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Les trois à la foi, Daniel ROUALLAND

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Daniel ROUALLAND

LES TROIS Á LA FOI

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Il était une foi, la vraie, la seule, la catholique, l'apostolique et la romaine, et un père qui aimait ses enfants bien au-delà de ce que le devoir exige, l'amour paternel requiert aux yeux de la famille, du voisinage et du qu'en-dira-t-on en général.

Son épouse, une femme qui se destinait, en sa prime jeunesse, à la vie religieuse mais s'était laissée détourner par lui vers le sacrement du mariage, lui donna trois fils. L’aîné se prénommait Pierre, le cadet André et le benjamin Jacques, Jacques le Mineur, en suivant la listes des apôtres dans l'Évangile et surnommé en famille p'tit Ja. La fille espérée ne vint point et la fratrie masculine remplit leur maison et leur vie d'une façon si particulière qu'il intéressera peut-être le lecteur de la connaître par le détail.

Mais remontons un peu le cours de l'histoire qui charrie le meilleur et le pire, le laid, le beau et le sublime à l'occasion.

C'était au début d'un siècle qui allait être rempli de barbarie et de fureur, comme bon nombre de ses prédécesseurs, et au sein de la cité ouvrière Léon Harmel, que Julien et Thérèse devaient se rencontrer suivant les voies de Dieu qui sont impénétrables cependant. L’aîné des fils Deschaux et la fille Le Bréviaire, deux familles catholiques pratiquantes, fréquentaient, quoique avec un degré de ferveur différent, outre la grand-messe du dimanche à l'église Saint-Michel du Grand Clos, le patronage de ladite paroisse. Un patronage, en ces temps-là, était l'organisation des loisirs des enfants, des adolescents et de toute la jeunesse de la paroisse: sport, culture, pèlerinages... La continuation de la catéchèse par d'autres moyens. On pouvait, on devait vivre chrétiennement vingt-quatre heures sur vingt-vingt-quatre hors les tentations du monde, forcément impie, à l'abri du

paratonnerre du clocher de son église de village ou de quartier et sous la houlette de son bon pasteur de curé, ici l'abbé Legal. La maison de Dieu et de sa Vierge de mère était érigée de planches peintes en une sorte de rouge plus ou moins bordeaux comme toutes les maisonnettes qui abritaient les ouvriers et leurs familles dans un quadrillage de rues perpendiculaires en terre battue, les bons travailleurs de l'usine de construction de locomotives, dite des Vignerolles, qui s'étendait sur plusieurs hectares d'anciennes vignes, autrefois ravagées par le mildiou, le long de la récente voie ferrée. Contre l'église, dans un enclos protégeant un petit potager, se blottissait le presbytère, résidence modeste du curé déjà nommé et de ses deux vicaires, les abbés Clouet et Desanges, ses acolytes, en mission sur cette terre ouvrière.

C'était à la fin d'un joli mois de mai, le mois le plus beau, celui de Marie fêtée par de nombreuses processions aux flambeaux sillonnant, au cours des longues soirées printanières, le territoire

paroissial parsemé de répliques de la grotte de Lourdes où la Vierge était apparue à la jeune Bernadette Soubirou, qu'on honorait des plus belles roses des jardins ouvriers ; oui c'était en ce temps-là du culte marial que Julien, le gardien de but de l'équipe des Dragons de Saint-Michel, fut présenté par son coéquipier Gabriel, l'avant-centre aux tirs meurtriers, à la timide Thérèse Le Bréviaire. La saison footballistique se clôturait par une victoire écrasante des Dragons enflammés sur les Communards impies et dépités de la Chabossière, une banlieue « rouge » et mal famée de la bonne ville de Valdeloire.

La douce Thérèse avait accompagné son père, Auguste, catholique et royaliste convaincu jusqu'à la moelle de ses os, pour assister au triomphe de la foi sur le républicanisme laïc éhonté. Il ignorait qu'ainsi et à son insu il allait priver son Église d'une vocation religieuse, ce qui lui aurait fait piquer une de ses saintes colères qui terrorisaient ses enfants mais laissaient indifférente son épouse Victoire, née demoiselle de Liseré. Mais Gabriel, le frère cadet de Thérèse, aussi mal aimé de son géniteur que possible, était en rébellion permanente contre sa personne, ses idées politiques et son

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dogmatisme religieux et l'on peut penser qu'en l’occurrence il se fit l'agent du Malin, autrement dit le Diable. En effet nos deux jeunes gens n'auraient jamais osé s'adresser la parole sans la médiation insistante de ce gai luron de Gabriel qui côtoyait, disait-on, des « syndicalistes » à l'usine où il venait d'être embauché : scandale des scandales !

Pour un peu, l'abbé Clouet, le vicaire responsable du patronage et qui n'hésitait pas à retrousser sa soutane pour taper dans le ballon et motiver les troupes de Dieu, allait donner sans doute sa

bénédiction aux fiançailles de ces jeunes gens d'honorables familles chrétiennes mais il fut appelé en urgence pour une extrême onction...

Les parents Deschaux, Léon le taiseux et sa femme Eugénie qui parlait régulièrement à sa place, formaient un foyer modeste, élevant dignement leurs trois enfants, une fille et deux garçons, avec un maigre salaire d'ouvrier. Léon, travailleur itinérant et saisonnier était descendu avec sa famille des contrées plus au nord et plus pauvres pour trouver un emploi plus stable et payé à la semaine, en usine. Eugénie, née Dupé, fille de petit fermier avait fui l'esclavage des travaux des champs avec l'ambition chevillée au corps de voir ses fils s'élever dans la hiérarchie sociale. Seule la ville offrait la possibilité aux hommes courageux et méritants de vivre un jour en bourgeois. Jusqu'à son dernier souffle elle prêcherait cette doctrine à son mari et à sa progéniture. Mais Léon n'était la proie d'aucun rêve, il vivait au jour le jour et attendait les soirs de paie pour boire quelques chopines avec ses compères au bistrot du Passage à niveau, en cachette de son épouse passablement jalouse. La vie s'écoulait tout doucement, rythmée conjointement par la sirène de l'usine et les cloches de l'église. Dimanche après dimanche et sous la surveillance des deux mères, Julien et Thérèse se fréquentèrent à la sortie de la grand-messe puis dans les répétitions de piécettes sur la vie des saints qui se joueraient dans la salle Léon XIII du patronage quelques dimanches après-midi d'été.

Son certificat d'étude en poche, l'aîné des Deschaux avait échappé à la fatalité de l'embauche ouvrière : il avait trouvé un stage d'apprentissage chez un artisan ébéniste du cœur de la ville, près de la basilique Saint Donatien. Et c'était un petit pas, trop petit peut-être, dans le sens de l'élévation sociale maternelle. Deux années plus tard il aurait un métier en main, celui plutôt noble du bois, il gagnerait honnêtement sa vie et pourrait donc songer au mariage.

De son côté l’aînée des Le Bréviaire qui était brouillée définitivement avec l'orthographe et le calcul mental avait été placée par ses parents dans un commerce d'épicerie fine aux alentours de la cathédrale Saint-Paul, dans une des artères les plus achalandées de la cité créée, à l'origine, sur une île au milieu du grand fleuve aux eaux tourbillonnantes. Valdeloire, la bien nommée, avait tant de clochers à son actif qu'aux heures bénies de l'angélus, c'était une véritable symphonie qui s'y jouait. Et Thérèse s'émerveillait volontiers des chants à la gloire de Dieu qui lui avaient donné l'oreille musicale et la sensibilité mystique plutôt que la bosse des mathématiques.

En ces temps-là le fond de l'air que respiraient les valligériens était profondément religieux. Le curé Legal scella l'alliance devant Dieu, le Tout-puissant, des familles Deschaux et Le Bréviaire par un émouvant samedi du juillet de l'année suivant la présentation au patronage. Le oui timide des épousants ne retentit guère sous la charpente de bois de l'église paroissiale et les assistants des derniers rangs en eurent même l'émotion frustrée, à en croire du moins les propos de parvis échangés pendant l'aspersion rituelle de grains de riz sur la tête des mariés.

Après le vin d'honneur offert par les parents des nouveaux époux, dans la salle Léon XIII, aux voisins,voisines et relations de la Cité ouvrière, les invités de la parenté augmentés de quelques amis se rendirent en cortège au restaurant dancing des Trois pigeons sur la route de Grandchamp. Et s'agissant d'honneur, les classes laborieuses en revendiquaient largement leur part. Outre le vin d'honneur, il y avait naturellement les garçons et les demoiselles d'honneur parmi lesquels étaient choisis les témoins de mariage, Henri, le cadet des Deschaux et la Marie Crespin, la meilleure amie de Thérèse qui devait lui servir de cavalière comme le commandait la tradition. La soirée

s'éterniserait en mémorables flonflons et danses populaires, préludes aux mariages de l'année ultérieure sans doute. Quant à la nuit de noces proprement dite et à ce qu'on appelle la

consommation du mariage autorisée par le sacrement du même nom, ce fut comme pour beaucoup de jeunes gens de l'époque un mélange d'effroi et d'émerveillement, avec la découverte du continent

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totalement inconnu de la sexualité.

Passé la fête et l'été, les jeunes conjoints s'installèrent dans un appartement de location sans commodités mais au centre-ville et à proximité de leur travail, dans la rue du Petit Bacchus cachant un reliquat de vigne incongru dans cet enclos urbain.

Environ un an plus tard arrivait, comme sur les ailes d'un ange, le premier né du couple et le premier petit-enfant d'ouvriers. Sur les fonds baptismaux de l'église Sainte-Croix, il reçut les

prénoms de Pierre, Léon, Auguste, Marie ; Léon comme son parrain de grand-père et Marie à cause de sa marraine Crespin, la fille de l'organiste aveugle de Saint-Michel. Aux dire de tous, ce fils et petit-fils était une pure merveille, un cadeau du Seigneur Jésus en personne. À coup sûr on en ferait un... N'était-il point écrit dans l'Évangile selon saint Matthieu : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église... » ?

Quand le petit prodige se mit à marcher pour sa première bougie, de belles boucles blondes lui tombaient sur les épaules et ses yeux bleus reflétaient la pureté des cieux. Sage comme une image, il parla rapidement comme un livre, une de ces vies de saint que sa mère lui lisait pour l'endormir : tenez par exemple ce saint François d'Assise qui parlaient aux oiseaux et dont la pure bonté

naturelle évoquait l'innocence continuée de l'enfance ou celle du curé d'Ars, alias saint Jean-Marie Vianney, dans son combat singulier avec le Diable... Ainsi formait-on, dès l'aube de la vie, le cœur et l'esprit des enfants de Dieu. L'ambition suprême de tout bon chrétien ne devait-elle point être d'atteindre à la canonisation par le pape à Saint-Pierre de Rome? Cependant la compétition pouvait sembler rude car il y avait beaucoup d'appelés mais peu d'élus. Et Thérèse, placée sous la protection de l'humble moniale Thérèse de Lisieux, le ressentait mieux que personne, elle qui n'avait pas suffisamment cru à sa vocation religieuse.

Un magasin d'alimentation à succursales multiples cherchant une gérante pour un point de vente en centre-ville, Julien se démena afin obtenir l'emploi pour sa femme en l'assurant qu'il se chargerait de faire la caisse tous les soirs après son travail. Le couple put ainsi mettre un peu de beurre dans ses épinards, selon la formule populaire.

Chaque dimanche où Dieu accordait un repos mérité à ses enfants laborieux, la nouvelle petite famille prenait le tramway pour aller rituellement déjeuner chez les parents devenus grands-parents, tantôt Deschaux, tantôt Le Bréviaire, aussi rituellement qu'aux vêpres les jours de fêtes, Noël, Pâques ou La Trinité. Toute la cité pourrait-on extrapoler s'extasiait sur les boucles du petit Pierre, la septième merveille du monde et le support idéal de toutes les espérances... très chrétiennes. Suspendu aux ailes des cloches, telle voisine un peu avinée le voyait s'envoler pendant la semaine Sainte vers Rome où le précéderait déjà la fumée blanche de son triomphe papal.

A l'école libre Sainte-Croix, l’aîné des petits-fils de l'ultra-catholique Le Bréviaire fut premier en toutes les matières, à commencer par le catéchisme. Avant même de savoir ce qu'était le latin, il récitait son Pater noster et son Ave Maria, avec ferveur et sans trébucher sur les mots mystérieux qui inspiraient le respect surtout aux vieillards les plus illettrés de la paroisse bourgeoise du centre- ville. Le curé de Sainte-Croix, l'abbé Lefèvre, dont le jugement en la matière était réputé infaillible, repéra le potentiel ecclésiastique de l'enfant prodige et ne manqua pas d'en parler, à la première occasion, avec l'archiprêtre de la cathédrale qui s'en ouvrirait peut-être à Monseigneur l'évêque qui sait ?

A l'âge de raison, pour ses sept ans, Pierre, le déjà grand, fit sa communion privée et eut l'occasion de rencontrer bientôt monseigneur de Pourdieu qui lui administra la gifle rituelle avec une rigueur toute particulière car il avait été prévenu des mérites du jeune paroissien d'humble extraction. Le chrétien confirmé ne tarda pas à rejoindre l'équipe des enfants de chœur choisis pour servir la messe et les autres offices sans compter les cérémonies de mariages et d'enterrements. Par roulement, environ toutes les six semaines, Pierre se levait à six heures pour aller chaque matin déplacer le missel de droite à gauche de l'autel entre l’épître et l'évangile, manier les burettes d'eau et de vin et répondre en latin au « Dominus vobis cum » par un « et cum spiritu tuo » .

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continua jusqu'à la fin de la grossesse à se rendre, dès l'aube, aux halles de la ville avec son char à bras pour approvisionner son magasin en fruits et légumes de saison. Puis vint le terme de la grossesse et l'accouchement dans le modeste logement de la rue du Petit Bacchus et la déception de la mère qui avait tout misé sur l'arrivée d'une fille... Était-ce dans l'intention de l'offrir un jour à la congrégation des sœurs Oblates en compensation d'une vocation perdue. La Bernadette imaginaire tout droit sortie de la grotte de Lourdes s'était métamorphosée en un petit André au visage fripé et marqué des stigmates de l'ictère du nouveau-né. Thérèse lui tourna obstinément le dos pendant une bonne journée avant de s'en repentir amèrement : « pardonnez-nous nos offenses et que la volonté de Dieu soit faite ! »

La vie de cadet n'est pas toujours facile. Marcher sur les traces du génial aîné n'est pas un cadeau du destin. S'en démarquer n'est pas une entreprise sans risque. Entre imiter le modèle ou le contrefaire, entre le plus que parfait et l'imparfait notoire, le réalisme a vite fait de trancher. Le petit Dédé devint le casse-cou et le turbulent de service, accumulant les bêtises pour qu'on s'occupe de lui au risque de se faire punir à longueur de temps et de renchérir dans la mauvaise attitude en entrant dans un cycle infernal. Au mieux il deviendrait « le bon petit diable ». N'était-il donc pas voué dès sa naissance à faire les quatre cents coups ?

Au jardin d'enfants, il fit tourner les bonnes sœurs en bourriques. On le voyait souvent au milieu de la cour attaché au piquet ce dont il tirait sinon gloire du moins gloriole à la stupéfaction de la mère supérieure, directrice de l'établissement Notre Dame de Bons Secours.

Cependant il marchait sur les pas de son irréprochable frère aîné dont il était malgré tout le négatif au sens où l'on emploie ce mot en photographie. Ainsi l'enrôla-t-on facilement dans le corps des enfants de chœur de l’église Saint-Croix où il ne tarda pas à faire enrager tant le clergé que le sacristain. Non seulement il inversait les burettes d'eau et de vin à la messe de telle sorte que le prêtre se rinçait les doigts au Muscadet mais il triplait les doses d'encens versées sur les charbons rougis au maximum afin qu'un épais nuage dissimule les fidèles à l'officiant et inversement, comme pour une réjouissante partie de cache-cache. Il camouflait parfois la clef du tabernacle retardant scandaleusement la sainte communion... En ôtant sa soutane avec précipitation, il en arrachait la cinquantaine de boutons et quant au surplis il le rangeait en bouchon pour en annihiler les plis soigneusement entretenus par les filles de Dieu du couvent voisin. Sa si jolie et mignonne tête de « petit démon » était néanmoins si trompeuse qu'à première vue n'importe qui lui aurait donné - sacrilège! - le bon Dieu sans confession. Nombreuses étaient les menaces de punition mais rares les mises à exécution ce qui stimulait l'imagination rebelle de ce drôle de cadet. Autant l'aîné était réputé ressembler à sa maman avec ses yeux bleus mélancoliques, autant on hésitait à trouver quelque ressemblance que ce fût pour la physionomie du second: mais de qui peut-il bien tenir, s'interrogeait toute la parenté ? Ni des Deschaux ni des Le bréviaire, concluait-on généralement.

Julien, hanté depuis longtemps déjà par l'esprit d'entreprise, avait saisi l'opportunité de racheter un pas-de-porte dans un quartier excentré qui dominait splendidement le fleuve. Il s'agissait de mettre Thérèse à son compte dans une petite épicerie-café qui leur permettrait de faire fructifier leur modeste épargne, fruit d'un patient labeur. Finie l'épreuve de la gérance pour autrui et vive le statut de patronne de boutique, Julien essayant contre vents et marées de conserver un emploi chez l'un ou l'autre des grands marchands de meubles de la ville afin d'apporter une paie régulière, si possible, pour nourrir correctement deux enfants.

Hélas ! dans ce temps-là éclata une guerre avec un grand pays rival de la fille aînée de l’église catholique, une nation luthérienne. Ce fut une drôle de bataille, achevée avant même d'être commencée, et le fils Deschaux, à peine mobilisé, fut fait prisonnier, sans opposer aucune résistance, par les troupes triomphantes de l'ennemi trop puissant, dans une caserne du littoral de l'Atlantique. Des possibilités d'évasion s'offrirent certes au jeune père mais il s'y refusa par crainte de représailles sur sa famille. Aussitôt envoyé vers un camp de travail dans une ville lointaine du vainqueur arrogant, il devait y passer plusieurs longues années, conséquence dramatique de ce certains appelleraient « l'étrange défaite ».

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l'épauler dans l'éducation des enfants. Pierre entrait bientôt dans la classe du directeur de l'école catholique Sainte-Anne , le père Courage qui ne tarirait pas d'éloge sur l'intelligence et la sagesse de son meilleur élève destiné naturellement à faire de brillantes études secondaires. Et d'ailleurs il ne fallait pas tarder à songer à son entrée dans un lycée... C'était un de ces instituteurs de l'époque à la voix tonitruante et qui faisait rentrer les normes de l'orthographe française à coups de règle sur les doigts des cancres. Moyennant quoi les enfants et les parents le respectaient. Avec le curé de la paroisse, le chanoine Lemoine, ils se concertèrent vite pour suggérer fortement à son royaliste flamboyant de grand-père une inscription au petit séminaire d'Enguerrande, déjà évoqué antérieurement, au bout de l'estuaire du fleuve qui irriguait la vie matérielle et imaginaire de Valdeloire. Le vieil homme, flatté par la démarche des deux notables paroissiaux, n'aurait aucun mal à persuader

sa très pieuse fille d'accepter avec joie de pousser son brillant aîné sur les chemins bénis de la carrière religieuse et ce d'autant qu'on lui promettait la prise en charge intégrale des frais de scolarité par le diocèse, évidemment. L'avenir de sa progéniture, en l'absence de son mari, pesait d'un terrible poids sur ses frêles épaules et la bonne nouvelle vint alléger ses angoisses quotidiennes liées à la tenue de son commerce dans le contexte de l'occupation, du rationnement et des bombardements réguliers visant le port de commerce de la cité. Telle une souris morte de peur, elle récitait avec son père des Ave Maria à n'en plus finir dans les abris de fortune où elle devait se réfugier avec toute sa petite famille et ses voisins à chaque alerte et souvent au milieu de la nuit. Elle voulait croire que la vierge Marie et sa mère la sainte Anne, patronne de la paroisse, leur assurerait la protection que son époux, dont elle fut bientôt sans nouvelles, ne pouvait pas lui apporter. S'en remettre à la grâce de Dieu était l'attitude la plus naturelle pour une fervente pratiquante comme Thérèse vouant plus que jamais un culte à son modèle de Lisieux. Quand la vie devient maupiteuse, la foi, celle du charbonnier en tout cas, est capable de faire apercevoir un soleil coruscant au milieu même de la nuit la plus noire.

Ainsi le mercredi 3 mars de l'an de disgrâce... une bombe s'abattit sur l'immeuble de l'épicerie-café de la courageuse mère de Pierre et André envoyés depuis quelques semaines avec les grands-parents de deux lignées chez des cousins fermiers, dans la campagne proche de Valdeloire , au lieu dit Des Chaussées. Et, miraculeusement, Thérèse se trouvait encore sur le chemin du retour du marché d'approvisionnement de la Petite Hollande, sur un ancien bras asséché du fleuve aux rives instables. De l'échoppe, de son matériel et de son stock, il ne restait pratiquement rien : quelques vestiges de bonbonnes de vin, des verres à liqueur dépareillés au milieu des gravats. Spectacle de la désolation, cris de blessés et recherche des cadavres. Longtemps le quartier porterait la trace des cratères de bombes comme stigmates de son terrible malheur collectif.

L'épouse Deschaux après avoir constaté sans y croire l'étendue du désastre et versé toutes les larmes de son corps devant les décombres qui ensevelissaient une partie de sa vie, allait traverser, en état d'hébétude complète, toute la ville pour s'enfoncer, à travers la banlieue, jusqu'au hameau où s'était réfugiée l'ensemble de sa famille : ses parents, ses beaux-parents, ses enfants, ses frères et belles-sœurs ainsi que ses nièces et neveux. Il fallut se serrer pour survivre dans un espace très confiné et sans aucunes commodités ni intimité.

Pierre avait atteint l'âge de onze ans et sa rentrée était programmée pour le début octobre au petit-séminaire d'Enguerrande mais les événements politiques et militaires allaient chambouler sa scolarité qui à peine entamée fut suspendue . En attendant, il suivrait les cours de la classe du certificat d'études du village de Fauves situé à quatre kilomètres du hameau des cousins Dupé qui les hébergeaient et nourrissaient moyennant quelques participations aux travaux de la ferme. Matins et soirs il parcourait les quatre kilomètres avec son frère André dont il avait en charge la délicate surveillance. Les jeudis et les dimanches étaient consacrés à la garde des troupeaux de vaches dans les prés avec les cousines et les cousins sauf les trop jeunes. Cette situation rappelait au grand-père Le Bréviaire sa propre enfance à la ferme : entre la garde des bêtes et l'aide aux récoltes, il n'allait pas souvent à l'école et avait dû s'instruire par lui-même en lisant des livres la nuit à la lueur d'une bougie dans un coin retiré de la bâtisse. Par la force des choses et de sa volonté, comme il aimait à le raconter à ses descendants, il était un parfait autodidacte, ce qui ne laissait pas d'interloquer ses

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amis comtes ou marquis de L'Action française.

In illo tempore, on pouvait lire dans l'Évangile en latin : « Ne vous mettez donc pas en peine, disant : qu'aurons-nous à boire ? Qu'aurons-nous à manger ? Qu'aurons-nous pour nous vêtir ? […] toutes ces choses, votre Père céleste sait bien que vous en avez besoin. Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » ( Matthieu, VI. 31)

Parfois Thérèse, vers le mois d'octobre, allait chercher des châtaignes dans les bois avec son beau-père, et la nuit tombant rapidement à cette saison, elle se sentait à moitié rassurée par le calme du vieil homme et angoissée par son silence de moine. En deçà de sa foi chrétienne qui se voulait inébranlable, de vilaines superstitions ancestrales venaient parfois visiter son âme limpide et fragile comme du cristal, ainsi pouvait-elle sentir la mort et les morts rôder autour d'elle dans les bois assombris et les noirs étangs d'une campagne qui n'était pas du tout familière à la pure citadine qu'elle était depuis sa naissance. Entre l'amour et la crainte de Dieu, son père ne lui avait pas facilité le choix. Après le bombardement de son domicile et de toute sa fortune, ce sont les paroles terribles de l'apocalypse de Saint Jean qui lui revenaient à l'esprit : « Malheur, malheur ! La grande ville dont l'opulence a enrichi tous ceux qui avaient des bateaux sur la mer, il a suffi d'un heurt pour la dévaster! » Or la pauvre Thérèse ne pouvait ignorer que son grand-père maternel avait fait fortune grâce à la traite négrière. Puisse le sang versé par Jésus-Christ racheter les iniquités familiales en plus de ses faute personnelles !

Les années de repli et de réclusion rurales s'écoulèrent lentement émaillées de stupides et éprouvantes chamailleries avec des belles-sœurs envieuses et jalouses sans motif puisque leurs maris avaient réussi, par combines et miracles, à échapper au travail obligatoire dans les champs et les usines de l'intraitable vainqueur, occupant aussi en grande partie et brutalement notre vieille patrie humiliée. Les privations nombreuses paraissaient à l'humble servante de Dieu dérisoires au regard de l'angoisse de la disparition de son Julien d'époux dont elle reçut au fil du temps des nouvelles de plus en plus éparses jusqu'aux jours maudits où elle n'en reçut plus du tout. Il fallut supporter l'énervante répétition des labours avec les lourds bœufs dont les pattes écrasent la terre à ameublir et fustigés par le garçon de ferme obsédé par le bout de la ligne de son sillon, des plus enjouées semailles d'automne prometteuses, des moissons d'été succédant à la fenaison et à la morte saison d'hivers au coin du feu quand le patriarche Le Bréviaire narrait l'histoire des rois et reines de France dont il connaissait la liste complète. Ces années-là n'en finirent pas de finir et l'horizon était plus souvent menaçant que rassérénant pour Thérèse et les siens. Son aîné, Pierre, avait fait deux années tronquées de petit-séminaire avec de périlleux allers et retours entre Enguerrande et Les Chaussées. Les routes alors, sous la mitraille et les bombes, pouvaient facilement se transformer en cimetières et la récitation des chapelets enchaînés en rosaire par Auguste et sa fille ne suffisaient pas à calmer les mortelles angoisses. Le nouvel étudiant rentrait à la ferme de l'exode familial avec des connaissances en latin, non plus celui de l'Église mais celui de Cicéron suivies bientôt de rudiments de grec antique. Son aura de savant auprès des cousines et cousins, sans lui déplaire ne lui montait pas à la tête car il avait aussi reçu une forme d'équanimité et de sagesse dès le berceau.

Puis vint un été mollement ensoleillé où contre toute attente sonnèrent les trompettes de la libération et fleurirent partout les bals populaires de la paix retrouvée. Au fil des mois suivants l'épouse Deschaux assista au retour de nombreux prisonniers de guerre et aux embrassades de quais de gare auxquelles elle n'était pas conviée. De nouvelles toujours point et la préparation au pire qui remplit les jours et les nuits en abasourdissant le cœur. On trompa l'attente en cherchant à réintégrer le quartier Sainte-Anne ou du moins ce que les bombes en avaient malgré tout épargné. Il fallut se battre pour trouver un petit appartement en location où survivre à la guerre et espérer des jours plus heureux. Les parents Le Bréviaire se nichèrent dans un réduit obscur mais situé aux portes de l'église où l'Auguste obtint la fonction cumulative de bedeau et de jardinier de la cure de façon à

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continuer à demeurer près de sa fille aînée lourdement chargée de famille.

Puis vint un certain mois de juin, celui des communions dites solennelles par opposition à la petite communion réputée privée. Chez les catholiques pratiquants, l'enfant baptisé à sa naissance accède vers l'âge de sept ans, dit aussi l'âge de raison, aux sacrements de la confession des péchés qui rend le croyant digne d'accéder à la sainte eucharistie, c'est à dire à l'ingestion du corps du Christ sous l'espèce de l'hostie consacrée par le prêtre pendant la célébration de la messe au moment précis de l'élévation : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ! » proclame alors l'officiant, répétant les paroles de Jésus citées dans les Évangiles, avant d'élever la grande hostie puis le sacré calice vers le ciel tandis que les fidèles se prosternent au signal du tintement intimidant de la clochette de l'enfant de chœur. Après cette toute première fois, le jeune chrétien pourra communier tous les dimanches et jours de fête et dans n'importe quelle église à condition toutefois d'être à jeun depuis minuit la veille. La solennelle de communion, elle, est une cérémonie où collectivement les jeunes dans leur onzième année renouvellent leur foi dans la transsubstantiation du pain et du vin en corps du messie qui est venu sur terre et y est mort sur la croix pour racheter leurs péchés et ce devant la communauté des parents, des amis et des fidèles de la paroisse réunis pour cette célébration autour de son clergé.

Ces spirituelles agapes nécessitaient, outre une solide connaissance du catéchisme qu'on récitait chaque matin à l'école sous forme de réponses apprises par cœur à des questions quant à la nature de Dieu, le port d'un costume - souvent le premier de sa vie – et d'un brassard de communiant. En l’occurrence celui du jeune André fut confectionné par Victoire, la grand-mère maternelle qui avait suivi des cours de couture obligatoires dans un pensionnat de jeune-filles jusqu'à l'âge de seize ans . Pénurie de tissu oblige, elle avait dû confectionner l'habit avec des morceaux découpés dans de vieux vêtements de son mari dont l'aspect râpé par endroit faisait songer à une parure d'occasion, mais au sens où l'on dit: une voiture d'occasion... N'était l'immédiate sortie de guerre, le garçon aurait reçu des images pieuses imprimées à son nom et à distribuer tant aux amis et qu' à la famille pour marquer l'importance de l'événement ainsi hissé à la hauteur du baptême, du mariage et de l'enterrement religieux. S'il reçut en partage le vieux missel de son grand-père et parrain Léon Deschaux ainsi qu'une relique de chapelet de sa marraine Louise, la sœur de son papa disparu, en revanche le don de la première montre, traditionnel cadeau profane offert pour cette fête, fut reporté à des jours meilleurs. Un repas fut tout de même organisé dans le petit appartement de Thérèse et réunit les grands-parents ainsi que les oncles et tantes, du moins ceux avec lesquels on n'était pas en froid depuis la cohabitation conflictuelle à la ferme des Chaussées où ils s'étaient tous « réfugiés ».

Cependant, l'odeur des cierges et le goût fade du pain azyme sur la langue ne s’étaient pas encore dissipés lorsque... les récitations de poèmes puis les chansons d'après boire furent brutalement interrompues par des coups frappés à la porte : un homme méconnaissable, au corps amaigri, au visage émacié, se tenait là silencieux. Du groupe familial coi de stupéfaction se détacha enfin Louise qui se jeta dans les bras de son frère comme ressuscité : « Julien ! » Mais le prisonnier enfin libéré contre toute attente laissa comme pétrifiés l'épouse et le fils aîné tandis que le cadet se cabrait devant l'apparition d'un intrus venant gâcher sa fête. Les disciples du Christ ne furent pas plus stupéfaits de la réapparition de leur Maître et Seigneur que les proches du revenant de la captivité si délétère en un pays barbare et lointain.

Au fil des mois qui suivirent le retour impromptu du père et chef de famille, la vie reprit

difficilement son cours banal. Chacun des époux de son côté avait construit, et au prix le plus fort, une certaine indépendance qu'il n'était pas facile d'abandonner aujourd'hui, en temps d'après-guerre et de pénurie d'à peu près tout, avec une survie à la merci des rigoureux tickets de rationnement. Les vacances d'été du premier séminariste de la fratrie furent considérablement raccourcies pour tenter de rattraper les si nombreux cours perdus à cause de la situation de catastrophe nationale. Quant au second, André, qui ne put accepter en rien l'autorité tombée du ciel d'un géniteur quasi inconnu, il

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s'échappa vite pour rejoindre son frère à Enguerrande où le curé de Sainte-Anne l'avait fait admettre sans difficulté pour cette rentrée des classes, tant les vocations nouvelles semblaient nécessaires à la reconstitution d'un clergé désorganisé par les événements tragiques récents et dont la présence, partout dans le pays, était plus que requise face au doute grandissant sur la bonté et la générosité d'un Dieu qui aurait toléré tant de souffrances et d'atrocités à l'égard des ouailles de la fille aînée de son Église.

Oui, Thérèse, en chef de famille intérimaire, avait reçu la nouvelle de la vocation de son deuxième enfant, de son ingouvernable André, de la bouche de l'ecclésiastique et si assuré de son jugement construit sur la participation de l'enfant de chœur aux leçons de catéchisme et à sa soumission aux hebdomadaires confessions, comme la parole de Jésus-Christ en personne. Et elle n'eut pas à craindre longtemps le refus d'acquiescer de Julien : « Tu as très bien fait, s'empressa-t-il de lui concéder. Nous avons bien mérité d'avoir des prélats dans la famille, des hommes de haute dignité et de grande vertu, d'entier dévouement et de prière et pourquoi pas aussi des bienheureux ou des saints. Ce sera une bénédiction pour nous. Et quelle plus belle réussite imaginer pour nos lignées ? » Ce fut à croire que l'harmonie du couple, ébranlée par la séparation liée à l'exil forcé, s'était refaite sur ce destin religieux à choisir pour toute leur progéniture. D'un vœu renié hier à un vœu projeté pour demain, d'une culpabilité rentrée à un sacrifice de sa descendance, quels liens secrets ? Et d'une vie arrachée à Dieu par l'emprise de l'existence la plus ordinaire sur l'existence sacralisée, à d'autres sauvées de la guerre par une providence magnanime, quelle nécessité de grand rachat était-elle née dans ces deux cœurs simples ? Une offrande, un contre-don de jeunes âmes humaines étaient-ils donc requis pour compenser la sauvegarde physique de Thérèse et de ses fils sous les bombardements ou l'évitement des périls de la malnutrition et de la dysenterie par Julien dans les stalags ? Quelles voix avaient-ils pu entendre, venues de quels anges gardiens, leur annoncer la voie toute tracée pour leurs héritiers? Ils avaient la foi parce que tout le monde devait l'avoir et bien chevillée au corps pour supporter les fardeaux de la vie terrestre et non celle qu'on apprend dans les livres savants de théologie.

Les retrouvailles des époux ne furent pas simples. Dans ce temps-là de la réparation des dégâts du conflit et de la reconstruction de l'économie du pays comme de ses habitations et bâtiments publics, commerciaux et industriels, gagner son pain quotidien n'était pas une mince affaire. Julien finit par retrouver un emploi de vendeur, livreur, retoucheur dans un grand magasin de meubles de

Valdeloire tandis que sa femme, dont le fond de commerce était enfoui sous les bombes, dut se résigner à faire des lessives et des ménages chez de vieux rentiers du quartier à la condescendance humiliante à souhait.

La reprise de la vie intime d'époux dont seul le curé Lemoine, confesseur et directeur de

conscience et de sexualité de Thérèse, à l'époque, pourrait nous livrer le secret, ne fut sans doute pas aussi évidente qu'il pourrait sembler. Mais ce que l'on sait de source sûre, c'est que juste un an après la réapparition de Julien dans son foyer naquit un nouvel enfant. Le bébé du renouveau de la vie, à peine né faillit mourir : il eut du mal à respirer et un ami du couple accouru en visite, chrétien de vieille souche, crut bon de pratiquer promptement l'ondoiement qui éviterait à l'âme du petit les affres du purgatoire, en profitant des limbes, résidence provisoire ad hoc, pour les titulaires de cette sorte de pré-baptême autorisé par l'Église dans ces seuls cas d'urgence. Léon Bourgeois versa donc un verre d'eau sur la tête de celui qui serait nommé et baptisé ultérieurement Jacques. De ce danger évité de justesse par la grâce de Dieu et la providentielle main amicale, la religion ne devrait-elle pas aussi un jour recevoir sa récompense, sinon en poids de chair, du moins en son équivalent spirituel ?

Celui qu'on ne tarda pas à surnommer P'tit Ja ne supporta pas le lait maternel et son frère André déploya souvent toute son astuce et son courage pour se procurer du lait de substitution, en dépit du strict rationnement alimentaire. Avec un adjuvant de piqûres d'eau de mer prescrit par le médecin de quartier, un génial morphinomane, le bébé surmonta son mauvais départ dans la vie et s'étira en enfant pale et maigrichon, un peu rêveur et mélancolique, frileux vis à vis de l'inquiétant monde

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extérieur, trop bien dans les jupes de sa maman et pendant longtemps effrayé par la figure paternelle.

Dans sa quatrième année, sa grand-mère Victoire, assez bonne conteuse au demeurant, ne montra plus beaucoup d'enthousiasme à le garder pendant que sa mère s'exténuait à faire le ménage chez des étrangers à la famille. Alors il dut prendre le chemin de l'école maternelle des bonnes sœurs, derrière l'église. Chaque matin il s'y rendait tout tristement, plein de la nostalgie du cocon maternel et des créations de sa jeune imagination solitaire. L'idée d'avoir à suivre des consignes et des ordres de la part d'adultes inconnues et la tête engoncée dans une cornette qui plus est, ne le séduisait aucunement. Il fut docile et obéissant néanmoins mais dans le but de protéger sa petite bulle protectrice. D'un côté de sa journée, il y avait les lignes de bâtons à tracer avec la plume sur le papier, en évitant autant que possible les dramatiques pâtés, et de l'autre la sortie des classes, la poésie des rues et le bonheur de ses petites voitures Norêv retrouvées dans l'appartement sombre mais réconfortant. Dans l'attente toujours trop longue du béni jeudi ou du saint dimanche, il menait une existence à deux faces : pile, c'était l'apprentissage par cœur du « Je vous salue Marie » et les agenouillements rituels et incompréhensibles, face c'étaient les mots familiers de son court

vocabulaire familial qu'on peut laisser danser librement dans sa tête où ils font des culbutes joyeuses à l'infini.

En dehors des vacances trimestrielles, Jacques était une sorte d'enfant unique du couple reformé des Deschaux. Les deux grands vivaient au loin leurs cursus de séminaristes et quand ils rentraient au bercail, attendris ils s'occupaient du p'tit Ja comme des parents auxiliaires. Le paradis,

l'innocence de l'enfance, c'était le p'tit frère à chérir et à taquiner comme il se doit pour des aînés, du haut de leurs années supplémentaires et de leurs grandes connaissances scolaires. Pour leur

amusement, Jacques avait une terrible peur du noir et des difficultés à s'endormir. Sa couardise déniée tant que le soleil poursuivait sa course haut dans le ciel, se prêtait la nuit tombant aux quolibets et aux moqueries à répétition. Ainsi menaçaient-ils, en riant, de transporter son lit d'enfant dans la square Miseri, de l'autre bord de leur rue des Lapins. Et lui, peu avare de forfanterie diurne, de les pousser à l'acte jusqu'aux prémisses du soir.

Entamer sa préparation au sacerdoce sur les traces de bon élève de Pierre ne fut pas une sinécure pour André, le facétieux et le rebelle de la fratrie. À trois ans d'écart, entré dans l'institution

religieuse d'Enguerrande, il eut à subir les mêmes maîtres que son aîné qui ne manquèrent pas de lui infliger des remarques comparatives très désobligeantes. Le père Béliot, professeur d'histoire-géo et directeur des études tout comme son confrère Averty, enseignant les mathématiques, le renvoyèrent souvent de leurs cours et il se retrouva maintes fois dans le bureau du révérend père supérieur, le chanoine Crépel, au sourire glacial, pour des séances de remontrances et de morale. Toujours on le renvoyait à l'image de son exemplaire grand frère de Pierre auquel on aurait que tout le monde était prêt à lui confier les clefs du Royaume des cieux. Mais malgré cela on laissait entendre au cadet que même les brebis galeuses pouvaient, sous la férule de bons directeurs de conscience, devenir de convenables bergers pour des ouailles en risque d'égarement ou de perdition. Les petits séminaires étaient des pépinières de futurs missionnaires dont l'Église avait besoin pour rechristianiser la France après la tourmente de la guerre.

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Les petits séminaires étaient des pépinières de futurs missionnaires dont l'Église avait besoin pour rechristianiser la France après la tourmente de la guerre.

In illo tempore, vint le moment crucial pour le premier des fils Deschaux de franchir la porte du grand- séminaire de Valdeloire, dans la rue Charles de Foucauld. Au terme d'une scolarité sans faute, il venait d'obtenir son bachot avec mention. Il quittait Enguerrande, l'année de ses dix-neuf ans, avec les félicitations de tous ses professeurs notamment le père Olivier enseignant la

philosophie, servante de la sainte théologie.

Pierre, le grand de la famille, faisait l'éloquente fierté de ses parents. Il abordait dorénavant la dernière pente à gravir pour accéder à la prêtrise. En effet, il recevrait la tonsure après une première année de formation et de prière et sous le regard sourcilleux d'un directeur de conscience délégué par l'institution pour tester la solidité et la véracité de sa vocation. Si le petit- séminaire se devait d'être un réservoir aussi rempli que possible de potentiels membres du clergé, le grand, lui, ressemblait à un très sérieux centre de tri de solides et vaillants prêtres catholiques. Aux ordres mineurs dans la graduation des consécrations succéderaient les ordres majeurs jusqu'à la solennelle ordination dans la cathédrale Saint-Paul. Les rites de l'Église sont aussi stricts que son dogme. Le concile de Trente notamment définissait le cursus obligé du grand-séminariste. Tonsuré, le petit-fils D'Auguste bien nommé Le Bréviaire, intégrerait l'Ordre des Portiers, ceux qui gardent la porte de l'Église, refoulant ceux qui ne seraient pas dignes de la franchir. Ensuite il atteindrait la fonction de Lecteur,celui qui a droit de lire à voix haute les textes sacrés de l'Ancien et du Nouveau Testament. Suivraient normalement les fonctions d'Exorciste et d'Acolyte, permettant d'invoquer le nom du Seigneur sur ceux qui sont possédés par le démon, et de veiller sur le cierge allumé pendant la messe.

Pendant ce temps-là, son cadet, marchant toujours dans ses pas, mais non pourtant sans regimber, terminerait ses études secondaires, présenterait le bac de première et échouerait de peu à celui de terminale, ce qui n'était pas rédhibitoire pour le passage d'Enguerrande à la rue Charles de Foucauld. Une saine émulation dans la fratrie ne semblait pas un mauvais argument au corps professoral pour le passage d'André dans le grand bain de la formation cléricale. Car comme dit Jésus : « Dans la maison de mon Père, il y a plusieurs demeures » ( Saint Jean 14.2). Et cela ne signifie-t-il pas qu'il est bien des manières de servir son Dieu. Sans compter que dans les familles pauvres, la voie ecclésiastique était alors une des rares chances d'élévation sociale pour des enfants dont le diocèse prenait en charge financièrement toute la scolarité. Et cela rentrait pleinement dans les visées de la grand-mère paternelle, Eugénie.

L'un franchissait la porte de l'austère bâtisse, ressemblant plus à une caserne qu'à un monastère et qui sentait en permanence la soupe aux choux et la mousse d'une humidité qui s'infiltrait entre les vieilles pierres mal entretenues, quand l'autre attaquait le dur de la vocation, le temps des ordres majeurs, le sous-diaconat et le diaconat nécessitant désormais le port de la soutane au quotidien et lors des sorties dans la ville.

Les bienheureux parents de deux bons séminaristes retrouvaient les charmes et les affres de l'éducation d'un jeune enfant, sorte de fils unique entre papa et maman puisque les fils aînés étaient la majeure partie de l'année en pension. Thérèse et Julien avaient songé un moment à engendrer un quatrième bébé pour avoir enfin la fille que Dieu leur avait jusqu'à présent refusée et offrir une compagnie au pt'it Ja que son imagination féconde préservait généralement de l'ennui. Mais la situation financière n'incitait guère à l'accroissement de la famille : une bouche de plus à nourrir

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dans la circonstance économique était un grave problème. Julien s'était retrouvé plusieurs mois au chômage et les ménages, fût-ce dans des écoles catholiques, ne suffisaient pas à boucler les fins de mois, une fois passé le terme du loyer. Mais l'esprit d'entreprise et peut-être un sentiment de prédestination, lié à l'offrande de ses rejetons au Dieu d'Abraham, poussait l'aîné des Deschaux à satisfaire le désir de sa mère, l'autoritaire Eugénie, d'ascension sociale pour sa descendance.Tout cela donna à Julien l'idée d'ouvrir pour sa femme, à nouveau, un petit commerce. Las de la voir s'user les mains et les bras à faire la lessive pour les autres au lavoir municipal plusieurs fois par semaine et lorsqu'il retrouva enfin du travail dan un magasin d'électro-ménager du centre-ville, il pensa ouvrir une blanchisserie commerciale au service des ménages bourgeois qui n'avaient pas les moyens ou l'envie de s'acheter un lave-linge personnel.

Restait à trouver un local pour ce fond de commerce et l'argent pour le premier investissement dans trois machines et la toute nouvelle essoreuse centrifuge capable de pré-sécher les lessives afin d'offrir un meilleur service aux clients. Or il se trouva qu'ils purent alors faire valoir un droit à indemnisation du gouvernement pour le sinistre de leur épicerie-café écrasée sous les bombes pendant la guerre.

Au prix de moult démarches et d'une abondante paperasserie, ils obtinrent donc, comme par miracle, les maigres subsides nécessaires à leur salvateur et méritoire projet. Ainsi naquit la révolutionnaire « Laverie Ste Anne » dans un immeuble de reconstruction sur les ruines du passé dramatique. Une résurrection pour le couple Deschaux ?

Jacques grandit en quelque sorte dans l'arrière-boutique de sa mère qui sentait le lessive Lever et l'eau de javel purificatrice.

Devenir à terme son propre patron, pour Julien, n'était pas forcément une folle chimère. La blanchisserie de sa femme pourrait ainsi devenir la deuxième marche avant son établissement comme commerçant patenté au centre de Valdeloire, en concurrence affichée avec ses anciens employeurs à la condescendance pas toujours dissimulée ou au paternalisme un peu trop pesant. Tout en se présentant donc comme un employé loyal et irréprochable, il n'en méditait pas moins une juste émancipation pour ne pas dire une façon de leur en remontrer.

Jacques le benjamin, suivant l'exemple de ses frères, était devenu enfant de chœur à son tour. Il avait mérité le privilège de manquer des heures d'école pour escorter le clergé de Saint-Anne lors des enterrements, bénédictions ou messes à l'église et accompagnement au cimetière pour une dernière prière et un ultime coup de goupillon sur le cercueil, dans son surplis blanc enfilé par dessus la soutane noire. Pour les mariages, le rouge de la soutane marquait le caractère plus vivant et plus gai de la cérémonie. Sans compter qu'à la sortie du recueil de oui devant Dieu des époux catholiques, les choristes comme on disait à tort souvent, pouvaient tendre une corbeille aux invités pour récolter un peu d'argent... à se partager ou, selon le prêtre de service, à verser dans la cagnotte de la paroisse. Était-ce une manœuvre subreptice pour habituer ces enfants présélectionnés à porter l'habit sacerdotal ? Seules de mauvaises langues anticléricales auraient pu se permettre de telles allégations mensongères.

P'tit Ja prit cependant goût au parfum mystique de l'encens qu'en tant que naviculaire puis, au fil des ans, de thuriféraire, il fut autorisé à répandre en abondance sur le charbon de bois préalablement rougi grâce aux secousses énergiques communiquées à l'encensoir par un balancement régulier. Le naviculaire, dans le cursus du servant de messe, était comme le deuxième échelon, il portait la navette, une boîte en forme de saucière à couvercle rabattable et qui contenait les grains d'encens qu'on versait à l'aide d'une petite cuiller dans les encensoirs détenus,eux, par les thuriféraires. Le premier grade, en sorte, se dénommait « porte-souche », la souche étant une sorte de bâton logeant en son extrémité supérieure une bougie qu'on allumait pour les très grandes cérémonies telle la Fête-Dieu avec sa procession dans les rues du quartier lors de laquelle le curé exhibait le Saint sacrement dans son ciboire et sous un dais aux pompons dorés. Au sommet de la hiérarchie des choristes paroissiaux , il y avait les acolytes, ayant le privilège de porter les chandeliers, de transporter le missel et de manipuler les burettes d'eau et de vin de messe. Tout en haut de cette pyramide de servants, on voyait dans les offices les plus solennels , un maître de chœur qui était le

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dépositaire

d'un claquoir grâce aux claquements duquel il réglait le ballet de tous les enfants de chœur. La foi a une odeur comme la sainteté à laquelle, pour des croyants d'exception, elle peut, quoique rarement, mener. Jacques ressentait cela fortement dans son cœur et tout son être d'enfant. Lors des grandes célébrations comme celle de Pâques, par exemple, où l'on fêtait la résurrection du Christ en sanctifiant l'eau des fonds baptismaux qui laverait le péché originel des nouveaux-nés à venir et où l'on rallumait la flamme des cierges dont la lumière devait guider les pas des fidèles vers leur salut éternel. Quand, dans la nuit noire, sous les étoiles brillantes, il regagnait, après la célébration pascale, sa main dans celle de Thérèse, la maison de tous les jours, il ne pouvait pas ne pas se sentir embarqué dans une nouvelle vie déjà supra-terrestre. Est-ce que les autres, ses parents, le curé de la paroisse et ses vicaires qui encadraient les choristes, ses frères séminaristes, ne pouvaient pas légitimement pressentir en lui comme une pré-vocation sacerdotale ?

À l'école chrétienne, au catéchisme, à la maison avec le bénédicité qui ouvrait les repas et la prière obligatoire avant le coucher, une même et prégnante ambiance religieuse baignait la vie du jeune garçon timide et obéissant. Pt'it Ja gravit sans problème les classes successives du primaire,

alternant les éloges d'institutrices et d'instituteurs que l'ont retrouvait à la grand-messe du dimanche, et ce jusqu'à la classe du certificat d'étude, tenue par le directeur de l'établissement monsieur

Courage, un ami de ses parents. Dans la cour, il n'était pas un bagarreur et jouait aux billes sans faire d'histoire. Il gagnait autant qu'il perdait de ces billes en terre cuite appelées des marbres et conquises par des tirs ajustés de boulet, une sorte de petite boule d'acier, vers le pot qui contenait la mise convoitée. Plus rarement, on jouait avec de véritables billes d’agate à la valeur marchande bien plus élevée. Sans être un enfant modèle, c'était un bon p'tit gars qui ne faisait pas spécialement parler de lui, ce qui d'ailleurs l'aurait fait rougir jusqu'aux oreilles. Chez les grands-parents, il finissait par réciter, après quelque résistance, un poème appris en classe et avec un certain succès d'audience familiale.

Un certain été, il devait se le remémorer bien plus tard, il ressentit sans le comprendre une sorte de malaise entre Pierre et ses parents. Le grand frère, circulant déjà en habit de curé, traînait de longues heures sur son lit placé dans le salon et entouré d'un cosy, de façon bien inaccoutumée et troublante. Pour quelle obscure raison ? À la vérité, il traversait une crise de doute sur sa vocation religieuse. Allait-il franchir l'étape décisive du sous-diaconat qui autorise à lire l’épître au cours de la messe mais surtout engage déjà le postulant au célibat, ce qui n'est pas une anodine décision dans la vie d'un homme ? Au grand-séminaire, son directeur de conscience, en vue d'éclaircir la situation et de conduire son élève vers un choix clair et définitif, allait lui proposer de faire un stage

d'apprenti prêtre en sorte dans une paroisse de la banlieue parisienne. Ainsi serait-il à même de se déterminer en pleine connaissance de cause. C'était une habile manœuvre qui devait effectivement ramener Pierre sur les marches de la prêtrise, une année scolaire plus tard, à la grande satisfaction de Julien et de Thérèse qui avaient senti alors passer tout près d'eux le boulet de la trahison de leur secret serment devant le Très Haut. Deux fils au grand-séminaire et un troisième qui, au dire du curé Lemoine, semblait avoir de bonnes prédispositions pour la carrière dans les ordres, c'était comme le paradis déjà préfiguré au sein de leur pauvre vie terrestre. Cela ne tenait-il pas du miracle ? Thérèse de Lisieux, la sainte patronne, ne pouvait pas être étrangère à l'affaire et la femme Deschaux, après la messe quotidienne à laquelle elle s'obligeait d'assister, ne manquait pas de mettre un cierge à brûler aux pieds de la statue de ladite élue du Seigneur. Rendons grâce à Dieu qui nous fait l'honneur de choisir nos enfants pour servir son culte !

André gravit avec la désinvolture qui le caractérisait les ordres mineurs déjà évoqués : portier , lecteur, exorciste... Et c'est au moment où il allait clore ce premier cycle que son aîné atteignit la fin de ses études au grand-séminaire avec son ordination, sa consécration définitive comme prêtre de l'Église catholique et apostolique. En juillet de cette année de grâce, en effet, Pierre le grand fils, devant toute sa famille réunie à la cathédrale Saint-Paul, allait être avec les douze condisciples de sa promotion consacré par Monseigneur Duchateau le nouvel évêque du diocèse et ce en très grandes pompes, en présence de nombreux chanoines et dignitaires religieux locaux. Le grand-père Le

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Bréviaire qui avait loué un costume trois pièces pour la circonstance était presque aussi radieux que s'il venait d'assister au couronnement du nouveau roi de France enfin réinstallé sur son trône

légitime. Le repas d'ordination fut plus festif que celui d'un mariage dont il était l'équivalent

historique dans la vie d'un homme épousant le sacerdoce, les histoires grivoises en moins car le curé de la paroisse était invité d'office à la fête et l'on savait se tenir quand il fallait, n'est-ce pas ?

Mais le temps du Credo et des Gloria ne dure pas toujours et tandis que le jeune prêtre recevait sa première nomination de vicaire dans une petite paroisse rurale du département, le cadet rebelle et rétif annonçait crânement son intention ferme de regagner la vie civile et d'échapper ainsi à la cléricature : coup de tonnerre dans le ciel serein des familles Deschaux-Le Bréviaire réunies. Le conseil de famille eut beau lui faire la leçon, le sermonner tant et plus, rien n'y fit. Le jeune homme arborait narquoisement son insoumission et savourait la déconfiture des générations vieillissantes au pouvoir déclinant qu'il avait provoquée. Dans les mois qui suivirent, il régna une atmosphère délétère dont souffrit particulièrement p'tit Ja, très sensible aux tendances dépressives de sa maman et au zizanies dans le couple, lui qui était souvent le seul enfant à la maison.

André se débrouilla pour trouver rapidement un emploi et déguerpir du foyer où on lui faisait sentir tous les jours la perfidie de sa trahison et son infériorité à tous points de vue vis-à-vis de son irréprochable aîné. Il entra par la petite porte dans une banque d'affaires locale où il sut habilement se faire apprécier et reconnaître grâce à son esprit d'entreprise. Il intrigua tant et si bien qu'il séduisit non seulement son patron mais encore la fille unique de celui-ci, une certaine Marjolaine, ma foi assez jolie. Julien ne décoléra point pendant six mois contre son sang retourné contre lui-même en quelque sorte. Il ne voulut pas qu'on lui présentât la future, tout en reconnaissant en toute mauvaise foi que c'était vraiment un bon parti. En secret cependant, il était déjà fier de voir son cadet devenir banquier, une sacrée promotion sociale mais incapable néanmoins de rivaliser avec une destinée sacerdotale : la prêtrise, prélude pourquoi pas à l'épiscopat et plus si affinité divine.

Les fiancés se marièrent l'année suivante en l'église Sainte-Croix du centre-ville de Valdeloire. L'abbé Pierre Deschaux fut l'officiant principal du mariage fastueux concélébré par plusieurs prélats originaires de grandes familles de la cité les de Ci, les de Là... dont certains étaient proches des cercles royalistes fréquentés par Auguste, le parrain du marié. Tout le jour, qui leur sembla une éternité, les Deschaux et les Le Bréviaire, qui s'étaient pourtant mis sur leur trente-et-un, se sentirent dans leur petits souliers, comme dit l'expression populaire, tant était grande la dénivellation sociale par rapport aux beaux-parents Desormeaux, financiers des grandes conserveries de la région.

Le jeune couple, à la satisfaction générale, enfanta rapidement un héritier mâle, un Jean-Donatien Deschaux-Desormeaux qui succéderait dignement un jour à ses ancêtres de grand renom. André, que personne n'aurait plus osé surnommé Dédé, délaissa facilement le culte de Yahweh pour celui du veau d'or, en l’occurrence de l'argent qui fait des petits et pratiqua un catholicisme ostentatoire à la façon bourgeoise de sa belle-famille, sans en souffrir d'aucune manière.

Julien adorait son petit-fils qu'il n'avait pourtant aucunement souhaité mais que le Dieu biblique entouré de grands mystères avait consenti à lui accorder et ce d'autant qu'il lui restait un enfant à sacrifier pour ses autels, le p'tit Ja qui récitait si bien tous ses Pater noster et ses Ave Maria et savait répondre en latin au Dominus vobis cum du curé Lemoine dans le chœur de l'église devant tous les paroissiens du quartier. Tous les espoirs étaient encore permis de satisfaire suffisamment le Moloch des chrétiens ou en tout cas d'éviter son courroux .

Sous la pression parentale et paroissiale, Jacques, dès ses onze ans, fit naturellement son entrée au petit-séminaire d'Enguerrande comme ses frères. Plus d'un soir il passa des heures à pleurer avant de s'endormir dans la solitude collective d'un long dortoir mal chauffé. Ne se devait-il pas d'avoir la vocation qu'on lui assurait qu'il avait ? Comment ne pas croire à cet âge tendre les adultes qui semblent si résolus? Le doute serait un péché, mortel qui plus est, et qui ne pourrait que vous mener en enfer après la mort. Cet enfer, c'était comme s'il le visitait chaque nuit dans ses cauchemars avec ses diables cornus munis de leurs tridents poursuivant les malheureux damnés pour asperger leurs cicatrices d'huile bouillante. Les tourments, on appelait cela... Enguerrande possédait l'agrément d'un monastère de granit battu par les vents de l'Océan, avec une cour intérieure en forme de cloître.

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Levé à six heures chaque matin que Dieu fait, on avait un quart d'heure pour se débarbouiller à l'eau froide d'un lavabo commun à dix robinets et faire son lit au carré après s'être habillé sans traîner, à cause de la température flagellante. Ensuite on gagnait la chapelle pour assister à la messe

quotidienne : à genoux, debout, assis, debout... Agnus dei qui tollit peccata mundi... Ite missa est : à jeun pour avoir le droit de communier, on le restait pendant une première heure d'étude qui

précédait le petit déjeuner dans un réfectoire chauffé par un mauvais poêle à bois et où trottinaient deux vieilles bonnes-sœurs avec leur chariot de grosses tartines et de café au lait.

Dans cette atmosphère spéciale, l'enfant pouvait bien avoir des visions d'anges ou de saints flottants, et réconfortant, dans l'air pour dissiper les vapeurs nocturnes de la géhenne.

À cette époque-là la vie de pensionnaire était rythmée par les coupures des vacances de Noël et de Pâques et, tous les mois et demi, par une possible visite parentale. Jacques qui avait toujours un bon bulletin scolaire pouvait voir père et mère le dimanche après-midi, après les vêpres, vers 14 heures 30 et jusqu' à l'étude du soir à 17 heures, avant les complies. Une promenade dans la bourgade d'Enguerrande remplirait ce temps libre, si court que parfois le garçon aurait préféré qu'il n'existât point, tant au fond il ressemblait à une épreuve pour mériter qui sait son salut, éternel, lui. Les semaines ordinaires , en sus du dimanche avec la messe chantée au cœur de la matinée s'ajoutant à l'inéluctable messe basse de tous les matins, étaient aussi scandées par la coupure du jeudi avec la promenade en rangs, deux par deux, sur les chemins du marais salant qui séparait l'établissement des rivages de la mer. Pèlerines sur les dos et galoches aux pieds, les petits-séminaristes sous la houlette d'un grand-séminariste faisant fonction de surveillant pouvaient compter les meules de sel iodé qu'on jette à poignées dans la soupe. Les passants n'éprouvaient aucune surprise face à ces défilés si ordinaires et rassurants. L'autre événement hebdomadaire marquant était la séance de direction de conscience dans la chambre du curé-professeur que chaque élève avait dû choisir en début d'année. Outre la confession proprement dite où l'enfant était particulièrement cuisiné sur ses « mauvaises pensées » qu'il cachait forcément mais dont l'intéressé, Jacques en la circonstance, ne savait pas clairement ce que ça signifiait. Il suivait, comme il l'avait toujours fait dans le

confessionnal paroissial, une liste type de péchés tels mensonge, gourmandise etc. Cette séance d'aveux un peu extirpés était suivie nécessairement d'une leçon de morale chrétienne ou de théologie mise à la portée des enfants et adolescents destinés à l'abstinence sexuelle à perpétuité. Bon nombre de ses maîtres avaient enseigné le latin, l'anglais puis le grec à ses deux frères et si on lui vantait à lui aussi les mérites de l'aîné, on le mettait en garde contre les frasques du

deuxième . Certaines religieuses, cuisinières voire infirmière se souvenaient encore de Pierre Deschaux ou d'André le jeune farceur... De cours en cours et de prières en prières, chapelets et rosaires, l'appelé de Dieu devait avancer vaillamment, tel Jésus sur le chemin de la Croix, station après station, imité par les fidèles lors des cérémonies du Vendredi Saint quand toutes les statues de l'église étaient camouflées sous des voiles violets de triste augure. Réchauffée par le soleil

traversant les vitraux, quand les nuages apportés par l'océan voulaient bien s'éclipser, la ferveur mystique du plus jeune des appelés Deschaux continua de croître et embellir pendant quatre ans. Pendant ce temps-là, le nouveau vicaire rural prenait ses marques dans l'exercice de ses

fonctions : les jours ouvrables, il était le vicaire-instituteur qui apprenait à lire et à compter aux enfants des paysans très catholiques dont il animait les activité sportives et culturelles les jeudis sauf pendant les périodes de travaux des champs. Le dimanche, en alternance avec le vieux curé, il officiait, montait en chaire où sa belle voix et ses talents d'orateur séduisirent vite les paroissiennes. Sa vie était bien remplie et pendant longtemps il n'y eut place pour aucun doute sur son choix sacerdotal.

Le banquier, quant à lui, était de plus en plus financier et intégré à la bonne bourgeoisie locale, ce qui ne laissait guère de place aux réflexions métaphysiques assimilables à une pure perte du temps qui est de l'argent. D'autres héritiers vinrent assurer la pérennité de sa succession et il laissait volontiers à ses frangins, comme il aurait dit dans sa jeunesse populaire aujourd'hui bien oubliée, d'accomplir le vœux, jamais vraiment énoncé par personne, de sacrifice des fils au Tout Puissant pour ses grâces.

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Mais lorsque l'adolescent Jacques, qui détestait désormais son sobriquet de p'tit Ja, atteint la classe de troisième et l'âge du premier diplôme académique, le BEPC, il fit éclater un gros orage sous le ciel familial si serein et confiant dans l'accomplissement de la volonté divine sur cette terre. En effet, le petit séminariste dans la peau d'un jeune homme, après en avoir parlé avec son directeur de conscience, le père Guizneuf, annonça effrontément aux parents, en la présence de son frère et de son épouse Marjolaine, qu'il voulait abandonner le séminaire et la carrière ecclésiastique du même coup. Sa volonté de libération juvénile provoqua un tollé général : comment osait-il affirmer à son âge qu'il savait clairement ce qu'il voulait et qu'il avait perdu la vocation? C'était insensé. On allait lui remettre de l'ordre dans les idées. On, cela signifiait : les professeurs et le supérieur

d'Enguerrande, le clergé unanime de la paroisse Sainte-Anne, la bonne grand-mère de Jésus, ses frères, ses parents qui faisaient tant de sacrifices pour le maintenir aux études, malgré les aides du diocèse, et les grands-parents et les oncles et les tantes, les Deschaux comme les Le Bréviaire mais surtout les Le Bréviaire.

Tant et si bien on lui fit la leçon, tant et si violemment on lui signifia qu'il n'avait point le choix, qu'il fit sa rentrée en seconde et en septembre au cloître enguerrandais. Le lecteur peut librement imaginer l'état d'esprit du lycéen interné : « soit, affirmait Jacques devant ses collègues

séminaristes, je continuerai mes études dans ce bahut jusqu'au bachot puisqu'on m'y contrait, mais après je reprends ma liberté, vous pouvez me croire ! Et vive la fuite ! comme il était écrit dans les toutes nouvelles douches installées pendant l'été dans l'établissement, modernisme oblige. Oui ! l'Église se devait d'être de son temps pour attirer les hommes de bonne volonté sur la voix ardue de leur rédemption.

La société à l'entour évoluant à grand pas en ces temps dits des Trente Glorieuses, le régime disciplinaire des pensionnaires se libéralisa: d'abord les sorties dominicales furent autorisées de 10 heures 30, après la grand-messe, jusqu'à 18 heures, l'heure du concert à la télévision qui avait fait une discrète entrée surveillée et culturelle dans les murs du « couvent ». Puis la révolte grondant parmi les troupes adolescentes, la direction dû lâcher encore du lest et l'on pu partir en famille du samedi soir, après les cours, jusqu'aux complies du dimanche, une véritable révolution qui ne plaisait pas à tous les curés sauf les plus jeunes, tel l'abbé Robin, une sorte de dandy qui enseignait le chant et la musique avec un fort charisme et dont l'orthodoxie n'était guère avérée... Les chanteurs Yé-yé et le twist and twist franchirent aussi sans peine l'enceinte de moins en moins protectrice du séminaire. Jacques avait-il senti le vent de l'Histoire tourner ? En tout cas son évolution personnelle était raccord avec celle de l'époque. Et cela ne pourrait que faciliter la mise en œuvre de son projet d'émancipation par rapport aux clercs et aux plus bigots de sa tribu, dussent Julien et Thérèse en souffrir dans leur foi comme dans leur amour-propre et vis-à-vis du qu'en-dira-t-on dans le

voisinage et les associations catholiques paroissiales comme l'Action catholique des indépendants (ACI) dont ils faisaient partie tout naturellement.

En épargnant sur son salaire puis en vendant le fond de commerce de sa femme avant que sa rentabilité ne déclinât parce que les ménages de la classe moyenne s'étaient tous doté de lave-linge dans leur maison ou appartement, après le réfrigérateur et juste avant la télévision, Julien avait pu créer son propre magasin de meubles au centre de Valdeloire. Grâce à son flair de commerçant dans l'âme, après une longue prospection des lieux avec Thérèse et parfois Jacques, il avait déniché un local approprié dans la petite rue passante des Lavandières. Il embaucherait plusieurs employés pour vendre et livrer la marchandise et sa femme l'aiderait à tenir la boutique qui aurait désormais pignon sur rue : Les meubles Deschaux, comme raison sociale ! Ainsi, malgré l'emprunt à

rembourser à la banque, la situation financière de la famille s'était nettement améliorée.

Malgré sa forte déception, et même s'il reçut assez froidement la nouvelle, Julien accepta que son fils ne rentre pas au grand-séminaire une fois son bac en poche. Il avait respecté son contrat de rester à Enguerrande pour finir ses études secondaires. Bon perdants quand même les parents de Jacques respecteraient son choix. Ils lui paieraient les études supérieures qu'il voulait entreprendre. Et lorsqu'il décréta qu'après avoir hésité entre l'histoire et la philosophie, il préférait cette dernière

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discipline, ils s'inclinèrent sans réserves même si ce mot de « philosophie » leur était totalement étranger voire incompréhensible. L'histoire encore ça parlait à Thérèse car toute son enfance avait été bercée par les récits de l'histoire des rois et reines de France que son papa Auguste connaissait intégralement et dont il pouvait réciter la liste par cœur mais la philo... mon Dieu !

Entérinant le choix intellectuel de son fils, Julien ne pressentait-il pas qu'il ne pourrait jamais léguer son entreprise à sa descendance ? L'été fut pluvieux et les affaires bien calmes, les recettes maussades, si l'on peu dire.

En propédeutique, puis en première année de licence, la foi de l'ex-séminariste évolua : de la croyance sans faille au Dieu de la révélation, il passa à celle plus élaborée des philosophes : Gilson et son thomisme moderne, Bergson, le juif converti au christianisme, Kierkegaard et son

protestantisme danois... Enfin, il découvrit Jean-Paul Sartre et son existentialisme athée, Nietzsche annonçant que Dieu était mort etc. P'tit Ja volerait de ses propres ailes, loin des superstitions héritées. Un jour il serait professeur de philo dans un lycée public, il prendrait sa carte au PCF et ferait des cours sur Marx et Engels. Anticlérical et « bouffeur de curés » il deviendrait fatalement, en baignant dans cette nouvelle atmosphère idéologique. Thérèse pourrait pleurer en secret sur la perdition de son petit, prier deux fois plus à l'église ou mettre encore davantage de cierges au pieds de la statue de Saint Thérèse, aucun miracle ne se produirait. Dans ses vieux jours, Julien de plus en plus bigot, pourrait bien exploser devant son dernier fils en lui lançant qu'à l'article de la mort, comme tout le monde, il reviendrait à la foi de ses ancêtres, ce serait pisser dans un violon. Le professeur Deschaux du lycée Voltaire n'en démordrait point de la supériorité de son incroyance fondée en raison. On ne reviendrait jamais des Lumières du grand dix-huitième siècle aux cierges du temps de l'inquisition.

L'abbé Deschaux fut nommé dans une plus grosse paroisse rurale avec plusieurs vicaires puis dans une fonction d'animateur de l'action catholique rurale auprès de Monseigneur l'évêque. La famille se rengorgea auprès des amis, des voisins, il s'approchait, le fiston, du grade épiscopal, c'était certain à présent. Un petit évêché, d'abord dans un désert rural sans doute, puis sous la protection

bienveillante d'un nouveau pape qui sait … Mais la vie n'étant pas un long fleuve tranquille et l'esprit du Malin soufflant par moment plus fort sur la terre que celui du Saint-Esprit, le dogme rigide de l'infaillibilité pontificale et la lourdeur bureaucratique de l'institution romaine épuisèrent la vocation authentique du curé Deschaux. Il se mit à douter de la mission qu'on lui avait confiée et à penser qu'elle ne collait pas avec l'attente des ouailles auxquelles il prêchait une doctrine de moins en moins crédible et adoptée au temps contemporain. Comme cela avait été le cas au beau milieu de ses études au grand-séminaire de Valdeloire, il se mit à douter et redouter de vivre dans l'insincérité et le mensonge en permanence jusqu'à la fin de ce qui ne serait qu'une carrière comme dans le civil, un curriculum vitae de banquier par exemple tel celui d'André dont l'amorale réussite le stupéfiait. Il décida de prendre du recul. Il obtint de sa hiérarchie de se retirer pour un an dans une abbaye cistercienne de la région.

Au terme de sa réclusion méditative, il revint vers la vie active en prévenant les hautes autorités de la confession catholique qu'il renonçait à la prêtrise et donc allait se défroquer, quitter la soutane et le clergé pour réintégrer l'existence ordinaire, celle d'un simple fidèle sans aucun privilège de sacralisation. Le choc en retour fut brutal. Sa hiérarchie le condamna à la relégation, à l'exclusion et à la damnation éternelle. Il perdit aussitôt l'estime et la fréquentation de ses pairs de l'Église et se vit rejeté par sa famille, à l'exception de son frère « rouge » plutôt enchanté de la tournure des

événements qui semblaient lui donner raison.

Pierre cessa, par la force des condamnations et le dégoût de l'hypocrisie cléricale, toute pratique religieuse mais sans renier, au fond du cœur, la foi de son baptême et la nécessité de croire en un principe divin transcendant la nature humaine.

Julien et Thérèse, toute honte bue et le temps passant, acceptèrent de revoir à l'occasion et en catimini celui qui ne finirait jamais sur le trône de Saint Pierre de Rome. Que s'étaient-ils jurés devant le Saint Sacrement au moment de leur mariage ? Seul l'Éternel, le Tout-Puissant qui avait

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