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Le grotesque de l'Histoire : entre négation et affirmation

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Academic year: 2021

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Submitted on 19 May 2021

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Le grotesque de l’Histoire : entre négation et affirmation

Stanislaw Fiszer

To cite this version:

Stanislaw Fiszer. Le grotesque de l’Histoire : entre négation et affirmation. Le Grotesque de l’Histoire, Le Manuscrit, 2005, Collection CERCLE, 2-7481-5850-4. �hal-03230410�

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Le grotesque de l’Histoire : entre négation et affirmation

Stanisław FISZER

Université de Lorraine

Si l’on définit d’emblée le grotesque comme l’expression de l’anti-norme par rapport à la norme1 et si celle-ci signifie sur le plan politique la démocratie de type occidental à l’opposé des régimes autocratiques et totalitaires, on comprend pourquoi les pays d’Europe centrale et orientale sont devenus, au XXe siècle, des terres d’élection de la catégorie esthétique en question. En effet, jusqu’à la Première Guerre mondiale les peuples de cette région de l’Europe, privés de leurs États et souvent rivaux, faisaient partie des empires. Après leur disparition, les États indépendants créés en Europe centrale cherchaient à instaurer avec un succès plus ou moins durable le système démocratique. Cependant l’instabilité des institutions parlementaires, le nationalisme et le sentiment d’insécurité ont frayé la voie aux régimes autoritaires, voire fascisants, et au rapprochement avec l’Allemagne nazie, qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, a réussi à vassaliser certains pays de la région. Tous ces pays, après la guerre, se sont retrouvés dans l’orbite de l’Union soviétique et, malgré plusieurs révoltes, en 1956, 1968 et 1980, sont restés inféodés à la puissance russe jusqu’à la fin des années quatre-vingts. Pourtant ni l’effondrement du « socialisme réel », ni l’instauration des institutions démocratiques, ni même l’adhésion d’un groupe de pays d’Europe centrale aux structures euro-atlantiques n’ont complètement effacé le sentiment d’insécurité et de fragilité des démocraties récemment (re)créées. Parmi plusieurs raisons qui expliquent cette situation et que nous ne pouvons pas analyser ici, en voici une évoquée par l’un

1 La définition proposée par Byron JENNINGS dans The Ludicrous Demons, Berkeley and Los Angeles University of California Press, 1963

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des participants au colloque2 et qualifiée de « syndrome séculaire » d’Europe centrale. Il serait lié à

« la faiblesse des États fabriqués en 1918-1920. Leur indépendance sert des classes politiques impuissantes à assurer la sécurité des populations, qui, au lieu de chercher une issue à ce défi fondamental, s’occupent à légitimer leur pouvoir en éliminant les domaines de coopération avec tous ceux qui sont stigmatisés comme différents ».

Quelles que soient les raisons de la faiblesse des institutions démocratiques et étatiques en Europe centrale, le grotesque, art de provocation et de dérision par excellence, y apparaît en premier lieu comme un moyen de défense contre l’autorité oppressive et de subversion de l’ordre établi.

D’autre part, comme le grotesque parodie toutes les formes de l’intelligence figée, notamment les langages et les styles officiels, il s’oppose au monde de l’irréalité verbale. Les régimes autoritaires et totalitaires d’Europe centrale et orientale se prêtaient particulièrement au grotesque, attendu qu’ils refusaient les discours critiques à leur égard pour maquiller la vérité. C’est ce que montre, par exemple, le texte consacré à la poésie tchèque des années 70 et 80 du XXe siècle. Paradoxalement, comme le font remarquer certains participants au colloque, c’est le pouvoir lui-même qui recourait parfois d’une manière perverse au grotesque afin de discréditer ses adversaires politiques et de les exclure de l’histoire nationale. Les subversions anti-idéologiques et anti-langagières du grotesque vont de pair avec les subversions antiesthétiques. Du fait, en accumulant et combinant les éléments disparates : le comique et le tragique, le rire et l’effroi, l’hyperbole et la litote, le corporel et le spirituel, le réel et le fantastique, le grotesque va dans le sens de la déformation plus ou moins systématique et à l’encontre des canons culturels et artistiques. Or, ceux-ci ont souvent été imposés par le pouvoir. Il suffit d’évoquer l’art officiel de l’Allemagne nazie ou bien le « réalisme socialiste », tous les deux proscrivant les mouvements d’avant-garde : l’expressionnisme allemand, le formalisme russe vu ici à travers le prisme de la cinématographique Fabrique de l’Acteur Excentrique (la FEKS, dirigée par Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg) ou bien la théorie de la

« forme pure » que Stanisław Ignacy Witkiewicz pratiquait d’une manière hétérodoxe dans ses très grotesques pièces de théâtre. D’un autre côté, d’après l’un des congressistes, l’art qui se définit en termes de culture nationale, comme celui d’Europe centrale au XIXe siècle, a tendance à reprendre et à fabriquer des figures grotesques rappelant les époques dont il veut se démarquer comme un

« repoussoir cosmopolite ».

Puisque l’histoire des peuples de l’Europe centrale est, pour une grande part, celle des vaincus, ils ont leur propre vision du monde, différente de la vision occidentale. Elle est, à en croire

2 Le colloque international, organisé par le Centre de recherche sur les cultures et littératures européennes (CERCLE), s’est tenu en 2004 à l’université Nancy 2 (aujourd’hui l’université de Lorraine).

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Milan Kundera3, fondée sur la méfiance profonde de l’histoire, domaine des vainqueurs. C’est aussi pour cette raison que l’« esprit de non-sérieux » et d’auto-dérision, qui se moque de la grandeur et de la gloire, serait propre à l’Europe centrale. Généralisant les propos de Kundera on peut dire que le grotesque qui accumule les contradictions apparemment insolubles, tend à se développer dans les sociétés et aux époques marquées par des troubles, changements violents et radicaux, tels que les guerres et les révolutions, ou leur attente fébrile. « On ne s’amuse jamais autant qu’au-dessus du gouffre », constate l’une des participantes, qui analyse le climat social et artistique de la Russie à la veille de la révolution. Dans les situations historiques de crises majeures où l’on « peut tout détruire et tout produire », le grotesque n’est pas seulement dirigé contre une réalité socio-politique concrète, mais contre toute la réalité. Premièrement, il dénonce le caractère dogmatique et unilatéral, le fanatisme et l’esprit catégorique de tous les régimes et institutions. Deuxièmement, il relativise les valeurs et les hiérarchies dans leur ensemble, subvertissant les conventions, règles et modes de la société. La figure qui s’impose alors pour décrire ce relativisme universel est, d’après l’un des auteurs des Actes du colloque, celle de « tourbillon qui par sa puissance emporte tout dans un même mouvement, la petite histoire et la grande Histoire {…] avec pour conséquence l’aplatissement des différences » : le vrai et le faux, le bien et le mal. Dans ce monde déboussolé et dépourvu de sens moral – remarque un autre auteur - les bourreaux et les victimes se comportent comme s’ils « obéissaient à une puissance extérieure qui leur auraient distribué et imposé leurs rôles » respectifs. Au fond, l’histoire vue à travers le prisme du grotesque n’est qu’une farce où les hommes et les peuples, tels des pantins, se débattent au nom des idéaux qui, même les plus justes, n’ont rien d’absolu et ne peuvent être considérés que par rapport aux idéaux respectifs de leurs adversaires.

Traduisant le relativisme et l’imprévisibilité de l’histoire, le grotesque met en doute l’existence des lois historiques elles-mêmes. Il ridiculise, en particulier, les philosophies de l’histoire, qui prétendent saisir le sens profond et totalisant des événements par-delà leur désordre apparent. En Europe centrale, le rire grotesque s’en prend souvent au providentialisme, surtout dans sa version messianique, selon laquelle les peuples de cette région auraient quelque mission historique et divine à accomplir. C’est ainsi que les Polonais et les Hongrois, prétendument chargés d’une mission civilisatrice, se croyaient un « rempart » de la chrétienté occidentale. Cependant le grotesque tourne aussi en dérision les philosophies modernes de l’histoire : la pensée des Lumières, l’hégélianisme, le positivisme ou le marxisme selon lesquelles la Raison ou les rapports sociaux bien déterminés gouvernent le monde soumis à la loi du progrès universel. Le monde, dans la perspective grotesque,

3 Milan KUNDERA a exprimé cette opinion dans son article « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, novembre 1983, n° 27.

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serait privé d’explication rationnelle quelconque. Il arrive que le cosmos tout entier s’écarte de ses lois habituelles et plonge dans le chaos. C’est pourquoi les ouvrages grotesques, comme ceux de Stanisław Ignacy Witkiewicz, Karel Čapek, Antoni Słonimski ou Alfonz Bednár ici étudiés, sont pleins de visions apocalyptiques, qui expriment les tendances catastrophistes, très répandues en Europe centrale et orientale au XXe siècle. Au présent comme au passé, le grotesque se prête à décrire un monde fou et à ne représenter les affaires humaines que comme un tissu d’incohérences.

Un maître du grotesque contemporain pourrait répéter ce que Shakespeare fait dire à Macbeth à propos de la vie : « C’est un récit conté par un idiot, rempli de bruit de fureur, qui ne signifie rien » (Shakespeare, Macbeth V, 5).

Cette conception du grotesque est proche de celle de Wofgang Kayser pour qui il reflète la mise en pièces de l’ordre historique, la désagrégation du monde et l’aliénation qui résulte de l’abolition de la cohérence et du sens4. La force inhumaine, étrangère et incompréhensible de l’histoire, qui dépasse et régit l’homme, le transforme en une marionnette. Et ce n’est pas le hasard si le mouvement qui dépersonnalise l’homme, l’affublant de masques, le rapprochant des objets inanimés et des animaux, est la première forme du grotesque moderne, alors que l’angoisse devant l’absurde universel – le premier sentiment qu’il suscite. N’empêche que le grotesque, par son côté comique poussé à l’extrême, permet en même temps de conjurer le danger de chaos et de prendre ses distances avec la réalité menaçante. Cette fonction thérapeutique du grotesque est particulièrement importante en Europe centrale et orientale où il est considéré comme une arme contre les vicissitudes de l’histoire. « Comme dans La fête des fous de Bruegel – constate l’un des auteurs – les hommes, même s’ils n’ont plus toute leur raison – et sans doute parce qu’ils n’ont plus toute leur raison – s’amusent plutôt que de se désoler ».

Le grotesque qui ébranle notre confiance dans l’ordre historique et cosmique, exprime à la fois notre besoin d’un autre ordre dans un monde désaxé et dépourvu de transcendance. Le grotesque, dans la perspective bakhtinienne5, fait voir la plénitude contradictoire de l’histoire qui comprend la négation et la destruction de l’ancien considérées comme une phase indispensable, inséparable de l’affirmation, de la naissance de quelque chose de neuf ou de différent, même s’il n’est pas nécessairement meilleur. Trois auteurs étudient sous cet angle les mises en scène de Karel Hugo Hilar, l’Opérette de Witold Gombrowicz et La guerre des salamandres de Karel Čapek comparée à Deux fins du monde d’Antoni Słonimski. Les créations grotesques les plus remarquables de Hilar : Pan de Charles van Lerberghe et Les Corbeaux de J. Bartoš se terminent par « l’aube des temps nouveaux » et le triomphe de la danse de la vie sur la danse de la mort. Quant à Gombrowicz, il

4 Wofgang KAYSER, The Grotesque in Art and Literature, trad., Bloomington, Indiana University Press, 1963.

5 Mikhaïl BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad., Gallimard, 1970.

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propose « une restructuration du cosmos de la verticale à l’horizontal » des interactions humaines et de l’alternance historique. Cette dernière est figurée par le bas corporel et incarnée dans l’héroïne de la pièce, Albertine. Elle a, à la manière grotesque, deux corps à l’intérieur d’un seul et « représente le processus historique fondé sur la bipolarité dans un monde bi-corporel unique où s’alternent les phases de mort et de rénovation, de détrônement et de nouvelle naissance ».

Dans les romans de Čapek et Słonimski, le monde n’est plus identifié avec la société humaine, dont la disparition éventuelle peut se faire au profit d’autres espèces et d’autres civilisations.

Conformément à cette théodicée naturaliste, engendrée par le darwinisme, le mort devient un auxiliaire du mouvement de la vie. De plus, cette manière de considérer l’univers permet de sentir à quel point tout ce qui existe est relatif et que, par conséquent, un ordre du monde totalement différent, incompatible avec sa représentation anthropocentrique, est imaginable. Et c’est sans doute l’une des fonctions les plus importantes de l’art grotesque, qui frise parfois le fantastique.

Après tout, le grotesque, catégorie esthétique de sa nature contradictoire et multiforme, apparentée aux burlesque, caricature, parodie, pastiche et satire, traduit un vertige existentiel et symbolise une lutte universelle entre la négation et l’affirmation de la vie, sous quelque forme que cette dernière apparaisse. Du point de vue artistique, le grotesque de l’Europe centrale et orientale puise abondamment dans le patrimoine européen et recourt aux moyens d’expression élaborés progressivement en Europe occidentale, tout en les enrichissant de ses inventions plus ou moins originales. Car le grotesque naît d’une rupture avec les normes et les modèles culturels propres à une société donnée et ceux-ci peuvent différer suivant les pays. Ainsi, par exemple, la littérature grotesque polonaise frappe par son exubérance baroque et « sarmate », tandis que l’art tchèque se caractérise, d’après l’un des auteurs par la recesse ou l’humour « au deuxième degré », moins direct et moins absolu que l’art de dérision des pays voisins. Pourtant, certains écrivains, comme le Hongrois István Örkény qui pratique le grotesque latent dans ses Minimythes, ont créé leur propre style en opposition avec la tradition « baroque, anecdotique et décorative » de leur propre pays.

Tous les congressistes étaient d’accord pour dire que, malgré les façons nombreuses et variées dont le grotesque se manifeste en Europe centrale et orientale, ce qui le distingue le plus de ses équivalents occidentaux, c’est son « historicité », c’est-à-dire l’existence des liens étroits entre celui- ci et l’histoire de la partie de l’Europe la plus marquée par les bouleversements historiques du XXe

siècle. Démontrant ces liens d’une manière magistrale les participants au colloque international ont contribué à mieux connaître à l’aube du XXIe siècle l’universalité et la spécificité du grotesque centre- est européen, toujours mal connu en Occident.

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