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Academic year: 2022

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Quels liens la composition entretient-elle avec l’espace ? Comment la spatialité intervient-elle dans les opérations de composition ? À quel moment devient-elle une composante majeure du processus de création ? Ce chapitre déploie différentes façons d’articuler composition et espace. Il est divisé en six sections qui envisagent successivement six aspects de la spatialité relativement à la composition.

La première section intitulée « Dispositif scénique » aborde la façon dont les partis pris scénographiques déterminent les recherches gestuelles ou influent sur l’écriture du mouvement, voire engagent l’ensemble de la structure chorégraphique.

Il sera là question des choix en matière de scénographie et de création lumière. À quels moments ces choix sont-ils faits ? Et comment s’articulent-ils précisément avec la composition ? Cinq chorégraphes évoquent ici quelques-uns des exemples marquants qui jalonnent leur parcours. Myriam Gourfink parle de son attention à disposer sur le plateau – en diverses configurations selon les pièces – musiciens, danseuses et spectateurs. DD Dorvillier rapporte un exemple d’autonomie entre lumière, musique et chorégraphie – autonomie figurée sur le plateau par des zones réservées. Autrement dit, le dispositif scénique figure en soi le processus de compo- sition par collage. Cindy Van Acker développe différents exemples d’une exploration cruciale de la création lumineuse et sa longue collaboration à ce titre avec Victor Roy.

On saisit combien il s’agit au fond de « chorégraphier » la lumière (son mouvement, son rythme, ses qualités ou densités…), mais aussi de penser la structure chorégra- phique en regard d’une conception lumineuse (qui vient parfois donner la solution à la forme de l’œuvre). Chez Marco Berrettini, la scénographie peut aussi déterminer la dramaturgie de la pièce, ou tout au moins la durée des scènes. Il rapporte qu’il a été nécessaire dans bien des cas de connaître assez vite « dans quel espace, quelles lumières ou quelle atmosphère » la pièce allait se dérouler. Loïc Touzé enfin décrit le dispositif de Love (2003) rappelant combien le plateau de théâtre est pour lui un studio d’exposition d’images, un lieu d’où surgissent des figures. Un dispositif scé- nique engage en effet plus largement un travail sur le visible, autrement dit une pensée du corps dansant et de ses modes d’apparition, déterminante dans l’expé- rience perceptive et signifiante du public. Les caractéristiques spatiales qui sous- tendent cette construction du visible s’associent entre elles : les spatialités kinesthé- siques et scéniques, au sein même de la machine de vision que représente le lieu théâtral, se combinent et entraînent des logiques sensibles, figuratives, parfois nar- ratives de l’œuvre chorégraphique.

La deuxième section intitulée « Espace imaginaire » développe plus spécifi- quement les imaginaires spatiaux qui sont projetés sur la scène. Cela peut être des

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imaginaires sinon figuratifs du moins dramatiques, parce que la chorégraphie conjointement au dispositif scénique invite à construire un espace fictif. Il peut s’agir de créer une atmosphère particulière ou de lier la scène à un lieu autre auquel elle semble faire référence (Loïc Touzé, Laurent Pichaud). Cet imaginaire est assuré- ment actif du point de vue du spectateur, mais il est aussi fondamental du point de vue du danseur : il est la condition de son geste, de sa façon d’être là, de construire sa présence sur le plateau. Cet imaginaire peut être abstrait, qualitatif, sensible, par exemple lorsque Cindy Van Acker dévoile sa représentation de lignes : celles que le geste dansé et la scénographie dessinent, comme un réseau.

La troisième section intitulée « Espace relationnel » traite d’une conception de la spatialité qui met en exergue les liens entre les interprètes. Ces liens reposent sur les emplacements (ou les positions comme sur un jeu d’échecs, dira Laurent Pichaud), les distances, les situations créées à plusieurs, les influences du mouve- ment de l’un sur les autres. Laurent Pichaud, Rémy Héritier, Daniel Linehan et Thomas Hauert exposent ainsi successivement la façon dont l’espace est pensé de manière relationnelle, ce qui suppose, dans certains cas, une forme de variable ou d’indéterminé géographique dans la chorégraphie : les emplacements sont relatifs non pas à la structure architecturale ou géométrique du plateau, mais à la position de chacun, au présent. Cette dimension relationnelle implique une pensée choré- graphique de l’organisation du groupe : elle est conçue par exemple de manière assez élastique chez Daniel Linehan et graphique chez Thomas Hauert. Le rapport au dessin apparaît à plusieurs reprises dans différentes sections de ce chapitre et de plusieurs façons : chez Myriam Gourfink, Rémy Héritier ou Cindy Van Acker. Que ce soient des dessins préparatoires pour penser le dispositif scénique, pour situer la chorégraphie (en particulier les trajets et les emplacements), ou qu’il s’agisse de penser de manière métaphorique le tracé du geste dans l’espace.

La quatrième section intitulée « Trajectoire » insiste sur les systèmes de dépla- cement que la chorégraphie comporte. En réalité, le témoignage de Thomas Hauert qui termine la section qui précède aborde déjà très précisément cette question. La répartition en sections successives ne doit pas faire oublier de possibles passerelles entre sections du chapitre, tant les dimensions spatiales présentées ici successive- ment sont parfois imbriquées. Chez Thomas Hauert, la trajectoire se noue à l’espace relationnel et à un goût esthétique pour la géométrie ou le graphisme des trajets.

Chez chaque chorégraphe, on apprend de quelle façon et à quel moment le dessin d’une trajectoire est conçu : par exemple, très tôt dans la conception de la dramatur- gie chez Myriam Gourfink ou Rémy Héritier. Marco Berrettini développe quant à lui les implications d’un travail sur la diagonale non pas dans une logique graphique et encore moins relationnelle. Cela le conduira à mettre en regard l’espace du studio, du plateau et du tableau, ce qui nous rappelle au passage la connivence historique culturelle entre peinture, scénographie et architecture théâtrale 1. En outre, chaque diagonale constitue moins un tracé qu’une forme de remise à zéro ou d’effacement, à la façon dont Rémy Héritier parle par ailleurs d’une ligne oblique vive qui efface ce qui s’est produit sur le plateau, comme un coup d’éponge 2. Chez ce dernier, le par- cours peut donner sa structure à la pièce entière, comme sa dramaturgie – l’inten- tionnalité de la trajectoire donnant sa qualité à la pièce.

L’idée du parcours s’articule chez lui aux notions d’emplacement et de seuils.

La cinquième section intitulée « Seuil » est donc consacrée à cette notion chez Rémy

1 Le théâtre à l’italienne (dans ses formes successives) tend à organiser les regards des spectateurs selon une logique qu’il partage avec le développement de la perspective à la Renaissance.

Entre peinture et architecture théâtrale, on peut retracer une histoire parallèle qui tient de la pensée des spatialités et de l’organisation des regards.

Cf. Julie Perrin, Figures de l’attention. Cinq essais sur la spatialité en danse, op. cit.

2 À propos de Percée Persée, voir le chapitre Adresser.

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209 208

Published in Composer en danse : un

vocabulaire des

opérations et des

pratiques / Yvane

Chapuis, Myriam

Gourfink, Julie

Perrin [éd.], 2020,

pp. 208-234, which

should be cited to

refer to this work.

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Héritier, qui renvoie à l’idée de l’apparition via le travail topologique et proxémique, mais aussi à partir de la lecture du lieu, de zones d’influences ou d’attraction et de forces de gravitation imaginaires et néanmoins très opérantes.

La dernière section intitulée « Penser l’espace avec Laban » aborde la façon dont Myriam Gourfink fait référence au système de conceptualisation de l’espace chez Rudolf Laban. L’espace est un des quatre facteurs du mouvement (espace, temps, poids, flux) à partir duquel la chorégraphe peut commencer d’agencer les composants d’une danse à venir. Elle expose en effet comment la façon analytique dont Laban décompose les paramètres spatiaux du mouvement en termes de niveaux, directions et orientation est un point de départ pour composer une danse, à partir de la sélection et de la combinaison de certains de ces paramètres. Par ail- leurs, la conceptualisation géométrique chez Laban où prédomine la figure de l’ico- saèdre – conséquence d’un découpage de l’espace en huit directions et trois niveaux – est revisitée par Myriam Gourfink qui explore une poétique de l’espace la conduisant aussi à prendre ses distances avec le découpage conceptuel de Laban. Il s’agit de jouer avec des composants très fins de l’espace, afin de guider la danse vers une recherche sensible du geste. Mais aussi d’ouvrir un imaginaire spatial qui laisse place à d’autres volumes géométriques. On pourrait dire que la chorégraphe propose une forme de sculpture spatiale en mouvement (elle insiste sur les volumes formés par le corps, l’ancrage, l’architecture de lignes obliques, etc.). Cette poétique de l’espace est à rap- porter aux dimensions politiques et symboliques que la chorégraphe lui accorde. On notera que cette dernière section aborde l’espace depuis le point de vue ou à partir du corps du danseur : il est le référent à partir de quoi se construisent des vecteurs, des points fixes, des volumes ou des tracés corollaires aux déplacements.

Un autre aspect de la spatialité a été abordé lors de cette recherche : il concerne le rapport des chorégraphes au lieu, que ce soit le lieu théâtral, son architecture et la façon dont cette dernière organise aussi bien la relation spectaculaire que les choix de composition. Ou bien que ce soient d’autres lieux dans lesquels la chorégraphie a pu aussi prendre place. Ces réflexions sur le lieu ont été rassemblées dans un cha- pitre à part intitulé In situ. Celui-ci tisse parfois des liens évidents avec la section

« Dispositif scénique » du présent chapitre.

Quant aux autres facteurs du mouvement, ils ne donnent pas forcément matière à des chapitres spécifiques : ainsi la notion de poids est disséminée dans différents témoignages. Celle de flux également, mais on trouvera dans la discus- sion sur le phrasé nombre de données relatives au flux. Il faudra se reporter, concer- nant le temps, aux chapitres Dramaturgie, Musique, Rythme, Structure et Unisson.

Évidemment, les notions de temps et d’espace sont parfois intimement associées : une trajectoire permet par exemple de relier le facteur espace au facteur temps.

Julie Perrin

DISPOSITIF SCÉNIQUE Myriam Gourfink

Selon les dispositifs que j’ai créés, le public a des présences différentes : soit très proches, soit vraiment classiques, soit plus ou moins proches selon son désir. Dans un dispositif immersif de six heures comme Rare (2002) par exemple, le spectateur peut vraiment s’approcher ou rester au bord. Mais, pour l’instant en tout cas, je ne cherche pas à ce qu’il soit interactif dans la composition. […] Très tôt quand je conçois une pièce, je fais une sorte de dessin du dispositif. Il s’agit de situer tout de suite mon plateau et de savoir concrètement dans quel lieu elle va se passer – si je veux un théâtre ou non, et comment je vais disposer les éléments. J’ai besoin de repères.

Cette phase se décide aussi avec les collaborateurs. Dès la réflexion sur la dramatur- gie, j’ai besoin également de clarifier l’action du collaborateur en musique, du tech- nicien pour le son, de la personne qui va faire la lumière, etc. Il s’agit d’entrer tout de suite dans l’univers du projet avant même l’écriture de la partition. La spatialisa- tion arrive juste après, à partir des propositions faites par chacun. Concrètement, si le son a telles caractéristiques, cela peut vouloir dire que les musiciens ne pourront pas être disposés n’importe comment sur le plateau, etc. Si on prévoit une interac- tion de la danse sur la musique, cela veut dire que les danseuses sont musiciennes au même titre que les autres musiciens sur le plateau. Dans ce cas, organisons un espace choral. Le dispositif scénique est donc toujours une imbrication concrète de ce que l’on voudrait faire et de ce qu’il est possible de faire, et de la manière dont on le réalise. Et ces questions sont envisagées avant d’écrire la partition.

DD Dorvillier

Pour Extra Shapes (2015), j’ai engagé un travail avec musique, son et danse où les par- titions des trois registres sont effectuées simultanément dans le même espace, mais de manière totalement autonome. C’est DD Dorvillier à la composition chorégra- phique, mais c’est aussi Sébastien Roux à celle de la musique et Thomas Dunn à la création lumière. […] C’est la tranche napolitaine : fraise, vanille, chocolat. Le son, c’est fraise. La lumière, c’est vanille. La danse, c’est chocolat.

MB La cassata ?

C’est un peu comme la cassata en effet. En Amérique, on appelle ça Napolitan ice.

Aujourd’hui, elle est standardisée et chimique : les goûts ne se mélangent pas. Donc chacun reste dans sa bande. Le son est spatialisé dans la bande-son. La lumière fait son light show. Et nous, on danse parfois dans le noir, ou dans l’ombre, ou dans le reflet de la lumière du light show. Le public est assis autour, sur quatre côtés. On joue une séquence de dix-sept minutes. À la fin de la séquence, le public se lève et change de côté. Les spectateurs voient trois perspectives sur les quatre.

MB Avez-vous travaillé les relations entre les trois registres ou non ?

La règle cardinale était que je ne pouvais pas demander à Thomas de garder la lumière un peu plus longtemps à tel moment. Je ne pouvais pas demander à Sébastien de bais- ser le son parce qu’on n’entendait pas les pas. Lui ne pouvait pas nous demander d’aller plus lentement avec les pas. Mais nous échangions sur nos partitions individuelles.

adresser

dramaturgie

[…]

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Cindy Van Acker

Au début de Nixe (2009), vingt-et-un fluos sont posés parallèlement au sol et reliés entre eux à une distance de quinze à vingt centimètres les uns des autres. Ils sont sou- levés aux extrémités par deux câbles. Les fluos sont d’abord en très basse intensité.

Cela crée une très belle image. Le centre des fluos est presque éteint. Cela m’a fait pen- ser à un chemin. Perrine Valli se pose devant cette sculpture. Elle entre dedans, elle marche, elle avance dans la partie la plus sombre. Au fur et à mesure qu’elle avance, l’extrémité de la sculpture se pose au sol et s’aplatit. Ensuite, elle est derrière et elle est éclairée par ce que l’on appelle la « piscine », puis elle rentre à l’intérieur.

J’ouvre une parenthèse. Nixe a été créée à partir de Perrine Valli. En tant qu’in- terprète, elle a un rapport au rythme unique, très fort. Elle a une manière de bouger qui a un côté mécanique aussi. Elle m’a fait penser à une sirène qui aspire les gens dans l’eau. Il y a donc une espèce de tourbillon. Je l’imaginais tournoyer. On a passé beaucoup de temps à l’entraîner à tourner sans cesse en faisant des mouvements de bras. Elle va ensuite traverser tous ces fluos en posant son corps, en travaillant la matière de son corps en rapport avec la matière de la lumière.

Il y a comme une petite dramaturgie au sens où, quand elle entre dans cette lumière, c’est le premier contact avec cette matière. Ça lui fait quelque chose, ça la transforme. Au départ, c’est comme une découverte. Elle marque une sorte de résis- tance, puis se familiarise pour ne faire plus qu’un avec cette matière. Une certaine poésie guide cette écriture. Pour la première fois, la lumière était partie intégrante de la composition.

Je cherchais une manière de sculpter la lumière, de la rendre active. Quand on a commencé à travailler sur Obtus (2009), l’idée de scénographie n’existait pas. Nous avons créé la matière du mouvement en amont, en studio. Elle n’a trouvé son assem- blage, son écriture qu’à travers l’espace scénographique. Je voulais simplement des objets lumineux sur scène. J’ai interrogé Victor [Roy] : que se passe-t-il si on pose une dizaine de néons (des fluos, pour utiliser le nom exact) au sol afin que le corps de la danseuse puisse se mêler à la matière de la lumière ? Il a proposé de relier les tubes ensemble, créant ainsi une rampe de sept mètres de largeur et de la déplacer sur la durée de la pièce du fond à l’avant de la scène.

Ce n’est que quand on a trouvé cet objet lumineux constituant la scénographie, que j’ai pu avancer sur la structure chorégraphique. En expérimentant avec cette barre de lumière au sol, on s’est rendu compte qu’elle pouvait produire un effet aveu- glant. Dirigés vers le public, vers la face et non vers le plafond, les fluos créent une zone de noir à l’arrière. On revient alors à cette idée importante pour moi de visibilité / non-visibilité, présence / absence. Marthe Krummenacher met en jeu la matière de son mouvement à partir de ce phénomène. Selon la distance qu’elle a par rapport à la barre, elle peut faire disparaître son bras. La matière du corps se confond réelle- ment avec la matière lumineuse. On la perçoit entièrement pendant vingt-cinq minutes, alors que cette barre de fluos avance de six mètres imperceptiblement. Une bascule progressive de l’espace s’effectue. Cette bascule de la perception spatiale porte l’espace imaginaire.

À partir de là, on a continué avec Victor à développer le travail avec des objets lumineux en mouvement sur scène. Nous avons cherché à intégrer complètement la lumière dans la partition de l’image scénique. De plus en plus dans mon travail, adresser

[…]

les matières deviennent horizontales. Le mouvement n’est pas plus important que la lumière ou le son. J’aime beaucoup ça. J’ai perdu ainsi cette « frustration lumi- neuse » où la lumière était réduite à sa fonction primaire d’éclairer.

Marco Berrettini

JYM À quel moment la scénographie intervient-elle dans le processus de composition ? J’ai évolué dans mon rapport aux théâtres en tant que lieu de représentation. Quand j’étais plus jeune, je remettais davantage en question le lieu où mon art se déroulait.

Aujourd’hui, je me pose davantage la question des sensations que je voudrais véhi- culer. Le gros de ma réflexion concerne ce que j’ai à transmettre et comment je peux y parvenir n’importe où, du garage à la grande salle de théâtre…

Concernant la scénographie, c’est compliqué de répondre. Je n’ai pas d’habi- tude à cet égard. Il y a certes toujours une scénographie. Scénographie et composi- tion sont étroitement liées. Je ne me souviens pas avoir travaillé la scénographie avec quelqu’un alors que la création aurait été en route depuis des semaines. J’ai besoin très vite de sentir et d’imaginer dans quel espace, dans quelles lumières, dans quelle atmosphère la pièce va être créée. Je n’ai aucun souvenir d’une de mes pièces où la scénographie n’aurait pas été décidée avant la création, ou bien envisagée dans la première semaine.

Pour No Paraderan (2004), Jan Kopp [qui est un artiste plastique et visuel] a fait plusieurs propositions de rideau avant qu’on en arrive à celui choisi : un rideau qui recule imperceptiblement 1. La scénographie a déterminé la structure de la pièce.

Pourquoi le rideau de scène, qui reste fermé tout le long du spectacle, recule-t-il au lieu d’avancer ? Le rideau de théâtre, qui est une symbolique du spectacle, s’en va…

Les scénographies peuvent avoir un impact sur les durées et la qualité des scènes.

On peut évoquer deux périodes. Les éléments plus narratifs de certaines pièces qu’on pourrait davantage qualifier de danse-théâtre, comme Multi(s)me (2000), ont fait naître des objets qui étaient au service de la pièce et de la narration. Il y avait déjà un travail d’abstraction, de déconstruction, de contextualisation de ces objets.

Pour iFeel3 (2016) [qui appartient à la période suivante], j’avais d’abord pensé à un panneau publicitaire américain, comme il en existe sur les highways [auto- routes]. Certains sont là depuis trente ans. À la musique, Samuel [Pajand] et moi aurions évolué autour par défaut, car on ne savait pas trop où se mettre et on n’avait pas envie d’être sur le côté du spectacle, comme c’est parfois le cas des DJ. C’est une place indigne. J’avais aussi proposé à Marie Collin 2 de faire une version pour le Festival d’Automne où la grosse boîte sur laquelle nous nous tenons et derrière laquelle les danseurs passent à la fin de chacune de leur diagonale aurait été noire…

Une Kaaba, avec cent-cinquante figurants progressivement sur scène pendant la pièce, et la diagonale des danseurs qui se transformerait en un cercle collectif. Une vraie Kaaba, avec des animaux et des gens habillés en blanc qui envahiraient le pla- teau. Tant et si bien qu’on ne verrait plus les interprètes. À un moment, tous les figu- rants auraient disparu, il resterait les interprètes et la boîte se serait retournée…

Mais Marie Collin a dit que c’était exclu.

1 Pour une description du rideau, voir le chapitre Transposer.

2 Directrice artistique du Festival d’Automne à Paris depuis 1982.

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Les scénographies de ces dernières trois ou quatre années sont beaucoup moins liées à la narration qu’auparavant. Elles sont relativement plus libres. Pour iFeel4 (2017), Victor [Roy] a pratiquement reçu carte blanche. C’est nouveau pour moi. Je suis un peu déstabilisé de ne pas avoir la mainmise sur la scénographie. Je suis obligé de faire davantage confiance à mes collaborateurs. Et j’ai l’impression que cela dégage de l’énergie là où il faut. J’ai envie de faire passer certaines choses qu’il n’est pas possible de faire passer en contrôlant chaque parcelle de la création. Je fais mon travail, le musicien a fait son travail, le scénographe fera le sien.

Loïc Touzé

Le dispositif de Love (2003) est simple : un praticable de 20 cm de hauteur, 6 mètres de large et 4 mètres de profondeur avec un fond de 2,45 mètres de hauteur ; le tout posé au centre d’une scène de 16 mètres d’ouverture. Ce praticable est placé à l’avant- scène à 3 mètres du premier spectateur. C’est une sorte de grande table de ping-pong.

L’image me plaît au sens où la pièce n’est qu’une surface de rebond. Le dispositif sera un élément déterminant de la composition, il est cohérent par rapport à l’action que l’on y mène.

Cette scénographie dessine trois espaces : la table de ping-pong qui se consti- tue comme écran, ou théâtre, cabaret, studio – tel un studio de photographe, un stu- dio d’exposition d’images, car les corps vont produire des images. Au-dessus, sus- pendue, il y a une photographie qui n’est pas éclairée. C’est celle d’une forêt. Dans presque toutes mes pièces, il y a le motif de la forêt, qui est important dans mon tra- vail. (Je suis né à Fontainebleau…) En fait, tout se passe dans la forêt, depuis toujours.

Faire une pièce, c’est aller avec une bande – pas forcément des copains –, les yeux fermés, dans la forêt. Et il s’agit d’essayer de la traverser.

Sur le côté, il y a un troisième espace. En sport, ce serait la touche, c’est-à-dire l’endroit de la réserve. La réserve du potentiel de ce qui va venir. En l’occurrence, dans cet espace, ce qui vient, ce sont les danseurs, les performeurs, les acteurs. Avant qu’ils viennent, ils ne sont pas dans leurs loges, ils sont à vue. Ils sont face à l’espace de cette petite scène de 6 mètres sur 4, et de profil pour le spectateur. Ils sont en train de se concentrer ou de se préparer à monter sur ce petit plateau pour amorcer leur pratique. Pratique qui consiste à faire apparaître des images pour ceux qui regardent et des actions (contenant ces images) pour ceux qui les font.

ESPACE IMAGINAIRE Loïc Touzé

Love (2003) est une pratique. C’est la pratique de l’image. Cette pratique détermine une suite d’opérations extrêmement précises qui consistent à se tenir là en groupe, ensemble, et à entrer sur le plateau. Évidemment, une image apparaît, mais il ne s’agit pas de prendre en charge l’image qui apparaît. Il s’agit de franchir. Et ce fran- chissement est contenu dans un pas [pour monter sur le petit plateau] puis tourner la tête, se déplacer dans l’espace et faire face au public.

Je propose aux interprètes pour cette pièce d’investir les actions d’une manière ou d’une autre, avec plus ou moins de tonicité. Où se situe l’imaginaire ? Le travail transposer

tâche

Loïc Touzé, La Chance (2009). Avec : L. Abramovici, A. Gaisan Doncel, O. Cloez, M. Monteiro-Freitas. Photo : Martin Argyroglo

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Cindy Van Acker, Lanx (2008). Photo : Isabelle Meister va amener une qualité de l’action, plus que l’action elle-même. Dans le fond, l’action

elle-même n’a pas tant d’importance. Elle vient seulement focaliser une atten- tion / intention, un imaginaire et un récit. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment, en investissant plus ou moins l’action d’une certaine manière, quelque chose va se produire qui aura à voir avec la question de l’image et la question de la danse.

JYM Quand tu dis « d’une certaine manière », parles-tu de tonicité ? Y a-t-il d’autres para- mètres que la tonicité pour faire varier la manière dont les danseurs investissent une action ? Il y a de nombreux paramètres différents. Il y a en effet la tonicité. Il y a la capacité à comprendre sur quel sol je suis posé. La tonicité dépend aussi du sol. Je ne vais pas parler tout de suite d’imaginaire parce que l’imaginaire sera le résultat de tout cela.

Comment la sensation du contact avec le sol me renvoie-t-elle une information qui va modifier la qualité de mon geste ? C’est une histoire tonique, mais je peux conce- voir la qualité du sol plutôt par le contact, par contact et par imagination.

L’espace dans lequel l’interprète s’engage change de nature en fonction de ses actions. C’est un travail d’interprétation : changer la nature même du sol, et même du volume de l’espace. Quand l’on passe de l’action des « morts » à celle des « lions » 3, ce n’est pas le même lieu. Les interprètes en changent la taille, l’histoire et la géogra- phie. C’est tout en finesse à l’intérieur de leur action. L’espace des « lions » est un espace sauvage ; c’est une steppe, un espace qui s’élargit, où il fait chaud. L’action de la bagarre à coups portés est un décor en carton, qui va craquer. […] Bref, c’est une scène de cinéma, c’est une scène de danse, c’est une scène de performance. À chaque fois que les danseurs arrivent sur ce petit plateau, j’ai l’impression que le sol n’est pas pareil et que la scène est différente.

La Chance (2009) est construite comme un passage. Dans l’espace, il y a un lointain vaguement visible. Les danseurs sont en fond de scène, ensemble, et viennent cha- cun leur tour faire une danse à l’avant-scène. C’est la danse de celui qui la fait tout en étant aussi la danse du groupe. Au milieu, il y a un espace qui est une béance. Il y a toujours trois espaces.

Love et La Chance se répondent. Love est en surface, en rebond, et La Chance est en profondeur. C’est un trou. C’est l’inverse. Mais il y a trois espaces. Dans la pre- mière, il y a un extérieur à jardin, une surface de projection et une image suspendue en hauteur. Dans l’autre, il y a une avant-scène, un lointain (ce que j’appelle un

« arrière-pays ») et, au milieu, une béance qui sera traversée, dans laquelle on est peu.

L’espace est comme un trou de mémoire qu’on doit traverser pour pouvoir faire une danse. Cela agit pour ceux qui dansent et pour ceux qui regardent.

Cindy Van Acker

À la création de Lanx (2008), solo créé pour le festival Électron 4, nous avions peu de temps de plateau, peu de temps de création lumière. Il fallait donc rester simple au niveau scénographique. Pour ce solo, j’étais partie de lignes dans l’espace. Je voulais travailler sur la perte des dimensions spatiales. Pour cela, j’ai travaillé avec des lignes

3 Loïc Touzé fait ici référence aux séquences successives de Love.

4 Festival des cultures électroniques de Genève.

[…]

matériau

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phosphorescentes qui traversent l’espace, posées au sol et qui grimpent sur les murs.

Au début de la pièce, on les voit à peine sur le sol blanc. Au fur et à mesure de l’avan- cée du solo, la lumière diminue et les lignes deviennent perceptibles jusqu’à devenir la seule source lumineuse.

Nous avons étudié avec Line Fontana les angles des lignes horizontales et verti- cales afin de créer un espace en volume qui semble flotter. On perd les angles, on perd l’architecture de l’espace. On a ainsi une sensation de perte de la gravité alors que mon corps est plaqué au sol du début à la fin. […] Mes bras dessinent de nombreuses lignes.

Ce n’est qu’une histoire de poésie de lignes, tout du long. Elles ne sont pas toujours moteur du mouvement. Je joue avec l’extension de ce qui se passe dans le corps, avec les résonances entre mes bras et les lignes qui filent sur l’architecture du lieu.

J’ai beaucoup travaillé avec les bras dans le dos. Ma tête est très peu visible. De fait, on perd le corps. On ne sait plus s’il est sur le ventre ou sur le dos. J’ai éprouvé un malin plaisir à créer de nouveaux espaces avec mes quatre membres. J’ai travaillé sur leur « dis-coordination ». Le bras droit fait un mouvement à une certaine vitesse, le bras gauche fait le même mouvement mais à une vitesse différente. J’accélère le bras droit tandis que le bras gauche ralentit. Les deux bras se rencontrent furtive- ment dans l’unisson, mais le bras droit continue à accélérer, ça se décale à nouveau.

Les jambes guidées encore par une autre vitesse. Plongeant dans la concrétude cor- porelle, on rentre dans une autre dimension…

Laurent Pichaud

Pour référentiel bondissant, pièce pour gymnase et gradins (2005), j’ai commencé en inter- rogeant chaque interprète sur des moments personnels de puissance, du sentiment de puissance. J’ai récolté de nombreuses réponses, dont j’ai tenté de tirer à chaque fois des séquences. Anne Collod a restitué deux souvenirs : le premier, un départ de bateau en Bretagne ; le second, dans des paysages de montagne quand elle était enfant dans l’ambiance de la vie familiale, en particulier avec ses deux grands frères très sportifs. Elle décrit un souvenir de course, d’une grande balade dans les Alpes, avec un dénivelé, un névé ou un éboulis. Avec son récit, elle nous charge, nous autres dan- seurs. On va essayer de réactiver ce souvenir pour elle, simplement avec nos corps, ou bien avec l’aide d’objets. En tant que spectateurs, on comprend qu’un événement a lieu sans pouvoir expliquer ce dont il s’agit. […] Lors de nos essais, on se rendait bien compte qu’il y avait des manques, des choses trop naïves… Il fallait atteindre la dimension sensorielle qui fonde l’expérience d’une personne. Il y avait du paysager dans son souvenir, donc du lointain. L’espace du gymnase a répondu. Quelqu’un a eu l’idée de faire du parapente, un geste de montagne, en s’accrochant aux filets des cages de handball, et il trouve un état de grâce. Pour l’équipe, cette action est rattachée précisément au souvenir de parapente, mais j’ignore ce que le spectateur voit. Quoi qu’il en soit, toute une organisation spatiale se met en place autour d’Anne et de son souvenir, du plus sensoriel au plus paysager : la météo, les sons…

JYM Vous procédiez à une forme de transposition du souvenir.

Oui. Et cette perspective nous guidait.

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ESPACE RELATIONNEL Laurent Pichaud

Situer la danse sur une scène, c’est l’acte chorégraphique premier. Pour viva (1996) j’imagine presque un jeu d’échecs. Il n’y aurait que des situations. Il n’y aurait même pas besoin de bouger. Placer seulement des éléments. Mais à ce moment-là, je n’ai pas le courage, ni la maturité pour le faire. J’ai besoin de tout nettoyer : mes acquis, mes fausses idées, etc.

[…] Parmi l’un des processus de génération de mouvements, s’invente une drôle de chose : on est deux, côte à côte. Il active notre regard périphérique. Il y en a un qui lance un mouvement et on ne fait que se réajuster à l’autre. On ne sait plus qui génère le mouvement. Je l’appelle « l’écoute aveugle », parce qu’on ne se voit pas.

Ce processus de création du mouvement génère son espace propre, c’est-à-dire que je ne choisis pas l’espace. Je me dis qu’il y a une organicité possible de l’espace sui- vant le processus de création du mouvement. C’est grâce à ce genre de mécanisme que surgit la notion de regard du spectateur. En tant que chorégraphe, quand je place

« les pions » dans l’espace comme je le ferais sur un échiquier, ma composition est une conduite. Je me demande comment le spectateur voit, ce qu’il en fait.

[…] Je découvre aussi que la distance, c’est une émotion. J’appellerai cela plus tard la « dramaturgie de l’espace ». C’est très important pour moi. Quand je suis sur une scène à gérer les présences – placer à jardin, à cour – ce n’est pas la même chose.

[…] Deborah Hay restitue une conversation avec Cunningham, me semble-t-il. Elle emploie le très beau terme de « sensualité de l’espace 5 ». Cette expression m’accom- pagne. Dans mon rapport aux lieux, aux sites, il y a une sensualité de l’espace 6. Mais à l’époque, il s’agissait de placer les choses dans l’espace, peu importe ce que l’on montre. À l’époque, j’étais dans la fabrique du mouvement. La danse, c’était fabri- quer du mouvement.

Rémy Héritier

Pour essayer de répondre à votre question sur la nature du geste, je peux dire qu’il vient de l’espace. Si on me demande de faire un geste, je n’ai pas vraiment d’idée ou d’envie particulière. Je ne produis du geste qu’à partir du moment où il entre en rela- tion avec quelque chose ou avec quelqu’un… avec l’espace en général.

JYM Cet espace est-il concret ou relatif ? Parles-tu d’un imaginaire de l’espace ? Tu joues avec le Far West dans Percée Persée (2014). Est-ce seulement une image qui naît de ton geste ? C’est une conséquence. Je n’ai aucun tropisme western. Mais si on parle du fond tonique de mon mouvement, et pas seulement d’un geste unique, alors, oui, ma pra- tique de l’équitation et mon observation des chevaux sont centrales. À partir de là, tout – ou presque – vient s’accrocher. Quand je marche sur un plateau, ma façon d’avancer droit et de partir sur le côté vient de l’équitation. Ce sont des histoires de poids. L’équitation conduit à développer des outils physiques et mentaux de pré- sence. Comment faire pour être capable d’être au présent afin d’accueillir la

5 Conversation personnelle entre Laurent Pichaud et Deborah Hay en 2010.

6 Voir le chapitre In situ.

adresser dramaturgie

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Laurent Pichaud, lande part (2001). Parking du Nemausus 1, Nîmes, octobre 2001. Photo : Bruno de Lavenère

possibilité que le cheval ait peur à n’importe quel moment ? Pour moi, le rapport à la danse est un rapport au regard et aux différents points de vision. Par exemple, c’est très beau d’entendre un moniteur d’équitation parler à un cavalier sur un cheval. Au lieu de dire « Arrête ton cheval », il dit « Desserre tes doigts » ou « Penche tes épaules en arrière ». Ni le bassin ni le dos, mais les épaules. « Regarde par ici mais va là-bas. » L’équitation occidentale n’est qu’un système de contraintes permanent, pour dépla- cer le poids du cheval et le faire avancer plus vite ou moins vite, s’arrêter et faire toutes sortes de choses compliquées. Un système de micro-mouvements entre un homme qui pèse 60 kilos et une bête qui pèse 1 tonne. C’est là, à mon sens, le croi- sement entre l’équitation et la danse. Ce sont des questions d’attention et de rebond.

Il s’agit d’être prêt à ce qui peut se passer.

Daniel Linehan

[…] Dans la plupart de mes pièces, je ne pense pas l’espace de manière géométrique (par dessins ou motifs), mais de manière relationnelle. Chaque danseur a une parti- tion spatiale particulière, indexée sur les placements et déplacements des autres dan- seurs. Ces relations entre les danseurs finissent par créer une géométrie, des motifs, mais de manière élastique, variable chaque soir selon les placements relatifs des uns et des autres. Je ne pense pas à l’espace comme à un ensemble de chemins fixes mais plutôt comme un réseau. Une séquence de la partition peut consister à faire le tour du groupe puis le traverser, et à répéter cette action en boucle. Si chacun est occupé à cette tâche, cela finit par créer une sorte d’espace relationnel, changeant et complexe.

[…] Dans dbddbb (2015) par exemple, où il s’agit de faire évoluer un espace rela- tionnel, nous devenons de plus en plus fins, de plus en plus intelligents dans notre manière de répondre intuitivement et rapidement aux choix que font les autres. Au début, nos choix sont moins précis, ils semblent plus aléatoires, moins réfléchis. […]

Je ne travaille jamais à partir d’improvisations entièrement libres, mais il y a une gradation dans la contrainte. Le degré de contrainte de l’improvisation crée des qua- lités différentes.

JYM Pourrais-tu nommer ces qualités ?

Sans doute pas. Je crois que je cherche à résister à l’idée que les choses sont soit com- plètement improvisées soit complètement écrites. Certaines choses peuvent être à la fois écrites et improvisées. Dans dbddbb, le texte du début de la deuxième partie est écrit, mais chaque danseur s’en empare à sa manière. Ils ont chacun un nombre de phrases préétablies, mais ils sont libres de les dire dans l’ordre qu’ils veulent.

Ensuite, lorsqu’on revient à une partition textuelle fixée, les danseurs peuvent choi- sir les directions de leur marche. Ils peuvent suivre un autre danseur, ou s’en éloi- gner, tout cela n’est pas écrit. Ils doivent marcher au rythme de la musique mais les trajets sont les leurs. Certains paramètres sont écrits et d’autres sont laissés à la libre appréciation des interprètes. C’est en ce sens que j’emploie la notion de spectre 7 : il y a différents degrés de liberté dans chaque matériau. Ainsi l’orientation est plus ou moins fixée, tout comme les gestes ou le texte.

7 Daniel Linehan explicite la notion de spectre au chapitre Indétermination.

indétermination

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JYM Le trajet est-il décidé ou peuvent- ils choisir n’importe quel trajet ?

Ce sont eux qui choisissent leurs trajets, mais ils doivent toujours penser en termes de relation. Ils peuvent emboîter le pas à un autre danseur ou marcher à ses côtés, ou aller à sa rencontre, ou au contraire prendre de la distance. Tous ces choix sont faits sur le moment. Le vocabulaire est assez simple mais ils peuvent en moduler la vitesse : marcher deux fois plus vite, deux fois plus lentement ou au tempo. Les para- mètres de direction et de vitesse sont modulables, mais ils ne sont pas non plus tota- lement libres. Ils ne sont pas complètement improvisés.

Thomas Hauert

Dans mon travail, il y a deux trames importantes de composition : le mouvement dans le corps, qui correspond à une recherche de vocabulaire, et les mouvements de groupe dans l’espace. Les connexions entre plusieurs danseurs et le mouvement du groupe m’intéressaient dès mes débuts. Je pensais que pour faire un groupe il fallait au moins cinq personnes. Quatre, ça fait un carré. C’est à partir de cinq qu’il me sem- blait possible de faire un groupe qui fasse groupe. […] Juppe 8 (1991), ma première pièce de groupe, était très géométrique, avec des systèmes de déplacements dans l’espace en parallèle. Ces constructions ont été importantes, elles sont la base de mon travail. Cette pièce était très inspirée par mes recherches sur la postmodern dance à New York dans les années 1960 (Laura Dean 9, Trisha Brown, Lucinda Childs, etc.). À l’époque, l’accès aux vidéos n’était pas très facile. Le Theater Instituut d’Ams- terdam avait une collection de vidéos, mais elles restaient difficiles d’accès. J’ai donc surtout lu et vu des dessins.

[…] Dans Cows in Space (1998), la trame était un peu la continuation de la petite pièce que j’avais faite à l’école de Rotterdam 10, à partir de croquis des New-Yorkais de la postmodern dance. On voit bien sur quelques dessins que j’avais faits pour construire l’espace et coordonner le mouvement des danseurs dans l’espace que l’idée était que chaque mouvement de chaque danseur soit lié à ceux des autres. Ces dessins 11 étaient notre plan, notre partition. […] La pièce demande une grande pré- cision. On comptait trois cent cinquante scotchs de couleur au sol, nécessaires pour réaliser la cohésion du groupe recherchée. Nous devions comprendre précisément les trajectoires et les tempos, analyser comment le système fonctionnait.

Quand j’enseigne, j’arrive à transmettre la compréhension de ce système sans mettre de scotchs au sol. Ces relations sur le papier sont des relations entre des danseurs.

On peut les construire en faisant, et maîtriser des compétences spatiales en réagissant.

8 Thomas Hauert précise : « Le titre de la pièce est le nom d’un professeur de mathématiques que je détestais. Mais j’aimais beaucoup les mathématiques. »

9 Laura Dean, née en 1945 à Staten Island à New York, participe comme interprète aux pièces du Judson Church Theater en 1966. Après une période à San Francisco où elle élabore un style dansé caractérisé par des trajectoires courbes ou circulaires et des tours sur soi hypnotiques, elle fonde sa compagnie en 1972. Son travail est étroitement corrélé à des musiques répétitives ou minimalistes, qu’elle compose parfois elle-même. Trisha Brown (1936, Aberdeen – 2017, San Antonio) est une danseuse et chorégraphe nord-américaine à la renommée internationale. Elle est une figure majeure du Judson Dance Theater et fonde sa compagnie en 1970.

10 L’école porte aujourd’hui le nom de Codarts.

11 Voir au chapitre Partition.

partition

Nous avons utilisé différents procédés pour y parvenir. Nous avons appris sur papier, on s’est reliés avec des fils, et on a mis des scotchs par terre. D’autres parti- tions se sont construites dans l’espace.

Le titre de Cows in Space vient de l’observation des vaches dans les champs, depuis le train. Je faisais alors beaucoup d’allers-retours entre Bruxelles, Rotterdam et Amsterdam. Face à ces vaches qui semblent ne pas bouger, alors que le train se déplace, les espaces changent. En l’occurrence, ce sont des formations aléatoires. J’ai cherché à renverser cet effet. Le public est immobile. Il s’agissait de recréer ce mou- vement en quelque sorte. […] La pièce était basée en partie sur un travail de compo- sition à partir du mouvement du groupe. Elle reposait aussi sur une volonté très consciente de se détacher du vocabulaire de la compagnie Rosas / Anne Teresa de Keersmaeker 12. Quatre des cinq danseurs venaient d’y passer un certain nombre d’années. De nombreux automatismes étaient inscrits dans nos corps. La volonté de s’arracher à ces schémas était évidente. On a donc travaillé à décomposer le mouve- ment, à se forcer à faire autre chose que ce dont on avait l’habitude. On s’est servi de ce que l’on appellera plus tard les « solos assistés » où deux personnes donnent des impulsions ou des points d’appui au soliste. J’utilise encore beaucoup dans mes cours ce système d’impulsions extérieures. Un des étudiants l’a appelé « exogenous movement » [mouvement exogène].

[…] Le mouvement vient du contact avec les autres danseurs, il s’effectue en collaboration. Il prend la forme d’impulsions ou d’appuis. Il y a toute une gamme de touchers. On peut prolonger dans l’espace l’indication reçue, ou au contraire aller contre elle. Il y a un toucher guidé. Il y a un toucher lancer-lâcher. Il y a aussi un tou- cher qui indique seulement l’articulation où le changement devra se passer.

[…] Dans la suite de mon travail, la géométrie est moins présente. Les systèmes deviennent plus complexes, il n’y a plus de partitions écrites préalables à la réalisa- tion du spectacle.

TRAJECTOIRE

Myriam Gourfink

Le dessin de la trajectoire de la danse est très souvent prévu à l’avance au moment de la conception de la dramaturgie. Si le déplacement des danseurs n’est pas néces- sairement ce qui vient en premier, il est néanmoins pensé très vite, à partir de la visée ou des enjeux de la pièce.

La méditation me permet de visualiser les mouvements dans l’espace. Pour Souterrain (2014), par exemple, lors d’une méditation où j’étais assise dans le studio de danse du dernier étage à la Fondation Royaumont, j’avais visualisé des danseurs qui travaillaient avec moi dans l’espace d’une galerie de l’abbaye (l’ancien réfectoire). Dans cette visualisation, cinq étaient placés en ligne debout, alignés sur une diagonale, séparés de un à deux mètres les uns des autres, les cinq autres roulaient au sol dans les espaces laissés vides entre eux. La ligne que formaient les cinq danseurs debout se mettait à vriller dans le sens horaire,

12 Voir le portrait de circonstance de Thomas Hauert en troisième partie.

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et dans cette visualisation la ligne en tournant ratatinait le groupe. Ensuite, des météorites sortaient !

Il existe en yoga une technique de méditation où l’on visualise un cône dans l’espace du crâne, on y laisse venir des images, des impressions, puis on fait tourner ce cône très vite. À partir de là, j’imagine une time line [une ligne de temps] pour tous les déplacements des danseurs de la pièce. Cela m’oblige à tracer toutes les lignes sur le plateau. Les lignes sont les axes. Au début, cinq danseurs sont debout, placés de part et d’autre de la diagonale (ou ligne) matérialisant cet axe. Les cinq autres dan- seurs roulent au sol entre les danseurs debout, puis se relèvent pour matérialiser à leur tour cette diagonale qui a tourné de 30° en sens horaire, alors que ceux qui étaient debout viennent au sol pour passer entre eux. Un couple se forme, cette dia- gonale vrille encore de 30° toujours en sens horaire. Un second couple se forme, la diagonale que matérialisent les danseurs continuant à se déplacer sur un nouvel axe de 30° vers la droite. À chaque changement d’axe, le groupe (et donc la ligne) se rata- tine encore un peu plus, etc.

Marco Berrettini

J’ai conçu iFeel3 (2016) seul dans mon coin. Depuis deux ans, j’enseigne les diago- nales dans mes cours techniques. Il n’y a que des diagonales : « Tu fais la diagonale, tu arrives à l’avant-scène, tu contourne l’espace et tu recommences. » Or je me suis dit que je n’avais jamais transformé mon cours technique en chorégraphie.

Avant les répétitions, j’ai donc écrit aux interprètes que la chorégraphie était prête et que l’on commencerait par des filages. Ils étaient contents en arrivant. Ils se disaient que le travail était quasiment réalisé. C’est vrai que l’on n’a pas fait une seule improvisation. Je leur ai dit de commencer dans le coin [au fond, à jardin], de venir jusqu’à l’avant scène [à cour], de retourner en fond de scène en marchant et de recommencer. La bande-son était déjà créée. On n’a fait que des filages, soixante- cinq environ.

[…] Les diagonales posent une certaine structure. Les regards sont également chorégraphiés de A à Z. Pour un certain nombre de diagonales, les danseurs doivent regarder le public dans un certain angle. De cet angle, ils ont vingt diagonales pour diriger progressivement les yeux vers le sol, puis vingt diagonales pour les diriger du sol vers le haut. Et de la diagonale en haut, ils ont encore vingt diagonales, me semble-t-il, pour que le regard se pose sur les autres danseurs du groupe.

JYM Comment l’écriture de ces regards est-elle apparue ?

En cours de route. Tu dois changer ta vie réclame une sorte de mini révolution spiri- tuelle de l’être humain 13. Je suis allé à Londres, dans les musées, pour regarder des tableaux de la révolution chinoise, et ceux de l’époque de Staline et de Lénine. Dans tous les tableaux, le regard des personnages suit la diagonale gauche vers le haut. On peut rebondir sur les vidéos des ballets chinois, les grandes manifestations des années 1950, 1960 et 1970. Le regard est toujours porté vers le haut, vers le futur. Le

13 Marco Berrettini fait référence ici au livre de Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Paris : Libella-Maren Sell, coll. « essais-documents », 2011 (trad. O. Mannoni).

Il s’explique sur l’influence que le philosophe exerce sur son travail au chapitre Transposer.

pratiques

in situ

citer

futur serait donc plutôt en haut qu’en bas, et à gauche. Ce doit être une sorte de grille de lecture dans notre cerveau. J’ai traduit cela en danse par un regard porté vers le public. Mais on procède par étape dans la pièce. Une certaine direction symbolise la dépression, un retour sur soi avant de pouvoir rouvrir sur les autres. Et je pense que les spectateurs peuvent le percevoir.

JYM Ces regards ont-ils été élaborés avec les danseurs ?

Oui, et ils pouvaient me dire par exemple : « C’est très difficile de tenir si longtemps le regard vers là plutôt que vers là. » […] Il y a eu un moment intéressant que je n’avais pas anticipé. C’est un moment un peu plus aléatoire, ce moment où dans la diago- nale les danseurs sont espacés, ne sont plus ensemble. L’un peut être dans la diago- nale et un autre à huit mètres derrière lui. Je leur avais demandé de faire des duos à distance, sans être physiquement à côté l’un de l’autre mais en se suivant du regard.

Comment parvenir à le réaliser sans être déconcentré par ce regard posé sur l’autre ?

Rémy Héritier

Ma manière principale de composer consiste à me placer dans l’espace, à savoir où je place les choses dans l’espace, quelles qu’elles soient. C’est seulement après que vient la question de savoir quoi y faire. […] Ainsi, très vite j’envisage un espace.

Quand je dis « un espace », il ne s’agit pas d’un décor ou d’une scénographie, mais de lignes de force dans un espace.

Le dessin préparatoire de Here, then (2015) n’est pas un dessin de parcours. Ses lignes délimitent des zones. À quel endroit j’appartiens à tel espace ou à tel autre ? Comment laisser des zones non foulées ? Comment en saturer d’autres ? […]

Dans cette pièce je combine l’espace et la pratique de la « danse du milieu » 14. Il s’agit d’un parcours en boucle avec des stations et une manière d’investir ce par- cours identique pour tous les danseurs, mais suivant un processus ou un filtre de dégradation, d’érosion, ou de sédimentation de la danse qui fait qu’ensuite, on n’a plus rien à faire. Ce sont de faux unissons, ou l’évocation d’un unisson. Je décris le dispositif : un premier danseur fait la boucle en entier suivant le parcours qui a été dessiné. J’ai dessiné un espace sur le papier que j’ai transposé dans l’espace réel. C’est la première fois que je conçois l’espace d’une pièce en amont. En fait, cet espace est une forme de condensation de mes pièces de plateau précédentes. Je m’en suis rendu compte a posteriori. Un point précis de l’espace correspond à Percée Persée (2014), qu’on pourrait jouer là en miniature. La boîte qui contient la camera oscura pourrait correspondre à l’espèce de cabane que nous avions fabriquée avec les pendrillons dans Atteindre la fin du western (2007). Il y a ainsi une résurgence des espaces de pièces antérieures.

Donc, un premier danseur a fait la boucle. Un second danseur arrive et reprend le parcours en imitant le premier ; et quatre personnes font cela succes- sivement. Et, ainsi de suite : le premier imite le cinquième… On a donc tous le même parcours, mais pour le dernier – je crois que c’était moi –, il n’y a plus grand-chose en termes de nombre de mouvements à faire. Tout s’amenuise à

14 Voir la description au chapitre Pratiques.

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travers l’imitation. Au bout d’un certain temps, on se retrouve sur des formes presque identiques, dans des espaces très proches. On peut penser à l’unisson, si ce n’est un léger décalage temporel, parfois très minime. […] On assiste à une forme d’érosion de la danse.

L’espace a été construit à partir d’un parcours sinueux où l’on ne revient pas sur nos pas. Certaines zones du parcours ne sont pas à vue. Et à certains moments, deux points du parcours sont très proches : si on tend le bras, on se touche. La durée d’un parcours est de huit minutes environ.

JP Ce parcours a des similitudes avec celui de Percée Persée. Il y a donc peut-être la conti- nuité d’une question, qui file d’une pièce à l’autre et qui trouve des résolutions ou des formes de réponse différentes. En tout cas, tu parles de station, de parcours, de rapport à la mémoire.

J’ai l’impression que c’est présent dans les deux pièces.

Percée Persée est un peu plus compliqué dans le sens où j’étais le seul à porter la pièce. Il y a comme un catalogue de gestes et un nombre de stations où les gestes s’articulent les uns avec les autres. Pour la plupart d’entre eux, on peut très facile- ment passer de l’un à l’autre. Sur la boucle 1, j’arrive à un point du plateau vers l’avant-scène et je fais une combinaison d’un certain nombre de gestes. À partir du moment où je pense que je ne vais plus me souvenir de cette combinaison, je m’arrête et je reprends. Forcément, je me trompe. Le moment où je me trompe ne m’interrompt pas. Mais au moment où je sens que je ne vais plus me souvenir du début jusqu’au moment où je m’étais trompé, je m’arrête. Et avec ce que j’ai rajouté, je repars au début. Au premier point de l’espace du plateau, je n’active que les jambes, le bas du corps ; au second j’active le corps jusqu’au bassin ; au troisième, jusqu’aux clavicules ; et au dernier, il y a les bras et la tête. De station en station, tout s’accumule.

MG Même si tu suis le chemin d’une erreur, tu te conformes aux règles de chaque station.

Oui. Une fois que je suis passé de la première à la deuxième station, je reprends le même principe. Je n’accumule pas ce que j’ai fait à la station précédente. Je reprends à chaque station avec ce principe premier.

Pour la boucle 2, mon enjeu est de refaire la même boucle que la boucle 1.

C’est un enjeu disproportionné, mais qui me permet de faire ce que j’ai à faire. Il y a quatre boucles.

Et Éric [Yvelin] joue de la musique en deux zones du plateau : toujours à cour, alternativement à l’avant-scène et au lointain. Il est sur un même dispositif musical.

Il fait la même chose, sauf qu’il rentre en décalé par rapport au début de la danse. Au fur et à mesure, il y a ainsi un déphasage entre ce que nous faisons. Au départ, je rentre en premier, il rentre juste après. À la première station, on est tous les deux à la face. Puis il s’en va, je le remplace. Cela semble assez logique au départ et, au fur et à mesure, cela se déphase. Ceci concerne la première partie. Pour la seconde par- tie, quand je ressors, je reviens comme si j’allais le faire une cinquième fois. Mais pour mon dernier parcours, je viens uniquement me présenter aux endroits où j’ai dansé, sans danser. Pendant cette deuxième partie, je ne reste que sur un seul point.

Je suis toujours sorti d’un côté depuis vingt-six minutes. Et là, je sors de l’autre côté.

Je change la boucle.

matériau

JYM Dans Percée Persée les parcours et les stations sont déterminés très précisément, avec une chronologie. Le niveau du corps qui est travaillé est également déterminé à chaque sta- tion. L’indéterminé repose quant à lui sur une forme d’incompétence à mémoriser parfaite- ment les mouvements, amenant de l’erreur et donc de l’ouverture.

Ce qui est écrit aussi, ce sont toutes les marches d’une station à l’autre, pour faire en sorte que, par exemple, ce même trajet soit toujours différent, bien que semblable géographiquement. Cela joue sur la nature des pas pour aller d’une station à l’autre et sur l’orientation du corps : comment faire en sorte que l’on sache que je vais arri- ver au même endroit – on s’en doute –, mais que tout le temps du trajet on puisse se le demander ? Cela engage des questions de poids et des questions de direction du regard – regarder là et avancer ailleurs.

Il y a aussi la vitesse et l’amplitude de la marche. C’est une des premières intui- tions de travail, dès ma première pièce.

JP Veux-tu dire que les parcours suivent une constante ? Et que dans tes pièces, il y a ce jeu sur une intentionnalité des parcours un peu biaisée ?

Oui.

MG Les directions de la tête, du torse, du bassin sont différentes de la direction de la marche.

Il y a ainsi une intention adressée dans plusieurs directions.

Voilà. C’est inscrire de la courbe dans la ligne et inscrire de la ligne dans la courbe. C’est penser au bas quand tu vas en haut. Ce sont des possibilités simples qu’on traverse en atelier de danse mais, pour moi, à la fois dans la composition et dans la fabrication du geste, elles sont toujours là.

JYM Dans Percée Persée, cette dimension géographique se retrouve dans un geste qui est un geste de territoire, une frappe du pied, un martèlement du sol, comme un rappel d’appar- tenance à un lieu. Tu évoques plus volontiers l’effacement, l’érosion. Qu’efface-t-on ? Quel est ce geste avant que l’on ne l’efface ?

Parler du geste est compliqué. La trace n’existe que parce qu’il y a ce que j’appelle le landmark [point de repère]. Dans toutes mes pièces, les éléments qui structurent l’es- pace et la production de gestes sont le seuil, le landmark, l’espace relatif, le témoin 15.

SEUIL

Rémy Héritier

Parmi les références qui ont été importantes et qui le sont toujours, il y a Jean Oury pour l’espace et la question des seuils, et Fernand Deligny pour l’espace 16. Le

15 Sur la notion de témoin, voir aussi le chapitre Adresser. « L’espace relatif, écrit Rémy Héritier, est une façon de considérer l’espace et ses quatre dimensions (hauteur, largeur, profondeur, temps) en perpétuels changements. L’idée est de pouvoir développer un sens permettant de reconnaître une variation et de la prendre en compte. […] Il s’agit de concevoir et rendre tangible qu’il n’y a pas de différence entre soi et son environnement », in dossier du projet Rémy Hériter, Léa Bosshard, L’Usage du terrain (2018). Les notions de seuil et de landmark sont développées ci-dessous.

16 Jean Oury, père fondateur de la psychothérapie institutionnelle dans les années 1960, repense l’institution comme sujet de transfert et la fonction du soigné et du soignant. En 1953, il fonde la clinique

ESPACE

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VOCABULAIRE

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landmark est apparu dans Percée Persée (2014). C’est un repère gestuel visuel que j’adresse au public, en termes de forme et de localisation. Il se répète. Par exemple, alors que je fais toujours la même chose avec mes pieds, à un moment donné, je vais faire quelque chose qui est complètement différent, comme me trouver à quatre pattes. Cela dure vraiment très peu de temps, mais tout le monde l’a mémorisé. Je combine plusieurs landmarks de cette façon, qui vont passer de la face au lointain, au milieu et qui vont créer du trouble pour le spectateur.

Je définis le seuil ainsi : c’est « une zone de l’espace qui se constitue en relation avec les différents agents qui le modèlent. Ces agents constitutifs de l’espace sont d’au moins deux natures, les agents fixes comme l’architecture ou le mobilier, et les agents de passage comme les êtres vivants. Pour autant, on peut imaginer qu’un buisson poussé par le vent entre dans cette seconde catégorie. Le seuil est une zone d’influence plutôt qu’une simple limite, comme on dirait du seuil d’une porte. À l’image de l’attraction terrestre, le seuil est une zone dans laquelle agit une force de gravitation. En franchissant ces limites, on entre dans une autre zone, un autre seuil, une autre force de gravitation. Dans l’espace tangible de la danse, des lieux sont à la croisée de plusieurs seuils, et donc soumis à plusieurs forces de gravitation. »

Avec Fernand Deligny, les parcours et les traces, ce qui reste une fois qu’il n’y a plus rien, a pris de l’importance.

Il me semble que la danse fonctionne tout le temps ainsi. Quelque chose se produit ici et maintenant, et c’est fini. Mon enjeu est de pouvoir trouver une durée maximale à l’échelle d’une pièce… Comment faire un geste au début et pouvoir m’en resservir sans le refaire trente minutes plus tard ? C’est la raison pour laquelle je porte tant d’attention au lieu dans l’espace. Si je fais un geste ici, ce geste dure trois secondes et personne d’autre n’ira à cet endroit précis. Si je fais un geste là dont je veux me servir plus tard, il faudra trouver le seuil d’attraction pour savoir à partir de quel moment on est sur ce point-là, même si ce n’est pas un point GPS. J’ai l’impres- sion que vous ne comprenez pas.

JYM Nous comprenons que le geste effectué à un endroit produit une forme de marquage sur le plateau dont tous les interprètes vont prendre note au moment où il se produit. Et ils vont devoir agir en conséquence ensuite. S’ils passent dans cette zone, ils franchissent un seuil.

Ils franchissent un seuil. Je fais un geste en un certain lieu, dont je veux me resser- vir plus tard, sans avoir à le refaire. Je vais faire en sorte de souffler sur les braises sans jamais revenir à cet endroit, je vais marquer par cernes (voir Fernand Deligny) cette zone, pour qu’au moment où je veux me resservir du geste, l’endroit soit déjà chaud et que je n’aie plus qu’à y revenir sans même rien y faire. Le geste ressurgit.

JYM Tu entretiens sa mémoire.

de la Borde où il invite Fernand Deligny en 1965. Fernand Deligny ouvrira ensuite dans les Cévennes un lieu où vivre « en présence proche » avec de jeunes autistes. Il y développe l’idée de « la proximité non pas en termes de relation, ni en termes de collectif mais en termes de milieu médiatisant la vie humaine ». Il rend compte des circulations de ces jeunes dans leur espace, des nœuds par lesquels ils passent sans cesse, à partir des « traces », des dessins, des cartographies. Cf. Catherine Perret, « La vie fossile. Hommage à Fernand Deligny », Po&sie, Paris : Belin, vol. 156, nº 2, automne 2016, p. 100-109 ; Serge Didelet , « Chapitre I . Une brève biographie de Jean Oury », in Jean Oury… Celui qui faisait sourire les schizophrènes, Nîmes : Champ social, coll. « Psychothérapie institutionnelle », 2017, pp. 35-52.

adresser Voilà. Et, dans le meilleur des cas, je peux même faire deux choses : activer la zone

du passé et la rendre présente et, en même temps, en constituer une autre.

[…] Ce que je cherche par exemple, c’est trouver l’endroit pour me placer entre ce rideau et moi. Et il y a des spectateurs là-bas. Où vais-je me mettre ? Quelle orien- tation ? Qu’est-ce qui va faire que, si j’ai une flexion en avant et si je vais plus loin, je crée un espace ? Le mouvement se crée dans ce rapport. Avec un rideau très haut, si je lève un bras ou deux bras, que se passe-t-il sur une perception de hauteur et, par conséquent, d’échelle ?

PENSER L’ESPACE AVEC LABAN Myriam Gourfink

Selon le système de notation de Laban, dont ma pratique est empreinte, les facteurs de mouvement sont le flux, le poids, l’espace et le temps. Dans ma pratique, je m’in- téresse aux outils et à la façon d’agir sur ces facteurs. Par exemple, concernant l’es- pace : la direction [des parties du corps], le niveau, l’orientation, les directions et formes des déplacements, le changement de situation. Je peux aussi opérer, agir sur le corps en mouvement en utilisant les notions d’enroulements, flexions, rotations, culbutes, tours, etc. J’utilise aussi d’autres opérateurs, à titre d’exemple les pauses, qui donnent une idée différente de l’espace.

« La pause dans le corps » permet de maintenir deux parties du corps dans un même rapport d’espace alors que le reste du corps est en mouvement.

« La pause dans l’espace » permet de maintenir une partie du corps dans un même rapport d’espace. Imaginons une partie du corps dans une direction, elle est sur la ligne d’un vecteur, quand le corps bouge elle se déplace avec lui sur l’ensemble des vecteurs parallèles à cette première ligne. La pause dans l’espace va faire que je vais pouvoir me déplacer, mais, par exemple, qu’un bras restera orienté vers un point dans l’espace.

« La pause au lieu » quant à elle permet de maintenir une partie du corps au point de contact ou d’appui, elle reste comme collée à l’endroit de départ. Dans la pause au lieu, le corps est alors obligé de se plier pour garder un point fixe. Au niveau de la poétique, on voit comment le corps se plie à la contrainte du lieu. Alors que si on utilise la pause dans l’espace ce qui sera visible est l’intelligence articulaire du corps en mouvement. Enfin, avec la pause dans le corps le danseur dessinera l’espace et le révélera.

L’informaticien Frédéric Voisin m’avait demandé pourquoi il n’y a pas d’environne- ment chorégraphique avec des logiciels en danse. Je lui ai répondu qu’il existait LifeForms de Merce Cunningham 17, un logiciel qui ne correspond pas du tout à mon vocabulaire. Il m’a interrogée sur mon vocabulaire. Je commençais à m’intéresser de

17 À partir de 1989, Merce Cunningham collabore avec des informaticiens de l’université de Simon Fraser à l’élaboration de ce qui deviendra LifeForms. Ce logiciel permet de noter des exercices et des enchaînements à partir de cellules chorégraphiques informatisées. À partir de ces données, le logiciel peut créer une chorégraphie aléatoire et originale. Un autre rôle de LifeForms est de créer des images à partir des informations fournies par des capteurs de mouvement posés sur les danseurs.

[…]

ESPACE

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VOCABULAIRE

Références

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