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La différence, une richesse

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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La différence, une richesse

Dans la nuit du vendredi 18 mars 2016, à Cabaret, commune située à l’entrée nord de la capitale d’Haïti, un crime odieux survint. Trois femmes, Monique, Vanessa et Sophonie sont battues, assassinées, brûlées, puis leurs restes jetés dans un canal d’évacuation des eaux par des habitants de la commune, parce que sourdes-muettes.

En Haïti, pour une bonne partie de la population, les personnes atteintes d’un handicap représentent une source de malédictions et sont considérées comme des sorciers, des loups- garous. C’est en fonction de ces croyances rétrogrades et superstitieuses que ces trois femmes ont vu leurs droits à la dignité, à la circulation, à l’intégrité physique et à la vie, bafoués par leurs concitoyens.

Monique, Vanessa et Sophonie, comme tous les jours d’ailleurs, revenaient du labeur et rentraient ensemble chez elles, à Lévêque, un petit village côtier de Cabaret, spécialement aménagé pour les sourds-muets. En cette sinistre date du 18 mars 2016, le pont qu’elles empruntaient ordinairement pour regagner leur demeure avait cédé, ce qui causa de monstrueux embouteillages et les contraignit à engager, à pied, en pleine nuit, un autre chemin. C’est en parcourant seules, ce soir-là, un nouvel itinéraire que le drame advint.

Ayant estimé qu’il était bien trop tard pour poursuivre leur chemin, elles décidèrent de solliciter hébergement pour la nuit chez une habitante de la communauté qui, rapporte-t-on, les connaissait bien.

Cette femme sollicitée était à l’époque mère d’un très jeune enfant et, compte tenu de l’imaginaire haïtien fortement superstitieux, elle se méfia très vite de la présence de ces trois femmes sourdes-muettes à sa porte, à une heure aussi tardive de la nuit.

Elle alerta sur-le-champ le père de l’enfant qui n’habitait pas la maison.

Ce dernier se présenta rapidement sur les lieux, et, accompagné d’autres individus, abattit cruellement les trois femmes sans défense.

Au moment de la tragédie, il était très tard dans la nuit.

Et ces femmes ne pouvaient pas crier à l’aide, parce qu’elles n’avaient pas de voix.

Il était très tard, et ces femmes ne pouvaient pas se défendre, parce que le monde hostile autour d’elles ne comprenait pas leur langage.

Elles étaient seules, sans ouïe, sans voix et tellement vulnérables.

Vous imaginez-vous un instant, Mesdames, Messieurs, vous imaginez-vous ne serait-ce qu’un instant, la frayeur et la confusion qui ont empoigné sur le moment ces femmes, sans

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pouvoir de communication utile, dans l’épaisse obscurité nocturne, alors que les matraques intolérantes et assassines leur ôtaient la vie ?

Ces femmes ne pouvaient percevoir ni les bruits de pas, ni le vrombissement des moteurs, ni le son des menaces… imaginez, s’il vous plaît.

Et, comme Ariel la Petite Sirène, elles étaient incapables d’offrir leur innocente vérité au monde.

Cette nuit-là, à Monique, Vanessa et Sophonie, il ne restait que leurs yeux pour assister, impuissantes, à leurs tragiques fins d’histoire et laisser couler leurs larmes.

Ce soir-là, il ne leur restait que leurs membres pour tenter de résister à des forces de loin plus puissantes que les leurs.

Ce soir-là, Vanessa, Sophonie et Monique, ont été lynchées à mort, parce que des gens en proie à des croyances superstitieuses ont décidé qu’en raison de leur handicap, elles ne méritaient pas de vivre.

Sophonie était mère de six enfants, Vanessa portait en son sein, depuis trois mois déjà, de nouvelles valses de battements de cœur et Monique… tellement talentueuse, se souvient- on.

Ces femmes appartenaient à un village, elles avaient une famille, des collègues, des amis.

Ces femmes aimaient et étaient aimées en retour.

Et malgré l’hostilité et la violence environnantes, elles se battaient encore pour gagner de leurs propres forces leur pain.

Le vendredi 18 mars dernier, il y a donc deux jours, a marqué le sixième anniversaire de ce malheureux événement. Oui, six ans, depuis qu’un soir, une fois de plus, ou plutôt trois fois de plus, la violence, l’intolérance et l’ignorance ont eu raison de la paix, de l’amour et de l’humanité. Six longues années, et justice n’a toujours pas été rendue à ces femmes et à leurs familles. Six ans, depuis que ce récit a déserté les ondes haïtiennes pour être étouffé par les mille et une montagnes de cendres d’une Haïti sans cesse en flammes.

Six ans, et je peux encore sentir l’odeur de l’injustice impunie qui a atterré des vies humaines. Cette odeur plane encore, à mille lieues de la ville de Caen, dans ce lugubre canal historique de Cabaret, elle plane encore sur Haïti, elle plane aussi sur la terre entière.

Oui, six ans, et ce récit emblématique des trois femmes assassinées à Cabaret parce que sourdes-muettes garde encore sa fraîcheur première, parce que cela n’a pas encore contribué à faire comprendre que, loin de nous détruire, la différence nous enrichit et que les personnes atteintes d’un handicap sont des êtres humains à part entière, qu’elles comptent autant que n’importe qui, et que de ce fait, leurs droits fondamentaux doivent être respectés.

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La différence peut bien effrayer. La différence, comme l’inconnu, le non-apprivoisé, le non-commun, peut inspirer peur, inconfort, violence et rejet. Un handicap incarne une différence, une différence de fragilité puisque il se réfère à une condition de déficience physique, mentale ou sensorielle, entravant partiellement ou totalement l’autonomie dans l’accomplissement d’activités essentielles de la vie quotidienne. Cette particulière condition de fragilité s’avère dans bien des cas source de discrimination, d’inégalités, d’exclusion, enrayant la pleine jouissance des droits et libertés fondamentales.

Conscient de ces enjeux humains, l’État Haïtien a, à l’instar d’autres États démocratiques comme la France, adopté maints textes normatifs ambitieux destinés à protéger les personnes affectées d’un handicap de tout comportement discriminatoire fondé sur leur handicap. Parmi ces textes normatifs déterminants, il faut citer :

a) la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, incorporée au préambule de la Constitution haïtienne actuellement en vigueur, qui proclame que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » ;

b) le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, qui reconnaît que « le droit à la vie est inhérent à la personne humaine et que ce droit est protégé par la loi ; il reconnaît de surcroît la liberté de circulation pour toute personne se trouvant légalement sur le territoire d’un État et dispose l’interdiction de soumettre quiconque à la torture, à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ».

Il faut aussi évoquer :

c) la Convention interaméricaine pour l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les personnes handicapées du 8 juin 1999, qui prône « la création de conditions favorables à l’insertion totale des personnes handicapées dans la société » ;

d) la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006 qui dispose que « toute discrimination fondée sur le handicap constitue une négation de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine et exhorte les États parties à accepter la diversité des personnes atteintes d’un handicap ». En ratifiant cette Convention, Haïti s’est engagé à adopter « des mesures immédiates, efficaces et appropriées en vue de sensibiliser l’ensemble de la société, y compris au niveau de la famille, à la situation des personnes handicapées, combattre les stéréotypes, les préjugés et pratiques dangereuses les concernant, et mieux faire connaître leurs capacités et contributions » ;

e) et enfin, la loi haïtienne du 13 mars 2012, portant sur l’intégration des personnes handicapées, adoptée en application de la précédente Convention, qui prévoit des « sanctions administratives et des sanctions pénales d’ordre pécuniaire et privative de liberté pour la commission d’actes discriminatoires à l’égard de personnes atteintes d’un handicap », pour ne citer que ces textes.

Toutefois, il faut reconnaître que ces normes, malgré leur pertinence, ne parviennent pas encore à trouver véritable application en Haïti.

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Kokob, ou kokobe sont là des termes continûment employés en créole haïtien pour insulter une personne atteinte de handicap et la designer comme diminuée, inutile, paria. Les personnes atteintes d’un handicap en Haïti n’y sont pas encore considérées comme des êtres humains à part entière. Nombre d’entre elles vivent aujourd’hui dans une situation d’extrême précarité, souvent terrées dans leur demeure, par crainte ou incapacité d’affronter la violence du monde. Des parents apeurés abandonnent leurs enfants affectés ou les dissimulent. Des jeunes femmes touchées par un handicap mental sont brûlées par des chasseurs d’esprit ou même violées parce que des croyances populaires veulent qu’un acte sexuel avec une femme atteinte d’une déficience mentale porte chance à celui qui le commet.

L’accès aux services publics constitue pour elles un véritable calvaire. Porter plainte, par exemple, pour les sourds-muets survivants de violences se révèle pénible puisqu’il n’existe aujourd’hui quasiment aucune ressource au niveau des services de plainte capable de communiquer dans le langage des signes ; l’information leur est difficilement accessible et la circulation ne s’exerce pas sans agression verbale de la part des passants. Les femmes, les albinos, les LGBTI+, quant à eux, subissent, en plus de leur handicap, d’autres formes de discrimination.

Les personnes atteintes d’un handicap sont aujourd’hui remarquablement sous- représentées dans toutes les sphères de la vie privée et de la vie publique tandis que les préjugés et les pratiques hargneuses, à l’instar de mauvaises herbes, résistent fermement et continuent tranquillement d’intoxiquer leur existence.

Alors qu’en 2017 l’OMS chiffrait à 15 % la part de la population atteinte d’un handicap en Haïti, il existait encore une carence alarmante de données sur leurs conditions de vie et leurs besoins.

Le bureau du secrétaire d’État à l’intégration des personnes handicapées en Haïti ainsi que des associations haïtiennes et étrangères œuvrent nonobstant sans relâche pour leur inclusion effective, tout en reconnaissant qu’un très, très long chemin reste encore à parcourir pour donner forme et vie aux vœux pieux des textes normatifs adoptés par Haïti.

Les collectivités doivent être sensibilisées au fait que le problème n’est pas les personnes atteintes d’un handicap mais plutôt le regard du monde qui les entoure. Un handicap, quelle que soit sa nature, ne doit jamais définir un être humain ; un handicap n’est qu’un aspect d’un être humain, une difficulté devant être compensée par des ressources humaines, matérielles, psychologiques, pour rendre possible la vie dans des conditions dignes, autonomes et inclusives. Les conditions de vie des personnes atteintes d’un handicap doivent nous interpeller tous et toutes car nous évoluons ensemble dans les mêmes communautés. Au- delà des différences, la famille humaine ne forme qu’une. Ne dit-on pas d’ailleurs qu’il faut un peu de tout pour faire un monde ?

Plusieurs personnalités atteintes d’un handicap ont généreusement, nous le savons, marqué nos vies et réalisé de grands exploits dans plusieurs domaines. Ray Charles, Andrea Bocelli, Stevie Wonder, tous trois non-voyants se sont admirablement imposés sur la scène musicale du monde ; Bill Clinton, malentendant, est devenu président des États-Unis

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d’Amérique ; Philippe Croizon, athlète français, amputé des quatre membres a traversé la Manche à la nage et relié les cinq continents à la nage en cent jours ; Tom Cruise est dyslexique ; Hellen Keller, aveugle, sourde et muette, a obtenu un diplôme universitaire et est devenue une autrice et conférencière très influente aux États-Unis, Marlee Matlin, actrice états-unienne sourde, a remporté un oscar… Et puis, et puis, quel Haïtien ne se délecte pas des œuvres du célèbre comédien Maurice Sixto qui a conquis le cœur de plusieurs générations malgré sa cécité ?

La différence porte en elle la marque de l’éternité et des infinies possibilités de l’Univers. Les personnes atteintes d’un handicap charrient toutes en elles un cadeau, une mission, une part de vérité et d’expérience à offrir à l’humanité. Elles incarnent une expression de visage du sacré, de la divinité, et représentent une opportunité pour le monde de grandir, de gagner en équilibre, de devenir meilleur et plus solaire. Laissons donc de la place à nos côtés, à nos frères et sœurs différents, car l’inclusion fait la gloire des sociétés.

Pour Sophonie, Monique et Vanessa, il est déjà trop tard, mais leur histoire ne doit pas être vaine. L’étendard de la justice doit, pour elles, pour l’avenir, être hissé à l’horizon afin de rappeler que la normalité n’existe guère et que, affectés ou non d’un handicap, nous sommes tous différents avec nos points forts et nos points faibles.

La différence doit, quelle qu’elle soit, être protégée et honorée, parce qu’elle représente les nuances de couleur dans les peintures du monde, les variations rythmiques dans les chefs- d’œuvre musicaux.

La différence incarne les diversités de fleurs dans les bouquets de l’humanité, les épices dans chaque mets irrésistible.

La différence est le reflet de chacun de nous, elle est déité, luxe et magnificence.

La différence est une et multiple, elle est vie, elle est charme, elle est essence, elle est tout.

La différence est une richesse !

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