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La musique de guqin. Du cabinet du lettré à la scène de concert

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Academic year: 2022

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Cahiers d’ethnomusicologie

Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

2 | 1989

Instrumental

La musique de guqin

Du cabinet du lettré à la scène de concert

Bell Yung

Traducteur : Isabelle Schulte-Tenckhoff

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2328 ISSN : 2235-7688

Éditeur

ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée

Date de publication : 1 janvier 1989 Pagination : 51-61

ISBN : 2-8257-0178-5 ISSN : 1662-372X

Référence électronique

Bell Yung, « La musique de guqin », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 2 | 1989, mis en ligne le 15 septembre 2011, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/

ethnomusicologie/2328

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

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LA MUSIQUE DE GUQIN

Du cabinet du lettré à la scène de concert*

1

Bell Yung

Les changements que la Chine a subis au cours de ce siècle ont engendré un nou- vel environnement politique, social et idéologique auquel de n o m b r e u x arts tra- ditionnels ont dû s'adapter p o u r survivre. P a r m i les diverses formes de la musi- que traditionnelle chinoise ayant subsisté j u s q u ' à a u j o u r d ' h u i , l'art du guqin, qixianqin ou simplement qin, cithare à sept cordes, peut servir d'illustration pour étudier t a n t les conflits qui surgissent inévitablement l o r s q u ' u n e ancienne tradition affronte le m o n d e m o d e r n e , que la manière d o n t un art s'adapte en vue de se perpétuer.

Le guqin est une caisse oblongue plate d ' u n e longueur d ' u n mètre environ, dont la largeur est de dix-sept centimètres à une extrémité et de dix centimètres à l'autre. Son épaisseur est de trois à cinq centimètres2. Sur sa largeur, la sur- face supérieure est légèrement convexe, le fond étant plat et m u n i de deux ouïes. E n fait, t o u t le corps allongé représente une caisse de résonance d o n t la surface supérieure sert de touche. L'instrument est muni de sept cordes tradi- tionnellement faites de fils de soie t o r d u s , qui sont pincées avec les doigts de la main droite, tandis que ceux de la main gauche se déplacent le long de la table p o u r appuyer sur les cordes, les effleurer p o u r produire des h a r m o n i q u e s , voire même les pincer occasionnellement. Treize marques circulaires incrustées ser- vant à indiquer les positions de doigté de la main gauche sont alignées d ' u n côté de la table. A u cours de sa longue histoire, l'instrument était utilisé dans un ensemble de musique rituelle, et aussi p o u r accompagner des chants. Mais son rôle principal a toujours été celui d ' u n instrument j o u é en solo.

* Traduit de l'anglais par Isabelle Schulte-Tenckhoff.

1 Une première version de cet article fut présentée, le 8 novembre 1986, à l'Université de Miami à Oxford, Ohio ; une version plus récente fut lue devant l'Association d'études asiatiques lors de son assemblée annuelle de mars 1988 à San Francisco.

2 Pour une introduction à l'instrument et à sa musique, voir Ming-yueh Liang (1980).

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Le guqin et sa musique sont à maints égards uniques dans la culture musi- cale chinoise, n o n seulement en raison de leur longue histoire ininterrompue, de la volumineuse littérature qui s'y r a p p o r t e et de l'énorme répertoire préservé grâce à des tablatures, mais encore parce qu'ils étaient intimement et exclusive- ment associés à la petite élite chinoise des lettrés3. A u c u n a u t r e instrument ni aucune autre musique n ' é v o q u e n t si bien le raffinement et la sophistication de cette catégorie sociale. J u s q u ' à récemment, la plupart des Chinois n'avaient guère la possibilité d'écouter cette musique, bien que certains d'entre eux aient pu entendre le n o m de l'instrument et les titres de quelques compositions, ceux- ci apparaissant souvent dans la littérature populaire, la n a r r a t i o n de contes et l'opéra. Souvent aussi, l'instrument est représenté sur des peintures où le savant solitaire contemple la sérénité et la grandeur de la n a t u r e .

En t a n t que lettrés, les j o u e u r s du guqin étaient avant tout des « a m a t e u r s » , car ils ne dépendaient pas — ni ne voulaient dépendre — de leur instrument p o u r assurer leur subsistance. Bien au contraire, le guqin était j o u é p o u r l'édifi- cation et la joie de l'interprète lui-même, mais il arrivait aussi que celui-ci j o u â t p o u r ses amis qui pratiquaient également l'instrument. Le cadre de jeu typique était l'intimité du cabinet du lettré. P a r conséquent, un trait essentiel de la musique de guqin dans son contexte traditionnel était l'absence d ' u n «public», compris ici c o m m e un groupe d'auditeurs passifs ne j o u a n t pas de l'instrument.

Cette pratique en privé du guqin et l'indépendance de l'instrumentiste à l'égard du public sont étroitement liés à une série de principes esthétiques et de caractéristiques musicales4. Du point de vue de sa structure, la musique de guqin est probablement la plus complexe de Chine, mais aussi la plus raffinée et subtile q u a n t à son esthétique. D ' u n e p a r t , le son de l'instrument étant extrê- mement d o u x , t o u t e variation dynamique reste de portée limitée. D ' a u t r e p a r t , les multiples nuances du timbre résultent de différences minimes dans la techni- que du doigté. Il faut d o n c une oreille sensible et cultivée p o u r apprécier les subtilités du t e m p o , du timbre et d'autres facettes de cette musique, qui avaient réussi à se développer parce que le jeu du guqin ne s'adressait q u ' à une audience limitée.

L'indépendance à l'égard du public a également déterminé la place p r é p o n - dérante revenant à la dimension littéraire de cette musique. A quelques excep- tions près, les titres des compositions p o u r guqin évoquent un tableau, sug- gèrent un état d ' â m e ou relatent une histoire, et n o m b r e d ' e n t r e eux sont étroi- tement liés à l'histoire, à la mythologie et à la philosophie chinoises. La p l u p a r t des pièces préservées par les tablatures sont assorties d'explications en préface, élucidant le contenu p r o g r a m m a t i q u e de la musique. L'appréciation que l'auditeur réserve à cette dernière dépend ainsi de son degré de compréhension du contenu littéraire des compositions.

3 Robert van Gulik (1968) discute de cette association.

4 Quelques-uns de ces principes et caractéristiques sont abordés dans Bell Yung (1984; 1985).

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Joueur de guqin. Art bouddhique chinois, fin V Ie siècle. P h o t o : Collection Viollet, Paris.

En résumé, grâce aux caractéristiques que je viens d'évoquer, la musique de guqin occupe une place à part dans la culture musicale chinoise. O n a là p r o - bablement l'art le plus conservateur dans sa forme, qui a en outre retenu de

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n o m b r e u x traits archaïques. Vu la place p r é p o n d é r a n t e de son contenu litté- raire, ainsi que la complexité de sa structure et de son esthétique, la tradition du guqin a, p e n d a n t des siècles, nourri les lettrés chinois qui pratiquaient cet art.

A u cours de ce siècle, en particulier depuis la fondation de la République populaire, cette tradition a subi des transformations radicales p o r t a n t sur la construction de l'instrument et sa pratique, sur le répertoire, le style et la philo- sophie musicale. Ces changements sont dus à la t r a n s f o r m a t i o n du milieu social et idéologique dans lequel évolue la tradition musicale. Il est impossible, dans ce bref essai, d ' a b o r d e r toutes les mutations survenues en Chine et les facteurs qui les ont engendrées, même si l'on se limite à ceux d ' e n t r e eux qui se r a p p o r - tent directement à la musique. N o u s examinerons ici un seul texte p o u v a n t être considéré c o m m e représentatif des forces sociales et politiques qui ont façonné l'environnement musical, p o u r analyser ensuite les changements provoqués dans la musique de guqin.

Ce texte bien connu est le discours Sur la littérature et l'art de M a o Tse- T o u n g . Depuis qu'il fut p r o n o n c é en mai 1942, puis publié en de nombreuses langues, ce discours a exercé une influence considérable sur l'univers littéraire et artistique de la Chine, quoique à divers degrés selon les circonstances5. Voici quelques extraits du document en question, permettant de faire res- sortir le cadre idéologique qui a été réservé d u r a n t ces dernières décennies à la musique chinoise, en particulier à celle du guqin6.

1. M a o pose la question suivante : «Qui notre littérature et notre art doivent-ils servir?» (p. 11). Il répond qu'ils doivent servir les masses populaires, c'est- à-dire «les ouvriers, les paysans, les soldats et la petite bourgeoisie u r b a i n e » (p. 13).

2. P a r m i ces quatres classes, il favorise nettement les trois premières, n o t a m - ment q u a n d il critique les écrivains et les artistes qui «se c r a m p o n n e n t à leur position individualiste, petite-bourgeoise» (p.13-14). Il affirme q u e , p o u r résoudre le problème des destinataires de l'activité créatrice, les artistes doi- vent « a b a n d o n n e r leur position petite-bourgeoise et passer graduellement du côté du prolétariat, du côté des ouvriers, des paysans et des soldats [...]»

(p. 16).

3 . Q u a n t à la question de savoir c o m m e n t servir les masses, il écrit: «Si nos écrivains et artistes venus des milieux intellectuels veulent que leurs œuvres

5 Voir MacDougall (1980).

6 Les citations et les numéros de pages se réfèrent à M a o Tse-Toung (1967).

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soient bien accueillies par les masses, il faut que leurs pensées et leurs senti- ments changent, il faut qu'ils se rééduquent. Sans ce changement, sans cette rééducation, ils n'arriveront à rien de bon et ne seront jamais bien à leur place» (p. 8). Ils effectueront ce changement «en allant parmi eux, en se jetant au c œ u r de la lutte pratique, en étudiant le marxisme et la société»

(p. 16); « n o s spécialistes de la musique doivent s'intéresser aux chansons créées par les masses» (p. 25).

4. M a o d o n n e un exemple particulier: « U n e chose n'est b o n n e que si elle est réellement utile aux masses. Votre œ u v r e fût-elle aussi belle que ' L a Neige printanière' [Yangchun Baixue], si elle n'est goûtée p o u r le m o m e n t que par le petit n o m b r e , si les masses continuent à chanter 'Le C h a n t des rustres' [Xiali Baren] et que, sans essayer d'élever leur niveau, vous vous contentiez de les vitupérer, toutes vos récriminations seront vaines. A l'heure actuelle, notre tâche est d'associer ' L a Neige printanière' au ' C h a n t des rustres', d'unir l'élévation du niveau à la popularisation de la littérature et de l'art.

Sinon l'art le plus sublime, de quelque grand maître que ce soit, n'est en fin de c o m p t e que de l'utilitarisme du genre le plus étroit. Et vous avez beau affirmer que votre art est ' p u r et sublime', c'est vous seul qui le dites, mais les masses ne vous approuveront pas» (p. 27).

Il n'est pas besoin de s'étendre sur le conflit o p p o s a n t la tradition du guqin à l'idéologie de M a o , telle qu'elle ressort des passages précités. Nulle autre musique n'est probablement plus lointaine des «masses» que celle du guqin.

En effet, l'exemple invoqué par M a o , « L a Neige printanière», se réfère à deux compositions p o u r guqin bien c o n n u e s : « L e Soleil printanier» (Yangchun) et

« L a Neige blanche» (Baixue). P o u r survivre dans cet environnement idéologi- que plutôt hostile, la tradition du guqin a dû s'adapter. Le présent essai en résu- mera les modalités telles qu'elles se sont élaborées au cours des dernières décen- nies et subsistent encore à l'heure actuelle sous l'effet de la lutte pour la survie dans laquelle cet instrument est engagé.

U n des changements les plus significatifs est celui de la fonction sociale de la musique de guqin. Selon M a o Tse-Toung, l'artiste en quête de l ' a p p r o b a t i o n des masses se doit de transformer ses pensées et ses sentiments et de prêter attention aux chansons des masses. Il en a résulté que la musique de guqin a quitté l'intimité du cabinet du lettré p o u r grimper sur le plateau de la scène de spectacle. De cette manière, la musique de guqin s'est fondue dans toutes les autres formes musicales, sa fonction principale consistant dès lors à plaire à un large public. Traditionnellement, en j o u a n t p o u r lui-même et, occasionnelle- ment, p o u r quelques amis pareillement érudits ou amateurs du guqin, l'instru- mentiste ne recherchait nullement à être compris, accepté, approuvé ou loué par un public n o m b r e u x . O r , une fois sur scène, il est jugé par un public — les ouvriers, les paysans, les soldats — qui, p o u r des raisons historiques, est relati- vement peu familier avec la musique et son contenu littéraire. P o u r que cette musique soit acceptée et comprise par un tel public, elle doit subir une méta- morphose qui se manifeste sous diverses formes.

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Afin d'accroître le volume sonore de l'instrument p o u r qu'il puisse être entendu en salle de concert, il faut en modifier la construction. P a r exemple, des tentatives ont été faites p o u r accroître la taille du corps, et les amplifica- teurs électroniques sont maintenant chose courante. Mais le changement le plus considérable a probablement été l'introduction de cordes métalliques à la place des cordes traditionnellement faites de soie p o u r accroître le volume des sons.

O n peut affirmer sans grand risque d'erreur que les cordes en soie font par- tie intégrante de l'instrument depuis sa première a p p a r i t i o n , il y a au moins deux millénaires. Selon une théorie largement admise, la forme primitive du caractère désignant la musique — y u e — représente des cordes de soies tendues sur du bois et se réfère à l'origine à un instrument qui était le prédecesseur du guqin. Du point de vue musical, les cordes de soie, faites chacune d ' u n grand n o m b r e de fils de soie t o r d u s , produisent une sonorité douce et délicate, t o u t en permettant l'émission d ' u n e variété de sons subtils. Leur toucher doux est tout aussi caractéristique. De plus, en raison de leur élasticité et à condition qu'elles soient tendues au degré correspondant à la hauteur voulue, elles offrent une résistance souple aux attaques des doigts.

Mis à part leur volume sonore insuffisant p o u r la salle de concert, les cordes de soie comportent d'autres inconvénients. T o u t d ' a b o r d , elles se r o m p e n t facilement q u a n d elles sont t r o p tendues ; le musicien doit donc accorder l'ins- trument à une tonalité plutôt grave, ce qui en réduit davantage l'audibilité, p o u r éviter de devoir remplacer fréquemment les cordes. Ensuite, la soie étant extrêmement sensible à la température et à l'humidité, la tension des cordes se modifie et oblige l'instrumentiste à réaccorder l'instrument en cours de j e u . Enfin, au fur et à mesure que les doigts se déplacent sur les cordes, leurs mouve- ments étant une composante i m p o r t a n t e de la technique de j e u , la friction p r o - duit un bruit clairement discernable qui d o m i n e parfois la musique.

Depuis longtemps, les joueurs de guqin considèrent ces «inconvénients»

comme faisant partie intégrante du jeu. La nécessité de remplacer les cordes et de réaccorder l'instrument, parfois au milieu du jeu, est vue c o m m e un désa- grément mineur. Le bruit du frottement des doigts sur les cordes est considéré par certains comme un élément caractéristique, voire même souhaitable de la musique. Mais p o u r le public qui ignore t a n t la musique que sa tradition, et pour le musicien dont l'objectif principal est de plaire à ce public, les désagré- ments q u ' e n t r a î n e n t les cordes de soie deviennent de véritables inconvénients que l'on préfère éviter en recourant à d'autres types de cordes. Des recherches ont été menées p o u r trouver les cordes idéales: il y en a en métal ou en nylon, q u a n d elles n'allient pas la soie à ces deux matériaux. L'idéal consiste à fabri- quer un type de corde à la fois plus durable, moins sensible à la t e m p é r a t u r e et à l'humidité, qui p r o v o q u e moins de friction et, encore plus i m p o r t a n t , qui d o n n e sonorité plus intense. Les cordes c o m m u n é m e n t utilisées en Chine con- temporaine sont, soit entièrement en métal, soit munies d ' u n noyau métallique enrobé de soie.

P o u r le j o u e u r traditionnel de guqin, le timbre des cordes en soie est d ' u n e importance cruciale, si bien qu'il rejette complètement les cordes métalliques

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Guan Pinghu déchiffrant une tablature de guqin.

au timbre différent. Mais p o u r le public davantage familiarisé avec d'autres musiques où le timbre revêt moins d ' i m p o r t a n c e , cette différence est négligea- ble, en particulier lorsque la musique est artificiellement amplifiée.

La présence d ' u n public a aussi contribué à transformer le statut tradition- nellement a m a t e u r des musiciens, en p r o v o q u a n t l'émergence d ' u n groupe d'interprètes professionnels que l'on retrouve c o m m e solistes permanents dans les principaux orchestres. Q u a n t aux grandes écoles de musique et aux conser- vatoires, ils délivrent un diplôme de guqin et ont engagé des professeurs pour enseigner le jeu de cet instrument ; enfin, on obtient aisément a u j o u r d ' h u i des enregistrements commerciaux de la musique de guqin. D u r a n t les dernières années, cinq j o u e u r s de guqin au moins se sont produits en concert lors de tour- nées à l'étranger.

Le répertoire est, lui aussi, directement touché par la professionnalisation, la popularisation et la commercialisation de la musique de guqin. Certaines compositions sont favorisées, alors que d'autres sont adaptées et modifiées pour les rendre conformes au goût du nouveau public: « L a Neige printanière»

s'associe bien souvent au « C h a n t des rustres» ; l'une des compositions les plus célèbres, Guanglingsan [L'Assassinat du Prince H a n ] , d ' u n e durée de près de vingt minutes dans sa version la plus longue, est c o m m u n é m e n t jouée a u j o u r d ' h u i dans une version réduite à moins de cinq minutes, seules les parties de la composition dont on estime que le public non averti les accepte facilement étant inclues dans l'interprétation.

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La technique de jeu et le style musical en subissent également le contre- c o u p . E n raison du caractère traditionnellement intimiste et non commercial de la musique de guqin, il n'existe aucune n o r m e ni aucun critère généralement admis susceptible de servir d'étalon stylistique. L'instrumentiste traditionnel cultive sa p r o p r e interprétation de la musique en toute liberté, en s'inspirant du contenu littéraire de la composition. En règle générale, tant qu'il est satisfait de l'état d ' â m e correspondant à ce contenu, il ne cherche pas à se conformer à tout prix à la technique de jeu. Ainsi de nombreuses « écoles » ont-elles émergé au cours des âges : on retrouve de multiples variantes d ' u n e même composition, souvent interprétées différemment selon les écoles. Les détails de la technique de jeu sont eux aussi très diversifiés selon les interprètes a u t a n t que les écoles7. P a r c o m p a r a i s o n avec les lettrés des générations précédentes, les nouveaux professionnels du guqin et, plus particulièrement, leur nouveau public s'inté- ressent peu au contenu littéraire des compositions, qu'ils ignorent d'ailleurs souvent. P a r contre, l'intensité du son et la structure musicale sont privilégiées ; l'accent est donc mis sur les techniques. P a r exemple, le public apprécie et juge l'instrumentiste sur la base de sa capacité de respecter la hauteur et le r y t h m e , si bien que le musicien aspire à atteindre techniquement un degré de perfection défini par ces mêmes critères, alors que le contenu littéraire occupe une place tout à fait secondaire tant dans l'interprétation que dans l'évaluation d ' u n e composition d o n n é e . D ' a u t r e part, les enregistrements et les concerts en public ont assuré la célébrité d ' u n petit n o m b r e de musiciens qui contribuent ainsi à légitimer ces nouvelles normes qualitatives. Il en a résulté une plus grande uni- formité stylistique.

U n e transformation de l'esthétique se manifeste également dans ce que l ' o n pourrait appeler l'extériorisation de l'émotion dans la pratique instrumentale.

D ' o r d i n a i r e , le musicien traditionnel fait rarement étalage de la substance é m o - tionnelle de la musique par des mimiques ou des mouvements du corps, sans doute parce qu'il j o u e principalement p o u r lui-même, qu'il vit la musique inté- rieurement au lieu de l'exhiber. Mais d ' u n a u t r e côté, son calme apparent n ' e n masque peut-être pas moins un principe esthétique formel se référant, au-delà de la musique, à une attitude et à un état d'esprit. C'est ce qui ressort du pas- sage suivant qui est dû à un j o u e u r de guqin r e n o m m é et savant du n o m de X u e Yijian (actif entre 742 et 756) :

«Il est prescrit q u ' e n j o u a n t du qin, peu importe s'il y a un auditeur ou n o n , il faut toujours se comporter c o m m e si l'on se trouvait face à un aîné [avec respect]. Devant le qin, il faut se tenir droit. Il faut que l'esprit et la respira- tion soient calmes. Il faut que le c œ u r soit tranquille et que l'on soit libre de tout souci. Il faut concentrer les sentiments. Il faut éviter de mauvais doigtés p o u r que les cordes ne vibrent pas par erreur. Il faut regarder la main gauche et écouter le son. Il faut que les yeux ne regardent rien d ' a u t r e

7 Historiquement, la modification des compositions existantes est une pratique courante parmi les joueurs de guqin. Par exemple, Guanglingsan existe en treize éditions publiées entre 1425 et 1931. Voir Bell Yung (1987).

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et que les oreilles n'écouten t rien d ' a u t r e . Ainsi atteindra-t-on l'essence du gin»8.

Cet idéal esthétique, observé par n o m b r e de j o u e u r s de guqin de la vieille génération, est particulièrement bien illustré par le style de feu Yao Bingyan de Shanghai d o n t le maintien et l'élégance furent admirés par tous ceux qui l'avaient entendu, même q u a n d il interprétait Guanglingsan avec son contenu d r a m a t i q u e et violent.

Dans le contexte de jeu m o d e r n e , l'interprète se voit obligé d'extérioriser la substance émotionnelle p o u r faciliter la communication. Cela est particuliè- rement vrai dans une grande salle de spectacle où il s'agit même d'exagérer les aspects visuels afin qu'ils soient perçus par un large public. Ainsi les amateurs de musique classique occidentale sont habitués aux convulsions faciales des chanteurs d ' o p é r a et des violoncellistes et aux amples mouvements dansants des chefs d'orchestre sur le p o d i u m . L'impression q u ' a ressentie un Occidental lors d ' u n e récente présentation de la musique de guqin par un virtuose contem- porain illustre bien ce changement :

«Il j o u a i t avec une intensité et un lyrisme conduisant à une violence contrô- lée, en pinçant les cordes et en frappant les bords de son instrument. Ses cheveux flottaient sur son visage, ses lunettes tombaient par terre lorsqu'il 'inclinait' et 'faisait glisser' les notes d ' u n e manière que je n'avais jamais entendue en dehors du blues n o r d - a m é r i c a i n »9.

On ne peut s'empêcher de comparer la description précédente avec un pas- sage du Shilin Guangji (1340) dont une section intitulée «Sept erreurs graves dans le jeu du qin» établit la liste suivante: «Secouer la tête et bouger les pieds ; rester la b o u c h e ouverte et regarder avec colère; lorgner dans tous les sens;

changer rapidement la direction du regard; respirer fortement; effectuer des mouvements incontrôlés de la main ; avoir l'air p e r d u ; changer rapidement d'expression; broyer du noir ou rougir c o m m e si l'on se sentait c o u p a b l e »1 0.

Des visiteurs récemment venus en Chine ont observé ces changements, non seulement dans le jeu du guqin, mais encore dans de nombreuses autres formes de la musique traditionnelle. Pareils changements ont aussi été relevés par les interprètes, critiques et savants en Chine m ê m e . La description suivante tirée d ' u n c o m p t e rendu d ' u n concert récemment d o n n é par une joueuse réputée de pipa (luth à q u a t r e cordes) brosse u n tableau vivant des mouvements de l'inter-

prète, mais n ' e n contient pas moins une note critique. Elle pourrait s'appliquer aisément à la pratique actuelle du guqin.

* D'après le Qinshu Daquan [Un abrégé complet de la littérature sur la cithare], 22 vol., par Jiang Keqian (1590). Réimprimé dans Qinqu Jicheng [Un abrégé de la musique de cithare], Beijing, 1980, vol. V, p. 2 0 1 .

9 Marre et Charlton (1985: 23).

1 0 Qinqu Jicheng vol.I, p. 14.

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«Les mouvements corporels en cours de jeu devraient être naturels et reflé- ter véritablement l'état d ' â m e de l'interprète. Mais on r e m a r q u e que les ges- tes des doigts de sa main droite pinçant les cordes sont souvent annoncés par des mouvements de la tête, des épaules, des bras, des coudes et des poi- gnets, individuellement ou en combinaison. On relève également qu'elle secoue fréquemment la tête, hausse les épaules, lance un regard furieux, balance son corps, et ainsi de suite. Ces mouvements correspondant au phrasé et aux accentuations de la musique semblent avoir été délibérément conçus à cette fin. Certains d ' e n t r e eux sont plutôt déplaisants visuelle- ment ; il semblerait qu'ils servent simplement à transmettre au public le sérieux du jeu instrumental. Or, bien au contraire, ils tendent à empêcher les auditeurs de se concentrer sur la musique. D ' a u t r e s mouvements ne sem- blent obéir q u ' à la création d'effets v i s u e l s »1 1.

Ce bref essai a eu pour objectif de décrire quelques-unes des transforma- tions que la musique de guqin a subies au cours des dernières décennies et de mettre en évidence leur r a p p o r t avec la nouvelle fonction sociale de cette musi- que. Il est bien entendu que d'autres facteurs d'influence entrent en ligne de c o m p t e , n o t a m m e n t celui de l'emprise de la musique de concert occidentale.

Il est intéressant de noter que n o m b r e de j o u e u r s de guqin en dehors de la Chine

— à Taïwan, à H o n g k o n g et aux États-Unis — ont résisté jusqu'ici à la plupart des changements discutés dans ces pages, en s'efforçant de maintenir la philo- sophie et la pratique de jeu traditionnelles. Deux formes distinctes de la musi- que de guqin semblent donc être en cours de développement, d o n t l'une prévaut en Chine continentale et l'autre en dehors de la Chine — formes qui se distin- guent, à divers degrés, par le répertoire, la technique, le style, la philosphie et la fonction sociale de la musique.

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11 Voir Q i n P e n g z h a n g (1982: 40).

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