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1 Essais, I, 26, p. 157.

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cYniSme et coSmoPoLitiSme : Socrate et Son fou

Je voudrais montrer globalement que certaines références de montaigne à Socrate témoignent certes d’une considération pour la pratique vivante de la philosophie de ce dernier, mais qu’elles sont aussi l’occasion d’ouvrir un débat sur l’idée d’une pratique vivante de la philosophie entre les  socratiques1, tels qu’ils se définissent à la lecture de Xénophon, Plutarque, diogène Laërce ou cicéron, et au sein desquels il conviendrait dès lors d’ajouter à la seule figure de Socrate, celles des sages sceptiques, stoïciens et surtout cyniques, en considérant ces différentes formes de sagesse socratique comme poreuses et comme dialoguant les unes avec les autres. or de ce débat, le personnage de Socrate sort parfois perdant ; il est mis en difficulté précisément en tant que représentant d’un savoir fait de « preceptes qui reelement et plus jointement servent à la vie2 ». non pas qu’il y aurait chez lui divorce entre les préceptes et la vie, mais étant donné la nature même de leur rapport et la valeur qu’il faut donner à celui-ci. ceci m’amènera à déplacer le débat, tel que classiquement posé au sujet de montaigne, du terrain de la franchise vers celui de l’alèthurgie et des manifestations de la vérité dans et par les formes de vie3. ce faisant, il ne s’agit nullement de substantialiser les différentes « écoles » socratiques, mais de faire émerger un débat au sein du socratisme, principalement grâce à la différence produite dans

1 au sens où ils sont par exemple analysés dans g. romeyer dherbey (dir.) et J.-B. gourinat (éd.), Socrate et les socratiques, vrin, 2001.

2 Essais, iii, 12, p. 1037.

3 et de la sorte, je tente de développer certaines intuitions de michel foucault qui, dans ses derniers cours principalement ( L’Herméneutique du sujet, gallimard Seuil, 2001, p. 240 ; Le Courage de la vérité, gallimard Seuil, 2009, p. 217 ; Dits et écrits, iV, gallimard, 1994, no 326, p. 410), affirmait, sans jamais justifier son propos, que montaigne témoignait de la reconstitution d’une éthique du soi, ou du retour à soi, propre aux traditions hellénistique et romaine, et en rupture avec le refus du soi et la dissolution de l’identité de l’ascétisme et du mysticisme chrétiens.

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le texte de montaigne par la figure du cynique par rapport à celle de Socrate… au point peut-être que la première permet d’achever le pro- cessus d’humanisation de la seconde dans ce texte : diogène de Sinope pourrait en effet être vu comme « le fou de Socrate », qui en montre les limites et qui le ramène ainsi à sa plus stricte humanité.

dans Essais, i, 26 portant sur « l’institution des enfans », montaigne, après avoir mis en avant le « profit » qu’on peut tirer de la fréquentation des historiens – juger de l’histoire plutôt que l’apprendre, au point qu’on peut lire dans une œuvre des choses que son auteur n’y a pas mises – se questionne sur la « frequentation du monde », un monde dont il tient immédiatement à élargir l’horizon (au même titre qu’il élargit l’horizon des livres). Pour cela, il rapporte les propos de Socrate :

on demandoit à Socrate d’où il estoit. il ne respondit pas : d’athenes ; mais : du monde. Luy, qui avoit son imagination plus plaine et plus estandüe, embrassoit l’univers comme sa ville, jettoit ses connoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain.

Les morales et les consignes véhiculées dans cet essai pédagogique et mondain rédigé dans les années 1580 par montaigne sont claires et immédiates, sans doute parce qu’elles sont, pour une fois et explicitement, adressées à quelqu’un d’autre qu’à lui-même : il s’agit d’élargir la vue de l’enfant, de lui apprendre à analyser les événements d’un point de vue global plutôt que local, de manière à leur donner « leur juste grandeur1 ».

Les sources de cette référence à Socrate sont tout aussi claires : Plutarque (De  l’exil, 5) et peut-être cicéron (Tusculanes, v, xxxvii, 107), qui, l’un comme l’autre, traitent de l’exil en se demandant s’il doit affecter le sage. Les exemples choisis par ces deux auteurs ne permettent pas de savoir s’ils ont exclusivement l’exil contraint à l’esprit, entendu donc comme une sanction. en tout cas, il s’agit de se questionner sur comment se comporter face à des événements qui surviennent, mais qui pourraient ne pas être considérés comme étant comme tels des mal- heurs, même si l’opinion commune leur donne ce sens affligeant ; on est face à l’opposition habituelle entre vérité ou vraie nature et apparence.

Plutarque prend d’ailleurs immédiatement l’exemple de la peur des enfants face aux masques : l’exil effraie, comme un masque fait peur à

1 Essais, i, 26, p. 157.

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un enfant, alors que la juste réalité est au-delà des nations. rien de bien surprenant dans cet appel à une imagination universelle.

notons cependant que ce débat sur le cosmopolitisme et sur l’exil, dans l’esprit de montaigne et chez ses différentes sources, est d’emblée situé au plus loin du terrain politique sur lequel par exemple euripide l’avait précédemment placé quand il mettait dans la bouche de Polynice que l’exil est un grand mal dès lors qu’il lui a fait perdre sa parrhêsia1,  sa liberté de parler : dans ce cadre, parole franche et cité s’articulent dans un rapport de nécessité. au contraire, le dialogue entre Socrate et diogène que nous allons décrire en nous appuyant sur le texte de montaigne, rompt et complique ce lien de nécessité, mais il n’en rend pas moins possibles plusieurs formes de cosmopolitisme.

notons enfin que le choix de Socrate chez cicéron, Plutarque et montaigne (et d’autres à son époque) est particulièrement probléma- tique : Socrate n’était en fait pas un exilé ; pire, il refusa même de le devenir pour se sauver, ceci pour l’exil dans son sens contraint. mais Socrate n’est pas non plus un voyageur2 – sinon dans les rangs de l’armée, dont les campagnes ne sauraient à proprement parler être considérées comme des voyages. dans les dialogues platoniciens qui ne sont pas situés à athènes ( comme les Lois, texte qui ne cesse de multiplier les institutions, tel le conseil nocturne, chargées de filtrer le rapport à l’étranger, jusqu’à élever l’autochtonie en principe), le personnage du philosophe n’est pas Socrate mais « l’athénien ». Socrate apparaît donc comme le représentant d’un cosmopolitisme bizarrement sédentaire, et donc théorique ! L’exemple d’un cosmopolitisme vécu, inscrit dans la vie, devrait bien plutôt être cherché du côté des cyniques, diogène de Sinope par exemple, qui se serait effectivement défini comme kosmo- politè, comme « citoyen du monde », et qui était bel et bien un exilé ; diogène, qui se moquait de l’homme théorique défini par la pensée platonicienne3. diogène enfin, que Platon lui-même aurait considéré comme un « Socrate devenu fou4 ».

1 euripide, Les Phéniciennes, v. 388 sq.

2 montaigne lui-même le signale en Essais, i, 55, p. 315.

3 Platon ayant défini l’homme comme un animal à deux pieds sans plume, et l’auditoire l’ayant approuvé, diogène apporta dans son école un coq plumé et dit : « voilà l’homme  selon Platon » (diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre vi,

« diogène », §14).

4 ibid., vi, §54.

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Y a-t-il quelque chose à penser dans le texte de montaigne sur la base de cet échange athénien de bons mots – avec l’espace qu’il ouvre entre deux manières de penser la philosophie, l’une théorique et l’autre inscrite dans la vie même –, autre chose donc qu’une simple approximation historique bien légitime, puisque produite par un accommodement de Socrate à la sauce stoïcienne, avec son attachement à une morale naturelle elle-même directement influencée par les cyniques ? Pour répondre à cette question, nous allons confronter ce premier passage déjà cité de montaigne sur le cosmopolitisme de Socrate à un second, plus tardif ( comme la plupart des passages cités désormais, et en particulier ceux qui se réfèrent aux penseurs cyniques), dans lequel il amène les mêmes arguments, mais en les accompagnant cette fois de quelques éléments plus critiques. montaigne revient en effet sur ce même Socrate cosmopolite dans un chapitre bien moins limpide, bien moins moral au sens commun du terme, bien plus complexe et dont on pourrait croire qu’il ne cherche qu’à perdre le lecteur : le chapitre iii, 9, rédigé une petite dizaine d’années plus tard et intitulé

« de la vanité ». deux remarques sur ce chapitre d’abord.

La première est toute générale et me permet de camper mon propos : la vanité, objet de cet essai, c’est précisément ce dont le cynique entend se défaire ; sa vertu, ou sa liberté se vivent et s’éprouvent comme détache- ment ou indifférence : l’atuphia, l’absence de vanité. montaigne poursuit ce questionnement sur la vanité, mais sa critique de la vanité est bien plus radicale, bien plus cynique pourrait-on dire, puisqu’elle ne suppose nullement la possibilité de s’en libérer. c’est par contre dans la manière de faire émerger la vérité de la vanité, de la vie comme vanité, que la proximité de montaigne par rapport aux cyniques, et son éloignement de Socrate, pourront s’affirmer, à savoir en se référant à des exemples tirés du quotidien, au nom du rapport au quotidien le plus simple et le plus immédiat, bref à partir des formes de vie : la vanité et le détachement sont appréhendés par montaigne non pas sur le mode philosophique – « je ne suis pas philosophe1 » –, mais à partir par exemple d’un questionnement sur le poids du « mesnage » et des « affaires domestiques ». c’est précisément dans cette mise en avant des formes de vie comme expression de la vérité que se manifeste sa familiarité avec diogène, lequel « respondit, selon moy, à celui qui luy demanda quelle sorte de vin il trouvait le meilleur :

1 Essais, iii, 9, p. 950.

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Cynisme et Cosmopolitisme : soCrate et son fou 241

l’estranger, feit-il1 ». et c’est à partir de la question concrète du voyage et du rapport à l’étranger, comme réelle et « continuelle exercitation » de « l’âme2 », que la vérité de la vanité, la vérité de la vie comme vanité, parvient à se dire. on peut dire que cet exercice de l’âme qu’est le voyage remplace confortablement celui de la pauvreté3 et de la provocation véhi- culés par exemple4 dans les quelques textes de laërce sur les cyniques.

la seconde remarque est extrêmement précise : dans ce chapitre iii, 9, montaigne dit craindre la « redicte » à cause de sa mauvaise mémoire ; et pourtant, précise-t-il plus loin, il veut continuer à ajouter, sans corri- ger. fidèle à son habitude de la digression, il signale que l’ennuie tout particulièrement une forme de « redicte » qui n’a pourtant rien à voir avec la mémoire : celle de « l’inculcation », la redite qui vise à incul- quer, telle celle du stoïcien qui ne cesse de répéter les mêmes principes, absolument communs et universels, à propos de « chaque matiere » :

la redicte est par tout ennuyeuse […]. Je me desplais de l’inculcation, voire aux choses utiles, comme en seneque, et l’usage de son escole stoïque me desplait, de redire sur chaque matière tout au long et au large les principes et presuppositions qui servent en general, et realleguer tousjours de nouveau les argumens et raisons communes et universelles5.

or montaigne se répète précisément à propos du cosmopolitisme de socrate. mais il ne s’agit de sa part nullement de redire la même leçon, ni même de donner la moindre leçon, bien plutôt de poursuivre le procès de « l’inculcation » de la philosophie dans sa forme académique (au sens strict) et livresque. Cette fois, il reprend donc directement ce cosmopolitisme à son compte :

non parce que socrates l’a dict, mais parce qu’en verité c’est mon humeur, et à l’avanture non sans quelque excez, j’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un polonois comme un françois, post-posant cette lyaison natio- nale à l’universelle et commune…

1 Ibid., p. 951.

2 Ibid., p. 973.

3 repoussée explicitement par montaigne, dans un passage portant sur Crates (Ibid., p. 954), en ce qu’elle serait contraire à sa complexion.

4 foucault, dans ses derniers cours, a bien montré combien les textes sur le cynisme véhi- culent toujours aussi une critique du cynisme et n’en font l’éloge qu’à partir de cette critique.

5 Essais, iii, 9, p. 962.

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Le cosmopolitisme ne s’affirme ici nullement comme un principe, comme un détachement justifié par une nature commune, mais comme une « humeur », au point que son excès soit possible. « La douceur d’un air naturel » (local, habituel) compte peu pour montaigne et les

« fortuites cognoissances du voisinage » n’ont pas plus de valeur que ces « cognoissances toutes neufves », qu’il peut aussi considérer comme

« toutes miennes ». nous ne sommes pas ici face à l’opposition entre vérité, ou vraie nature, et apparence, mais face à deux connaissances qui plaisent différemment à montaigne. Le « neuf » et le « mien », qui sont considérés comme équivalents, ne dessinent aucune saisie du « propre », du moi abstrait : le voyage n’offre pas la possibilité de saisir un moi propre, déshabillé de ses habitudes locales, mais au contraire la révélation d’un moi changeant au gré de ce qu’il acquiert de nouveau ; à ce titre aussi, il s’agit toujours de composer avec la vanité et même de la rendre d’autant plus manifeste, nous le verrons, puisque le moi concret survit au voyage en se multipliant. certes, « nature nous a mis au monde libres et desliez »  (et ces mots sont encore inspirés de Plutarque), mais plus qu’un universalisme naturel, il s’agit de mettre ainsi en avant, on l’a vu, un plaisir, une multiplicité, voire un excès1.

La question du voyage permet donc d’éviter à la fois la posture du cosmopolitisme théorique et l’espoir d’un dépassement de la vanité.

montaigne dès lors ne se redit pas, et ne tombe pas dans l’inculcation, puisqu’il ne met pas en avant son cosmopolitisme à la suite de Socrate.

Bien au contraire, il peut maintenant le critiquer :

ce que Socrates feit sur sa fin, d’estimer une sentence d’exil pire qu’une sentence de mort contre soy, je ne seray, à mon advis, jamais ny si cassé ny si estroitement habitué en mon païs que je le feisse.

Si c’est donc sa propre complexion que montaigne met en avant pour refuser les positions de principe de Socrate, le détachement socratique est lui-même renvoyé à une habitude étroite :

ces vies celestes ont assez d’images que j’embrasse par estimation plus que par affection. et en ont aussi de si eslevées et extraordinaires, que par estimation mesmes je ne puis embrasser, d’autant que je ne les puis concevoir.

1 ibid., p. 973.

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La vie céleste des idées ne recueille pas l’affection de montaigne, tout au plus son estime. et encore, cette estime reste elle-même toute théo- rique puisqu’elle ne peut donner lieu à aucune allégeance et reste donc inconcevable, irréelle. mais montaigne se montre finalement bien plus cruel, et bien plus cynique, quand d’un seul mouvement il renvoie cette intransigeance théorique de Socrate à une faiblesse, à un localisme :

cette humeur fut bien tendre à un homme qui jugeoit le monde sa ville. il est vray qu’il dedaignoit les peregrinations, et n’avoit gueres mis le pied hors le territoire d’attique1.

Le détachement de Socrate et son cosmopolitisme théorique sont donc finalement eux-mêmes rabattus sur des humeurs, des humeurs trop tendres dont le dédain du voyage, dédain qui s’avère ainsi compatible avec un cosmopolitisme de principe, est l’illustration principale. Le voyage doit donc être pris en considération dans son sens le plus concret, comme un exercice et comme la manifestation d’un certain rapport à la vérité : il est la « meilleure escolle » pour « former la vie » par la « diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances », jusqu’à faire éprouver la « perpetuelle varieté de formes de nostre nature ». Le voyage n’est pas un détachement abstrait de la coutume ou du monde de l’apparence, loin s’en faut, mais un « exercice profi- table », une « continuelle exercitation » de « l’âme » par « les choses incogneuës et nouvelles2 », un exercice qui rend donc manifestes à la fois la multiplicité de la nature humaine et du moi, l’impossibilité de dépasser la vanité (laquelle peut seulement être rendue manifeste), le caractère théorique du cosmopolitisme de Socrate et la réalité d’un autre cosmopolitisme plus inscrit dans la vie.

mais ce cosmopolitisme théorique critiqué par montaigne comme le signe d’une humeur « tendre » est aussi lié, selon lui, à l’attachement de Socrate à la loi. Le même qualificatif de « tendre » justifie en effet un peu plus bas le besoin de règles étroites :

Pour les estomacs tendres, il faut des ordonnances contraintes et artificielles.

Les bons estomacs suivent simplement les prescriptions de leur naturel appetit3. 1 ibid.

2 ibid., p. 973-974. 

3 ibid., p. 990.

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L’artifice contraignant de la loi n’est plus ou pas seulement un éloi- gnement de la nature, mais devient le signe d’une faiblesse dans le rapport à soi, d’un éloignement de sa propre nature. comme on le voit, dans le cadre de cette mise en débat de la figure de Socrate depuis son dédain pour les pérégrinations, montaigne, en s’appuyant sur diogène, parvient à convoquer une longue suite de questions qu’il articule dans une équation organisée par l’exercice du voyage : le rapport à l’étranger, au soi, à la philosophie et même à la loi.

merveilleuse et tellement juste cruauté de montaigne : juste avant tout parce que, qui pourrait encore dire dans un tel cadre de quel côté est la vanité ! La réalité d’un cosmopolitisme abstrait et le dépassement de la vanité sont ce que montaigne peut refuser d’un seul et même mouvement, un double refus rendu manifeste par la référence à l’exercice du voyage.

Le procès de la raison de Socrate, et plus largement des socratiques, en particulier les stoïciens, est fréquent sous la plume de montaigne. et il s’agit toujours ainsi d’indiquer que la raison peut induire l’obéissance aux artifice et un éloignement de sa complexion naturelle ou plus largement du quotidien : montaigne fait à plusieurs reprises le procès de la force de la « raison » qui permettrait à Socrate de corriger ses « complexions naturelles », mais « le rend obeïssant aux hommes et aux dieux qui commandent en sa ville1 » ; Socrate et d’autres philosophes (dont diogène lui-même, cette fois) sont considérés comme « trop asservis à la reverence des loix2 ». La « noble impassabilité Stoïque » tout entière tournée vers la vertu, à l’opposé de la « stupidité populaire » de montaigne mue par sa

« complexion3 », permet à ces philosophes de « corriger les imperfections » sans « en estre marris », là où montaigne ne peut « desirer en general estre autre4 ». « asservis et collez » à leur secte, ils ne doutent jamais de la vérité qu’ils pensent « avoir trouvée » plutôt que de la chercher5. La référence intransigeante que les uns et les autres font à la nature peut toujours ne reposer que sur des « traces artificielles6 ».

1 Essais, iii, 12, p. 1059, voir aussi Essais, iii, 2, p. 817.

2 Essais, iii, 1, p. 796.

3 Essais, iii, 10, p. 1020.

4 Essais, iii, 2, p. 812-813.

5 Essais, ii, 12, p. 502 et p. 504.

6 Essais, iii, 13, p. 1113.

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certes, il ne s’agit pas de sauver définitivement les cyniques de ce procès de l’intransigeance des sages et des socratiques. La frontière est souvent mince entre cyniques et stoïciens : montaigne les prend ensemble en considération comme ces « hommes sages de la secte plus refroingnée », précisément pour insister suite à Plutarque, sur le fait qu’ils ont accepté avec plaisir l’exil1 – et on connait le procès qu’il fait d’une image et d’une pratique renfrognées de la philosophie dans l’essai i, 26. mais il n’en reste pas moins que c’est souvent avec l’aide des cyniques que montaigne parvient à faire le procès de la philosophie comme leçon théorique, pour la transformer au contraire en un exer- cice vécu de vertu, sans règles et sans paroles. globalement, le mépris de la gloire et des convenances manifesté par les cyniques est souvent rappelé par montaigne avec sympathie ; diogène lui permet en outre de montrer la libéralité qui habite l’amitié2 ; se moquer, comme il le fait, de l’humanité est plus juste, plus efficace et plus au goût de montaigne que de la haïr3. Surtout, c’est l’ignorance de diogène qui l’autorise à se mêler de philosophie et à se soucier des

exercitations naturelles, vrayes et non escrites. il ne dira pas tant sa leçon, comme il la fera. il la repetera en ses actions4.

voilà enfin donc une forme de répétition radicalement autre que celle de « l’inculcation ». et quand montaigne cherche à définir comme « la plus grande chose du monde » le fait de « sçavoir estre à soy » et de vivre pour soi, il se réfère aux leçons d’anthistène, et une nouvelle fois, à un refus des principes théoriques :

La vertu […] se contente de soy : sans disciplines [i. e. règles théoriques], sans paroles, sans effects5.

de même, anthistène lui permet de manifester son indifférence à la louange d’autrui dans un débat, puisque toute victoire est avant tout une victoire sur soi-même, là où Socrate, dans les dialogues platoniciens

1 Essais, iii, 9, p. 978.

2 Essais, i, 28, p. 190.

3 Essais, i, 50, p. 303-304.

4 Essais, i, 26, p. 168.

5 Essais, i, 39, p. 241.

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manifeste au contraire un souci de la gloire1. enfin, diogène et anthistène sont ceux qui, dans l’essai iii, 9, manifestaient le refus de « s’attendre aux loix », pour leur préférer la « nature », juste avant que montaigne ne fasse de la soumission aux lois le signe d’une faiblesse propre aux estomacs tendres2.

La critique de la vanité, sans donner lieu à un dépassement de la vanité, et la mise en avant d’un cosmopolitisme qui ne serait pas une abstraction, c’est-à-dire qui ne rompt pas avec l’exercice du voyage, empruntent l’une et l’autre à la posture cynique leur inscription dans une « exercitation », dans une pratique réelle (il ne s’agit pas de prati- quer des exercices virtuels, comme chez les Stoïciens), active (et non pas seulement « indifférente » comme chez Socrate), et portée donc par des exemples inscrits dans le quotidien : ces exemples sont ceux du voyage (et non pas ceux de la pauvreté, comme chez les cyniques).

il ne s’agissait nullement de dire de la sorte qu’il doit simplement y avoir conformité ou harmonie entre la vie et les principes énoncés dans le discours (ce serait encore de « l’inculcation »), pas plus que de considérer que la complexion de chacun définit les principes de ses actions, mais de montrer que la forme de l’existence est une condition essentielle du dire, qu’elle est un exercice qui permet le dire vrai, qu’elle rend visible la vérité dans les gestes, dans la vie elle-même ; bref que la vie peut devenir une manifestation ou une présence immédiate de la vérité (ce que foucault analyse à travers la parrhêsia) : le voyage (plutôt que l’austérité) permet de révéler la vérité de la vanité, de rendre manifeste la vie comme vanité ; tant les différentes vanités qui nous lient et dont le voyage nous délie – la maisonnée, la guerre, le mariage, l’amitié, la mort, les biens qui nous semblent nécessaires – que la vanité qui se manifeste dans le voyage lui-même, puisque, je le répète, il ne s’agit ainsi jamais de croire que la vanité peut être dépassée, et c’est justement à ce titre que c’est un exercice de la vérité qui est requis plutôt que le respect d’un principe considéré comme juste.

on sait en effet que ce texte se clôt précisément par une réflexion sur la vanité et sur la nécessité de faire retour en soi-même, de regarder en soi-même, tout en sachant que la vanité ne se dépassera pas. mais il se

1 Essais, iii, 8, p. 925.

2 Essais, iii, 9, p. 990.

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termine aussi par un trait de cosmopolitisme réel et vécu, c’est-à-dire limité et imparfait, qui s’affirme dès lors précisément comme étant aussi un trait de vanité : montaigne, s’arrêtant sur le plaisir qui lui fut fait d’être reconnu citoyen de rome, cette « seule ville commune et universelle », du moins à l’échelle des « nations chrestiennes », puisque

« chacun y est chez soy » et qu’il suffit d’être chrétien pour être « princes de cet estat1 ». Le bon usage de la vanité comme le cosmopolitisme vécu se rejoignent, c’est-à-dire ne peuvent être que cyniques !

thomas Berns

université libre de Bruxelles

centre Perelman de philosophie du droit

1 ibid., p. 997-1001.

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