action de Franco Venturi en tant que chef résistant. Il fut le responsable de la presse clandestine du Partito d’Azione, après avoir été, dans les années 1930, le rédacteur de l’hebdomadaire « Giustizia e Libertà », édité à

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Paris. Ses articles et ses essais de l’époque avaient un grand intérêt historique et théorique, et je décidai de les rassembler dans un volume publié en 1996 par les Éditions Einaudi, sous le titre La lotta per la libertà. Toujours en 1996, j’ai établi, avec une jeune chercheuse, Paola Bianchi, la bibliographie complète des écrits de Franco Venturi, publiée dans le volume des actes d’un grand colloque international consacré à Venturi (lequel se déroula à Turin en décembre 1996), bibliographie que je présente dans le dossier des articles de mon HDR.

En 1956, après les événements de Hongrie et face à un monde qui se fermait en deux blocs opposés, Franco Venturi décida d’abandonner l’activité politique et de consacrer toute son énergie à la recherche historiographique. Les années pendant lesquelles j’écrivais ma thèse coïncidaient avec la crise dramatique de la République italienne, et avec l’apparition sur la scène politique de nouveaux partis – la Ligue du Nord et Forza Italia – qui n’avaient aucun lien historique avec la Résistance et la lutte antifascistes. Jusqu’alors, tous les partis politiques

italiens avaient eu une origine commune : l’opposition au fascisme et la participation – malgré les divisions dues à la Guerre froide – à la rédaction de l’une des Constitutions les plus modernes et les plus avancées, celle qui fut approuvée en 1947. Au début des années 1990, l’origine antifasciste de la République italienne était remise en question, et les protagonistes encore vivants de cette période, comme Alessandro Galante Garrone, furent soumis à de sévères critiques. La nouvelle droite italienne leur reprochait, ainsi qu’aux représentants laïques et non communistes de l’antifascisme, d’avoir été les complices du Parti

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communiste italien. À leur tour, Galante Garrone et les hommes et femmes de sa génération réagirent durement à ces critiques et dénoncèrent les risques que la politique et la société italiennes couraient face à une nouvelle droite raciste et intolérante. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres jeunes historiens, s’occuper del’histoire de Giustizia e Libertà et du Partito d’Azione signifiait aussi participer à ce débat, maintenir vivant un lien entre les différentes générations, et défendre une tradition laïque, progressiste, démocratique, qui nous apparaissait indispensable à l’avenir de l’Italie.

Il s’agit là, en résumé, des étapes les plus importantes de mes débuts dans le domaine de la recherche. Etant donné qu’il n’est pas permis en Italie d’enseigner durant les années de doctorat, jusqu’en 2001 il manquait à mon parcours une dimension didactique. De plus, les études et la recherche avaient toujours représenté pour moi une « deuxième activité professionnelle ». En effet, en 1987, j’avais commencé à travailler, d’abord aux ACLI de Turin, en m’occupant, dans le cadre de mon service civil, des rapports entre le monde des associations et le Parlement ; puis, de 1989 à 1991, comme directeur éditorial à la maison d’édition EDT ; de 1991 à 2000, comme dirigeant d’une association qui luttait contre le drame de l’exploitation des femmes africaines en Italie, et comme attaché de presse du groupe des conseillers du PDS au Conseil régional du Piémont.

La séparation entre recherche et enseignement rendait à mon avis plus difficile une réflexion méthodologique aboutie sur mes propres travaux et je fus donc

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particulièrement heureux lorsqu’en 2001, Antonio Bechelloni, enseignant à l’Université Lille 3, me suggéra de présenter ma candidature pour un poste de lecteur au Département d’italien de son Université. Ma demande fut acceptée, et l’année universitaire 2001-2002 marqua le début de mon expérience d’enseignant en France. Il s’agit là de la rupture la plus importante dans mon parcours de recherche. Je suis resté à Lille jusqu’en 2005, deux années comme lecteur et deux années en tant qu’ATER. En 2004, j’obtins ma qualification en Histoire et, en 2005, en Italien. En mai 2005, j’obtins le poste de MCF mis au concours par l’Université Stendhal – Grenoble 3 où j’enseigne depuis cette date. Au début, en plus de l’enseignement de l’histoire italienne du Risorgimento et du XXe siècle,

je me suis surtout chargé des cours de langue italienne pour débutants. Grâce à l’aide de mes collègues (ici je voudrais remercier particulièrement Giorgio Passerone, Sandra Cornez et Jean-Paul Manganaro), je suis parvenu rapidement à m’intégrer dans l’équipe pédagogique de la section d’Italien et l’enseignement s’est révélé pour moi un métier passionnant, auquel je me consacre avec grand intérêt et beaucoup de plaisir.

Très rapidement, je me suis rendu compte que les cours sur l’histoire italienne exigeaient une organisation particulière. Comment expliquer à ceux qui n’en ont jamais entendu parler auparavant, l’histoire italienne et la complexité des événements qui la caractérisent ? Il ne manquait évidemment pas de synthèses en français, souvent excellentes, qui avaient cependant l’inconvénient de ne pas être

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écrites en italien : elles ne pouvaient donc permettre l’approfondissement lexical, qui est l’un des objectifs des cours dispensés dans les départements d’italien. La solution qui m’est apparue judicieuse a été de préparer moi-même des polycopiés, qui ont pris de l’ampleur au fil des années pour aboutir en 2011 à un Manuale di storia politica dell’Italia repubblicana (dal 1946 ad oggi), que j’ai écrit en collaboration avec mon collègue grenoblois Alessandro Giacone. De plus, à Grenoble, j’assure depuis 2006 le cours Storia e lingua italiana attraverso il cinema, avec une collègue spécialiste de l’enseignement des langues, Elena Tea. À partir d’un film, nous reconstituons le contexte historique et nous faisons faire des exercices de compréhension et de production orale et écrite en italien. Nous sommes également en train de préparer un parcours didactique pour la plate-forme en ligne utilisée à Grenoble, dont l’intitulé est Voyage en Italie : histoire et langue italiennes à travers le cinéma.

Enfin, la collaboration avec le GERCI dès mon arrivée à Grenoble en 2005, m’a poussé, ces dernières années, à étudier les années 1980 et 1990 en Italie et en Europe. En 2009, j’ai organisé un colloque international sur les années 1980 en Italie, à l’origine du volume que j’ai publié en 2012 aux éditions Ellug avec Barbara Poirier-Aiosa : Les années 1980 en Italie. Le cas italien. Actuellement, je prépare avec un collègue italien, le professeur Ugo Perolino de l’Université de Pescara, un volume dans lequel je publierai un long essai : La democrazia dal basso : storia, politica e autonomie da Giustizia e Libertà a Bruno Trentin, qui

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constitue l’inédit que je présente pour mon HDR. Encore une fois, j’interrogerai l’histoire, la plus récente comme la plus lointaine, pour chercher à mieux comprendre le présent dans lequel nous vivons.

Avec Ugo Perolino, nous collaborons également à la direction d’une collection éditoriale de la maison d’édition Tracce de Pescara. Il s’agit de la collection I Taccuini, qui présente des essais historiques, littéraires et cinématographiques. En juin 2013 a paru mon livre sur Leonardo Sciascia, Scomporre la realtà. Lo sguardo inquieto di Leonardo Sciascia sull’Italia degli anni Settanta e Ottanta, qui a été pour moi l’occasion de mener une réflexion sur le rôle de l’écrivain et plus généralement de l’homme de lettres dans le débat politique d’un pays. Entre 2012 et 2013, j’ai en outre entamé une collaboration avec le comédien Marco Gobetti, fondateur de la compagnie théâtrale Teatro Stabile di Strada à Turin, qui a donné naissance à la publication d’un livre, Lezioni recitabili, ainsi qu’à un projet intéressant avec les écoles piémontaises au sujet du rapport entre histoire et théâtre.

L’histoire de l’historiographie, la pensée politique de l’antifascisme italien, le rapport entre culture et politique, la didactique de l’histoire et la réflexion sur les sources et les méthodes de l’historien contemporain, les années 1980 et la crise de la gauche italienne : voici les thèmes autour desquels s’est tissée mon activité d’enseignant-chercheur au cours des vingt dernières années, et sur lesquels je vais m’efforcer de réfléchir de manière critique dans ce travail.

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Chapitre 1.

La culture antifasciste et le concept des Lumières

Au cours de mes études universitaires (maitrise d’histoire moderne et contemporaine à orientation philosophique), j’avais appris que seule la langue allemande disposait, dès le XVIIIe siècle, d’un terme précis pour désigner cette

culture de l’émancipation, terme que Kant avait essayé de fixer de manière problématique à partir de 1784 par le concept d’Aufklärung.

L’équivalent anglais Enlightenment ne s’était imposé dans la culture anglosaxonne qu’à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, d’abord comme

une simple traduction du terme allemand. La France continuait, elle, à préférer la métaphore « Lumières ». Quant à la culture italienne, le mot Illuminismo apparaît seulement au début du XXe siècle, comme une traduction du terme Aufklärung.

Dans mon mémoire de second cycle, j’ai donc étudié l’évolution de ce concept d’Illuminismo dans les années 1920 en Italie, ainsi que pendant la formation de Franco Venturi dans les années 1930, à Paris. Je me suis vite aperçu de la grande complexité du sujet, qui exigeait de surcroît une expérience dans le domaine de la recherche et une culture historiographique que je ne possédais pas. En effet, il ne s’agissait pas seulement de comprendre comment le fascisme et le nazisme avaient imposé une réinterprétation des fondements mêmes de la démocratie et de la liberté, mais il fallait aussi savoir analyser les politiques de rationalisation

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économique face à la crise de 1929 (à commencer par le New Deal de Roosevelt), fondées non seulement sur une synthèse entre utopie et projet, mais aussi sur une forte tension réformatrice.

Malgré ces difficultés, Giuseppe Ricuperati m’incita à poursuivre ce travail qui devait, d’après lui, me permettre de réfléchir sur un sujet décisif pour ma formation intellectuelle et politique : celui du rapport entre politique et culture. En ce qui concerne la question méthodologique, j’ai eu la chance d’assister, pendant la période où je rédigeais mon mémoire, à un séminaire biennal sur l’historiographie des Lumières. Tous les mardis après-midis, à partir de 17h, enseignants et jeunes chercheurs du Département d’Histoire Moderne et Contemporaine de Turin étaient conviés par Ricuperati à se réunir au quatrième étage du bâtiment Palazzo Nuovo. C’est ainsi que sous sa direction et celle de Enzo Ferrone, Luciano Guerci, Bruno Bongiovanni et Edoardo Tortarolo, j’eus la chance de pouvoir mener une réflexion sur les problèmes qui se présentaient à moi au fur et à mesure que ma recherche avançait.

Je me rendis compte rapidement qu’étudier une période historique – les Lumières – à partir de figures riches et complexes comme Gobetti, Salvatorelli et Venturi, était loin d’être simple. Prenons le cas de Gobetti dont l’œuvre n’est pas l’aboutissement d’une volonté précise, mais plutôt le résultat fascinant d’une activité journalistique militante ; sa pensée est donc éclectique, dans la mesure où un jeune homme mort avant d’avoir vingt-cinq ans laisse inévitablement derrière

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lui plus de projets que d’œuvres achevées. C’est pourquoi je décidai d’insérer l’analyse de l’œuvre de Gobetti dans un contexte plus large – le contexte européen – et dans une période plus étendue duTurin des années 1920, à travers Salvatorelli et la formation politique et intellectuelle de Franco Venturi en exil dans les années 1930.

Dans les années 1930, la culture française avait opéré un retour significatif au siècle des Lumières, qui ne dominait pas seulement l’histoire littéraire, où agissait le remarquable héritage de Gustave Lanson, mais aussi dans l’histoire économique et sociale. En 1935, Paul Hazard découvrait l’espace-temps de La Crise de la conscience européenne1. À l’origine de l’intérêt de Paul Hazard pour les Lumières, il y avait surtout le nazisme et sa menace culturelle : face à la Kultur nationale-socialiste, il s’agissait de redécouvrir une identité européenne à la fois cosmopolite et raisonnable, qui avait eu son apogée entre 1680 et 1715. Le débat sur les intellectuels en France et sur leurs responsabilités morales joua également un rôle important dans ce processus : le fait d’adopter des positions partisanes brisait de façon irrémédiable leur vocation cosmopolite et

universaliste. Telle était la leçon du célèbre livre de Julien Benda

La Trahison des clercs2, sur les origines de l’irrationalisme contemporain et sur

la remontée des particularismes des patries contre une vocation européenne.

1 Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, Paris, Bovin 1935, vol.3. 2

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Le monde de Giustizia e Libertà pouvait d’autant moins rester étranger à ce climat culturel que la revalorisation des Lumières impliquait inévitablement la confrontation avec des tendances de la tradition historiographique italienne devenues dominantes pendant la période fasciste. Avec les historiens nationalistes émergèrent à nouveau les aversions pour la Révolution française et les Lumières, qui avaient été propres à l’historiographie réactionnaire. Elles étaient renforcées par une conception du Risorgimento selon laquelle la croissance territoriale de la maison de Savoie était devenue l’axe principal de l’histoire du XVIIIe siècle,

comme prémisse de l’unification nationale. Toutes les références à un sentiment national présumé chez les intellectuels italiens du XVIIIe siècle étaient emphatiquement exagérées comme des signes précurseurs du Risorgimento. Le origini del Risorgimento d’Ettore Rota, édité par Vallardi en 1938, fut l’aboutissement de cette vision nationaliste du XVIIIe siècle. Avec ce livre, on

enfermait toute la culture d’un siècle – qui connut pourtant d’intenses échanges d’idées avec l’Europe – à l’intérieur des frontières nationales, en ne lisant dans la culture du XVIIIe siècle qu’une seule chose : l’aspiration à l’unité nationale.

Les restrictions à la liberté de pensée, ainsi qu’un emploi habile des instruments de recherche historique dans le but de faire prévaloir les instances du régime, favorisèrent une historiographie officielle, très sensible aux exigences apologétiques du fascisme, dont l’interprétation « sabaudista » - hostile aux

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Lumières et « italocentrique »- du XVIIIe siècle constituait une composante fondamentale. Il en ressortait un provincialisme culturel qui aplatissait tout effort de recherche en tendant à interrompre les contacts avec la culture européenne. Ce ne fut donc pas un hasard si de nouvelles interprétations comme celles de Paul Hazard et d’Henri Bédarida (L’influence française en Italie au XVIIIe siècle, Paris,

1934) furent de fait ignorées par l’historiographie officielle : elles tendaient à situer – bien que dans une dimension subalterne par rapport à la France – la place de la culture italienne du XVIIIe siècle dans le circuit européen.

Dans ma thèse, j’explique comment le point de départ d’un renouveau des études italiennes concernant le XVIIIe siècle doit être ramené à l’influence de Piero Gobetti et de son Risorgimento senza eroi de 19262. Il s’agissait d’une œuvre non

professionnelle, au sens technique du terme, qui essayait de donner une base plus complexe à sa proposition de « révolution libérale ». Le

Risorgimento avait eu lieu, mais avait été guidé par un État, le Royaume de Sardaigne, qui jusqu’à la fin du XVIIIe siècle avait éloigné les héros intellectuels

et moraux tels Giannone, Radicati, les Vasco, Vittorio Alfieri. Dès ses origines, cet État avait manifesté une insuffisance éthique destinée à refaire surface après l’unification, et caractérisée par une carence démocratique et donc propice à l’aventure fasciste.

Dans ce cadre, Piero Gobetti représentait une référence importante pour

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Giustizia e Libertà, en tant qu’inventeur d’une proposition libérale-socialiste et aussi parce qu’il avait suggéré, au sein de la pensée radicale et réformatrice du XVIIIe siècle italien, un point de départ pour une proposition éthique et politique

à laquelle il était nécessaire de se rallier. Tel fut le chemin parcouru par Carlo Rosselli, Venturi et par une partie des historiens antifascistes, qui s’opposèrent à la conception rhétorique et nationaliste du XVIIIe siècle italien et trouvèrent dans

le néo-illuminisme une référence pour leur propre opposition au régime. Dans ma thèse, je consacrai une place importante à un historien qui me semblait avoir joué un rôle fondamental dans ce processus: Luigi Salvatorelli. Celui-ci avait été contraint par le régime fasciste de laisser la direction politique de « La Stampa » de Turin en 19253. Toutefois, il poursuivit sa production historiographique, et en

1935 il publia chez Einaudi un ouvrage important intitulé Pensiero politico italiano dal 1700 al 1870. Ce livre dépassait sans équivoque l’action nationaliste de l’État, en rétablissant comme critère historiographique la dialectique entre celui-ci et la société civile ; de plus, il articulait les deux siècles à travers des fils reliant la pensée illuminista et les doctrines démocratiques du XIXe siècle à la pensée européenne. Pour Salvatorelli, la pensée politique devait être une réflexion sur des sujets de caractère général et de valeur universelle tels que : « État, société, individu, autorité et liberté, pouvoir gouvernant et droits des citoyens. »4.

3 Leonardo Casalino, “Un’amicizia antifascista. Le lettere di Lionello e Franco Venturi a Luigi Salvatorelli

(1914-1941)”, dans Angelo D’Orsi (dir)., Quaderni di Storia dell’Università di Torino, anno II-III, 1997-1998, n°2., p. 441-462.

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Une attention particulière doit être portée au choix si évident des termes présentés de manière antithétique : l’État et l’individu, l’autorité et la liberté, les pouvoirs de ceux qui sont en haut et les droits de ceux qui sont en bas. Il est évident – Salvatorelli écrivait dans l’Italie de la première moitié des années 1930 où se renforçaient les structures totalitaires – que son propos ne se cantonnait pas au domaine historiographique et prenait inévitablement une dimension éthico-politique. À l’occasion d’un entretien que Franco Venturi m’accorda en décembre 1993, celui-ci insista sur l’importance politique de ce livre : « Il pensiero politico dal 1700 al 1870 est un livre important. Outre le contenu, c’est un livre parfaitement conçu du point de vue politique, écrit au moment où il fallait l’écrire, alors que commençait la crise hégémonique du fascisme. Je le définirais comme un geste politique dans tous les sens du terme. »5.

Rosselli signala immédiatement le livre de Salvatorelli dans Giustizia e Libertà6. Toutefois ce fut le très jeune Franco Venturi, étudiant en histoire à la Sorbonne de 1932 à 1936, qui relia de façon originale les intérêts et les problèmes politiques avec ces aspects historiographiques7. Pour Franco Venturi, le fil conducteur

fondamental fut l’intérêt pour Diderot et la culture politique des Lumières, conçu comme noyau originaire de la tradition socialiste.

5 Leonardo Casalino, “La conoscenza dell’altro. Incontro con Franco Venturi”, Linea d’Ombra, febbraio 1995, n°101, pp.

13-15.

6 Carlo Rosselli, “Stampa amica e nemica”, Giustizia e Libertà, 26 aprile 1935.

7 Leonardo Casalino, Il diavolo in corpo: Franco Venturi e la parabola del socialismo antitotalitario (19321956),

Thèse pour le Doctorat de recherche en « Crise et transformation de la société », Département de l’Université d’Histoire de Turin, avril 1999; Id., Influire in un mondo ostile. Biografia politica di Franco Venturi 1931-1956, Stylos, Aosta 2006.

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Chapitre 2. Giustizia e Libertà et les Lumières : le rôle de Franco Venturi

L’analyse du rôle de Franco Venturi dans la redécouverte du siècle des Lumières faisait l’objet de la dernière partie de ma thèse. Mes recherches me montraient clairement que l’intérêt de Franco Venturi pour la culture des Lumières a été influencé par sa rencontre avec Carlo Rosselli. Depuis les années 1920, ce dernier avait utilisé ce concept en un sens nettement anti-déterministe et antiéconomiste, comme une alternative au marxisme : c’était le point de vue qui allait le mener à l’élaboration de son œuvre majeure, rédigée à Lipari, Socialismo liberale8.

Il s’agit d’une des lectures fondamentales faites par Venturi dans sa jeunesse et on pourrait facilement en trouver les échos dans l’ensemble des textes politiques que le jeune chercheur allait rédiger non seulement dans les années 1930, mais aussi pendant la Résistance9. Ses responsabilités au sein du mouvement gielliste

augmentent aussitôt après l’assassinat des Rosselli en juin 1937. Les références

aux Lumières sont évidentes dans ses articles publiés dans

« Giustizia e Libertà » qui sont les plus directement liés à son futur métier d’historien, ainsi que dans le livre Jeunesse de Diderot11, paru en 1939. Dans ma

thèse, je me penchai particulièrement sur la recension du livre qu’Aldo Garosci

8 Carlo Rosselli, Socialismo liberale, Einaudi, Torino, 1979 (Vallois, Paris 1930).

9 Franco Venturi, La lotta per la libertà. Scritti politici, a cura di Leonardo Casalino, Einaudi Torino, 1996. 11Id.

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fit dans les colonnes de Giustizia e Libertà, sur sa volonté manifeste de montrer une identité entre travail politique et travail intellectuel :

« Ceux qui vivent à nos côtés savent ce que signifie la collaboration de

Gianfranchi (nom utilisé par Venturi pour signer ses articles dans Giustizia e

Libertà) pour notre journal, à quel point elle va au-delà de la besogne

journalistique et, en mettant les idées en mouvement et en suggérant de nouvelles directions, est fondamentale pour nous. »10.

La leçon donnée par Venturi en tant qu’historien est mise en relation avec une ferme volonté de redécouvrir les racines du socialisme illuminista, avec une critique de la tradition universitaire française, qui considérait Diderot comme un « pantouflard », avec une découverte de la politique et avec un combat et un engagement énergiquement dirigés contre l’interprétation académique des faits pour parvenir à la vérité.

Lors de notre entretien, Franco Venturi m’expliqua l’importance cruciale qu’il attribuait, dans cette découverte des Lumières, à sa rencontre avec Leo Valiani en 193811. Militant communiste, emprisonné par le régime fasciste

avant d’émigrer en France, collaborateur et correspondant de

« La Voce degli italiani » dans l’Espagne en guerre, Valiani s’était peu à peu détaché de l’orthodoxie communiste et avait commencé à collaborer de façon

10 Magrini (Aldo Garosci), Giustizia e Libertà, 28 juillet 1939.

11 Leo Valiani, “Una testimonianza”, dans “Franco Venturi. Politica e Storia”, Rivista Storica Italiana, CVIII, fasc.II-III,

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isolée à la revue dissidente « Que faire ? », sous le pseudonyme de Paul Chevalier. Son éloignement progressif du Parti communiste trouva son aboutissement définitif en 1939, au camp d’internement du Vernet, à la suite de la signature du pacte germano-soviétique, mais seulement après s’être faire arrêter par les autorités françaises comme tous ses camarades du Parti. Mais entre-temps, Valiani s’était rapproché de Giustizia e Libertà. Venturi m’avait raconté comment lui et Valiani avait commencé à se voir chaque semaine, le soir, dans un bistrot de Paris, pour discuter de politique et d’histoire. Ils étaient convaincus, et en particulier dans cette période marquée par le Front Populaire, que la culture de l’antifascisme laïque avait besoin d’un vrai renouvellement. En effet, ses racines idéologiques étaient doubles : la démocratie libérale et le marxisme, ce dernier étant à son tour divisé en deux tronçons opposés, à savoir le socialisme démocratique et le communisme. En France, il était naturel d’imaginer que l’unité entre ces courants pourrait être assurée à travers une réévaluation du jacobinisme de la grande Révolution. D’après Venturi et Valiani, la démocratie française – menacée comme elle l’était par le réarmement massif de l’Allemagne nazie – ne pouvait que se référer au glorieux précédent des guerres contre l’Europe réactionnaire, déclarées par les Girondins mais menées à bien par les Jacobins, puis par le général Bonaparte. Certes, le jacobinisme avait débouché sur les massacres de la Terreur et s’était détruit luimême, préparant le terrain à Napoléon. Cependant, la

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réévaluation de cette période comme un bloc indissociable s’était développée dès la première moitié du XIXe siècle.

Ricuperati me poussa à approfondir cet aspect de ma recherche : c'est-à-dire chercher à comprendre de quelle manière, avec l’alliance entre les gauches laïques au début du XXe siècle, le bloc historiographique était également devenu politique. La scission communiste l’avait brisé, mais dès ce moment-là, un illustre historien de la révolution, Albert Mathiez12, avait essayé de démontrer la parenté entre jacobinisme et bolchevisme.

En 1938, après la publication de ses travaux sur Diderot, Venturi avait commencé les vastes lectures et les recherches dans les archives qui, après la guerre, débouchèrent sur la publication de son livre Jean Jaurès et d’autres historiens de la Révolution française13. Le problème fondamental mis en lumière dans son interprétation de Jaurès résidait dans le rapport entre démocratie d’une part et problèmes et mouvements sociaux de l’autre, la première ne pouvant exister sans les seconds et réciproquement. Dans ces conditions, la démocratie devait être non seulement défendue mais aussi organisée. Elle devait satisfaire les exigences des travailleurs et, pour cela, se doter d’un gouvernement fort. La contradiction à laquelle les Montagnards jacobins avaient été confrontés, venait de l’apparition sur leur gauche d’un parti social dont ils auraient dû tenir compte – sans pour

12 Albert Mathiez, Carovita e lotte sociali sotto il Terrore, Einaudi, Torino, 1949. Traduction de Franco Venturi et

Paolo Serini.

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autant affaiblir le pouvoir du gouvernement révolutionnaire - au lieu de l’envoyer à la guillotine.

La comparaison avec le développement de la Révolution russe était immédiate : désormais, en 1938-1939, on ne pouvait plus guère espérer une radicale inversion de tendance dans l’évolution du communisme en Union soviétique. Le vice contenu dans l’identification toujours plus complète entre idée

révolutionnaire d’une part, parti et organisation étatique de l’autre, s’était traduit par la destruction de toute possibilité de contrôle populaire. La classe au pouvoir était devenue une bureaucratie dominante, et le noyau matérialiste et déterministe de l’idéologie communiste s’était imposé aux dépens de l’élément idéaliste et volontariste, présent tout au long de l’histoire du socialisme. En somme, il se produisait exactement le contraire de ce qui avait été attendu : la réalité révolutionnaire n’avait pas modifié l’idéologie et la pratique dictatoriales, mais une autocratie oppressante était venue étouffer les aspirations libertaires14.

Venturi m’avait expliqué que cette analyse des giellistes était certainement influencée par la diffusion des thèses d’Élie Halévy sur les totalitarismes17. De

fait, dans les années précédant l’éclatement de la guerre, la lecture de l’hebdomadaire Giustizia e Libertà laisse également entrevoir la tendance à rapprocher nazisme et communisme à partir des éléments indiqués par

14 Franco Venturi, “Note sulla Russia”, La lotta per la libertà, cit., p. 50-79. 17 Elie Halévy, L’ère des tyrannies, Gallimard, Paris, 1938.

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l’historien français. Il s’agissait, bien évidemment, d’un problème théorique très difficile à affronter et, dans la réflexion des antifascistes italiens, la façon de poser la question de la relation entre socialisme et dictature présentait quelques points de divergence par rapport au paradigme proposé par Halévy. Elle ne comportait pas, ou en tout cas pas sous cette forme, cette priorité d’ordre à la fois chronologique et causal que, dans la dérive totalitaire du XXe siècle, le directeur

de la Revue de métaphysique avait indubitablement attribuée au communisme. Pour les giellistes, le fascisme était quelque chose de plus, et de différent, et non une simple imitation du communisme. Il était différent parce qu’il demeurait une réaction contre le socialisme ; il était quelque chose de plus parce que le totalitarisme de droite avait pour caractéristique significative d’avoir révélé la perversion totalitaire latente dans le socialisme.

Mon mémoire m’avait donc amené au cœur du problème théorique fondamental pour les militants de Giustizia e Libertà : le rapport entre la dimension étatique d’une part, et la création et l’organisation d’une société civile, sécularisée et indépendante, d’autre part.

Une fois mon travail achevé, et dans l’attente de ma soutenance, je lus attentivement un livre que Venturi m’avait décrit comme étant la synthèse des toutes leurs discussions parisiennes : l’Histoire du socialisme au XXe siècle15,

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rédigée au Mexique et aux États-Unis entre 1940 et 1943 par Leo Valiani, et publiée en Italie dans l’immédiat après-guerre.

La question qui traverse tout l’essai de Valiani est la suivante : comment se faitil que les révolutions socialistes n’aient réellement éclaté – bien qu’avec des résultats très divers – que dans des pays sous-développés (Russie, Hongrie, Espagne) et non pas dans le pays industrialisés ? Pour Valiani, il fallait en chercher la cause dans l’incapacité du mouvement socialiste à détruire le principal instrument de domination de la classe bourgeoise, c’est-à dire l’État centralisé, pour créer à sa place « maintes autonomies régionales et provinciales, dans lesquelles le peuple se gouverne lui-même »16.

Les démocraties européennes -à commencer par la France- héritières de la Révolution de 1789, avaient été défaites parce que « dès leurs origines révolutionnaires, elles étaient viciées par leur compromis avec l’appareil d’État, bureaucratique et centralisé, hérité du despotisme éclairé ». C’est pour ces raisons que Valiani, dans la conclusion de son livre, manifestait un intérêt tout particulier pour les mouvements qui paraissaient dessiner une alternative à l’opposition entre, d’un côté, l’expérience soviétique et le maximalisme

idéologique, et, de l’autre côté, le capitalisme : les travaillistes, les socialistes indépendants du groupe Commonwealth de Sir Richard Akland, Cripps, G. D. H. Cole, Harold Laski en Angleterre, et aux États-Unis, les disciples de

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John Dewey ou la dissidence communiste d’Arthur Koestler. Valiani expliquait que les traditions anglaise et nord-américaine se différenciaient du socialisme continental en ce qu’elles étaient caractérisées par une forte culture

démocratique-libérale inspirée du self-government.

Ainsi, en réfléchissant, durant les années 1930, sur l’histoire du mouvement socialiste et sur les conséquences de la crise de 1929, les giellistes s’étaient convaincus de la nécessité absolue d’une intervention de l’État dans l’économie. Cependant, si l’on ne voulait pas qu’elle devienne un instrument très dangereux entre les mains des régimes totalitaires de droite et de gauche, cette intervention devait s’accompagner de la création d’une société civile dynamique, qui serait le résultat de ces processus promouvant la sécularisation et l’individualisme, éléments permettant l’émergence d’une opinion publique plurielle, capable de choisir sans rigidités préconçues entre diverses propositions politiques.

C’était un projet difficile à réaliser en Italie, et la comparaison avec l’expérience des grandes démocraties européennes était indispensable, en particulier avec celle - marquée par sa tradition culturelle - de la France, pays qui les avait accueillis et où ils avaient été directement témoins des vicissitudes politiques des années 1930 (Front Populaire, massification de la politique, crise du système parlementaire, Munich).

Et même lorsqu’ils critiquaient sévèrement les choix effectués par ses dirigeants politiques, les responsables de Giustizia e Libertà avaient toujours manifesté une

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grande confiance dans le rôle du peuple français. Au moment de la victoire du Front Populaire, les commentaires publiés par leur hebdomadaire tendaient pour l’essentiel à faire ressortir l’autonomie du peuple par rapport aux initiatives des seuls partis, à qui Rosselli reprochait une conception statique de l’idée d’alliance, entre forces prétendant représenter des classes sociales et des intérêts eux-mêmes considérés comme absolument distincts.

Les peuples étaient donc porteurs d’identités anciennes et auxquelles il était nécessaire de revenir dans les moments les plus difficiles. Les principes de liberté et d’autonomie en étaient les éléments principaux, et c’est eux que les giellistes avaient identifiés comme étant le lien entre, d’un côté, l’aspiration illuminista à étendre la liberté et la justice dans le monde et, de l’autre, les réponses données à cette aspiration par les mouvements socialistes et démocrates, politiques et intellectuels, des XIXe et XXe siècles.

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Chapitre 3 Franco Venturi comme sujet de recherche

En appendice à ma thèse de second cycle, j’ai publié trois interviews avec Norberto Bobbio, Alessandro Galante Garrone et Franco Venturi. Ces trois rencontres ont eu lieu entre l’automne 1993 et l’hiver 1994. C’était la période à laquelle la crise du système politique italien, qui durait depuis 1992, semblait trouver une solution inattendue. En effet, les entretiens avec Galante Garrone et Bobbio ne pouvaient en aucun cas se limiter aux sujets de ma recherche : les deux hommes se référaient inévitablement au présent.

Galante Garrone, que j’ai rencontré en décembre 1993, se trouvait engagé dans une polémique avec Gianfranco Fini au sujet de la transformation du MSI en Alleanza Nazionale. Bobbio – que j’ai vu quelques semaines après l’annonce de l’entrée en scène de Silvio Berlusconi – était également engagé dans une polémique, celle avec la droite italienne, au sujet de ses propos négatifs concernant Forza Italia. Cependant, ils m’ont prodigué, l’un comme l’autre, de précieux conseils. Avec Galante Garrone est née une relation de confiance et de proximité qui a duré jusqu’à son décès, et qui reste pour moi l’une des expériences humaines et intellectuelles les plus riches de ma vie.

Avec Venturi, à l’époque déjà très malade, le dialogue est resté centré sur les thèmes historiographiques. Lorsque je lui ai fait part de mon intention d’intituler mon mémoire « La tradition gobettienne », il a réagi vivement et m’a expliqué

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que le travail d’un historien ne devait pas se fonder sur des traditions (« Le tradizioni sono quelle cose per cui anche Mussolini poteva dire che sarebbe stato sufficiente mettere due piemontesi alla testa dello Stato e tutto avrebbe funzionato »), mais qu’il convenait de construire son raisonnement en partant de « problèmes ».

Franco Venturi est décédé peu de temps après. Je me souviens très bien du groupe de personnes qui s’étaient réunies chez lui en décembre 1994. C’était une cérémonie simple, laïque, dans la rue, sans microphones. En premier est arrivé Nuto Revelli, chef militaire des groupes de résistants du Partito d’Azione dans le Piémont. Il est resté immobile devant le portail, comme pour le monter la garde Il a fait une brève déclaration au le journal télévisé local : « Franco était un grand intellectuel, l’un des plus grands historiens italiens et européens. Il ne me revient pas d’évaluer cette partie de son activité, je n’en ai pas les compétences. Je suis là pour saluer un grand résistant, un homme qui s’est battu courageusement pour la liberté, en tête de file, et qui a accompli de nombreuses actions très risquées avec son épouse Gigliola. On l’appelait ˝l’homme aux yeux de panthère˝, il portait le surnom de Nada, il dirigeait notre presse clandestine, il travaillait à Turin aux côtés de Giorgio Agosti, mais lorsque le moral des résistants était au plus bas, je le priais de nous rejoindre là-haut, dans la montagne, et avec ses récits, sa capacité de faire comprendre aux jeunes le sens profond de ce qu’ils accomplissaient, il avait le pouvoir de communiquer la confiance et l’enthousiasme. »

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Le discours funèbre a été prononcé par Vittorio Foa. Les biographies de Foa et de Venturi divergent beaucoup après 1945. Mais leurs liens d’amitié et de valeurs ne se sont jamais rompus. Quelques jours après l’enterrement, Giuseppe Ricuperati m’a appelé pour m’informer du projet d’un colloque international consacré à Venturi, prévu pour 1996. La maison d’édition Einaudi – au sein de laquelle Venturi avait été un auteur et un conseiller de premier plan – avait décidé de publier un volume réunissant ses « Écrits politiques », à partir des années de militantisme antifasciste jusqu’à celles plus récentes.

Ricuperati m’a demandé de prendre en charge la préparation de cet ouvrage, sous la direction de Nicola Tranfaglia.

J’ai bien sûr accepté avec enthousiasme, et grâce à une bourse d’études de l’Accademia dei Lincei et de la Fondazione Luigi Einaudi, j’ai débuté la recherche et la sélection des textes pour l’édition d’Einaudi17. Malheureusement, au bout de

quelques semaines, Nicola Tranfaglia a décidé d’abandonner le projet, en raison d’incompréhensions avec les héritiers de Venturi. C’est ainsi que je me suis retrouvé le seul responsable de l’édition du volume.

Cette nouvelle situation m’effrayait sensiblement. En effet, il s’agissait de ma première responsabilité éditoriale, et l’aide d’une personne plus expérimentée que moi m’aurait été précieuse. La maison d’édition a demandé à Vittorio Foa et à Alessandro Galante Garrone de rédiger les deux introductions aux « Écrits ».

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Mais j’aurais dû avoir la lucidité et la force de demander à être aidé dans la préparation des textes.

Par ailleurs, la maison Einaudi ne m’a pas vraiment apporté de soutien, car elle se concentrait essentiellement sur l’édition de De senectute18 de Bobbio, publié au

même moment que le volume de Venturi. Si je n’avais pas été seul, certaines erreurs et imprécisions auraient pu être évitées. De plus, j’aurais pu exiger de la part de la maison Einaudi plus de notices et un index des noms en annexe, qui ont été refusés. Mais la période d’un an et demi de travail qui a mené à l’édition de La lotta per la libertà. Scritti politici m’a beaucoup appris, et m’a permis de commencer à étudier avec davantage de précision les cultures politiques, non seulement de Giustizia e Libertà et du Partito d’Azione, mais aussi d’autres groupes antifascistes.

Le recueil des « Écrits politiques » de Venturi est né de la conviction que son expérience de spécialiste ne pouvait être expliquée sans la prise en compte de son engagement politique. Né en 1914, Venturi émigre en France avec sa famille en 1932, et adhère immédiatement à G.L. En 1940, fuyant la France sous

l’occupation nazie, il est arrêté à la frontière et mis en détention dans les prisons franquistes, de 1940 à 1941. Remis aux autorités fascistes, il est emprisonné en Italie. Il participe ensuite à la guerre de libération et dirige la presse clandestine du Pd’A. Dans l’après-guerre, il est à la tête du quotidien turinois « GL ». Après

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la dissolution du Pd’A, il part pour Moscou en qualité d’attaché culturel de l’Ambassade d’Italie.

Pour l’édition d’Einaudi, mon choix s’est porté avant tout sur les textes politiques de la période allant de 1933 à 1946, avec un appendice bref mais important regroupant des écrits des années successives. Les thèmes qui émergent de ces textes sont décisifs pour la compréhension de l’histoire du

XXe siècle : le fascisme et l’antifascisme, le socialisme et la démocratie, le

bolchévisme et les totalitarismes.

Le fascisme, en particulier, est pour Venturi – comme on peut lelire dans son essai La crisi italiana (1943)19 – un compromis entre les forces fascistes du chaos, nées

de l’échec de la révolution libérale et démocratique, et la classe dirigeante du vieil État. C’est donc un « nazisme manqué » qui, à la recherche de son identité, s’allie de manière désastreuse, et sans en être réellement conscient, avec le nazisme. La défaite militaire, l’improvisation politique, la peur du cours des événements, font fuir l’ancienne classe dirigeante et entraînent l’effondrement du régime. Le 8 septembre signe la fin de l’« Ancien Régime » de l’État italien, qui doit trouver une suite dans le combat contre les Allemands afin de permettre une renaissance du pays.

Les écrits de Venturi permettent en définitive l’étude de deux questions qui n’ont cessé d’alimenter le débat historiographique autour de l’« azionismo » : la

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dimension théorique qui a marqué les parcours d’adhésion au Pd’A des jeunes adultes après l’arrivée au pouvoir du fascisme, et la conception de la politique qui, à l’époque, inspire des choix individuels et des comportements collectifs.

En ce qui concerne le premier point, l’ouvrage permet de lier directement à

Franco Venturi les traits d’une élaboration achevée du

« socialisme antitotalitaire » qui inspire le projet de « révolution démocratique » poursuivi par le Pd’A, surtout dans le nord de l’Italie et dans sa composante turinoise. C’est une position marquée par la jonction avec le socialisme libéral de Rosselli et la pensée de Piero Gobetti. Leur empreinte dans le vif des luttes de la Résistance revêt cependant une force particulière, qui donne à la réflexion de Venturi une grande originalité. Toute la difficulté consistait à concilier justice et liberté, donc à identifier un parcours à travers lequel le socialisme serait définitivement vacciné contre toute tendance totalitaire. Un « socialisme antitotalitaire », impensable en dehors de la conjoncture historique exceptionnelle qui s’ouvrait avec la Résistance. Venturi ne débattait pas avec les classiques de la pensée politique ; ses références immédiates étaient le CLN, les groupes de résistants, les formes d’autogouvernement qui provenaient

directement de la lutte armée. Il partageait avec ses camarades le sentiment de vivre une « occasion historique » qui ne se représenterait pas, comme si la guerre avait amorcé un processus inexorable de rupture avec tous les éléments erronés et

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injustes qui s’étaient développés dans le processus de construction de l’État unitaire et de l’identité italienne.

Il en dérivait une conception de la politique fondée sur l’intransigeance, sur un surplus de tension idéale, ressource qui servait de référence dans les moments difficiles de l’histoire. Faire naître la démocratie dans un pays qui s’était largement reconnu dans le fascisme, était l’une de ces tâches difficiles qui nécessitaient d’« avoir le diable au corps »20, écrit Venturi en citant Bakounine.

Dans les Écrits politiques émerge un autre sujet central pour Venturi : l’intérêt pour l’URSS et l’histoire russe en général. Après un voyage effectué à la fin de l’année 1936, sur les traces anciennes de Diderot, et sur celles, récentes, du bolchévisme, la passion pour l’histoire et la culture russes ne le quittera plus. Venturi a toujours fait preuve d’un intérêt particulier pour la vie traditionnelle authentique du peuple russe, capable de s’émanciper et de se défendre contre le totalitarisme. Pourtant, malheureusement, rien n’avait suffi : diffusion culturelle, industrialisation, participation décisive à la guerre antifasciste, n’avaient pas évité le drame de la dégénérescence stalinienne. Et le XXe Congrès du PCUS n’y changera rien. Pour Venturi, l’ultime espoir, vain, était dans la révolution hongroise de 1956, qu’il décrit comme « l’aboutissement libéral des révolutions socialistes des cinquante dernières années ». Sans liberté, en effet, Venturi en était convaincu, le destin du socialisme était scellé.

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L’édition de La lotta per la libertà a été pour moi également l’occasion de commencer à collaborer avec Giovanni De Luna. Il a été le premier historien à consacrer une monographie à l’histoire du Partito d’Azione21, au début des années

1980. Pour De Luna, l’étude de l’« azionismo» a été un moyen de réagir – sous la direction de Guido Quazza – à la fin de l’engagement politique. Protagoniste du mouvement étudiant turinois de 1968, De Luna a été l’un des chefs de file de Lotta Continua. Après la dissolution de l’organisation en 1976, il avait continué à s’occuper de la publication du quotidien du mouvement. Mais progressivement, il s’était éloigné de la politique pour se consacrer à une longue recherche d’archives afin de préparer la rédaction de l’histoire du Partito

d’Azione. Ses camarades de lutte étaient, pour la majeure partie, des fils de

protagonistes de cette expérience : Luigi Bobbio, Marco

Revelli,

Andrea Casalegno, pour n’en citer que quelques-uns. Au début de notre collaboration, De Luna préparait la nouvelle édition de son livre sur le

Partito D’Azione, publiée en 199725.

Au milieu des années 1990, la crise des partis de la « Première République » avait déterminé un court-circuit entre « forme-parti » et recherche historique. La mémoire de l’expérience « azionista » avait elle aussi fait l’objet de multiples tentatives d’appropriation. La peur que l’« azionismo » pût assumer une fonction

21 Giovanni De Luna, Storia del Partito d’Azione, Milano, Feltrinelli, 1982. 25

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de suppléance morale et culturelle pour les post-communistes et la gauche, semblait relancer la rancœur agressive de ses adversaires traditionnels.

Ceux qui théorisaient l’exigence de passer d’une « première » à une « deuxième » République, avaient besoin de délégitimer la culture « azionista » en sa qualité de composante fondamentale de l’expérience antifasciste. Les critiques furieuses qui s’abattaient sur un parti disparu depuis 45 ans ne se justifiaient que de cette manière. L’affrontement semblait axé sur le passé et l’histoire, alors qu’en réalité, il se référait à l’actualité.

Sur le plan historiographique, en effet, il n’y avait pas eu, entre les années 1970 et 1980, de contributions particulièrement innovantes, par comparaison au livre de De Luna. Gian Enrico Rusconi a été le seul à raviver la discussion au sein de la communauté scientifique, en se demandant si l’« azionismo » avait vraiment été un obstacle à l’affirmation, en Italie, d’une force politique pleinement libérale-démocrate. Les critiques de Rusconi portaient sur quatre points en particulier : l’incapacité de la Résistance, à travers la représentation d’une

« moralité armée » qu’en donnaient les « azionisti», de créer un « mythe civique » ; l’échec de leur tentative de faire de la « guerre civile » le paradigme dans lequel tous les partis se reconnaîtraient, à cause de leur choix de se déclarer vaincus et trahis. (« Seul le vainqueur », écrit Rusconi, « peut accepter l’honneur éthique de déclarer civile la guerre menée et gagnée, et en faire un mythe collectif ») ; la méfiance aristocratique pour la « zone grise » et par

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conséquent l’incompréhension totale des raisons qui avaient conduit la DC à une victoire politique retentissante ; un mythe de l’intransigeance, qui devenait un alibi contre toute tentative d’expérimentation politique et intellectuelle, et finissait par un désengagement substantiel22.

Pour répondre à ces observations, De Luna cherchait à consacrer, dans la nouvelle édition de son livre, plus d’attention aux « azionisti » qu’il ne l’avait fait quinze ans auparavant. Et, dans ce sens, il m’a recommandé de continuer mon travail sur Venturi, et de présenter un projet pour une bourse de doctorat, axée sur la biographie politique du grand historien. L’historiographie de l’« azionismo » devait s’enrichir d’une série de « portraits », pour permettre d’approfondir des parcours subjectifs et des penchants personnels, en plaçant la « petite histoire » de chacun dans l’histoire du parti. Dans le cas de Venturi, il s’agissait d’étudier la continuité et les ruptures de son expérience : la formation parisienne, la centralité de la lutte dans la Résistance, mais aussi les raisons qui l’avaient poussé en 1956, encore jeune, à la décision d’abandonner toute forme

d’engagement politique et de se consacrer pleinement à la recherche historiographique et à l’enseignement.

Le choix d’écrire une biographie, limitée à la période de l’engagement politique de Venturi, est né de raisons historiographiques. À travers les histoires individuelles des « azionisti », il a été possible de comprendre la différence entre

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l’histoire du Partito d’Azione et celle des autres partis de la gauche italienne. En effet, si on lit les biographies des dirigeants et des militants du Parti

Communiste, on s’aperçoit qu’elles décrivent un parcours politique linéaire, qui va de l’imperfection à la perfection, de l’ingénuité initiale de l’individu à la découverte de la vérité finale collective, grâce à la rencontre avec le Parti. Un passage de la « spontanéité » à l’ « organisation » (pour employer un slogan des années 1970) sans ruptures ou contradictions.

Au printemps 1996, j’ai obtenu une bourse d’études pour un Doctorat de recherche de trois ans en Histoire contemporaine à l’Université de Turin. Le projet que j’avais présenté au concours oral était justement celui d’écrire une biographie politique de Franco Venturi entre 1931 (année de son arrivée à Paris avec sa famille, suite au refus du père, Lionello, de prêter serment au régime fasciste) et 1956 (année de l’insurrection hongroise et du détachement de Venturi de toute forme d’activité politique).

Une semaine avant l’épreuve orale, la coalition de l’Ulivo, fondée par Romano Prodi, avait gagné aux élections législatives. Entre 1994 et 1996, je me suis vu confier des tâches de direction de plus en plus importantes au sein du PDS turinois, et les pressions qui me poussaient à me consacrer à la vie politique à temps plein étaient fortes. En outre, depuis 1991, je présidais une association de lutte contre l’exploitation en Italie des femmes africaines, nigérianes en

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J’aurais également pu faire de cette activité un travail à temps plein. En somme, il n’était pas simple d’être simultanément disponible pour les études, la politique et l’engagement civique. Sans vouloir renoncer à aucune de ces trois activités, j’éprouvais néanmoins le besoin de faire un choix afin d’établir des priorités. La précarité et l’absence de perspectives stables dans la carrière universitaire m’incitaient à envisager d’autres options, tout en sachant que les possibilités de succès étaient liées à la qualité scientifique finale de ma thèse, qualité qui nécessitait un temps et un travail considérables. De même, je ne voulais pas transformer l’activité politique en métier, sans disposer d’une alternative qui me permettrait de préserver mon autonomie, ainsi que ma liberté de jugement et éventuellement de dissension.

Ma première année de doctorat, de septembre 1996 à octobre 1997, s’est déroulée dans cette incertitude psychologique, due cependant à la richesse des possibilités. Comme il arrive souvent dans la vie, ce sont des événements extérieurs qui m’ont fait prendre une décision. L’année qui a suivi la victoire électorale de 1996 a été pour moi, sur le plan politique, extrêmement décevante.

De mon point de vue, la direction du PDS aurait dû, d’une part, soutenir le gouvernement Prodi sans incertitudes, et déployer simultanément une grande énergie pour renforcer le parti sur le terrain, former de nouveaux cadres, et rétablir un rapport entre politique et culture. Au contraire, au niveau national, s’est imposé le modèle d’un parti dirigé par un groupe restreint, à savoir la culture du « staff »

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du Secrétaire national, tout comme la réduction des espaces et des occasions de débats, ainsi qu’une confiance aveugle dans les capacités du leader. Parallèlement, au niveau local, l’arrivée au pouvoir était vécue comme un « tournant » dans la vie du parti, c’est-à-dire l’apparition d’une conception de l’engagement comme carrière politique, dans le but de conquérir un mandat d’adjoint ou de maire. J’ai commencé à éprouver un sentiment d’amertume et de détachement, aggravé par l’impression d’avoir gâché une énergie que j’aurais pu consacrer à ma recherche sur Venturi. Après la lecture du premier rapport annuel sur la progression de ma thèse, mes professeurs référents – Giovanni De Luna,

Nicola Tranfaglia, la regrettée Adriana Lay et Aldo Agosti – m’ont invité, sur un ton amical mais décidé, à me concentrer sur mes études. Ou bien de renoncer à la bourse et de continuer ma thèse sur une plus longue période, comme activité secondaire à côté de la politique. Néanmoins, tous les quatre m’ont fait comprendre sans équivoque que cette deuxième hypothèse représenterait pour eux « mon échec et le leur ».

Ce qui m’a poussé à faire un choix radical, cependant, est une tragédie survenue en octobre 1997. Ma compagne nigériane, avec qui je partageais le travail, y compris le plus périlleux, au sein de l’association, a été assassinée à son retour du Nigéria, où elle s’était rendue pour une visite à sa famille. Des nouvelles confuses provenaient de Lagos, mais il était clair qu’il s’agissait d’une vengeance de la part de l’organisation qui exploitait les jeunes femmes en Italie. Les agents de police

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