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View of Mix, DJing et Night-clubbing : résurgences d’une culture « néo-baroque » ?

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Mix, DJing et Night-clubbing : résurgences d’une culture «

néo-baroque » ?

Florence Filippi et Pierre Jabot

Abstract

Mixing and deejaying: an analysis of a modern day neo-baroque musical practice

The art of “mixing” allows for the creation of a single composition made up of several different musical pieces which together create a unique musical element bringing together different musical styles and periods in a single sound recording mixed together in the same musical tempo. These expert mixtures of different musical forms and styles have in recent years been increasingly seen as the return of an irregular but highly respected “neo baroque” musical genre. The culture of DJ mixing is a sophisticated art which entails the borrowing and repetition of musical references from one style to another. Spontaneous, libertarian as well as on the fringe and controversial, mixing is closely linked to the increasing popularity of electronic music which is specially designed to be mixed together. Having crossed over from urban areas to major cities thanks in part due to the fashion business, what was a former underground culture has gradually become a mainstay in clubs and art galleries. Our aim is to examine the evolution and growing popularity of this form of musical expression via an historical look back at the origins of mixing since the 1980’s and an in depth analysis of what has now become a hybrid phenomenon. It appears that the mix is no longer considered as a marginal cheap alternative to the real thing. Today, DJ mixing is a strong commercial sector in its own right guided by precise sales criteria, far removed from the mixed race cultural dream of the first generation DJ creators. Be it via a home studio or by illegal downloading, via specialised software, anyone with a limited musical knowledge can “mix”. Social networks, reality TV and the record business crisis have all led to the DJ becoming a popular icon able to offer a mass produced product costing considerably less to produce in public than a group of live performers. The juxtaposing of baroque and classicism seem to have given this phenomenon a permanent new lease of life. From its mannerist and exuberant beginnings, the mix has now become a classic for the new generation of music lovers. Its codes are constantly redefined in accordance with the current musical trends. But even if the mix is now considered part of the establishment and profitable, some fans are still trying to move away from the commercial side and develop a new form based on distinct criteria and which is reserved for a new generation seeking a new form of “quality” mix.

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Résumé

L'art du mix1 permet aujourd'hui d'inventer une pièce musicale homogène composée d'œuvres éparses. Borné dans le temps et cohérent, l'exercice offre la possibilité d'agencer un patrimoine musical artistique embrassant des époques et des genres différents en un seul et même objet sonore. Ce savant mélange des formes et des styles musicaux permet de considérer cette performance comme une perle musicale irrégulière, une résurgence néobaroque. Le mix doit être en harmonie avec les attentes du public et fédérer le plus grand nombre autour de la musique et de la danse. En proposant une sélection savante de morceaux enchaînés sur le même tempo, le disc-jockey (ou DJ) se substitue alors aux orchestres de bals traditionnels. Placé, à l’origine, au même niveau que les danseurs, le DJ se fond dans la masse et reste immergé dans la foule, à la manière d’un “Dieu caché” moderne. La culture du mix cultive l’art de l’emprunt et multiplie les références d’un genre musical à l’autre. Spontanée et libertaire, marginale et polémique, cette pratique est étroitement liée à l'essor des musiques électroniques qui, paradoxalement, se diffusent de façon fulgurante, touchant rapidement un public plus vaste. Se déplaçant des périphéries urbaines vers les centres-villes, par l’intermédiaire de créateurs de tendance, cette culture underground se diffuse dans les clubs ou les galeries, élargissant les champs de rayonnement d'une culture globale associée à la musique, la fête et la consommation de drogues L'essor de la culture du mix, lié au développement des nouvelles technologies, bouleverse les codes sociaux et culturels de l’écoute et de la composition musicales. Du home studio au téléchargement illégal, en passant par les logiciels spécialisés, tout le monde peut “mixer” avec un peu de culture musicale en poche. Les réseaux sociaux, la télé-réalité et la crise de l'industrie du disque participent de surcroît à faire du DJ une icône populaire, un produit de consommation de masse, coûtant considérablement moins cher à produire en public qu'un groupe de variété. A partir d’une approche historique de la culture du mix depuis les années 1980, doublée d’une analyse de ce phénomène de mode hybride, on verra l’évolution et les modes de diffusion de cette pratique musicale. Il apparaîtra que l’image du mix comme culture marginale, espace d’expression des minorités, s’est vite perdue au profit d’un produit commercial à valeur ajoutée, répondant à des codes sociologiques, esthétiques et culturels précis. La culture du deejaying est récupérée à des fins publicitaires et promotionnelles, contribuant à l’étiquette commerciale associée

1. “Le “mix” ou “DJing” consiste à enchaîner aux platines un long mélange de morceaux de la manière la plus créative possible, en les superposant, en coupant certaines fréquences et en utilisant différents effets. Le « turntablist » se concentre sur le scratch et les formes plus complexes de manipulation du disque vinyl et de la table de mixage.” Pour une définition plus détaillée, nous renvoyons à la Discographie des musiques électroniques réalisée par Pascal Acoulon, Janick Tual, Nadège Vauclin, avec une préface de Guillaume Kosmicki : http://www.mediatheque-noisylesec.org/images/selection/fichiers/electroniques.pdf, p. 33.

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au clubbing, loin de l’utopie du métissage des cultures rêvée par la première génération de Dj’s. L’opposition du baroque et du classicisme semble se rejouer de façon pertinente à travers ce phénomène ; néobaroque et exubérant à ses débuts, le mix tend à devenir un “classique” des nouvelles générations musicales, un genre dont les codes se redéfinissent en fonction des tendances et de l’air du temps. Pourtant, si le mix a perdu sa marginalité d’origine et tend à se réguler en devenant rentable, certains amateurs cherchent aujourd’hui à échapper aux logiques commerciales et développent une forme de préciosité nouvelle, fondée sur des critères de distinction précis, réservés aux initiés, et permettant de reconnaître un mix “de qualité”.

Keywords

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« Au Palace ce soir… » : c’est ainsi qu’en mai 1978, Roland Barthes invite son lecteur à plonger avec lui dans l’effervescence burlesque des soirées du Palace, ancien théâtre rococo réhabilité en « night-club », qui deviendra bientôt le temple de la culture « disco » en France. Pour mieux évoquer l’ambiance de ce lieu mythique, Roland Barthes a recours à la métaphore du Theatrum mundi, transformant ce microcosme nocturne en un brassage de sensations et d’univers hétéroclites : « Le Palace n’est pas une “boîte” comme les autres : il rassemble dans un lieu original des plaisirs ordinairement dispersés : celui du théâtre comme édifice amoureusement préservé, jouissance de la vue ; l’excitation du Moderne, l’exploration de sensations visuelles neuves, dues à des techniques nouvelles ; la joie de la danse, le charme des rencontres possibles. Tout cela réuni fait quelque chose de très ancien, qu’on appelle la Fête, et qui est bien différent de la Distraction : tout un dispositif de sensations destiné à rendre les gens heureux, le temps d’une nuit. Le nouveau, c’est cette impression de synthèse, de totalité, de complexité : je suis dans un lieu qui se suffit à lui-même2 » (1987, 68). Nuit des rois et des reines où les travestissements rivalisent d’extravagance, les soirées du Palace marquent de leur empreinte baroque et kitsch toute la culture du night clubbing parisien, rythmée par la musique du Disc-Jockey résident Guy Cuevas3, contribuant à l’introduction durable de la culture du DJing4 en France5. Roland Barthes pressent la nouveauté que constitue cette « synthèse » des sons et des « sensations visuelles », reconstituant une « totalité » à part entière. C’est à la fois la musique, mixée par le DJ, mais aussi l’ambiance, le décor et la foule qui immergent Roland Barthes dans cette illusion « baroque ». L’art du DJ est au centre du dispositif scénographique, constituant l’influx principal de ce dérèglement des sens.

À l’image du mélange sensoriel décrit par Barthes, l’art du mix (ou DJing) consiste en effet à sélectionner et agencer des morceaux issus de répertoires différents en une seule et même pièce

2. Roland Barthes, « Au Palace ce soir », in Vogues hommes, 1978 (repris dans Incidents, éditions du Seuil, 1987, p. 68.).

3. Guy Cuevas, de son vrai nom Guillermo Cuevas Carrion, fut le DJ attitré du Palace entre 1978 et 1983. Fabrice Eamer, directeur du Palace, ambitionnait alors d’en faire l’équivalent parisien du « Studio 54 » new-yorkais. Cuevas se rendra outre atlantique à plusieurs reprises et en rapportera la musique à la mode, la Disco, dont il se fera le porte-voix principal au cœur d’une nuit parisienne interlope et influente.

4. Si le terme de “Disc Jockey” (souvent abrégé en “DJ” ou “deejay”), est originellement associé aux “sound systems” jamaïcains, sa définition s’est modifiée au fil des années pour finalement désigner un artiste à part entière sélectionnant, agençant, construisant une bande son cohérente et ordonnée, un “DJ set”, un “mix” constitué de morceaux musicaux (enregistrés sur différents supports de type fichiers audio numériques, CD, vinyls, etc.) dans le cadre de discothèques, clubs, bars, programmes radiophoniques, etc.

5. Pour une approche détaillée de cette période, nous renvoyons à l’article de Jean-Yves Leloup intitulé « Une histoire du clubbing et de la discothèque », publié dans le hors-série « Club-Culture » du magazine Trax en juin 2006 et repris sur le site « Global Techno » : http://globaltechno.wordpress.com/2008/01/28/une-histoire-du-clubbing-et-de-la-discotheque-1943-1987/

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musicale cohérente6, en un seul flux sonore7. Fondée sur la métamorphose incessante du continuum musical, conçue en réponse aux réactions du public sans ordre ni hiérarchie préétablis, cette technique rejoint la définition du néobaroque proposée par Omar Calabrese dans son ouvrage Neobaroque : A Sign of the Times : « une quête et une valorisation de formes qui manifestent une perte d’intégrité, de totalité, et un système favorisant l’instabilité, la pluri-dimensionnalité et le changement. » (1992, xii). La culture du night-clubbing est souvent associée à l’extravagance, l’exubérance, le mélange des styles et la mise en scène. En ce sens, l’univers du DJing peut donc être considéré à travers un prisme néobaroque (ou déclinant les clichés du genre). Il ne s’agit pas, cependant, d’assimiler cette culture à un concept anachronique du point de vue de l’histoire de l’art, mais plutôt de l'inscrire dans une continuité esthétique, et montrer qu’elle use de techniques et d’images relevant d’une esthétique « baroque ». Si les théoriciens du néobaroque comme N’Dalianis ou Calabrese ont pu faire des ponts entre la culture du XVIIe siècle et la culture de masse populaire de la fin du XXe et du début du XXIe siècles, dans quelle mesure peut-on pertinemment recourir à cette catégorie heuristique pour penser la culture du mix, conçue aussi comme forme populaire ?

Une approche historique et sociologique de la culture du DJing montre que les premières manifestations de cette pratique sont associées, en effet, à une véritable effervescence dans le domaine du divertissement nocturne, autorisant le mélange des formes et des genres, ainsi qu’un véritable brassage culturel et social. Cependant, la culture du mix se fonde aussi sur une forme de préciosité et des codes réservés aux initiés. La collection du DJ se conçoit selon une logique rigoureuse et une technique virtuose parfaitement maîtrisées qui rapprochent l’exercice du mix d’un dispositif « maniériste », construisant des codes de reconnaissance et des systèmes de « tribus musicales ». En définitive, tout en conservant des formes d’expression marginales, la culture du mix n’a cessé de faire l'objet d'une récupération politique et commerciale, qui va en s'intensifiant jusqu'à nos jours, classant cet exercice parmi les formes d’expression standardisées. Comment la nouvelle culture du brassage musical, que nous identifierons ici comme la « culture du mix », est-elle devenue, de perle musicale irrégulière, une forme standardisée, codifiée, se pliant à des règles commerciales et marchandes ? Le mix peut-il véritablement s’envisager comme une forme

6. Constitué d’un répertoire issu de périodes, d’artistes et de genres musicaux différents, le mix intitulé « The Hidden Side of Le Musicassette », (LIEN : http://soundcloud.com/le-musicassette/pierre-j-the-hidden-side-of-le) n’en reste pas moins une pièce unique. À titre d’exemple, entre 29’40’’ et 37’34’’, l’auditeur est transporté d’un morceau de

disco à un morceau de house entre lesquels s’insère un morceau de rap. Apparemment disparate, cet enchaînement

de trois morceaux est toutefois fluide, et s’intègre à un « tout » cohérent. 7. Conçu à l’aide de platines – vinyles ou cd’s – ou de logiciels informatiques dédiés

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néobaroque, ou au contraire comme une résurgence « néo-classique », manifestation d’une culture sous surveillance ?

I. Naissance du mix et résurgences d’une forme néobaroque.

L’émergence de la culture du mix reflète les changements structurels qui sous-tendent les modes de consommation musicale à partir des années 1950, ainsi que la diffusion d’une musique de masse. Or, les changements radicaux qui interviennent pendant cette période ne sont pas sans rappeler les bouleversements qui ont marqué l’Europe de la première Modernité. Les nouveaux medias et les nouvelles pratiques culturelles se construisent toujours dans un système de référence avec les modèles du passé, et l'art du mix n'échappe pas à cette règle. Il se caractérise par une composition labyrinthique qui engage et inclut l’auditeur sur le modèle de la théâtralité baroque, l'obligeant à trouver ses marques dans un objet sonore improvisé, et à reconnaître des morceaux transformés,

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mélangés et reformatés. Plus qu’une technique virtuose, l’art du mix doit s’entendre comme une expérience sensorielle, transportant l’auditeur dans l’univers sonore mu par la sensibilité instantanée et instinctive du DJ. Si l’art du DJing, initialement dédié à la danse, est aujourd’hui omniprésent et incontournable dans nos sociétés occidentales, c’est parce que les conjonctures sociales et musicales, les techniques de production et l’industrie du disque ont évolué de façon concomitante, à l'image des bouleversements techniques, artistiques et sociaux de l'ère baroque. C'est du moins ce que nous tentons de montrer dans cette première partie.

Les premières « discothèques » et les premiers clubs ouvrent après la seconde guerre mondiale et se répandent pendant les Trente Glorieuses dans les pays industrialisés. Le DJing se manifeste d’abord comme une nouvelle pratique de la fête, favorisée par l’apparition et l’expansion du pick-up (tourne-disques) domestique qui fait office d’orchestre à lui seul. Ce nouveau dispositif technique qui permet de repasser en boucle les morceaux, et incite les danseurs à sélectionner eux-mêmes l’ambiance musicale, crée un phénomène d’immersion et de participation inédit du public. Dans ces fêtes, l’orchestre traditionnel est donc remplacé par le libre choix musical des participants, diffusant les disques selon un processus de composition aléatoire et labyrinthique. Le club devient l'espace privilégié du déploiement d’une scénographie performative, et le lieu d’exhibition de toutes les formes de marginalité qui veulent se mettre en scène, se montrer, et se perdre dans un « vortex spatio-temporel ». Ce nouvel espace se conçoit aussi comme une scène privilégiée, exclusive, et parfois même inaccessible au non-initié, ou à celui qui ne connaît pas les rituels et les codes nécessaires pour y entrer. Au début des années 1960, aux États-Unis, les clubs existent déjà mais sont réservés à une population d’artistes et de personnalités médiatiques. Sybil Burton, a contrario, ouvre son club « Arthur » à un public populaire dans une démarche de brassage des genres et des cultures. Le succès est fulgurant, et on y découvre un des tout premiers DJ’s de l’histoire, Francis Grasso, plus connu sous le pseudonyme de Terry Noel. À la fin des années 1960, la jet set préfère les clubs discrets, et c’est surtout la communauté homosexuelle qui – après s’être affirmée à l’issue des émeutes de Stonewall en 1969 – reprend le flambeau de la culture « disco » pour mieux l’imposer. Les premiers clubs new-yorkais émergent alors en masse ainsi que les premiers DJ’s au sens actuel du terme. En juxtaposant, et en enchaînant aussi bien du Rock, que du R’n’b, du Jazz ou encore de la Latin Music, ces pionniers du DJing inventent les bases de la musique Disco, forme moderne de R’n’b et de Soul Music, provoquant une véritable transe chez les danseurs.

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caractérisé par des rituels initiatiques, et des critères de distinction précis. En marge de la vie nocturne « officielle » des années 1960, se développent des lieux alternatifs et plus

« underground », comme le « Loft » en 1971 (véritable appartement en plein cœur de New York) tenu par David Mancuso, DJ américain. Sa musique de style « disco » est issue d’un équipement technique novateur et très sophistiqué. David Mancuso s’intéresse moins, cependant, à la qualité du son qu’aux effets produits sur les danseurs (eux-mêmes sous l’emprise de stupéfiants de plus en plus généralisés). L’expérience d’immersion se joue essentiellement du côté des publics auxquels s’adresse le DJ, soit pour les envoûter, soit pour créer une connivence entre initiés. Comme l’indique le patronyme du lieu, les soirées du « Loft » sont organisées dans un espace privé, rendant l’entrée plus sélective et partant plus prisée. Réservées à une élite artistique et mondaine, cet exemple montre que la culture du night clubbing se conçoit aussi selon des codes précis, pouvant remettre en cause le caractère totalement exubérant et démocratique affiché initialement. Les participants se jaugent et se surveillent mutuellement, s’assurant qu’ils partagent les mêmes codes avant de s’abandonner à une fraternité carnavalesque et débridée.

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Fort de ce phénomène de mode, et sous l’impulsion du mouvement « disco » porté par les DJ’s, le milieu de la nuit développe, jusqu’au milieu des années 1980, une effervescence culturelle inédite portée par une esthétique proprement néobaroque, mêlant l’extravagance et le burlesque aux codes de la nuit. Dans son article intitulé « 1977-1980 - Sisyphe danse la Disco », Benoît Sabatier définit ce phénomène comme une contre-culture du plaisir, au revers du nihilisme propre au mouvement punk dont la mode se diffuse simultanément : « La disco, elle, ne semble prôner qu’un hédonisme sucré. Creux, antisubversif ? Non. Si les grandes périodes punk et disco, entre 1976 et 1978, s’entrechoquent, c’est parce que ces deux mouvements forment finalement une même pièce. Côté pile, il faut que ça brille, l’hédonisme disco. Côté face, paf dans ta face, le nihilisme punk. Mais la pièce vrille, les faces se confondent, No Future punk transforme le laid en beau, la disco cache un désespoir sacrément mélancolique8. » (2007, 213) Cette description, où le laid revendiqué par le mouvement punk s’oppose à « l’hédonisme sucré » de la culture disco, souligne également la superposition et la synthèse des esthétiques, devenue une caractéristique des nouvelles pratiques musicales. Il suffit de relire, pour s’en convaincre, les propos de Roland Barthes sur les soirées Disco du Palace, décrites comme un véritable mélange des contraires, haut lieu de mixité sociale et culturelle. Les nuits du Palace incarnent le rêve d’un espace festif et spectaculaire ouvert à tous, même si ce rêve n’est qu’une utopie, puisque l’entrée est également réservée à une élite artistique et médiatique, prioritairement introduite dans le temple rococo. Sous l’impulsion de la vague Disco, le Palace redonne à cette salle sa fonction originelle de théâtre, dévolu au spectaculaire, espace de sociabilité où l’on va autant pour jouir du spectacle que pour être regardé et devenir le spectacle des autres : « Au Palace, c’est tout le théâtre qui est la scène ; la lumière occupe là un espace profond, à l’intérieur duquel elle s’anime et joue comme un acteur : un laser intelligent, à l’esprit compliqué et raffiné, tel un montreur de figurines abstraites, produit des traces énigmatiques, aux mutations brusques : cercles, rectangles, ellipses, rails, filins, galaxies, torsades. (…) Cela veut dire que l’“art, sans rompre avec la culture passée (la sculpture de l’espace au laser peut très bien rappeler des tentatives plastiques de la modernité), s’éploie hors des contraintes du dressage culturel : libération scellée par un nouveau mode de consommation : on regarde les lumières, les ombres, les décors, mais aussi on fait autre chose en même temps (on danse, on parle, on se regarde) : pratique connue du théâtre antique9 ». (1987, 67-68) Mêlant la musique synthétique aux jeux de lumière déployés par le laser, les nuits du Palace invitent les spectateurs à devenir les acteurs de la fête et du spectacle, happés dans le dispositif scénographique et sonore inventé par l’organisateur (Fabrice

8. Benoît Sabatier (rédacteur en chef adjoint du magazine « Technikart »), Nous sommes jeunes, nous sommes fiers. La

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Emaer) et son DJ Guy Cuevas10.

En marge du déploiement de la culture « disco » aux Etats-Unis et en Europe, une contre-culture musicale émerge progressivement, et s’éploie en coulisse des soirées médiatisées et « branchées » des clubs les plus en vue. Cette réaction revendiquée face au phénomène de mode de la culture « disco » n’est pas sans exploiter également les codes d’une théâtralité néobaroque, refusant la soumission au diktat de la mode et des soirées mondaines. Au début des années 1980, dans le Bronx en particulier, la jeunesse issue des ghettos organise des blocks parties sur le modèle des sound systems11 jamaïcains, jaillissant spontanément dans les rues de la ville, loin des clubs branchés. Et s’ils n’y mixent pas de la Disco, les DJ’s comme Grand Master Flash amorcent le sillon de la culture Rap et inventent le « scratch »12 dès 1981, permettant de varier à l’infini la répétition d’un même son. Cette nouvelle vague de DJ’s s’inscrit davantage en marge de la culture « élitiste » des discothèques, en réinventant à leur façon le caractère « baroque » du mix. La technique du « scratch » est systématiquement reprise et remodelée dans les grands succès de la culture rap, et peut être considérée comme un nouveau dispositif de « mise en abîme » et d’illusion sonores. La répétition et la boucle deviennent les bases techniques du mix, visant à la variation continuelle et non à l’harmonie et la continuité sonore. Cette effervescence technique inédite dans le domaine musical n’est pas sans rappeler les jeux d’illusion sophistiqués des machineries baroques. C’est en grande partie grâce au déploiement de dispositifs techniques de plus en plus complexes que se poursuit la conquête musicale des adeptes du Djing.

2. Technicité et virtuosité : entre illusions néobaroques et anamorphoses sonores.

L’imagination déployée par les DJ’s pour multiplier leur potentiel technique, la fantaisie et l’inventivité de leurs expérimentations sonores – au croisement de l’artisanat et de l’exploration des nouvelles technologies –peuvent être envisagées au travers du prisme de l’ère baroque, et de son foisonnement d’innovations techniques. Les expérimentations des DJ’s constituent, en effet, une actualisation de la technicité baroque, avec son goût pour les machines et les effets d’anamorphose,

10. Sur l’histoire du Palace, voir le documentaire « Les années Palace », écrit par François Jonquet et réalisé par Chantal Lasbats : http://www.dailymotion.com/video/x7w83o_le-palace-clubbing-discotheque-1_new

11. Popularisés à la fin des années 1940 dans les ghettos de Kingston (Jamaïque), le concept de sound system désignait le dispositif de sonorisation, matériel et humain, utilisé lors de street parties (fêtes en plein air). Le « deejay » intervenait alors tel un chanteur sur les faces B, instrumentales, des disques qui y étaient diffusés.

12. Procédé consistant à modifier manuellement la vitesse de lecture d’un disque vinyle sous une tête de lecture de platine, alternativement d’avant en arrière, de façon à rejouer un même son en produisant un effet de glissement, comparable à une sorte de déchirement sonore. Grandmaster Flash est considéré comme le premier « scratcheur » avec son morceau « The Adventures of the Wheels of Steel » (1981).

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comme en témoigne l’invention du remix et du maxi 45 tours. Dans les années 1970, alors que deux producteurs en vue de Philadelphie13 inventent de toutes pièces le « Philly Sound », la Disco originelle, les DJ’s américains sont à l’affut de la perle rare ou de la dernière nouveauté pour mieux se démarquer ou faire valoir leur valeur ajoutée. C’est le cas de Tom Moulton, qui s’équipe chez lui de l’équivalent d’un « home studio »14 avant l’heure pour préparer ses mixes en amont des soirées. Formatés sur une durée moyenne de trois minutes, les morceaux ne laissent pas suffisamment de temps aux danseurs pour s’immerger dans l’ambiance sonore avant de pouvoir s’exprimer pleinement. Tom Moulton décide alors de pulvériser le format traditionnel en imposant (entre autres) les breaks15 rythmiques, et en passant d’une durée de 3 à 6 ou 8 minutes. Il invente alors le « remix » qui connaît immédiatement un succès phénoménal, et permet aux DJ’s de se réapproprier des œuvres, en les recomposant et en ajoutant de nouveaux motifs. Equipé de son « home studio », Tom Moulton gère sa chaîne de production jusqu’au pressage de ses copies. C’est aussi grâce à lui, et à la faveur du hasard, que l’on doit l’invention du « Maxi 45 Tours »16 très apprécié des DJ’s et des collectionneurs, une fois que le principe créatif en sera généralisé.

S’inspirant du spectacle des soirées en club et des performances inédites qu’elles autorisent, les innovations techniques des DJ’s favorisent l’expérimentation de nouvelles formes musicales et sonores, et l’émergence de nouveaux genres musicaux issus de ces technologies hybrides. À Chicago en 1981, Frankie Knuckles est le DJ résident du club le « Warehouse ». Si la Disco régresse, il reste porté sur le Philly Sound mais il s’adapte à son public, et comme Moulton 10 ans plus tôt, il « triche » en se réappropriant, en recréant, et en remixant les nouvelles productions que les majors lui font parvenir. Il rallonge ou répète les ponts, les breaks, il les « durcit » pour les adapter à la piste du « Warehouse », fréquenté par la communauté black homosexuelle de Chicago, et invitant les danseurs à se perdre dans la danse, hors du temps et de l’actualité extérieure. La communion avec le public est totale, et une fois sortis du club, ces fidèles s’empressent tantôt d’acheter les disques qu’ils viennent d’entendre, ou d’en produire eux-mêmes à moindre coût grâce

13. Kenny Gamble et Leon Huff de la P.I.R. (Philadelphia International Recordings).

14. Anglicisme désignant un petit studio d’enregistrement et de mixage domestique à caractère amateur ou professionnel.

15. Passage rythmique d’un morceau, interrompant son flux, sa continuité ou sa progression.

16. Aussi appelé « Maxi 45 » ou tout simplement « Maxi » ou encore « Super 45 tours ». C’est un format de disque microsillon (ou disque vinyle) dont la principale particularité est d’avoir environ un titre ou deux par face, comme les petits « 45 tours », mais dans un format 30 centimètres (12 inch en anglais). Il contient généralement deux ou trois remixes, éventuellement accompagnés d’une ou deux chanson(s) inédite(s) (aussi appelées « face B »). C’est par hasard que, dans l’urgence et « en panne » de support 45 tours, l’ingénieur du son du DJ Tom Moulton (Joe Rodriguez) lui suggère de presser une copie sur un 33 tours pensant que le résultat serait équivalent. Séparant les sillons au maximum, il exploite alors toute la face d’un album pour y presser un titre de 6 minutes. Contre toute attente, le niveau dynamique des basses s’en voit considérablement amélioré, ainsi que la qualité du son.

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à de nouveaux outils instrumentaux, de nouvelles machines accessibles à tous (la Roland TB 30317 et la Roland TR 90918). Les DJ’s amateurs espèrent pouvoir faire parvenir leurs productions « maison » les semaines suivantes aux DJ’s résidents des clubs. Composée à domicile, cette nouvelle musique portera donc le nom de House Music. La construction de ce nouveau genre musical se conçoit sur le mode performatif, puisque que le DJ attend de connaître l’impact de sa production sur les danseurs pour concevoir a posteriori de nouveaux morceaux. Cette aventure technologique n’a rien de linéaire, et toutes les expérimentations sont concomitantes. Entre le début des années 1970 et le milieu des années 1980, les nœuds de la production musicale se sont déplacés. Si elle était originellement entre les mains de producteurs institutionnalisés, elle s’est immiscée du côté des DJ’s qui, en première ligne face au public, se la réapproprient pour la transformer, la métamorphoser, rejouant à leur tour les morceaux du passé, inscrivant alors leur processus créatif dans une continuité historique.

Avec la culture du mix, la création musicale est passée du côté de la technique industrielle et sérielle. Selon le principe décrit par Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, l’ère de la reproduction en série de l’œuvre d’art a pu être aussi

17. Synthétiseur/séquenceur fabriqué par le constructeur japonais Roland entre 1982 et 1983. 18. Boîte à rythme créée par le constructeur japonais Roland à partir de 1984.

Illustration 3: Laurent Garnier: DJ set au club "The End" (Londres, 2006) - source: Facebook officiel de Laurent Garnier

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l’instrument du dévoilement d’une réalité aliénante, comme en témoigne l’invention d’un nouveau genre musical issu de la culture du mix : la Techno. La machine, détournée de sa fonction purement utilitaire peut aussi devenir une source de création infinie et proposer des ressources combinatoires inédites. L’invasion des cultures sonores populaires par la musique synthétique connaît son apogée entre 1977 et 1980, et renouvelle la dimension néobaroque de la pratique du DJing. The Electrifying Mojo (de son vrai nom Charles Johnson), anime sur différentes radios de Detroit une émission intitulée « Midnight Funk Association », où il mixe ses coups de cœurs musicaux en direct. Au-delà de son talent pour composer des mixes, ce DJ se démarque des autres par une réelle sensibilité pour les musiques venues d’Europe, et notamment le groupe allemand Kraftwerk. Pour les trois adolescents que sont à l’époque Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson, « pères fondateurs » de la Techno originelle, c’est la révélation. Le documentaire « Universal Techno » de Dominique Deluze19 témoigne de cette rencontre renouvelée de l’homme avec la machine dans l’invention des sonorités Techno. Detroit est, à la fin des années 1980, une ville industrielle sinistrée que les pouvoirs publics ont laissé se dégrader en espérant que le futur et la modernité en surgissent. La musique de Kraftwerk, créée de toute pièces à partir de machines transformées en instruments de musique, laisse dorénavant entrevoir de nouvelles perspectives créatrices et innovantes. Dans une séquence du documentaire, Derrick May ère dans l’ancien « Michigan Theater » (vieux théâtre rococo du centre de Detroit reconverti en parking). Scandalisé par cette reconversion architecturale, le célèbre DJ-producteur s’indigne de la négligence des pouvoirs publics face au patrimoine de la ville, et exprime son désir d’envisager le futur comme une réhabilitation systématique du passé et de l’histoire20. De près ou de loin, et plus ou moins consciemment, l’héritage industriel reste ancré chez chacun de ces enfants de l’industrie automobile. Si la « machine », en tant qu’outil de production, a pu avoir raison de leurs ancêtres, elle devient salvatrice pour cette nouvelle génération qui s’en fait une alliée pour mieux bâtir la musique de l’avenir : la musique des machines. Si le phénomène « Techno » n’aura pas duré très longtemps à Detroit, aujourd’hui mieux connue pour sa production Rap, les producteurs de l’époque ont fait office de pionniers, faisant de leur ville le creuset d’un genre musical qui refranchira l’Atlantique vers l’Europe, mais cette fois à la vitesse d’Internet.

3. Mix et night clubbing : une culture codifiée et sous surveillance ?

Force est de constater que si socialement, le mix a bel et bien détrôné le pick up des années 1960

19. « Universal Techno » (Arte La Sept / Les Films à Lou – 1996) de Dominique Deluze. 20. Ibid. (Minutage : 15’55’’.)

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dans les foyers, et s’il est plus que jamais en place dans le milieu de la fête, ses enjeux économiques se sont clairement affirmés et sa diffusion s’est progressivement codifiée. On peut se demander dans quelle mesure la culture du mix n’échappe pas progressivement à son caractère néobaroque initial, au bénéfice d’une esthétique plus classique, codifiée par les producteurs et les nouveaux créateurs de tendance. Indépendamment des DJ’s reconnus, le mix demeure un formidable outil marketing pour les professionnels de la musique. En live, cette prestation à moindre coût se révèle même rentable lorsqu’elle se substitue à un concert, et offre à l’artiste une visibilité similaire sans pour autant nuire à la qualité de sa prestation. La culture du mix fait ainsi l’objet d’une récupération commerciale. Dans les années 1990, quand la Techno « revient » en Europe, c’est à l’heure des mass media, de l’internet et de la téléphonie mobile. Les industries informatiques et musicales en constant renouvellement, conjuguées aux nouveaux réseaux de communication et à la démocratisation du vedettariat (par l’intermédiaire de la « télé réalité » notamment), permettent une expansion et une uniformisation internationale extrêmement rapide des pratiques du DJing.

Désormais, la culture du mix a intégré les pratiques musicales populaires, ne pouvant échapper à une forme de vulgarisation du genre, loin de la sophistication néobaroque. À titre d’exemple, le DJ David Guetta, qui est aujourd’hui en tête des ventes, revendique l’utilisation du mix pour concevoir une musique populaire et commerciale21. Kanye West, autre artiste vedette, se permet de sampler22 les succès de Daft Punk, et Jay-Z de reprendre des « boucles sonores » empruntées à Cassius, détournant des techniques de production inventées par les DJ’s. Dans une interview accordée à Télérama en 201123, le DJ producteur canadien Richie Hawtin, plus connu sous le pseudonyme de « Plastikman », explique être à l’origine de la création du logiciels de Djing virtuel Traktor24 permettant à tout un chacun de devenir DJ (moyennant un bon ordinateur ainsi qu’une solide base de données musicales numérique), et du site de vente de musique en ligne Beatport25. Le DJ Techno, Richie Hawtin est devenu producteur puis patron du label M_nus26, n’hésitant pas à insérer des titres issus d’autres répertoires que celui de la Techno dans ses mixes. Par extension, grâce à lui, tout le monde peut désormais s’improviser DJ. Il existe même aujourd’hui, en France, plusieurs formations au métier d’animateur musical de soirées dont le

21. Nous renvoyons ici au documentaire à caractère promotionnel consacré à David Guetta, « Nothing but the beat » (Burn Productions – 2011), qui constitue une véritable apologie du DJ célébré par certains des artistes les plus en vue de la pop music actuelle.

22. « Echantillonner » en français. Pratique musicale consistant à isoler un passage d’un morceau, en vue de l’utiliser, quitte à le modifier, dans une production indépendante et originale.

23. http://www.telerama.fr/musique/bien-ou-bien-112-recoit-plastikman,66108.php 24. http://www.native-instruments.com/#/en/products/dj/traktor-pro/

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diplôme est reconnu par l’Etat27. La figure du DJ se professionnalise, se régularise et s’uniformise, s’éloignant de sa fonction originelle de magicien caché qui, dans le secret de la régie, tirait les ficelles du spectacle et orchestrait la folle ambiance du club. Dans le documentaire qui lui est consacré par le magazine « Envoyé spécial », David Guetta raconte ses débuts, quand il n’était encore que l’animateur anonyme des soirées du Palace, et qu’il devait mixer en contrebas de la piste de danse, ne voyant que les pieds des danseurs pour jauger l’ambiance du club. Dans le célèbre club des « Bains Douches », le DJ devait même mixer dans une pièce totalement hermétique et isolée de la piste, l’obligeant à sortir régulièrement de sa régie de « Dieu caché » pour évaluer le succès de ses choix musicaux sur les danseurs. Aujourd’hui, Les performances de David Guetta sont systématiquement conçues sur le même format, et attirent des milliers de spectateurs partout dans le monde, selon un plan marketing savamment orchestré. Son parcours incarne parfaitement le glissement de l’ère néobaroque du mix vers la standardisation néoclassique du clubbing.

Cependant, même si les musiques électroniques et les rituels qui la caractérisent ont imprégné toute la culture « Pop » contemporaine, ils n’ont jamais été totalement dissociés des formes d’expression underground, en raison de la surveillance systématique dont ils font l’objet. Des nuits du « Paradise Garage » aux Techno Parades actuelles, en passant par les Raves britanniques des

27. Nous renvoyons, à ce sujet, au documentaire du magazine « Envoyé spécial » disponible en ligne : http://www.dailymotion.com/video/xcdqf3_envoye-special-profession-dj-1-2_music

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années 1990, le monde de la fête reste toujours synonyme d’excès en tous genres, sur fond de militantisme. Le milieu associatif s’est vite emparé des codes musicaux et festifs des clubs pour faire valoir les droits des minorités jusque dans les sphères politiques. La première GayPride, en 1970, est organisée en commémoration des émeutes de Stonewall à New York, sur fond de trend d’instabilité mondiale : la communauté homosexuelle récupère la dimension festive du DJing pour mieux faire entendre sa cause. La culture du mix est alors associée à la défense des minorités. Dans les années 1990, en Angleterre, le phénomène des raves28 caractérisé par l’occupation de zones désaffectées, non dédiées officiellement à la fête, connaît une expansion sans précédent en dehors de tout cadre législatif et sécuritaire. À la dimension gay militante s’ajoutent alors des revendications sociales, en opposition à l’autoritarisme du gouvernement Thatcher, qui fait fermer les clubs où les drogues circulent plus que jamais. Le Parlement anglais réplique rapidement en votant le « Criminal Justice Bill » du « Criminal Justice and Public Order Act » en 1994, mettant un terme définitif à ce type de rassemblements, peines de prison à la clé. Quand elle ne fait pas l’objet d’une récupération commerciale, la culture du mix fait l’objet d’une surveillance systématique la maintenant dans un hors-cadre. Plus la surveillance s’impose du côté des marges, plus la culture du mix est récupérée du côté des masses par des stratégies commerciales, exploitant la fascination associée au côté exubérant et provocateur du DJing. Cette marginalité revendiquée fait le jeu des DJ’s vedettes et des rappeurs à la mode, qui entretiennent l’assimilation de leur image à une forme de délinquance, et jouent de l’aura exercée par le caractère underground de la culture du mix. Le milieu du clubbing se caractérise désormais par cette tension nécessaire entre un aspect déjanté et marginal néobaroque, et un autre visage relevant de l’uniformisation et d’une culture musicale standardisée.

Attirés par ce mélange de popularité et de marginalité entretenu par les DJ’s, les artistes contemporains issus d’autres disciplines récupèrent également la culture du DJing pour faire la promotion de leur travail, contribuant à la standardisation du mix et façonnant ses contours néoclassiques. Pour ne prendre qu’un exemple récent, le 19 septembre 2011, à l’occasion de la troisième édition des débats organisés par fnac.mix29, Frédéric Beigbeder organisait un « DJ set Littéraire » au Palace, pour présenter son dernier ouvrage Premier bilan après l’apocalypse30. Animé

28. Désigne une fête, généralement en plein air, organisée en dehors de tout cadre législatif réglementant les fêtes en terme de sécurité et de droits d’exploitation.

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par l’animateur vedette Frédéric Taddeï, cet événement conçu comme une performance littéraire et artistique permettait à l’écrivain de présenter le florilège de ses auteurs favoris à travers un mélange de lectures, de projections vidéo et de séquences musicales. Cet exemple est caractéristique de la récupération des codes culturels du mix dans les systèmes actuels de promotion artistique. Une grande enseigne de distribution, la Fnac, utilise le terme de « DJ set » pour faire la publicité de nouveaux ouvrages en vente, et de surcroît pour faire la promotion d’un auteur vedette, populaire, présenté par un animateur non moins populaire. La culture du mix est donc détournée à des fins commerciales d’abord, pour désigner l’événement promotionnel qu’elle organise (fnac.mix : « nouveau rendez-vous prestigieux conçu par la Fnac comme un lieu d’échange, un espace de rencontre ouvert à tous les arts : musique, dessin, littérature, poésie, photo, cinéma… »31), mais aussi à des fins « pseudo » culturelles ou artistiques, pour vendre un produit qui ne relève pourtant pas de la culture musicale, un ouvrage littéraire lui-même conçu comme un mélange, un mix des auteurs favoris de Beigbeder. Loin de l’effervescence baroque des DJ sets de la grande époque « Disco », et loin de la culture underground qui caractérisait l’émergence de la Techno à la fin des années 1980, la culture du mix fait donc l’objet d'un détournement, et d’une véritable récupération à des fins promotionnelles et commerciales. On note, à ce titre, l’aspect symbolique de l’organisation de l’événement « fnac.mix » au Palace, comme pour mieux souligner le contraste entre cette stratégie promotionnelle et le spectre des soirées mythiques et « néoburlesques » des années 1980.

Si la culture du mix, associée au monde de la nuit, apparaissait comme une « synthèse, (une) totalité, (une) complexité » néobaroques pour Roland Barthes, elle sonnait déjà comme le symptôme d’une uniformisation des systèmes d’écoute aux oreilles de Georges Steiner en 1986 : « La nouvelle sphère du son est sans limites. Comme une ride à la surface de l’eau, elle traverse langues, idéologies, frontières et races. Les accents du trio qui me pilonne les oreilles à travers les murs, par un soir d’hiver, dans le nord-est des Etats-Unis, se répercutent sans doute au même moment dans une salle de danse de Bogota, s’échappent d’un transistor à Narvik, d’une juke-box à Kiev et d’une guitare électrique à Benghazi. L’air est le tube du mois dernier ou de la semaine dernière ; et déjà notre société moderne en résonne d’un bout à l’autre. Les implications économiques de cet esperanto musical sont stupéfiantes. Le rock et la pop music secrètent en couches concentriques une mode, un cadre, un style de vie. La musique moderne a fait naître des codes de conduite individuelle et sociale, une solidarité de groupe. L’Eden n’a pas la politique discrète32. » (Steiner 131)

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Happés dans une « matrice sonore », la jeunesse des années 1980 décrite par George Steiner se détache peu à peu des « vestiges d’une “logique” qui n’a plus cours 33» (Steiner, 131) pour se laisser envelopper dans une nappe perpétuelle de sons synthétiques. L’auteur perçoit déjà que cette nouvelle génération développe, à partir de pratiques d’écoute inédites, une « véritable lingua franca, un “dialecte universel” [ …] une culture du son [qui] semble rejeter l’antique autorité de l’ordre verbal34 » (Steiner, 133). En ce sens, Steiner rejoint la vision néobaroque de Roland Barthes, envisageant la nouvelle culture du son comme une « synthèse », une « totalité ». Toutefois, George Steiner redoute simultanément la saturation et la vulgarisation culturelles subséquentes de cet envahissement sonore : « Les conséquences sont, encore une fois, incertaines : une intimité jamais atteinte, aussi bien qu’une désacralisation. Nous baignons dans un sirop de sublime35. » (Steiner, 134) Si la pratique du DJing se généralise en effet, induisant des réflexes d’écoute grégaires, chaque mix reste un montage sonore représentatif de l’univers du DJ ou du « Selector », répondant à des codes de sélection musicale très personnels. Ce qui tend à se généraliser, c’est un support, une forme d’expression, un outil néobaroque, mais les créations et les narrations sonores qui en découlent, les « manières » de mixer, elles, restent infinies.

Bibliographie

Barthes, Roland. « Au Palace ce soir », in Vogues hommes. Paris : 1978 (repris dans Incidents, Paris : éditions du Seuil, 1987.

Calabrese, Omar. Neo-Baroque : A Sign of the Times, trans. Charles Lambert, Princeton, New-Jersey : Princeton University Press, 1992, xii.

Leloup, Jean-Yves. « Une histoire du clubbing et de la discothèque », in hors-série « Club-Culture » du magazine Trax : juin 2006.

- repris sur le site « Global Techno » : http://globaltechno.wordpress.com/2008/01/28/une-histoire-du-clubbing-et-de-la-discotheque-1943-1987/

Sabatier, Benoît (rédacteur en chef adjoint du magazine « Technikart »). Nous sommes jeunes, nous sommes fiers. La culture jeune d’Elvis à MySpace. Paris : Hachette Littératures, 2007, p. 213 Steiner, George. Dans le château de Barbe-Bleue, notes pour une redéfinition de la culture. Paris :

« Folio essais », 1986, p. 131. 33. Ibid. p. 131.

34. Ibid. p. 133. 35. Ibid., p. 134.

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Gallimard, coll. « Folio essais », 1986, p. 131.

Florence Filippi est maître de conférences en études théâtrales à l’Université de Poitiers, au département des Arts du Spectacle. Ses travaux portent principalement sur l’émergence du vedettariat à l’époque moderne, et ses recherches s’intéressent plus largement aux mythographies d’artistes et aux formes d’engagement politique de l’interprète dans le domaine du spectacle vivant. E-mail: florence.filippi@univ-poitiers.fr

Pierre Jabot est chargé de réalisation à Radio France, pour les antennes de FIP et France Inter. Il est également à l’initiative de l’audio-blog « lemusicassette.com”, véritable bouillon de culture musicale sur lequel il promeut la culture du DJing en programmant des mixes d’artistes issus de la scène électronique actuelle.

Figure

Illustration 1: Soirée au "Paradise Garage" (1980)
Illustration 2: Une soirée au Studio 54 (années 1980)
Illustration 3: Laurent Garnier: DJ set au club "The End" (Londres, 2006) - source:
Illustration 4: Une soirée au Palace au début des années 1980 (au centre: Thierry Le Luron)

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