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La vieille dame assassinée, Aureilhan65

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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I

Les confessions de Johann LARDIGUIERES.

Avant de t’avouer ce qui doit l’être, et que tu attends avec impatience, je le sais, il faut que je te parle de mon père. Tu ne comprendrais pas cette histoire si je ne le présentais pas tel que je le perçus, moi, pendant la quasi totalité de mon existence.

Tout d'abord, mon père souffrit toute sa vie d'avoir été abandonné à sa naissance. C’est un lieu presque commun ! Parce que c’est, d'une façon assez générale, le lot de tous ceux qui ont commencé leur existence ainsi ! Cet abandon entraîna pour lui des conséquences à la fois fondatrices et funestes. Elle le relégua, pour les raisons que tu comprendras sans peine à la lecture de ces feuillets, au rang des parias. Il se sentait repoussé au delà même des bâtards. Il était le champi de George SAND. Tu pourrais me demander en quoi le champi est pire que le bâtard et une réponse imbécile consisterait à dire que le bâtard conserve un parent quand le champi n’en a plus. Mon père plaçait le différence ailleurs. Il répétait que le mot champi désignait des bébés qui étaient abandonnés dans des champs, à la merci des prédateurs nocturnes. Je ne sais si la chose est avérée. Je ne l’ai lue nulle part. Mais mon père était convaincu du bien fondé de cette précision. Pour lui, le bâtard, pouvait vivre, le champi était voué à mourir. Même si, pour son malheur, il ne mourrait pas toujours.

Ces deux mots, bâtard et champi, sont laids. Ils sont laids, cruels et injustes. Peu importe, au fond, qu'ils ne soient jamais prononcés que par les imbéciles : ils existent. Ils existent pour désigner des gens innocents qui portent toute leur vie le poids de la faute que d'autres ont commise. En quoi mon père était-il responsable si un homme et une femme avaient oublié les devoirs auxquels ils s'astreignaient en lui donnant la vie ? Eux avaient fui les conséquences de leur acte. Eux s'étaient sournoisement débarrassés de lui au premier orphelinat religieux venu sans se préoccuper de ce que serait son sort dans ces maisons fatalement lugubres ! Eux ne l'avaient pas choyé ou dorloté. Eux s'étaient désintéressés de lui construire un avenir. Eux ne l'avaient pas veillé quand la fièvre le terrassait et que les cauchemars tourmentaient ses nuits de petit garçon. Eux l'avaient … Eux ne l'avaient pas … Eux … Eux … Eux étaient coupables. Pas lui... Il n'avait rien demandé, lui ! Pourtant c'est sur lui que retombait la faute. C'est lui que l'on traitait de bâtard ou pire encore de champi.

Ensuite, mon père ne fut jamais adopté par personne. D'autres, nés comme lui, c'est à dire porteurs à ses yeux de la même tare infamante, avaient été choisis par des parents de substitution. Pas lui. Pourquoi ? Il ne le savait pas. S'il l'avait été, sa vie en eut peut être été changée. Peut-être … Mais voilà ... Il racontait qu’il avait maintes fois défilé devant des couples, parmi d'autres enfants. Il avait vu partir sans jamais les revoir des compagnons d'infortune mais lui était resté … Pourquoi ? Pourquoi pas lui ? Il ne parvenait pas à concevoir l'amorce d'une réponse à cette question.

Les deux reniements à son endroit se conjuguèrent, s'amplifièrent exponentiellement même. Personne n'avait voulu de lui. Ni ses parents biologiques, ni des parents de substitution ! Ce furent les piliers sur lesquelles reposèrent entièrement et exclusivement son existence

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Une ultime offense à son innocence le rendait hystérique. Il avait été affublé lors de sa découverte du nom d'Adolphe SAINT-TRUC et avait été déclaré ainsi à l'état-civil ! Plusieurs fois, lorsque l'alcool dissolvait la retenue draconienne à laquelle il s'astreignait en temps normal, il fulminait, m'interpellant avec une violence verbale qu'il réservait d'ordinaire à ma mère

- « Tu te rends compte de ce qu’ils ont fait, ces enculés … Je n'étais qu'un bébé … je n'avais pas encore commencé à les faire chier … Je mangeais, je dormais ! Je devais bien pleurer, certes, mais pas plus que les autres ! Malgré cela, un abruti a trouvé amusant de me donner ce nom là. Saint-truc ! Adolphe qui plus est ! Ce devait être un idolâtre de l'autre taré autrichien qui sévissait en Teutonie à l’époque ... Déjà, le seul Saint me hérisse !! Il aurait pu me nommer LOUIS ou ROBERT comme il l'a fait pour d'autres. Mais il a fallu qu'il se venge de quelque chose sur un bébé innocent .. C'est pour cela que tu ne portes pas mon nom. Ce n'est pas un nom, c'est une insulte, un outrage !  Le premier d'une fort longue série à laquelle j'ai su vite mettre un terme. Mais à celui-là, je ne peux rien... ! »

Il mentait. Il le savait bien. Il aurait pu changer son nom. Il aurait suffit qu'il engage des formalités administratives. Mais il ne le voulait pas. Pas encore. Il ne voulait porter que le nom qui lui revenait de droit, le nom de ceux qui l'avaient engendré. Pour lui, Adolphe SAINT-TRUC n'était qu'une étape, un nom de passage, d'emprunt, un pseudonyme presque dont il se débarrasserait le moment venu. Il ne voulait porter qu'un seul nom donc, celui de son père ! Le cas échéant, selon les contours qu’aurait pris son histoire, celui de sa mère aurait fait l'affaire. Comme pour moi. Mais pas celui qu'il portait ! Surtout pas.

Ses premiers pas dans la vie constituèrent, tu le vois, la ciguë qui empoisonna son âme à jamais. La suite ne lui fut guère plus souriante !

Il avait bu le calice de ces temps et de ces origines-là, jusqu'à la lie. Les gens qui avaient pallié la carence parentale et l'avaient éduqué tout du long de son enfance, ne devaient pas briller par leur intelligence ! Ou peut-être que mon père, plus révolté que la masse des autres, leur rendait-il la tâche un peu plus compliquée ? Qu’importe … Ils lui ressassaient sans relâche qu'il était le péché. Il était le champi, le paria, le sans racine, le mauvais exemple venu de nulle part, des ténèbres peut-être ! Il était le fruit véreux conçu certainement sous l'empire du malin dans le seul dessein de corrompre les âmes les plus pures ! C'était ce qui lui avait été rabâché depuis toujours, depuis l'instant même où il avait été en mesure de comprendre les rudiments du langage. Peut-être avant, même ...

D'abord, il n'avait pas compris. Ou plus exactement, il avait subi, sans pouvoir discerner les contours de l'implacable réalité que ces gens lui opposaient. Il se demandait bien pourquoi ces fautes lui étaient reprochées à lui puisqu'il ne les avait pas commises ! Il ne parvenait pas à admettre qu'il ait quelque chose à voir dans cette mauvaise action. Mais comme ce « péché » lui était jeté à la figure par tous ces gens qui détenaient la Vérité, il se résignait à l'accepter. Il était le coupable ! C'était Sa Faute à lui ... Comment aurait-il pu en être autrement puisque les gens dotés de capacités intellectuelles supérieures aux siennes, le lui martelaient sans cesse ?

Il avait regimbé à partir du moment où il avait perçu que le discours des adultes présentait une géométrie étrangement variable ; quand ses précepteurs aux âmes prétendument élevées qui lui tenaient ces raisonnements culpabilisants et professaient un dogme dégoulinant de perfection devant l'assemblée des dimanches, lui susurraient à l'oreille des mots d'un gris plutôt très foncé dans des circonstances plus intimes, plus propices à certains rapprochements, véritablement démoniaques ceux-là !

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Lorsqu'il avait eu l'âge de comprendre le catéchisme que les pères lui enseignaient malgré tout, croyant peut-être sauver une âme qui ne voulait pas même entendre parler de son existence, il leur avait exposé une thèse osée. Une thèse d'garde même ! Un thèse si ouvertement avant-gardiste qu'il n'avait pas eu le loisir de la mener à son terme. Il en avait été violemment empêché ! Devant un parterre choisi, il s'était adressé au Seigneur en personne, l'interpellant dans des formes peu coutumières, très familières disons les choses, au moyen de questions simples, voire simplistes, pour tourner en dérision à peu près tout le socle de croyances absurdes que les pères tentaient d'imprimer dans son cerveau d'enfant. Il était parti de la création, d'Adam et d'Eve, du péché prétendument originel, qu’il avait opposé au « Croissez et Multipliez » que Yahvé avait ordonné à Noé et à ses fils ! Comment croître et se multiplier si l’on ne commettait pas LE péché ? Dieu savait-il vraiment ce qu’il voulait ? Il souriait encore au bout de toutes ces années devant les mines stupéfaites de son auditoire à cet instant précis. Il avait été arrêté quand il avait exprimé ses sarcasmes quant à la virginité de Marie … Arrêté plutôt durement … Il avait pourtant en réserve des questions véritablement existentielles, celles-là ; des questions qui avaient trait au goût immodéré que les hommes, créatures façonnées à l'image de Dieu, manifestaient pour le mensonge, la duplicité, la guerre, le pillage, le viol … Il regrettait, longtemps après, de n'avoir pu glisser, faute de temps, une allusion à Sodome-et-Gomorrhe dans sa courte péroraison. Bien ciblée ce soir-là, elle aurait gagné en perfidie, donc en subtilité !

Ces judicieuses remarques l'avaient classé définitivement dans le clan des blasphémateurs, des irréductibles, des maudits à jamais. En un mot honni de son public d'un soir : des athées.

Il avait assumé les conséquences inéluctables de cette lumineuse théorie. Les adultes qui avaient son éducation en charge le prirent en grippe et le traitèrent dès lors, comme un étron. Mon père ne comprenait pas pourquoi. Il avait dit la vérité... Il avait posé des questions et n'avait reçu aucune réponse. Ni de Dieu, ni des curés. Seulement des coups et des imprécations. Et puis, il était un enfant. Pas un étron. Les étrons, dans le référentiel des valeurs qu'il s'était lui même forgé, c'étaient sa mère qui l'avait abandonné lâchement et son père qui, supposait-il, avait joui du corps de sa mère et qui n'avait pas su ou voulu assumer les conséquences de sa jouissance. Il ne pouvait pas être l'étron. Encore une fois, ce mot ne s'appliquait pas à lui. Pourtant …. c'est bien de cette abominable insulte que beaucoup le désignaient avec sérieux. Pas seulement dans le simple but de le blesser mais avec la conviction que leur donnait leur supposée bonne conscience, leur foi avec un f minuscule, la foi de ceux qui ne comprennent rien à rien mais qui se permettent de juger de tout.

Durant toute mon existence, du moins celle que je passai sous sa tutelle, mon père me répéta qu'il haïssait ses parents. Il enfonça ce clou-là encore et encore et encore dans mon cœur et dans mon esprit. Il leur reprochait tout ... tout ... absolument tout et surtout une enfance gâchée, une enfance exempte de tendresse, d'amour, de petits soins attentifs. Son enfance à lui avait été ponctuée de brimades, de privations, de coups. D'humiliations. D’infamies même. Des pires qu'un enfant sans défense puisse endurer sans avoir, jamais, l'espoir d'un recours... Il aurait pu ; il aurait dû, reprocher ces actes odieux, à ceux qui les avaient commis. Pourtant, il avait transféré une grande partie de cette haine légitime, sur ses parents. Si ces choses abominables s’étaient produites, c’était à cause d’eux. Et d’eux seuls …

Il leur reprochait tout, et jusqu'aux traits de son caractère. Il se savait intransigeant et féroce. Et violent aussi. Violent jusqu’à la cruauté.

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exprimé en sa présence des convictions religieuses. Il ne supportait pas la gent religieuse. Il ne supportait pas tous ceux qui cherchaient à imposer une façon de vivre contraignante à leurs semblables au nom de principes qui relevaient, selon lui, de la psychiatrie. Seulement de la psychiatrie. Il avait étudié d’autres religions pour déterminer s'il existait, ailleurs, un recours plus satisfaisant aux incertitudes de la vie et de la mort qui le taraudaient alors. Partout, sous des oripeaux différentes, il avait retrouvé les mêmes travers, les mêmes ambitions tyranniques, les mêmes errements et des accommodements identiques … Les religions, pour lui, n'étaient pas amour mais terreur, pas fraternité mais sectarisme et égoïsme, pas compassion mais corruption, pas liberté mais asservissement, pas épanouissement mais au contraire flétrissement et renoncement de soi et tout cela pour assouvir les fins despotiques d’un petit nombre, fins qui ne lui échappaient pas, à lui. Il décréta donc, très jeune, qu'il vivrait comme il l'entendrait et qu'il n'aurait de comptes à rendre qu'à Dieu. Mais certainement pas aux hommes. Et Dieu aussi, s'il existait, aurait des comptes à lui rendre ! Ça marchait dans les deux sens. Pas dans un seul !

Autant dire que cette manière de penser lui valut des reproches véhéments et, parfois, des menaces sévères qu'il affrontait avec une haine que la bêtise de ses interlocuteurs décuplait. Il détestait tous les religieux. Qu'ils fussent ecclésiastiques tenant d’une orthodoxie intransigeante ou bien tièdes bigots, plus superstitieux que croyants, il les détestait tous profondément. Pour entretenir sa haine, la raviver quand, parfois, elle s'estompait dans le ronronnement de la vie quotidienne, il se forçait à se remémorer les dimanches sans fin de novembre et de décembre qu'il avait passés, chacune des années de son enfance, à plier des papillotes en chocolat dans des papiers brillants. Il revivait ces minutes terrifiantes aux cours desquelles les curés recomptaient les papillotes, vérifiaient scrupuleusement que chaque enfant avait rendu autant de friandises emmaillotées qu'il avait reçu de bonbons et de papiers. Mon père mettait un point d'honneur, chacun de ces dimanches-là, à manger au moins une friandise et à déchirer en minuscules confettis l'une de ces feuilles si chamarrées. Il mettait un point d'honneur à finir cette soirée au cachot de l'orphelinat. Pour ne pas abdiquer sa dignité d'enfant humain. Pour se convaincre que ce n'était pas du diable dont il fallait délivrer le monde, mais bien des hommes d'église qui, seuls, pouvaient commettre des actions d'une telle cruauté. Il acceptait, au nom de cette dignité d'enfant, d'être humilié devant la masse, devant le troupeau bêlant. Il ne voulait pas bêler, lui. Pas ces dimanches-là. Pas pour ces bonbons-là, pas pour ces friandises destinées à des enfants chanceux. Des vrais enfants … Pas des handicapés de la famille comme lui.

Ce n'était pas la pire des choses qu'il avait vécue, loin s'en fallait, mais celle-là avait marqué à jamais sa vie d'enfant par son absolue méchanceté. Elle était, sans doute, la première offense grave dont il avait gardé le souvenir. Il récitait, longtemps après être sorti de l'institution, un notre père de son cru … « Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre nous des curés... » ; puis il ajoutait invariablement à l'adresse de ce Dieu auquel il refusait de croire, pour que ce message qu'il n'adressait qu'à moi, en fin de compte, soit bien clair « de ces fumiers de curés... »

Dans ce de mot curé, il englobait tous les bigots mais il ciblait en particulier, tous ceux qui profitaient de cette main d’œuvre docile et gratuite des orphelinats, qui se paraient de vertus prétendument charitables ou éducatives, alors qu'ils n'avaient que des desseins bassement mercantiles et totalement hypocrites. Il plaçait tout ça dans un sac unique fait de haine froide. Mais ses sentiments envers ses parents, étaient d'une autre essence. Oui, il y avait de la haine ! Mais pas seulement. Ces dimanches noirs, ces humiliations publiques, ces souffrances et ces terreurs, ces révoltes désespérées qu'il savait inutiles et perdues d'avance, il avait décrété unilatéralement qu'il les devait en entier à ses géniteurs. Seulement à eux. Et eux rembourseraient tout ! Jusqu’à la

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dernière humiliation !

J'ai cru ça, moi aussi … Je sais qu'il était sincère quand il me parlait… J'y ai cru jusqu'à ce que je découvre que la chose était infiniment plus compliquée qu’il ne la décrivait, qu’il ne la concevait, même.

Il avait exercé sa férocité sur à peu près tous les sujets qu'il devinait faibles, mais s'était vraiment défoulé sur sa femme, ma mère. Il avait pris la première venue qui avait voulu de lui ; avait eu d'elle un enfant, non pas pour se projeter dans l'avenir, comme tout un chacun, non pas parce qu'il aimait les enfants ; il les détestait d'ailleurs depuis qu'au pensionnat il avait subi leur cruauté avant de l'exercer à son tour sur des plus fragiles, mais pour que sa vengeance s'exerçât. Mon père ne m'aimait pas parce que j'étais son fils, mais parce que j'allais poursuivre une tâche, une mission dont il mesurait depuis toujours la difficulté et doutait, parfois, de connaître le terme. Étrangement, il ne me permit jamais de le tutoyer comme le faisaient les autres enfants avec leurs parents. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir jamais appelé Papa. Je n'étais pas son enfant. Je n'étais pas un enfant d'ailleurs. J'étais un adulte, celui qui reprendrait le flambeau de sa juste colère si les nécessités de la vie l'imposaient.

Il avait réduit ma mère à la démence après ma naissance, l'avait conduite à l'enfermement définitif dans un asile. Paradoxalement, elle l'aimait de toutes ses forces. Elle avait cru déceler en lui, quelque chose d'humain sous une armure, que dis-je, un blindage inouï de cruauté. Elle ne comprit jamais qu'il n'y avait pas d'humanité en cet homme, que cette qualité était morte dans les tourments immondes qui lui avaient été imposés jadis. Ma mère ne pouvait pas se douter que, volontairement, il lui avait laissé entrevoir une faille qui n'existait pas, pour pouvoir la réduire avec la plus grande brutalité qui soit. Il ne voulait pas s'embarrasser d'un poids superflu. Il avait besoin d'un être comme moi, d'un esprit qu'il comptait modeler à sa guise pour poursuivre la tâche qu'il s'était assignée. Pas d'une personne comme elle. Pas de quelqu'un qui pourrait essayer de le détourner de la vengeance. Ce mot vengeance.... c'était beaucoup plus que des lettres noires sur un papier blanc. Ce mot représentait cette planche de salut qui avait permis qu'il survive dans l'univers glauque des orphelinats de l’époque.

Alors, à force de machiavélisme, de maîtresses sans consistance aucune, de sorties nocturnes, de faux départs et de vrais retours, de caresses calculées et de raclées frénétiques ; alors, à force de lui dire ce qu'elle avait envie d'entendre et d'agir comme elle redoutait qu'il le fît, à force de semer méticuleusement la terreur dans la vie de cette pauvre femme, il avait fini par lui retirer son discernement.

Il ne l'abandonna pas, cependant. Elle avait été internée au soir d'une scène apocalyptique dont le souvenir, même encore aujourd’hui me glace le sang. Il allait la voir très régulièrement. Longtemps, je m'interrogeai sur les raisons de ces visites. Longtemps, je crus qu'il y sacrifiait parce qu'il avait rayé le mot abandon et tout ce qu'il recouvrait, tout ce qu'il signifiait pour lui, de son vocabulaire. A cause de son enfance, de son histoire.

Je suis convaincu aujourd'hui que son calcul était plus simple. Il agissait ainsi pour la maintenir dans cet état de démence dont il avait besoin pour l'éloigner de moi, pour la tenir à distance de notre but commun. Des fois que les médecins parviennent à la guérir !

Il n'y avait pas de place pour une épouse, dans cette histoire et moins encore pour une mère, ou plus exactement pour une autre mère que la sienne. Père ne voulait pas s'embarrasser de quelqu'un qui lui demanderait d'autres enfants. Et puis pourquoi pas une maison en banlieue, un

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chien et des vacances au camping …. Tant qu'on y était ??? Père ne voulait personne d'autre que lui et un autre lui.

Père passa sa vie à rechercher ses parents. Rien d'autre ne suscita son intérêt. Il avait commencé par sa mère, non pas par un quelconque sexisme imbécile, mais simplement parce qu'il n'imaginait pas qu'un père puisse voler son enfant à une femme pour le dissoudre ensuite dans le néant sans qu'elle ne réagisse. Sa mère, a minima, avait consenti à l‘abandon. Il pensait, avec logique, qu'une grossesse chez une jeune femme ne passait pas inaperçue. Il était moins certain pour son père... Il ne lui cherchait pas des excuses ! Non … Il concevait seulement que son père pouvait ne pas avoir su... Ce serait un point à éclaircir lorsqu'il aurait enfin retrouvé celle qui lui avait donné le jour …

La vie n'intéressait pas Adolphe SAINT-TRUC, mon père ! Si elle l'avait un tant soit peu intéressé, il aurait abandonné ses projets funestes pour la vivre. A fond. Sûrement.

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Chapitre premier

L’Enquêteur de Police1 Eric PRUDENCIEUX était assis à son bureau depuis plusieurs

minutes. L'Inspecteur de Police Donatien DASTIRACQ et le Capitaine Yvan ROMAT, chef du micro-groupe de limiers hors pairs de la brigade criminelle, comme les avait pompeusement baptisés la presse à l’occasion de la conclusion heureuse d’une histoire embrouillée, avaient pris place sur des chaises autour de ce bureau. Donatien DASTIRACQ se balançait comme à son habitude. Il ne savait pas rester sagement posé sur son séant, jambes et bras croisés ! Ce devait être une réminiscence de son jeune temps, sans doute, une séquelle bénigne du prodigieux ennui qui l'avait accompagné tout au long de sa scolarité ... Yvan ROMAT avait appuyé ses avant-bras sur la table vacante, en face d'Eric, sa pipe vide aux lèvres et il jouait avec ses doigts.

Eric releva la tête. Il saisit son paquet de cigarettes dans son tiroir, et entama le rituel quasi religieux qui précédait chacune de ses escapades vers un cancer auquel son tabagisme excessif le condamnait sans recours.

- « Ce n'est pas ce qu'on nous a dit. C'est autre chose. » déclara-t'il.

Il gratta l'allumette, l'approcha lentement du bout de sa cigarette. Il aspira deux goulées d'air non encore vicié avant d'incendier le papier et le tabac dans le silence. Il tira une première bouffée, replaça la boite d'allumettes exactement à l'endroit qu'il lui avait attribué une fois pour toutes, peaufinant presque sans fin son alignement avec le paquet de clopes. Yvan et Donatien l'observaient avec une sorte de fascination. Ils pensaient tous les deux que l'esprit de leur collègue, et ami, était seulement préoccupé par le Trouble Obsessionnel Compulsif qu'il manifestait chaque fois qu'il allumait une cigarette.

- « C'est un assassinat... » reprit Eric sans même faire semblant d'atterrir  « Rien de plus, rien de moins. Penser que cela pourrait être autre chose, comme un meurtre crapuleux par exemple, serait une erreur qui nous ferait perdre un temps précieux..  »

Il marqua une petite pause …

- « Je ne dis pas ça sans raison, vous vous en doutez bien. Je pars de ce que nous avons pu constater d'abord sur place et de ce qu'il est possible d'en déduire sans partir dans des délires grandiloquents. Sur quoi je me base ? Sur les avis médicaux d'abord, sur le moment de l'agression et sur les circonstances probables dans lesquelles elle s'est produite ensuite et enfin, sur ce que je baptiserai, moi, de l’expression de cerise sur le gâteau. »

Eric tira sur sa cigarette.

- « Du côté médical, il y a deux choses qui sont difficilement conciliables et, par le fait inexplicables. D'abord, Clémence présente une fracture des sixième et septième vertèbres

1 C'est ici un grade. Pas une fonction. L'action se déroulant à la toute fin du 20° siècle, ce grade là existait toujours. Lorsque le terme enquêteur désigne la fonction, celui qui enquête au sens large, il n'est pas suivi de la mention de

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cervicales. C'est cette blessure et ses conséquences qui l'ont emportée quelques heures plus tard. C'est la trace bleue que l'on a tous vue sur la nuque avant que les pompiers n'emportent Clémence. Les médecins insistent sur le fait qu'elle résulte d'un coup d'une violence inouïe, rare ou extrême, comme vous voudrez, causé au moyen d'un objet assez large, qui devait être à la fois lourd et plat. Le légiste qui m'a remis le certificat a cru bon de préciser que suite à ce coup Clémence était inconsciente. Pour une fois, il n'a pas hésité. Il n'a pas tergiversé … Il n'a pas dit .. « p't-ête ben qu'oui, p't-ête ben qu' non ... ». Il l'a affirmé sans ambages. Elle était dans le potage juste après avoir reçu le coup ! Point final ! »

Eric frappa du dos de sa main droite, la paume de sa main gauche. Puis il répéta ... « Point final ! » Ensuite, il reprit

- « Donc, elle a forcément chu. Son pied s'est retrouvé coincé entre les barreaux de la rambarde, ce qui l'a empêchée de dévaler jusqu'en bas de l'escalier. Premier point. Il a son importance mais mettons-le de côté pour le moment. Réservons …. comme disent les chefs cuisiniers. Je reviendrai vers lui dans un moment. »

Après une nouvelle et courte pause, il poursuivit

- « Ensuite … et toujours dans la sphère médicale, il y a ce fameux sillon bleuâtre qui entoure la gorge de notre victime et qui remonte sous les oreilles et qui est, pour moi, sans discussion possible, une trace de strangulation. C'est ce point-là qui complique tout… Parce qu'il n'a rien à faire là. Ni dans le cadre d'un accident domestique, ni dans celui d'une agression consécutive à autre chose… un vol par exemple. On est tous d'accord, je pense. »

Il attendit que tout le monde acquiesce puis reprit

- « Le configuration des lieux, l'endroit où nous avons retrouvé Clémence désigne une chronologie et une seule. L'auteur frappe d'abord et étrangle ensuite. Ça marche dans cet ordre, mais pas dans l'autre. Ça ne peut pas marcher s'il essaie d'étrangler la vieille dame dans la montée d'escalier pour la frapper après. Dans la position où on l'a retrouvée. Ça ne marche pas ! Si, au contraire, il la frappe, la laisse tomber, le pied bloqué pour une raison X, dans la rambarde ; là, il peut l'étrangler ensuite. Là, ça marche. Là, c'est plausible. Pour un esprit Cartésien, c'est difficilement compréhensible, je veux bien le concéder, mais dans ce sens là, ça marche et seulement dans celui-là. »

Il porta sa cigarette à ses lèvres, l'index et le majeur qui la tenaient, largement écartés. Il aspira une longe bouffée de cancer puis il compléta son raisonnement

- « Réservons encore …. Nous sommes partis du corps. Élargissons un peu maintenant. L'escalier où les pompiers ont ramassé Clémence nous livre un indice qui a un sens précis pour moi. L'agresseur se fout complètement de la façon dont on va découvrir le corps ! Je veux dire par là qu'il n'essaie pas de tirer parti de la configuration des lieux pour tenter de maquiller son acte. Il lui aurait suffi de libérer le pied et le corps glissait jusqu'en bas. Avec un peu de chance pour lui, personne ne se serait soucié de la chute fortuite d'une vieille dame dans un escalier. Le fait serait passé pour un accident de la vie domestique. Ce qui me trouble, c'est que l'auteur ne cherche pas à transformer

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quoi que ce soit. Ce fait pourrait donner du corps à l'hypothèse du cambriolage qui tourne mal si ...si … s'il n'y avait pas la trace de strangulation. Mais admettez quand même que ce serait un fort étrange cambriolage ! L'auteur n'a, a priori, volé que des médailles militaires sans aucune valeur marchande, des pendouilleries qu'on trouve à vil prix dans tous les commerces de numismates. Aucun des bijoux, aucun des objets de valeur pourtant aisément accessibles et négociables n'a été touché... L'auteur n'a rien fouillé, n'a pas renversé le contenu des armoires sur le sol comme c'est la règle en pareil cas. Ce serait un vol … surprenant pour le moins. »

- « Le ou les auteurs ont peut-être été dérangés … » lâcha le Capitaine ROMAT.

- « J'en ai marre d'entendre cet argument à la con ! » répondit l'enquêteur. « C'est l'argument qui essaie d'expliquer l'inexplicable … un peu comme Dieu explique ce que les hommes ne savent pas ou ne comprennent pas … Ils ont dû être dérangés ! Par qui ? Quand ? Pourquoi ? Pourquoi sont-ils partis sans rien emmener et ne sont-ils pas revenus, ensuite, pour achever leur besogne lorsque le trouble a cessé ? Tu peux répondre à ces questions ? »

- « Non ! »

- « Et ben voilà ! Ils ont pu être dérangés. Ils ont pu ne pas l'être. Il n'y a aucune raison de privilégier l'une des thèses par rapport à l'autre. Moi, je dis qu'ils ne l'ont pas été. Je dis même qu'IL ne l'A pas été... Pour moi, il n'y a qu'un auteur et un seul. Et je dis qu'il n'est pas venu pour voler mais pour tuer ! »

Eric marqua une pause. Il regarda ses deux compères l'un après l'autre. Puis son regard s'arrêta sur Donatien DASTIRACQ. Une lueur ironique s'immisça dans son regard.

- «  Dans la loooongue audition de condoléances de la fille de la victime que moooonsieur Donatien ici-présent a enregistrée, il est noté noir sur blanc que l'agression a eu lieu, grosso modo, entre vingt-et-une et vingt-trois heures. La fille unique de la victime lui a expliqué très en détails, semble-t'il, que Clémence COUSMER, notre victime, enfilait sa tenue de nuit au moment des pubs de la télé, pour ne se coucher qu'après le journal de la trois. Clémence était en chemise de nuit et robe de chambre, mais comme son lit n'était pas défait, on peut raisonnablement penser que les faits se situent dans ce créneau horaire-là. Or Clémence était prudente, voire parano. Elle n'ouvrait à personne pendant la journée si le visiteur ne s'était pas préalablement annoncé. Alors la nuit ! Ce n'est pas moi qui le dit. C'est moooonsieur Donatien par le biais de la fille. Je sais ce que vous allez me répondre ... Nos archives regorgent de faits divers de cette nature. Les personnes âgées que nous avons croisées dans ces affaires-là, prétendaient toutes qu'elles n'ouvraient jamais à personne. On sait pourtant que c'est faux. On sait trop comment s'y prennent les agresseurs de petits vieux pour se faire ouvrir. Ce n'est pas le cas dans cette affaire. Parce qu'elle se déroule la nuit. Il faut se souvenir, en sus, qu'il n'y a aucune trace d'effraction sur aucune des issues. Ce n'est pas un détail qu'on peut écarter ! Comment l'agresseur a-t'il pu pénétrer dans les lieux ? Mystère ! Si les faits avaient eu lieu de jour, je serais plus réservé pour la raison que je viens d'évoquer et qui tient aux techniques éprouvées dont savent user les agresseurs de vieux, à leurs effarantes capacités à persuader un petit vieux ! Mais pas la nuit. Pas à un moment de la journée où Clémence est déjà en chemise de nuit. Ça veut seulement dire, à mon sens, que Clémence connaît son agresseur, que sa visite tardive n'a pas un caractère déplacé. L'agresseur est donc légitime en quelque sorte, à cet endroit et à cette heure. Je vais même aller plus loin... Clémence lui a ouvert la porte. C'est la seule façon d'expliquer qu'il soit entré de nuit et qu'il n'y ait pas de trace. Il faut parfois savoir admettre les évidences et ne pas aller chercher des raisons compliquées quand de toutes simples suffisent. Ensuite, Clémence l'a accompagné dans l'escalier. Parce que l'agression a eu lieu à cet endroit précis et dans le sens de la

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montée qui plus est. On est tous d'accord sur ce point. J'ai du mal à admettre qu'un voleur attende d'être quasiment en haut d'un escalier pour fracasser la colonne cervicale de Clémence. On aurait retrouvé cette vieille dame en bas, étendue sur le sol de sa cuisine dans une mare de sang, … à la rigueur, je passerais sur l'absence d'effraction et j'admettrais l'agression en vue de voler … Même des merdes ! Ce n'est pas le cas. L'auteur gravit l'escalier avec sa victime. Il la frappe, il essaie de l'étrangler, il vole des médailles sans valeur sans rien rechercher d'autre. Le mobile n'est pas le vol. Le mobile est autre. Clémence doit mourir. L'auteur est venu pour la tuer. C'est la raison pour laquelle il s'acharne en l'étranglant puisque son premier coup n'a pas été immédiatement mortel. Clémence le connaît. Elle ne se méfie pas de lui. Et lui se fout complètement de maquiller le crime en autre chose. Ni en vol, malgré les apparences, ni en accident de la vie domestique … »

Il y eut un silence prolongé. Chacun des enquêteurs s'était plongé dans ses réflexions. Eric reprit la parole pour achever sa démonstration …

- « Enfin, je termine par la cerise sur le gâteau. L'aveu que la vieille dame a fait à Donatien à l'hôpital, est surréaliste dans un dossier qui ne l'est pas moins. L'assassin ne doit pas être un grand professionnel et Clémence s'est accrochée à la vie ! Elle ne meurt pas sur le coup ! Ça aurait pu être une putain de chance pour nous … mais voilà … Donatien va la voir et elle lui dit « Revenez un peu plus tard ! J'aurais des choses à vous dire ... » Elle prononce ces mots devant sa fille bien aimée qui lui tient la main. Comme ce devait être joli et touchant !!!! Mais la vielle dame décède dans la nuit qui suit. Comme par haaaaazzzzzaaaaard ...»

Eric se tut.

- « J'en conclus donc que tu soupçonnes fortement la fille.... » maugréa Donatien.

- « Je ne soupçonne personne en particulier et tout le monde en général. Comme dans chacune des énigmes qui nous sont proposées. Là, dans le cas présent, je ne sais pas. Pas encore du moins. Il n'y a un truc qui me chiffonne en ce qui la concerne : c'est la violence du coup. La force avec laquelle il a été asséné ne me paraît pas compatible avec ce que j'ai pu voir de la fille et du gendre qui m'a semblé taillé dans un tibia de flamand rose ! »

- « Les flamands roses ont un tibia ? » demanda Donatien DASTIRACQ.

- « Je le suppose. Mais je m'en fous … Pourtant l'hypothèse de la fille ou du gendre serait séduisante ! Dieu qu'elle serait séduisante !! Si l'auteur était l'un des deux, ou les deux, nous aurions une réponse facile à nos interrogations sur cette sidérante pénétration dans les lieux. Mais voilà, pour eux, il y a un gros hic. Ils ont un alibi en béton. Ils dînaient en ville chez un couple d’amis. Autre chose a attiré mon attention. Il n'y a aucune trace de lutte, aucun désordre anormal au rez de chaussée. La maison est impeccable ! On peut donc écarter l’hypothèse d’un conflit qui tourne mal. Quel que soit son origine ! Ce n’est donc pas un accident, pas une agression et pas la conséquence d’une bagarre ! Autre élément à intégrer, c’est la façon dont les secours ont été appelés. Un voisin qui s’étonnait que la lumière soit toujours allumée à une heure où Clémence était sensé avoir tout fermé, s’est approché et a vu que la porte était encore ouverte. Comme il connaît sa Clémence, ça l’a intrigué. C’est lui qui appelle. Or lui est formel : il n’a rien entendu dans la soirée. Pas le moindre choc, pas le moindre bruit suspect et surtout pas le moindre éclat de voix. Il faut accorder à ce témoignage la valeur qu’on doit accorder à chaque témoignage, je le concède … Le soir, devant la télé, l‘attention de ce brave homme n’était probablement pas maximale … Mais quand même … Des éclats de voix ne passent pas inaperçus. Et là, il n’y en a pas eus. »

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Il garda le silence pendant quelques secondes en dévisageant ses deux compères. Puis il repris

- « Malheureusement, cette préméditation me chagrine, m'agace elle aussi. Pourquoi faire monter la victime à l'étage ? Clémence ne s’y réfugiait pas. Vu son âge, vu son état de santé, Vu ses difficultés de locomotion, c’est juste inconcevable. Il n’y a pas de trace sur ses bras qui pourraient indiquer qu’on l’y a traînée de force. Elle montait de son plein gré … Et il n’y a rien à l’étage qui puisse expliquer qu’elle ait pu avoir l’envie de s’y réfugier. Elle est donc montée de son plein gré avec ou en même temps que son agresseur.

Enfin, un dernier élément sème le trouble dans mon esprit en ce qui concerne la fille et le gendre dans le cas où leur alibi se fragiliserait. Si l'un ou l'autre, ou les deux, avaient voulu se débarrasser de la vieille dame incognito, ils nous auraient servi le scénario que j'ai préconisé... libérer la jambe et attendre. Ils avaient un intérêt certain à faire croire soit à l'accident, soit au vol. Ils n'ont opté ni pour l'un, ni pour l'autre. Je ne peux pas imaginer que quelqu'un d'aussi proche prémédite aussi froidement un assassinat, parce que c’en est un, et passe à côté d'une mise en scène aussi évidente. Ou alors ils sont pervers ! Or , et j’en reviens là à ma cerise sur le gâteau…. la mort de la vieille dame a une relation avec sa fille. Tu ne me le sortiras pas de la tête. »

Un petit silence s'installa dans le bureau. Le Capitaine Yvan ROMAT tirait sur sa pipe vide en regardant dehors. Eric observait en silence le rougeoiement de sa cigarette.

- « D'abord, la mort de Clémence était logique. » reprit Donatien DASTIRACQ, pour rompre les silences méditatifs.  « Les médecins s'étonnaient même de la longévité de sa survie ! Donc lier la présence de sa fille au moment où elle me fait cette révélation et la mort de Clémence, n'est pas absolument significatif. Mais quoi qu'il en soit …. La vieille dame a dit exactement ... « Revenez me voir plus tard, quand je serai mieux... j'aurai DES choses à vous dire. Elle ne dit pas « Omar m'a tuer ... », elle ! Elle l'aurait pu. En même temps, je dois reconnaître qu'elle n'a pas parlé parce que sa fille était présente. Je l'ai ressenti ainsi sur le moment et je n'ai pas changé d'avis. J'admets que cela est très gênant. J'admets que la famille très proche fournirait des assassins très présentables à condition qu'ils aient des mobiles très solides et aucun alibi. Pour l'instant l'enquête débute et il est donc prématuré d'affirmer quoi que ce soit. J'ai réfléchi à ce DES cependant... Il me paraît étrange. DES, c'est pas seulement le nom de l'auteur. Ce pluriel a un sens ... On peut imaginer que Clémence ne voulait pas parler devant sa fille de certains sujets, au pluriel. Elle ne souhaitait pas que cette dernière en ait connaissance. Peut-être aussi avait-elle trop d'éléments à me communiquer pour pouvoir les exposer d'un seul trait, d'où sa demande de différer l’entretien. Maintenant, je suis assez d'accord avec ton analyse ! Clémence connaissait son agresseur. Suffisamment bien pour qu'elle l'accompagne, de nuit, jusque dans la privauté de ses appartements. Moi, ce qui m'interpelle, c'est la sauvagerie de l'agression. Parce que celui ou celle qui a frappé l'a fait avec une telle violence qu'il avait probablement une rage profonde en lui. Donc, on peut relativiser la portée de cet aveu. On doit le prendre en compte mais on ne peut pas en tirer, à mon avis, de conclusions formelles. »

Il y eut un nouveau long silence. Puis Eric demanda - « On fait quoi ? On tire sur quel fil ? »

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Yvan eut une moue un peu désagréable.

- « Les figures imposées2 ne sont pas tout à fait terminées. » maugréa-t'il à son tour. « On

devrait les boucler avant d'envisager quoi que ce soit, avant de partir dans l'une ou l'autre des directions. »

- « Moi, je fais le téléphone ... » dit l'Inspecteur « On va bien voir ce qu'il a à nous apprendre. »

- « Moi je bosse sur la fille et le gendre. » Conclut Eric, «  Parce qu'ils ont malgré tout de belles têtes de vainqueurs ! Ils me font penser à cette maxime de monsieur le duc de la ROCHEFOUCAULT .. « Toutes les vertus des hommes se perdent dans l'intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer...»

2 Celles par lesquelles débute toutes les enquêtes criminelles. Les constatations, les enquêtes de voisinage, les auditons de témoins, les recherches de Police technique et scientifique, les fichiers. Celles qui, bâclées ou ratées,

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Chapitre deux

- « Le taulier veut un point sur l'affaire de Clémence Cousmer. » maugréa le Capitaine ROMAT, l'air chafouin.

Huit journées complètes s'étaient écoulées depuis la découverte du corps de Clémence dans l'escalier de sa maison et quatre depuis le décès de la victime à l'hôpital. L'enquête ne démarrait pas. Le chef de la crim suivait le dossier, mais il le suivait de loin. Il avait d'autres fers au feu. Ça ne l'empêchait pas de se tenir informé de tous les dossiers. C'était même son boulot. Suivre l'évolution, interférer quand bon lui semblait, imposer son point de vue. Un rôle de chef, quoi.

Le dossier de la mort de Clémence était vide. Il n'y avait pas d'élément immédiatement exploitable. Tout semblait indiquer qu'il constituerait un saucisson, un dossier au long cours, souvent gonflant, dont la résolution n'était pas certifiée ! Ça arrivait parfois … Pendant trois jours, l'agonie de Clémence avait entretenu l'espoir des enquêteurs qui avaient espéré que la vieille dame les guiderait vers une résolution rapide. Par une noire malchance, elle était morte avant de pouvoir parler franchement. La fugace rencontre à l'hôpital n'avait conduit qu'à ajouter des questions aux questions, sans amener la moindre réponse !

Les trois enquêteurs pénétrèrent dans le bureau et ils attendirent que le chef de la crim demande où ils en étaient. La réponse que le Capitaine lui donna, ne le satisfît pas. Mais alors, pas du tout.

- « Nulle part. » répondit d'abord Yvan. « On a déterminé que l'heure de l'agression se situait entre vingt-et-une et vingt-trois heures. Il n'y a aucun élément matériel. Pas de traces, pas d'Adn... Rien. Pas de témoin ... ou presque. Nous avons seulement retenu le témoignage d'une jeune femme. Et encore, sans vraiment de certitudes ! Elle a vu un homme de trente, trente-cinq ans, dimanche à midi en train de parler avec notre victime. La seule chose qui nous permette de relier l'homme au meurtre est des plus ténues. Selon elle, il tenait dans sa main un objet assez large, genre gros livre ou boite, épais de trois à cinq centimètres qui pourrait correspondre à la marque dans le cou de la victime. L'objet n'était pas un livre puisque il émettait un son métallique lorsque son détenteur le heurtait contre le portail de la vieille dame. Elle est notre seul témoin visuel. Elle dit ne pas avoir détaillé l'homme qui pouvait être plus grand qu'elle et c'est tout. Même pas de signalement vestimentaire en dehors de cet objet étrange. »

- « A midi ? » demanda le chef de la crim. un peu sceptique. «  Mais, vous ne m'avez pas expliqué que l'heure des faits était bien plus tardive ? »

- « Si … . C'est l'objet métallique qui nous a intéressé. C'est la raison pour laquelle nous n'avons pas écarté d’emblée ce témoignage. Mais c'est peut-être sans rapport ... De toute façon, après midi, nous n'avons plus rien. Pas un seul témoignage. Juste la fille qui téléphone en début de soirée.»

- « Ouais ... » laissa tomber le chef de la crim sur un ton dubitatif ! Mais ses réflexes professionnels reprirent le dessus.« Portrait robot de ce type ? » demanda-t'il

- « On a essayé mais c'est impossible. Notre témoin l'a à peine vu, par côté de surcroît et elle ne sait même pas s'il est blond, brun ou châtain. »

- « Que dit la famille? Une piste de ce côté là ?»

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comprend pas. Aucune piste tangible. » - « Quoi d'autre ? »

- « L'appel à la presse est stérile. Aucun appel, même fantaisiste. Comme si la mort de cette dame âgée était totalement étrangère à la vie de la cité ! »

- « Le F.R.C.3 sur le mode opératoire ? »

- « Rien du tout. De toute façon ... » ajouta Yvan sans qu'il eut besoin d'aller au bout de son propos.

- « Je sais ... Pour vous ça ne donne jamais rien » le coupa le chef «  Mais même s'il ne vous sert qu'une seule fois, il sera utile. »

- « Prévenez moi je jour où il servira. Je déboucherai une bouteille de champagne à votre santé et à celle de ceux qui alimentent cette inutile usine à gaz. »

- « Vous m'emmerdez, Yvan, avec vos théories à la con. Je ne vous ai pas demandé si le FRC était utile ou pas, mais ce que sa consultation avait donné. A priori rien et la réponse suffisait. Quoi d'autre ? »

Le Capitaine était énervé. Il voyait dans cette réunion une sorte d'examen imposé par le chef et destiné à lister tout ce que les enquêteurs avaient fait pour leur reprocher ensuite ce qu'ils n'avaient pas vu, pour que le chef justifie son rôle de chef en vilipendant un travail que lui seul jugerait approximatif. Alors l'inspecteur Donatien DASTIRACQ prit la parole pour tenter de rompre une issue qu'il voyait venir à grands pas.

- « Nous avons diffusé la liste des décorations dérobées. Nous avons prévenu les numismates. Nous avons informé aussi les magasins de revente d'objets d'occasion au cas où quelqu'un leur proposerait des médailles militaires. Rien ne nous est encore revenu. Et de toute façon, elles n'ont aucune valeur ! Le voleur n'en tirera rien.»

Le taulier garda le silence un instant.

- « Autrement dit... rien ! Vous avez une proposition de piste ? »

Donation DASTIRACQ regarda Eric.  « Vas y. Il n'y a rien, alors autant évoquer ton idée.» Le grand commença en expliquant que du côté de la famille, Yvan avait répondu un « rien » peut-être un peu rapide. Ensuite, il déballa sa théorie. A la fin de son exposé, le chef le dévisagea avec un air encore plus dubitatif que celui qu'il avait pris après l'information du témoin de midi. Limite s'il ne pensait pas qu'Eric se foutait de sa gueule. Puis sa sentence tomba.

- « C'est du Maurice Leblanc, ça, non ? Rouletabille … Le mystère de la chambre jaune … Vous lisez trop mon garçon ! L'affaire dont nous sommes chargés est un vol avec violences qui a mal tourné … . Le ou les auteurs ont été empêchés de mener leur projet à son terme pour des raisons qui nous échappent ! Point ! Il y a des violences. Il y a un mort. Il y a un vol. C'est tout ce que nous avons besoin de savoir pour le moment. »

Le ton méprisant du grand chef agaça plus encore le trio. Comme le Capitaine avait pris un cran de plus dans la rage, Donatien DASTIRACQ reprit en tentant de maîtriser la colère qu'il

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sentait monter à son tour .…

- « Moi, je ne trouve pas qu'il soit si stupide ce raisonnement ! Sauf votre respect. Bien entendu. »

- « Pourquoi ? »

- « Parce qu'il se tient, tout bonnement. Parce que qu'il amène une réponse simple mais logique à des questions que nous nous posons... »

- « Vous ne vous posez pas la bonne ! » ne put s'empêcher de persifler le chef de la crim.... « La seule bonne à se poser, c'est : Qui a tué cette vieille dame ? »

- « Sans blague ! » lâcha Yvan hors de lui.

Il avait répondu sur un ton de mépris et de condescendance que le chef de la crim encaissa difficilement. L'orage approchant, Donatien DASTIRACQ ficha le paratonnerre en terre

- « Nous n'avons rien d'autre à nous mettre sous la dent pour le moment. Sauf à rafler tous les tox du coin, tous les cloche-pouilles qui grenouillent dans le secteur pour vous faire plaisir. Avec le succès que nous prévoyons si Eric a raison. Et même s'il a tort ! Le seul lien actuel qui nous unisse à l'assassin, qui nous permettrait de le confondre, ce sont les médailles. Si l'assassin les a jetées.... »

- « Les médailles et le livre... vous oubliez le livre ... » - « Ce n'est pas un livre. On ne sait même pas ce que c'est ! »

Le chef grimaça. Il observa ses subordonnés l'un après l'autre en gardant un silence de mauvaise augure.

- « Vous n'avez rien … donc … » reprit-il. Puis son ton s'adoucit quelque peu. « Ce n'est pas un reproche. Ce sont les aléas de l'enquête. Bon .. Alors, il faut que quelqu'un prenne ce bâton merdeux par un bout... Il faut qu'on fasse quelque chose … Vous avez parlé des tox et des clochepouilles. Vous lisez dans mes pensées on dirait … J'ai appris incidemment qu'il y a un foyer d'accueil de SDF tout proche de la maison de la victime. »

Yvan ROMAT sursauta sur son fauteuil. Il vit venir le coup de trop loin !

- « Je veux qu'on aille le fouiller demain matin. » reprit le chef de la crim, lui coupant l'herbe sous le pied de la contestation. Mais Yvan ne s'en laissa pas compter. Il embraya dès que le chef acheva sa phrase.

- « Pour faire quoi ? Pour pouvoir dire à la famille qu'on s'occupe ? » vociféra-t'il « C'est nul. La famille a d'autres attentes que de nous regarder brasser de l'air. Et on ne sait même pas, d'ailleurs, si l'auteur n'est pas un proche. Nous voir nous agiter dans toutes les directions et surtout loin d'elle, l'inciterait au mieux à se tenir pénard tant qu'on gesticule, à ne pas se découvrir ! Laissez nous travailler autrement qu'en brassant du vent. »

- « Trouvez-moi une solution alors ! » éructa le chef de la crim. qui perdait aussi, lentement mais sûrement, patience. « Un truc sérieux, que je puisse soumettre au grand-chef ! Parce que moi aussi j'ai des comptes à rendre ! »

- « On investit à fond en cercles concentriques autour de la mamy. » tenta Eric qui ne voulait pas lâcher son idée. « La famille proche d'abord. On l'identifie. On lui fait les urines et les comptes

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en banque. On fouille, on creuse, le passé, même lointain... Si on fait chou blanc on élargit le cercle. La famille moins proche. Dans mon intuition, la défunte et son assassin se connaissent. Donc ils ont forcément un lien. C'est ce lien qu'il nous faut rechercher. C'est lui qui nous mènera à la vérité. Pas des descentes à la ... »

Donatien arrêta Eric qui allait dire une connerie, d'un simple regard. - « C'est bon mon grand, on a pigé.  » 

Il se retourna vers le taulier parce qu'Yvan bouillait littéralement. Le Capitaine n'aimait pas le taulier et ce dernier le lui rendait bien. Leurs relations étaient exécrables depuis longtemps. Aussi Donatien tenta de mettre un peu d'huile dans les rouages.

- « Nous ne sommes pas dans Rouletabille. D'accord ! Compris ! Mais l'idée d'Eric tient la route. Son protocole aussi. Moi je me range derrière lui et Yvan aussi. »

- « Sauf que je vous connais. » rétorqua le chef … « Ça va vous demander un temps fou pour n'aboutir nulle part, probablement. Je tiens à ma virée de demain matin tant que nous avons une chance de retrouver des éléments matériels comme les médailles. Point. »

Le ton qu'il avait employé interdisait toute contradiction. Il générait seulement l'idée de la résignation.

- « On ira sauter qui, alors dans ce putain de foyer ? » gronda Yvan. «  On peut éliminer les non-blancs …  »

- « Pas question. Le témoin ne dit rien. Donc on suppose tout. On ne sait rien de l'assassin alors même les martiens tout verts de trente à trente-cinq ans, on les ramène et on les pressure. »

Le regard d'Yvan oscillait entre furie et consternation. Donatien DASTIRACQ, plénipotentiaire auto-désigné, capitula au nom du groupe.

- « Trente-trente-cinq ans …. Années terrestres ou années-lumière ? »

Le chef de la crime haussa les épaules. En sortant du bureau Yvan fulminait.

- « Je comprends rien. Moi, je suis intelligent et j'ai raté ce concours et lui, il est ... et il l'a réussi. J'ai rencontré des tristes cons, dans tous les corps de Police, mais celui-là tient la corde. Une opération de plus pour rien. Juste pour nous faire ch...., pour nous montrer qui est le boss ! AAARRRHHH putain de merde de concours à la con....»

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Chapitre trois

C'était l'idée du chef de la crime... Alors il planifia l'opération, imposa au ban et à l'arrière ban de se lever à l'heure du laitier pour investir un foyer miteux où pas même le quart des résidents ne correspondait à l'âge prédéfini et où personne ne trouva rien. Un fiasco total mais le taulier était content. Il avait le sentiment du devoir accompli.

A l'issue de cette désolante mascarade, Donatien DASTIRACQ prit une voiture et partit rencontrer la fille de la victime, celle qu'il avait gardée un peu trop longtemps dans son bureau, au moins au goût d'Eric. Il se rendit à son atelier-galerie où elle préparait une exposition de ses œuvres photographiques. Il avait en tête la démonstration d'Eric. Il avait ressassé ses dernières remarques, spécialement sur cette raison étrange qui semblait avoir poussé la mère à refuser de parler en la présence de sa fille. Il avait aussi envie de revoir cette femme, une envie qui n'était pas que professionnelle. Elle le reconnut dès qu'elle le vit.

- « Bonjour Inspecteur ! » dit-elle.

- « Bonjour madame. » répondit-il courtoisement.

- « Appelez moi Elisabeth. Et vous, comment vous appelle-t'on quand on ne vous nomme pas par votre fonction ? Parce que je suppose que vous pouvez être autre chose qu'un métier !  »

- « Aïe....Mes parents ont choisi Donatien pour moi. Un prénom pas vraiment courant n'est-il pas ? »

Elle ouvrit de grands yeux surpris … Puis un sourire revint s'accrocher sur ses lèvres. - « Oh non, pas courant du tout mais fort joli. »

- « Avez vous le temps de boire un café ? » proposa l'homme de la Police. . - « Est-ce une requête officielle à laquelle je ne puisse me soustraire ? »

- « C'est juste l'envie de partager un café avec vous. Un café et un moment. Rien d'officiel. Et de blaguer aussi.  »

- «  Allez-vous asseoir à côté et attendez-moi. Je ne serai pas très longue. » répondit-elle. Il ressortit de la galerie et s'installa à la terrasse du café d'à côté. Le vent du nord soufflait et prenait la rue en enfilade. Il ne faisait pas très chaud malgré le soleil de ce mois d'août finissant. Mais le vent inspirait l'enquêteur. Il poussait les poussières, les nuages, les premières feuilles mortes, les gens, comme l'esprit du flic poussait ses idées.

- « Me voici. Que me vaut le plaisir de votre visite ? » murmura-t'elle en s'asseyant à ses côtés et non face à lui.

- « Nous avons opéré ce matin une descente stupide dans un foyer proche de la maison de votre mère. Pour rien bien entendu. Je voulais vous tenir informée. »

- « Pourquoi dites-vous qu'elle était stupide ? »

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sérieux... Pour vous convaincre, vous. C'était seulement à votre adresse et non pour faire avancer l'enquête. »

Il laissa s'écouler une minute au moins pour jauger sa réaction. Ses yeux étaient perdus dans la vitrine d'en face. Elle se regardait sans se voir.

- « Parlez moi de votre mère. Qu'est-ce qu'elle vous a dit après que je suis passé la voir à l'hôpital peu avant sa mort ? » reprit l'Inspecteur.

- « Vous faites allusion à cette phrase qu'elle a prononcée avant de mourir, n'est-ce pas ? Cette phrase si empreinte de mystère ! En vérité ... Ma mère n'a rien dit du tout. On dirait qu'elle s'est réveillée pour vous et s'est rendormie après votre passage. Comme si elle vous attendait pour vous confier ce mystère sans aller au bout. Je n'arrête pas de me repasser ce moment dans ma tête. J'ai entendu ce qu'elle vous a dit. Je voulais lui poser des questions mais elle s'est évadée juste après que vous avez refermé la porte. Je n'ai pas pu lui parler. Plus jamais. »

Elle se tut longuement.

- « Vous me suspectez ? » demanda-t'elle soudain. Donatien rit doucement. Il repensa à Eric.

- « Le devrions-nous ? » répondit-il un peu moqueur.

- « Non, bien sûr ! Mais je ne suis pas policier, moi. Je ne connais de votre métier que ce qu'en montrent les journaux, les séries télé, les films. Autant dire les clichés... »

- « Je vois … Si je vous suspectais, je ne vous le dirais pas, d'abord. Je ne serais pas là à vous parler tranquillement, ensuite... Je dois dire, malgré tout, que nous subissons les effets d'une vieille déformation professionnelle que nos anciens nous ont inculquée. Elle nous mène à suspecter tout le monde tant que nous n'avons pas mis un nom sur un assassin. »

- « C'est fini la langue de bois ? » dit-elle en laissant échapper une forme bénigne de courroux. «  La phrase que ma mère a prononcée, sans se rendre compte de sa portée sûrement, vous a forcément alerté. Vous me soupçonnez ... J'ai vu la gêne que vous ressentiez. Vous avez pensé qu'elle ne voulait pas parler parce que j'étais là. »

- « Je le pense toujours … Cela ne vous rend pas suspecte pour autant. »

- « Vous savez, j'essaie de me mettre à votre place. Ma mère a ouvert à quelqu'un en pleine nuit. Pourtant elle était paranoïaque. Seul un nombre très restreint de gens la visitait et pouvait pénétrer chez elle. Donc, elle connaissait son agresseur. Ensuite, elle n'a pas voulu parler devant moi. Elle est morte juste après ce demi-aveu... Je ne suis pas flic mais si je l'étais … je sais qu'il y a de quoi me suspecter … Au moins, me poser des questions ! Si l'on pousse ce raisonnement qui ne me paraît pas imbécile jusqu'à son terme, je suis susceptible d'avoir œuvré pour hâter sa mort … Justement pour qu'elle ne vous parle pas.»

- « Ce n'est pas de la photo dont vous devriez vivre mais de votre imagination. » Elle marqua un temps d'arrêt.

- « La photo c'est l'imagination. C'est à votre imagination que je fais appel. Je saisis un instant. Je le prépare, je le mets parfois longuement en scène mais sur le papier, je n'ai saisi que

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l'instant. C'est vous le spectateur, le contemplateur, ensuite qui bâtirez une légende à cet instant. Ou c'est moi qui vous suggérerai une légende peut être sans rapport. Le fameux contre-pied de Magritte, ce fameux « Ceci n'est pas une pipe ! »... qui veut bousculer en vous toutes les idées reçues. Oui, j'ai de l'imagination. Mais en ce qui concerne ma mère, ce n'est pas du tout le cas. C'est la conclusion d'une effrayante analyse logique. »

- « Une analyse logique ? »

- « Vous ne croyez pas à la logique ? »

- « Si. Je ne crois même qu'à cela. Contrairement à vous, je crois qu'il y a DES logiques. Pas une seule. Le décès de votre mère est logique. Les médecins se sont même étonnés de la durée de sa survie. Alors !! Votre mère pouvait avoir eu mille raisons de se taire devant vous. C'est pour ça que je voudrais que vous me parliez d'elle à nouveau. C'est ce qui me vaut d'être là, aujourd'hui. »

- «  Seulement cela ? » demanda-t'elle avec un peu d'espièglerie dans les yeux.

Puis elle redevint sérieuse. Elle attrapa sa tasse de thé et posa ses lèvres sur le rebord. Elle la reposa sans boire.

- « Je vais répéter ce que je vous ai déjà dit. Elle était une femme forte. Presque dure. Bon milieu d'origine, des études assez brillantes. C'est déjà un signe de caractère pour une femme de cette époque. Rencontre avec mon père. Et puis la guerre, la résistance, pas celle des derniers jours mais un engagement en mai 41 au côté de mon père. Ils ont frôlé l'arrestation, la torture, la mort mais ils l'ont fait à deux. Au lieu de se sentir fragilisés par cette dualité, ils en ont tiré une force qui les a protégés. Mon père y a gagné des médailles, celles que l'assassin a volées. Ma mère non. Elle avait agi conformément à ses principes et pas pour des breloques. Mon père, au contraire se sentait flatté de transporter cette quincaillerie accrochée à sa veste. C'était son truc comme on dit maintenant. Il kiffait ! Après la guerre ils ont pu enfin se marier. Malgré leurs convictions religieuses marquées, ils avaient quand même consommé leur union avant de l'officialiser. Mon frère aîné est né en 1948. Il est mort à cinq ans. Mes parents ont attendu deux ans avant de me donner la vie. Ils ont travaillé ensemble, m'ont élevée. C'est une vie des plus banales, basiques. Ils étaient aisés sans être riches. Des petits bourgeois sans autre ambition que de vivre la vie que le Seigneur leur avait commandé de vivre. A la mort de mon père, ma mère m'a légué tout ce qu'elle possédait en ne gardant pour elle que la jouissance de la maison de Caluire. Jusqu'à son agression, Maman a joui d'une excellente santé. Elle aurait pu vivre encore longtemps. C'était une vieille dame, certes, mais pas un légume comme on en voit dans des maisons de vieux.»

Cette fois, elle but une gorgée de thé. Son regard était toujours perdu dans la vitrine du magasin qui leur faisait face.

- « Cependant » reprit-elle après avoir reposé sa tasse, « un petit élément est revenu à mon esprit depuis notre dernière entrevue. Depuis quelques mois, peut être six ou sept, elle avait changé. Il lui arrivait de s'emporter à nouveau, alors que depuis le décès de mon père, elle semblait s'être détachée de l'existence. Je ne sais pas ce qui a déclenché cette mutation. Peut-être y a-t'il une raison à ce bouleversement de sa vie qu'elle m'a cachée ? Avant ce drame affreux, je mettais son comportement sur le compte de la sénilité. Elle vieillissait ... Elle ne supportait plus rien. Ses défauts d'antan réapparaissaient, plus accentués, c'était banal. Beaucoup de familles vivent ce phénomène. Maintenant, je ne sais plus … J'ai le sentiment pénible qu'elle voulait vous parler à vous mais pas à moi. Pourquoi ? Comme si vous étiez, vous, son fils avec lequel elle pouvait

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partager un lourd secret et moi une étrangère. C'est un peu difficile à vivre ! » Un soupir profond coupa sa tirade.

- « A quelle époque votre mère a-t'elle changé ? » reprit l'Inspecteur.

- « C'est difficile à dire. Elle a toujours été dure. Le malheur de perdre ce fils a probablement modifié son caractère en profondeur. Après le décès de mon père, il m'a semblé que tout lui était devenu égal. Elle attendait la mort un peu comme une délivrance. C'était son tour. Tout glissait sur elle, rien ne l'atteignait plus. Vers Noël, je pense, elle est redevenue coléreuse comme elle l'avait été pendant sa vie. Je crois que vers le mois de janvier, quelque chose comme ça, nous nous sommes disputées elle et moi, pour une bêtise alors que cela n'était plus arrivé depuis des mois et des mois. Elle me laissait m'occuper de sa vie, gérer son quotidien jusqu'à ce fameux jour où elle m'a rembarrée avec presque de la violence dans le propos. A partir de cette date, j'ai noté chez elle des signes d'agacements sur des sujets qui auparavant la laissaient indifférente... Cependant, avant cette dispute, il a pu y avoir d'autres signes que je n'ai pas détectés, que nos quotidiens de gens pressés m'ont empêchée de décrypter. »

Il y eut un petit silence. Elle attendait que l'Inspecteur parle, qu'il lui demande des précisions sûrement. C'est ainsi qu'il vécut l'instant. Aussi décida-t'il de s'affranchir des préalables et attaqua-t'il directement.

- « Je vais vous poser une question qui va peut-être vous choquer. Mais … voilà …Vous avez évoqué un possible secret il y a un instant. Je comprends que vous essayez de m'aiguiller vers un élément que vous n'osez pas évoquer directement ? Est-ce que je me trompe ? Si c'est bien ce que je pense, confiez-vous à moi ! Ne nous faites pas perdre du temps. Je m'arrangerai ensuite s'il faut couvrir l'origine de ce que vous pourriez me dire. J'ai l'habitude vous savez. Vous n'êtes pas la première à ne pas pouvoir ou vouloir parler officiellement. »

- « Un secret de famille ??? »

Elle éclata de rire. Un rire joyeux, cristallin.

- « Oh non, Inspect.... Donatien, c'est mieux, oh … non, il n'y a pas de lourd et inavouable secret de famille. Je suis la seule enfant de ce couple. Je n'ai rien à cacher à personne ! J'ai une tante du côté de ma mère que je ne vois que rarement bien que nous soyons en excellents termes, et une autre vieille tante du côté paternel, que je n'ai pas revue depuis que j'ai l'âge de cinq ans puisqu'elle était fâchée à mort avec mon père pour une sombre question d'héritage. C'est le seul secret de famille qui pourrait exister mais il est très très ancien et connu de tous. Non, à ma connaissance en tout cas, il n'y a aucun secret. Rien d'inavouable à un Inspecteur de police. Savez-vous que vous avez de magnifiques yeux verts ! »

Une telle phrase à la fin d'une telle tirade laissa Donatien perplexe !! Il ne la comprit pas. Il ne put s'empêcher de répondre de suite à ce qu'il considérait comme une provocation déplacée ...

- « Qu'est-ce que la couleur et l'apparence de mes yeux viennent faire là au milieu  ? » - « Ils sont beaux et je suis très sensible aux beaux yeux. »

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le prendre ? »

- « Comme vous voudrez. Ce n'était pas un compliment. Juste un constat. »

Il prit le parti d'ignorer sa réponse. Il poursuivit, donc, mais il sentait l'agacement l'envahir. - « Je vais formuler cela un peu différemment si ce n'est pas un secret de famille … Y a-t'il dans vos existences respectives quelque chose d'étrange, dont votre mère n'aurait pas osé ou voulu ou pu parler devant vous pour ne pas vous blesser par exemple, et qui pourrait orienter l'enquête dans une direction? »

- « Vous insistez ! Je vous ai répondu, je crois.  » - « J'aime les réponses nettes. »

- « Si ma mère n'a pas voulu évoquer ces choses devant moi par pudeur, ou pour ne pas me faire souffrir ou pour que sais-je d'autre, qu'est-ce qui vous permet de penser que moi, je vais le faire ? »

- « Tôt ou tard, je les découvrirai... J'aimerais mieux que cela vienne de vous... Directement.»

Elle le dévisagea sans laisser percer le moindre sentiment ...

- « Que je vous parle de vos beaux yeux vous a troublé, on dirait ! »

L'agacement s'empara de l'Inspecteur. Il s'obligea à adopter un ton qu'il voulut le plus détaché possible.

- « Disons que c'est mal à propos … »

- « Seriez-vous de ces garçons qui vont deux pas en arrière quand ils en ont fait un vers l'avant ? »

- « Je ne vous suis pas …. »

- « Mais si … J'ai le défaut d'être un peu directe. C'est un fait. En même temps … Vous venez me voir pour me confier quelque chose que vous auriez pu me dire au téléphone, voire ne pas me dire du tout sans que cela ne change le cours de mon existence. Vous me faites répéter verbalement des éléments que vous avez déjà écrits. J'avoue que j'ai du mal à cerner les raisons de votre visite matinale. Ou alors, je me dis qu'elles n'ont rien à voir avec l'enquête ! Que vous avez envie de me sauter …  »

Une boule lui noua le ventre. Tout allait trop vite pour lui. Il se voyait déjà rentrer dans l'atelier-galerie et culbuter cette femme sur la première table venue ou bien au fond d'un sofa défoncé. Et il ne voulait pas de ça. Il voulait une part de rêve, de frisson ; il voulait faire la cour, éprouver l'attente délicieusement insupportable et les émois des rendez-vous. Pour baiser seulement, il lui suffisait d'aller aux putes. Or, il n'allait jamais aux putes. Il détestait cette façon là d’aimer. Il trouvait qu'elle le rapprochait de son état de bête. Il aimait séduire bien plus que baiser. Il ne faisait bien l'amour que s'il avait aimé séduire. Les deux choses allaient de pair pour lui.

- « Vous êtes mariée, je vous rappelle ! » reprit-il.

- « Vous aussi ! Et après ? » répondit-elle en regardant l'annulaire gauche de la main du Policier.

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- « Mon alliance a survécu à mon divorce » sourit l'enquêteur. Puis il ajouta « Mes doigts ont un peu gonflé entre le jour de mon mariage et celui de mon divorce et je n'ai jamais pris le temps d'ôter cette alliance. Je ne la sens pas, alors pourquoi l'ôterai-je ?  »

- « Hummm et en plus vous êtes un homme libre ! » lâcha-t'elle en le regardant avec à la fois de la gourmandise et de l'effronterie.

- « Vous par contre, ne l'êtes pas !»

- « Non ... » dit-elle d'abord tout doucement, en dégustant par avance l'instant qui approchait.. « Mais si … en fait … Je suis mariée certes. Si mon mari et moi partageons depuis plusieurs années une vie agréable ; il y a une seule chose sur laquelle nous veillons jalousement : Nos amants. J'ai les miens et il a les siens. Et interdiction formelle de piocher dans le vivier de l'autre.»

Elle s'arrêta avec un immense sourire sur le visage. Elle jouissait de cette petite victoire qu'elle venait de remporter. L'Inspecteur resta médusé quelques fractions de secondes.

- « Vous dites ces choses-là avec tact, avec élégance même !! » s'entendit-il répondre bêtement.

- « Vous auriez préféré que je vous dise qu'il est pédé comme un foc, qu'il ne me touche plus depuis quasiment le début de notre mariage et que de toute façon, c'était un fiasco total..., qu'il préfère se donner à des hommes jeunes et que je ne déteste pas, de temps en temps et comme beaucoup de femmes, m'envoyer en l'air et prendre mon pied ! »

- « J'admets que la première formulation est plus élégante, plus classique, moins détestable que la deuxième... Mais qu'est ce qui vous permet de penser que j'ai envie de vous sauter ?  »

- « Vous n'êtes pas venu pour cela ?  »

- « Je vous ai exposé le motif de ma visite : vous informer de cette opération matinale, mais aussi vous faire parler de votre mère et essayer de déterminer si, vous ou elle, aviez un inavouable secret qui aurait pu empêcher qu'elle m'ait parlé devant vous.»

- « Allons donc … Vous n’êtes pas crédible. »

- « Vous avez tort. Vous avez apporté une précision qui pourrait être importante quant à la mutation de son caractère en fin d'année dernière.»

- « C'est sans aucun intérêt pour votre enquête. Vous le savez aussi bien que moi. » Elle s'interrompit. Elle lui faisait face maintenant.

- « Vous n'avez pas envie de me sauter ? Vraiment ?» reprit-elle au bout d'une grosse minute de silence.

- « Ai-je dit ou fait quelque chose qui puisse vous laisser à penser que j'avais cette envie vous concernant ? »

Il sentit que l'assurance dont elle avait fait preuve jusque-là, s'effilochait. Il crut discerner un instant de doute dans son esprit. Puis elle se reprit, recommençant à sourire ...

- « Non, Pas vraiment ... mais, voyons.... Je suis une artiste et je sens les choses. Il se trouve que je ne vous sens pas insensible à ce que je suis. D'abord. Ensuite, les conventions sociales qui nous gouvernent tous admettent que lorsqu'un homme célibataire s'intéresse à une femme mariée c'est qu'il caresse l'espoir de finir tôt ou tard au fond d'un lit avec elle. Puisque dans mon cas, le

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mari ne sera pas un obstacle, la voie est toute tracée ! Est-ce que je me trompe ? » - « Oui. »

- « Ah … » répondit-elle en gardant la bouche légèrement entrouverte.

L'inspecteur se leva, jeta quelques pièces sur la table et partit, agacé et déçu de cette entrevue.

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