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PROGRAMME DE RECHERCHE

Matthieu QUIDU1

LA METHODOLOGIE DES PROGRAMMES DE RECHERCHE EN SCIENCES DU SPORT

Les Sciences du sport sont marquées par une pluralité épistémique quasi structurelle.

Celle-ci se manifeste à différents niveaux (Collinet, 2003) : pluralité des objets d’étude, pluralité des disciplines, pluralité des paradigmes, pluralité des théories, pluralité des résultats empiriques… Dans ce contexte de « multi-pluralité », il devient délicat d’éviter le sentiment d’éclatement voire de dissolution, souvent évoqué par les épistémologues des STAPS2 (Terral, 2003 ; Jarnet, 2004). Dans un travail antérieur (Quidu, 2011), nous avons proposé une étude systématique des modalités effectives de traitement de la pluralité théorique à ces différents niveaux. Cinq stratégies logiques ont ainsi pu être identifiées : la territorialisation, l’intégration, la confrontation, la réduction, l’indifférence. Nous avons illustré ces modalités génériques quant à la pluralité des programmes de recherche (Quidu, 2012).

Dans le cadre de la présente contribution, nous continuons à nous intéresser à cet étage particulier de pluralité, celui des programmes de recherche, en vue de proposer une méthode pour y faire face. Après avoir repéré quelques programmes de recherche concurrents dans le champ des Sciences du sport, nous formaliserons les diverses étapes (et les genres singuliers de décisions qui y sont associés) de la méthodologie des programmes de recherche (Lakatos, 1994). Celle-ci présente l’avantage de prendre acte de la pluralité des programmes tout en les soumettant à des critères communs et réalistes d’évaluation théorique. Le rationalisme, loin d’être sacrifié, peut ainsi s’épanouir authentiquement dans un contexte irréductible de pluralité.

DE QUELQUES PROGRAMMES DE RECHERCHE CONCURRENTS EN SCIENCES DU SPORT

Les concurrences entre programmes de recherche doivent être envisagées à propos d’objets empiriques précis étudiés dans le cadre d’une même discipline. En effet, deux programmes qui s’intéresseraient à deux objets différents, qui plus est depuis des disciplines distinctes, ne présenteraient aucune espèce de concurrence épistémologique. Il y a incommensurabilité authentique si et seulement si deux programmes s’attachent simultanément, dans une même optique disciplinaire, à décrire les mécanismes sous-tendant un même phénomène. A cet égard, en psychologie du sport, les programmes computationnels (ou cognitivistes) versus émergents (ou de l’auto-organisation) se disputent pour rendre compte du contrôle de la motricité (Abernethy and Sparrow, 1992 ; Quidu, 2010). Dans le domaine de la perception humaine (Norman, 2002 ; Benguigui, 2014), s’opposent les programmes dits de la perception directe (ou approche écologique) versus indirecte (ou approche représentationnelle). En psychologie sociale, s’opposent les paradigmes idiosyncrasiques versus nomothétiques de l’estime de soi (Ninot et Fortes, 2007). Au sein du champ de la sociologie enfin, s’affrontent les programmes critiques versus pragmatiques (Benatouïl, 1999 ; Collinet, 2007 ; Routier et Soulé, 2014).

Ces programmes peuvent être dits incommensurables deux à deux dans la mesure où ils proposent des versions non directement superposables d’un même ordre de phénomènes.

Cette incommensurabilité ne signifie pas pour autant incommunicabilité. Des modes diversifiés de dialogue peuvent être mis en œuvre pour les faire se frictionner. Certains tentent de les confronter expérimentalement, quand d’autres s’efforcent d’en délimiter les champs respectifs de pertinence et d’efficacité prédictive ; d’aucuns proposent de les intégrer quand

1 Chercheur associé au Centre de recherche et d’innovation sur le sport (Université Lyon I).

2 Sciences et techniques des activités physiques et sportives, 74ème section du Conseil national des universités.

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des derniers argumentent en faveur de la supériorité d’une vision susceptible d’englober sa concurrente comme un simple cas particulier.

A priori, aucune de ces stratégies articulatoires, tout comme aucun des programmes concurrents élémentaires, ne peuvent être considérés comme épistémologiquement supérieurs.

Plus fondamentalement, aucun argument, théorique ou empirique, apporté par l’un des protagonistes de la controverse ne pourra s’avérer absolument décisif et contraignant pour abandonner les alternatives disponibles. Cette impossibilité s’explique notamment par la propriété de holisme épistémologique (i.e. problème dit Duhem-Quine). Soler (2007) a développé cette problématique de l’indécidabilité logique entre paradigmes concurrents en démontrant, qu’il s’agisse de l’épistémologie de Popper ou de Kuhn, qu’aucun critère ne permet de faire un choix absolument incontestable entre deux modèles théoriques. Dans ce contexte de pluralité paradigmatique, d’incommensurabilité et d’indécidabilité logique, doit- on renoncer à toute prétention référentielle à la vérité ? Le rationalisme doit-il être révoqué au profit du relativisme ? La concurrence entre programmes est-elle condamnée à l’indifférence et au développement parallèle ?

La méthodologie des programmes de recherche semble offrir une alternative à ces renoncements en soutenant l’idée que les progrès scientifiques s’effectuent à l’occasion de combats triangulaires entre deux programmes concurrents et le réel. Elle offre une vision plausible du développement scientifique combinant un constat de fait (i.e. la pluralité des programmes de recherche), deux réalités philosophiques (i.e. l’incommensurabilité locale des programmes et l’indécidabilité logique des choix inter-théoriques) et un idéal régulateur (i.e.

la recherche de vérité et de progrès des connaissances). Cette méthodologie repose sur une évaluation diachronique et différentielle des déplacements de problèmes permis par les programmes concurrents. Pour ce faire, elle implique plusieurs genres de décision que nous allons détailler successivement.

METHODOLOGIE DES PROGRAMMES DE RECHERCHE ET PLURALITE DES GENRES DE DECISION

Le développement d’un programme de recherche constitue, selon Lakatos (1994), l’unité pertinente de reconstruction et d’évaluation rationnelles en philosophie des sciences. Dans ce cadre précis, quels choix les chercheurs sont-ils contraints d’effectuer ? De quels genres de décision s’agit-il ? Sur quels éléments se fondent ces décisions ? Une analyse minutieuse du concept de programme de recherche, dans sa structure et sa dynamique, montre que le scientifique, et plus généralement les collectifs de scientifiques, prennent trois genres de décision à propos d’objets épistémiques variés.

Un programme se compose tout d’abord d’un noyau dur constitué d’un ensemble d’axiomes et de postulats fondamentaux. La détermination de ces présupposés ontologiques constitue le premier moment décisionnel.

Par convention, le noyau dur est protégé de toute réfutation au moyen d’une heuristique négative. Cette ceinture protectrice offre au programme l’occasion et surtout le temps de faire ses preuves. Une telle temporisation, véritable moratoire, représente la deuxième étape décisionnelle.

Enfin, tout programme comporte une heuristique positive qui guide la sélection des problèmes à résoudre et l’enchaînement des modèles produits. Il s’agit d’évaluer la fécondité de ces derniers afin de statuer sur la légitimité de poursuivre ou non le programme, ce qui constitue le troisième niveau décisionnel.

Ces trois temps décisionnels seront successivement étudiés en vue d’identifier la spécificité des objets, des genres et des critères qui les caractérisent. Des parallèles seront établis avec les processus de choix non spécifiquement scientifiques mis en évidence par des travaux neurophysiologiques et philosophiques récents.

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Décision 1 : choisir les présupposés ontologiques

Par quelles voies un chercheur parvient-il à sélectionner un ensemble de postulats fondamentaux ? Pour Einstein (cité par Holton, 1981), « il n’existe aucune voie logique menant des expériences sensibles aux axiomes ». La connexion, loin d’être nécessaire, serait

« intuitive » et contrainte par des thêmata : Holton (op. cit.) y voit des croyances ontologiques fondatrices, globalisantes et indémontrables. Le plus souvent implicites, ils se présentent sous la forme de couples d’opposition du type ordre versus désordre, continuité versus discontinuité. Bien que ne répondant à aucune nécessité logique, ces options ne sont ni arbitraires ni aléatoires. Quelles sont les motivations sous-jacentes à de telles préférences ? Quels types de rationalité s’y trouvent engagés ?

Nombreux sont les travaux visant à identifier les conditions d’émergence d’un réservoir partagé de thêmata (simplicité, symétrie, unité). Des origines biologiques (Sperber, 1996), psychiques (Bachelard, 1938), sociales (Durkheim et Mauss, 1969) voire théologiques (Funkenstein, 1995) ont ainsi été révélées. Documentant de telles croyances en ce qu’elles ont de commun voire d’universel, ces recherches ont négligé le fait que tous les scientifiques n’adhèrent ni à tous ni aux mêmes thêmata.

L’exploration des processus aboutissant à des choix thêmatiques singuliers devient indispensable : alors qu’ils ont accès à un matériel empirique identique, pourquoi les savants s’orientent-ils vers des thêmata parfois antagonistes ? Quels facteurs motivent ces préférences différenciées ? Peut-on étayer empiriquement l’intuition de Berthelot (1990) pour qui tout choix thématique révèle « un engagement profond de l’être au connaître, chargé de sens et d’affectivité » ? Nous avons analysé un corpus de récits autobiographiques (entretiens et mémoires) produits par des chercheurs issus de disciplines variées (Quidu, 2009). L’adoption d’une posture clinique envisageant le sujet comme une totalité singulière et évolutive (Bénony et Chahraoui, 1999) couplée à la spécificité du genre narratif, espace de mise en relation d’une sélection d’évènements et d’anticipations relevant du projet existentiel de chacun (Ricœur, 1990), a permis de révéler le lien intime unissant un savant à ses thêmata.

Chaque préférence thêmatique est apparue comme associée à des significations, affects et valeurs singuliers. Certains thêmata semblent « s’imposer » au chercheur, de façon spontanée et évidente, parce qu’entrant en résonance avec des expériences vécues mémorables et relayant des problématiques personnelles. Plus qu’un pari calculé sur la fécondité d’une orientation ontologique, la décision thêmatique relèverait d’une « promesse faite à soi- même » impliquant la part éthique de l’identité ou ipséité chez Ricoeur (op. cit.). Par l’entremise de son choix thêmatique, le savant s’engage à tenir sa parole, à demeurer fidèle à lui-même, à préserver son intégrité morale. Si le chercheur a de « bonnes raisons » (Boudon, 2003) de privilégier certains thêmata, celles-ci sont moins d’ordre épistémique qu’axiologique. Un tel processus décisionnel rend compréhensible « l’adhésion farouche des savants à leurs thêmata », voire « l’obstination sauvage » mise à les défendre (Holton, op.

cit.). Ils représentent des choix absolus, inconditionnels, aussi intimes qu’impliquant, sortes d’évidences existentielles face auxquelles les arguments rationnels ont peu d’effets. Une proximité se dégage ici avec la volonté de Schopenhauer (2009). Celle-ci décrit une intuition immédiate, globale, mobilisatrice et originaire qui précède et instrumentalise l’intellect. Dès que ce vouloir primordial entre en jeu, la personne toute entière se trouve intéressée.

Quelques extraits de cas cliniques, approfondis ailleurs (Quidu, 2009), illustrent le genre de décision dont il est ici question. Le psychologue Michel Récopé adhère aux thêmata de totalité, de singularité et de situation. Il investit ces préférences comme autant de dispositifs de prévention contre la stigmatisation et la réification de la personne suite à des expériences vécues de réduction et de discrimination. La démarche est proche de celle de Cécile Collinet qui privilégie pour sa part les thêmata de pluralité, de complexité et de complémentarité

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associés à des intentions d’inclusion et de reliance en vue de contrer des expériences douloureuses d’excommunication et de dogmatisme. Différente est la logique de Pierre Parlebas, sociologue, préférant les thêmata d’unité et d’universalité qu’il associe à une quête de fondation et de consolidation sur la base d’expériences traumatiques d’éclatement et de dispersion. Ces divers cas singuliers mériteraient d’être développés mais suffisent à démontrer la nature des choix thêmatiques, échos d’un engagement éthique, émotionnel et signifiant s’imposant comme évident.

Compte-tenu du caractère spontané de l’adhésion aux thêmata (Holton évoque d’« irrépressibles aspirations »), est-il légitime de continuer à parler de « décision » ? Si pour Berthoz (2003) la décision est l’acte par lequel le sujet, confronté à plusieurs solutions, est contraint de trancher, de sélectionner certaines réponses au détriment d’autres, force est de reconnaître que les options thêmatiques relèvent de cette définition : en effet, le savant émet des préférences tout en inhibant certaines alternatives au sein d’un réservoir commun de possibilités. Il réalise donc un choix, même si celui-ci ne s’effectue pas conformément à une vision classique du pari calculé et de l’anticipation utilitaire. Prédominent à l’inverse mobiles sensibles, rationalité axiologique et volonté originaire.

Ces diverses motivations sont corroborées par les études neurophysiologiques récentes des processus de décision. Berthoz (2003) se livre notamment à une critique de la théorie de la maximisation de l’utilité et suggère de réincarner la décision. L’image d’un cerveau calculateur probabiliste est abandonnée au profit de celle d’un cerveau vivant inscrit dans un corps sensible. Au principe de nombreuses décisions, se retrouvent non pas des raisonnements logiques mais des affects, des désirs et des valeurs. Prendre une décision suppose de s’engager en associant des souvenirs, des sensations et des espérances. Y compris les décisions les plus cognitives seraient ancrées dans un vécu corporel, ce que confirme notre propre enquête.

En résumé, le premier temps décisionnel inhérent au développement d’un programme coïncide avec la formulation des axiomes fondamentaux du noyau dur, canalisée par des préférences thêmatiques résultant d’une implication affective et éthique du chercheur. Ce dernier a été considéré comme une intentionnalité incarnée et sensible, une « subjectivité constituante » (Uhl, 2004). Ce parti-pris méthodologique n’exclut pas la mise en évidence de facteurs causaux susceptibles de déterminer de tels choix (la « subjectivité constituée » pour Uhl). Pour ne citer que quelques hypothèses, une option thêmatique pourrait résulter de préférences perceptives singulières (Berthoz, 1997), de la projection d’une image inconsciente du corps spécifique (Anzieu, 1981) ou d’une position particulière dans le champ académique (Soulié, 1995).

Décision 2 : instaurer un moratoire

Le noyau dur, ainsi déterminé, se trouve préservé par convention de la réfutation. Une heuristique négative interdira aux contradictions empiriques de se répercuter sur les postulats organisateurs du programme, et ce au moyen d’un glacis protecteur d’hypothèses auxiliaires qui, elles, sont révisables. L’enjeu devient de laisser travailler ces hypothèses pour accroître le contenu empirique. Il convient de donner au programme le temps de faire ses preuves.

S’installe alors un moratoire qui le protège des réfutations et discrédits hâtifs. Une telle tolérance est d’autant plus nécessaire que, « lorsqu’il s’élabore, un programme est nécessairement confronté à des faits susceptibles de l’invalider et prédit des faits inédits que l’expérience peut ne pas pouvoir encore réaliser » (Lakatos, op. cit.). Il s’agit donc en quelque sorte de suspendre temporairement les critiques, condition indispensable à la sophistication ultérieure du programme. Durant cette phase, c’est l’assurance en la fécondité potentielle du programme qui sert de mobilisateur pour son perfectionnement. L’attachement intime du scientifique à son programme via les thêmata joue alors une fonction essentielle. La

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temporisation ainsi instaurée n’a rien d’une phase de passivité sur le plan décisionnel. Il est simplement question d’une forme originale de choix, peu spectaculaire car reposant sur l’inhibition de la compulsion habituelle à décider.

Quelques auteurs ont étudié ce genre décisionnel qui fait écho à plusieurs traditions orientales. Berthoz (2003) soutient par exemple l’idée que « décider, c’est aussi choisir de ne pas faire et jouir du plaisir à venir ». Il ne s’agit pas d’une indécision mais bien d’une non- décision, d’un refus volontaire de décider. Cette modalité décisionnelle est rapportée à la pratique nippone du Nô : art de l’immobilité intense tendue vers le mouvement à venir, elle sublime l’idée même d’acte suspendu. De son côté, Varela (1996), s’appuyant sur la tradition bouddhique, évoque une suspension volontaire de l’attitude naturelle activiste : « ne rien faire, mais que rien ne soit pas fait ». Le sujet renonce provisoirement à sa position habituelle de transformateur pour se placer en accueil vis-à-vis de l’émergence, imprévisible, à venir. Cette patience décisionnelle résonne, enfin, avec les réflexions de Jullien (1996) sur l’art chinois de la guerre. Ce dernier, ne fonctionnant pas sur la logique de la planification, consiste à laisser advenir l’effet en comptant sur le déroulement autogène du processus, sur le potentiel contenu dans la situation. Le général chinois attend le moment de la maturation pour l’exploiter de façon opportuniste.

Traduite dans la méthodologie des programmes, cette attitude consiste à donner du temps au noyau dur pour produire des faits inédits. L’évaluation de la fécondité du programme n’intervient qu’à l’issue du moratoire. Lakatos ne donne pas d’indication chiffrée sur la durée de cette phase de suspension normative. Son achèvement par la réintroduction du jugement ne se décrète pas mais relève des aspects tacites de la pratique scientifique.

Décision 3 : poursuivre ou abandonner le programme de recherche

Etant donnés : 1) un noyau dur commandant une double heuristique, négative pour préserver les postulats et positive pour générer des faits inédits ; 2) une période de moratoire.

Intervient ensuite le troisième temps décisionnel consistant à statuer sur la légitimité de poursuivre ou non le programme considéré. Lakatos formalise précisément les critères et modalités de l’évaluation rationnelle censée motiver la décision de développement ou d’abandon du programme.

Les critères d’appréciation portent sur la fécondité du programme, c'est-à-dire sa capacité à générer des faits inédits (au moins en partie corroborés), c'est-à-dire des faits impensables voire interdits par les programmes rivaux. Un programme déplace les problèmes de façon progressive lorsque les explications apportées pour lever les anomalies empiriques génèrent des hypothèses supplémentaires indépendamment testables et ce même si certaines anomalies subsistent. A l’inverse, un programme est dit dégénératif s’il ne parvient à dépasser les explications ad hoc, se contentant d’expliquer ce pour quoi elles ont été conçues. Une croissance théorique devançant une croissance empirique constitue un indicateur pertinent de la puissance heuristique d’un programme.

L’évaluation doit être menée selon des modalités particulières. En effet, la nature progressive versus dégénérative des déplacements de problèmes ne doit pas être appréciée de façon instantanée mais selon un mode diachronique, en envisageant la dynamique du programme quant à sa capacité à résoudre les problèmes. Cette évaluation historique se double d’une évaluation comparative et différentielle : il ne s’agit pas d’apprécier isolément la capacité d’un programme à produire des faits inédits mais bien de situer ses performances par rapport à celles de ses rivaux. Au final, c’est l’évaluation rationnelle, comparative et diachronique, de la fécondité d’un programme qui doit motiver le choix de le poursuivre ou non.

D’un point de vue décisionnel, le chercheur est confronté à une alternative épistémique plus classique que les deux précédentes, car fondée sur des critères systématiques : il procède

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à une comparaison rigoureuse des promesses initiales du programme avec ses résultats effectivement produits (Berthoz, 2003) et apprécie l’évolution des rapports de forces entre programmes rivaux (Jullien, 1996). En pratique, la décision n’est pas aussi aisée dans la mesure où le regard rétrospectif, seul, ne peut suffire. En effet, tout programme étant susceptible de se relever après des périodes d’improductivité, un regard prospectif est aussi nécessaire pour estimer sa vitalité. Le chercheur pourra alors mobiliser des capacités de prédiction permises par la mémoire ordonnée des réussites et échecs antérieurs (Berthoz, 2003).

CONCLUSION

Le développement d’un programme de recherche exige une cascade de décisions, lesquelles diffèrent, suivant leur moment, de par leur genre, leur objet et leur critère. Une première étape réside dans la détermination des présupposés ontologiques, laquelle est canalisée par des contraintes thêmatiques. La formulation d’une préférence thêmatique relève d’un investissement spontané de significations et de valeurs intimes en référence à une histoire singulière. Une fois délimité, le noyau dur du programme se voit préservé de la réfutation le temps d’une période de moratoire. La temporisation offre au programme l’opportunité de faire ses preuves. Se pose enfin la question de la légitimité ou non de poursuivre ledit programme. Une telle décision est motivée par un examen systématique de sa fécondité au moyen d’une évaluation diachronique et comparative.

Cet enchaînement décisionnel correspond à une « posture pragmatique » des rapports entre croyance et rationalité (Bouveresse, 2007). Cette attitude s’intéresse aux perspectives d’action ouvertes par la croyance plutôt qu’à ses origines. La position pragmatique accepte que la volonté puisse prendre une certaine avance sur l’intellect car la foi que nous avons a priori dans un résultat non certifié est souvent la seule voie qui permet au résultat de se réaliser. A l’inverse, la posture rationaliste refuse ce droit initial de « renoncement à l’incroyance » (Holton, 1981) et impose de croire en proportion des raisons. La volonté ne devrait jouer aucun rôle dans la formation de la croyance. Traduite dans le cadre des programmes de recherche, la posture pragmatique signifie qu’un choix thêmatique originaire (relevant de la croyance), bien qu’indécidable initialement, peut s’avérer, après un certain temps, fécond et pertinent scientifiquement. C’est ainsi que l’évaluation rationnelle porte non pas a priori sur le choix du noyau dur mais a posteriori sur la puissance explicative de l’heuristique qu’il commande.

Le modèle pragmatique sous-tendant la méthodologie des programmes de recherche correspond à un schéma normatif pour l’activité scientifique telle qu’elle devrait être.

Présente-t-il en outre une valeur descriptive pour rendre compte des pratiques scientifiques telles qu’elles sont ? Sans entrer dans le détail, il est tout d’abord permis de douter de la vraisemblance de la posture rationaliste qui bute sur l’intervention inévitable de croyances dont la plupart obéissent plus à des convictions éthiques qu’à des raisons objectives. A l’inverse, la description pragmatique leur fait une place sans pour autant sacrifier la rationalité. Par exemple, pour Besnier (2005), reconnaître que « la science n’est pas l’œuvre d’esprits désincarnés » et qu’« elle obéisse à des mobiles qui ne sont pas des raisons » ne revient pas à la discréditer. La coexistence des croyances et de la rationalité exige de décrire finement les conditions d’intervention de ces premières, ce que fait Lakatos. D’aucuns rétorqueront alors qu’, en pratique, ces règles d’intervention sont fréquemment violées. Un tel phénomène a été décrit par Besnier, Kant ou Berthelot respectivement au moyen des concepts de « réductionnisme ontologique », d’« illusion métaphysique » ou de « réification des schèmes ». Cette dernière se produit lorsque les caractéristiques des thêmata sont transférées à la chose comme étant ses propriétés intrinsèques. Pourtant, l’argument des transgressions à la règle de l’usage opératoire des thêmata ne peut suffire à discréditer la valeur descriptive de la

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méthodologie des programmes car, dans la pratique, ces transgressions finissent par être repérées et stigmatisées fermement, à l’instar de Lahire (1998) dénonçant la fétichisation de la catégorie d’« unité » par Bourdieu et proposant sa « dialectisation » (Bachelard, 1940). Au final, et sans aller plus avant, la description pragmatique présente une certaine validité descriptive à la condition d’envisager l’activité scientifique dans sa dynamique, son épaisseur temporelle, avec ses hésitations et ses latences. Berthelot (1990) n’évoque-t-il pas à cet égard l’idée d’une « lente décantation du rationnel » ?

Nous avons, pour notre part (Quidu, 2010), appliquer cette méthodologie des programmes de recherche en Sciences du sport à propos du travail de Lemoine (2007) proposant d’articuler les programmes computationnel et émergent dans le domaine du contrôle des aspects temporels du mouvement. Ce programme articulatoire génère un déplacement de problème progressif qui mérite d’être poursuivi. Cela ne détruit pas ipso facto la validité intrinsèque des programmes computationnel et émergent mais les incite à l’innovation pour rendre compte de façon féconde d’un corpus empirique renouvelé sans se satisfaire de solutions ad hoc.

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