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CJUE, gr. ch., 13 nov aff. C-310/17 Levola Hengelo BV c/ Smilde Foods BV

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PIERRE SIRINELLI, professeur de droit privé, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ALEXANDRA BENSAMOUN, professeur de droit privé, Université de Rennes 1

1. OBJET DE LA PROTECTION

CJUE, gr. ch., 13 nov. 2018 aff. C-310/17 – Levola Hengelo BV c/

Smilde Foods BV

Par interprétation des textes européens et internationaux relatifs au droit d’auteur, une saveur d’un produit alimentaire ne saurait être protégée par le droit d’auteur, ce qui interdit à une législation nationale d’en disposer autrement.

Envisagée dans son apport le plus simple, la décision rendue par la Cour de justice de l’Union européenne le 13 novembre 20181, énonce une solution qui ne

1. CJUE 13 novembre 2018, Affaire C-310/17 : D. 2018. 2464, note F. Pollaud-Dulian ; CCE 2019, no 1, note C. Caron ; LEPI janv. 2019, p. 1, obs. Lebois, Prop. intell., janvier 2019, p.18, obs J.M. Bruguière

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surprendra pas la plupart des spécialistes de propriété littéraire et artistique : une saveur de produit alimentaire ne saurait être protégée par le droit d’auteur, faute de répondre aux exigences élémentaires qui commandent l’accès à la protection.

La décision, rendue par la grande chambre de la CJUE, est cependant plus intéressante que ce simple apport en raison des précisions qu’elle fournit à propos de la notion fondamentale d’œuvre de l’esprit et par la portée qu’il est loisible de lui accorder.

Un marchand de légumes et de produits alimentaires crée un fromage à tartiner à la crème fraîche et aux fines herbes, le « Heksenkaas » ou

« Heks’nkaas » (ci – après le « Heksenkaas »). Quatre ans plus tard, en 2011, il cède, moyennant rémunération liée au chiffre d’affaires à réaliser sur la vente de ce produit, à une entreprise Levola Hengelo BV (ci – après « Levola »), les droits de propriété intellectuelle qu’il pense détenir sur pareille réalisation.

Un an plus tard, un brevet pour la méthode de production de ce fromage est octroyé. Mais, deux ans après, une autre société, Smilde Foods BV (ci – après

« Smilde »), entreprend la fabrication et la distribution d’un produit similaire.

Levola s’en émeut et, au motif que ce nouveau produit méconnaîtrait les droits d’auteur qu’elle estime détenir sur la saveur du fromage à tartiner, assigne Smilde devant une juridiction néerlandaise. Pour fonder sa demande de réparation et d’interdiction de commercialisation, Levola explique que le droit d’auteur sur une saveur renvoie à l’« impression d’ensemble provoquée par la consommation d’un produit alimentaire sur les organes sensoriels du goût, en ce compris la sensation en bouche perçue par le sens du toucher » et que le produit secondement mis sur le marché en reproduit les traits caractéristiques.

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La juridiction de première instance néerlandaise rejette cette prétention sur le seul constat que le demandeur n’avait pas indiqué quels éléments ou combinaisons d’éléments conféraient à la saveur concernée un caractère propre original et une empreinte personnelle. En appel, la juridiction de renvoi estime que la question principale est celle de savoir si la saveur d’un produit alimentaire peut être protégée par le droit d’auteur. Or, constatant, d’une part, que les parties ont sur cette interrogation des points de vues diamétralement opposés et, d’autre part, que, à propos de la question voisine de l’accès à la protection d’une fragrance de parfum, les cours régulatrices néerlandaise et française retiennent des solutions radicalement contraires – admission de l’accès à la protection pour la première et refus de protection pour la deuxième – les juges d’appel néerlandais (le Gerechtshof Arnhem-Leeuwarden ou cour d’appel d’Arnhem-Leuvarde, Pays-Bas) estiment souhaitable de recueillir l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne.

Deux questions préjudicielles sont posées :

« 1) a) Le droit de l’Union s’oppose-t-il à ce que la saveur d’un produit alimentaire, en tant que création intellectuelle propre à son auteur, soit protégée au titre du droit d’auteur ? En particulier :

b) la notion d’« œuvres littéraires et artistiques » visée à l’article 2, paragraphe 1, de la convention de Berne, qui lie tous les États membres de l’Union, comprend certes « toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression », mais les exemples cités à cette disposition concernent uniquement des créations visuelles et/ou auditives : cette circonstance s’oppose-t-elle à une protection au titre du droit d’auteur ?

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c) l’instabilité (potentielle) d’un produit alimentaire et/ou le caractère subjectif de la perception d’une saveur s’opposent-ils à ce que la saveur d’un produit alimentaire soit considérée comme une œuvre protégée au titre du droit d’auteur ?

d) le système de droits exclusifs et de limitations, tel que régi par les articles 2 à 5 de la directive [2001/29], s’oppose-t-il à la protection au titre du droit d’auteur de la saveur d’un produit alimentaire ?

2) Si la réponse à la question l), sous a), est négative :

a) quelles conditions doivent être remplies afin que la saveur d’un produit alimentaire bénéficie de la protection au titre du droit d’auteur ?

b) la protection d’une saveur au titre du droit d’auteur vise-t-elle uniquement la saveur en tant que telle ou (également) la recette du produit concerné ?

c) que doit alléguer la partie qui, dans le cadre d’une procédure (d’infraction), invoque la création de la saveur d’un produit alimentaire protégée au titre du droit d’auteur ? Suffit-il que cette partie présente le produit alimentaire au cours de la procédure au juge national afin de le laisser lui-même apprécier, en sentant et dégustant, si le produit alimentaire remplit les conditions pour bénéficier de la protection au titre du droit d’auteur ? Ou la partie requérante doit-elle (également) décrire les choix créatifs faits dans le cadre de la composition de la saveur et/ou de la recette qui permettent que la saveur soit considérée comme une création intellectuelle propre à son auteur ?

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d) Comment le juge national, dans une procédure d’infraction, doit-il déterminer si la saveur du produit alimentaire de la partie défenderesse présente une telle similitude avec la saveur du produit alimentaire de la partie requérante qu’il doit être conclu à une atteinte aux droits d’auteur ? Est-il à cet effet (également) déterminant que les impressions d’ensemble des deux saveurs soient similaires ? »

La première question est existentielle puisque d’elle dépendra la présence ou non d’un droit d’auteur. Elle revient à s’interroger sur le champ d’application de la notion d’œuvre de l’esprit. Et à confronter les caractéristiques de la création en cause (instabilité potentielle/caractère subjectif de la perception) aux éléments constitutifs qui caractérisent ordinairement une œuvre. Avec une mise en abyme intéressante, insistant sur le lien qui peut exister entre l’aval et l’amont de la qualification : la protection accordée par le droit d’auteur est-elle en adéquation avec la production qui fait l’objet du litige c’est-à-dire une saveur ? Répondre par la négative devant conduire à renoncer à l’accès à cette protection… L’inadéquation étant le révélateur du caractère infondé de la protection. Et le constat qui servira de justification à l’exclusion du champ de la réservation. Intéressante inversion du raisonnement généralement tenu par les juristes. On déduit ordinairement le régime applicable à une institution d’un travail préalable de qualification qui repose sur la nature de l’élément en question (« notion »). Ici, c’est l’examen a priori du régime qui permet de cerner la nature de l’élément en cause et qui fonde donc les traits caractéristiques de la notion…

À supposer que la saveur puisse entrer naturellement dans le champ du droit d’auteur, la cour de renvoi demande alors à la Cour de justice de préciser les

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conditions qui doivent être remplies pour que la protection puisse être effectivement accordée. Et dans l’hypothèse où ces conditions seraient réunies, quelle serait la portée de la protection : la saveur elle-même mais aussi la recette ? Autre lien étonnant entre l’amont et l’aval… et inversement. En outre, sur un plan pratique très important, la juridiction néerlandaise demande à la Cour de se prononcer sur la charge et l’objet de la preuve tant à propos de l’accès à la protection de la saveur qu’au sujet des ressemblances qui conduiraient à prononcer une décision sanctionnant une éventuelle contrefaçon. Mais toutes ces interrogations entrent- elles dans le rôle d’interprétation unificatrice de la CJUE ?

De ce point de vue, une autre interrogation surgissait en amont. Elle avait trait à la recevabilité de la question préjudicielle, en l’absence de précision apportée par le demandeur à propos des éléments du fromage à tartiner qui seraient susceptibles de caractériser une œuvre de l’esprit.

La réponse fournie (points 26 à 31) éclaire précieusement sur le rôle de la Cour de justice en matière d’interprétation du droit de l’Union.

En pareille hypothèse, la Cour est, en principe, toujours tenue de statuer2. Or, « les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence ».

2. CJUE, arrêts du 10 mars 2009, Hartlauer, C 169/07, EU : C : 2009:141, point 24, et du 1er juillet 2010, Sbarigia, C 393/08, EU : C : 2010:388, point 19

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Le refus de la Cour de statuer n’est possible que dans quelques cas bien déterminés. Soit parce qu’il « apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ». Ou « lorsque le problème est de nature hypothétique ». Ou bien encore « lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêts du 24 juin 2008, Commune de Mesquer, C 188/07, EU : C : 2008:359, point 30 et jurisprudence citée, ainsi que du 21 mai 2015, Verder LabTec, C 657/13, EU : C : 2015:331, point 29) ». L’espèce en cause n’entrant pas, selon les juges de Luxembourg, dans ces catégories, la Cour se devait de répondre aux questions préjudicielles.

Les réponses apportées par la CJUE ne bouleversent pas l’ordre juridique français (I). Il est néanmoins permis de s’interroger sur la portée de l’exclusion ainsi prononcée du champ de la protection par le droit d’auteur (II).

I. LES RAISONS D’UN REJET DE L’ACCÈS À LA PROTECTION D’UNE SAVEUR

La leçon de la décision de la Cour de justice est, on l’a dit, simple à résumer : une saveur de fromage ne saurait être protégée par le droit d’auteur faute de pouvoir être regardée comme une œuvre de l’esprit. Mais cette exclusion est plus difficile à justifier sur le fondement du droit européen dans la mesure où, justement, la directive sollicitée pour justifier la décision ne dit mot de cette notion pourtant fondamentale. Les juges européens s’attachent, dans un premier temps, à trouver une assise textuelle à leur démonstration

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(A) avant d’expliquer de manière générale et particulière en quoi consiste une œuvre de l’esprit (B).

A. Assise(s) textuelle(s)

La vérité oblige à dire que la directive 2001/29 qui sert de base légale à la Cour de justice ne contient aucune définition de l’œuvre de l’esprit.

Pour, malgré tout, livrer rien de moins qu’une « interprétation autonome et uniforme » de la notion, la Cour de justice renvoie à une logique interne du texte européen et prend appui sur des textes internationaux dont le contenu s’impose aux juges.

Le point 33 de la décision commentée exprime un besoin de cohérence et cette idée de logique interne :

« 33 À cet égard, la directive 2001/29 dispose, à ses articles 2 à 4, que les États membres prévoient un ensemble de droits exclusifs portant, pour les auteurs, sur leurs « œuvres » et elle énonce, à son article 5, une série d’exceptions et de limitations à ces droits. Ladite directive ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer le sens et la portée de la notion d’« œuvre ».

Partant, et eu égard aux exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité, cette notion doit normalement trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme (voir, en ce sens, arrêts du 16 juillet 2009, Infopaq International, C 5/08, EU : C : 2009:465, points 27 et 28, ainsi que du 3 septembre 2014, Deckmyn et Vrijheidsfonds, C 201/13, EU : C : 2014:2132, points 14 et 15) ».

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S’agissant de la directive 2001/29, l’exigence de la présence d’une œuvre de l’esprit résulterait de l’existence d’une protection accordée au créateur de cette dernière ! Protection dont les contours sont dessinés par l’attribution de droits limités par la présence d’exceptions. Dit autrement, l’importance de la notion résulte de ce qu’il existe au sein de l’espace européen une protection attribuée aux auteurs, lesquels sont créateurs… d’œuvres de l’esprit ! C’est indiscutablement exact mais c’est paradoxalement révéler que les institutions européennes ont mis la charrue avant les bœufs. Réglementant les droits sans se préoccuper de leur assiette. Un constat identique pourrait, du reste, être fait à propos de la notion d’auteur, premier bénéficiaire de ladite protection. L’histoire de la construction d’un droit d’auteur européen est du reste révélatrice de cette façon de procéder. Au lieu de bâtir une législation européenne générale à partir de grands principes servant de fondements, il a été choisi de commencer par régler quelques questions particulières pour lesquelles le besoin de précision et d’harmonisation s’est révélé très important et plus urgent. Il en a été ainsi en matière de programmes d’ordinateur (première directive en matière de droit d’auteur, en 19913) ou de bases de données (directive en 19964). On observera cependant que les juges de Luxembourg ne font pas référence à ces textes alors qu’ils concernent pourtant bien des œuvres de l’esprit susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur. Parce qu’il s’agit d’œuvres utilitaires ? Mais, quand bien même il participerait de l’art de vivre, un fromage peut être difficilement regardé comme une œuvre relevant plus du Beau que de l’Utile. Peut-être

3. Directive 91/250/CEE du Conseil, du 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur

4. Directive 96/9/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 1996, concernant la protection juridique des bases de données

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est-ce, alors, parce que les créations techniques concernées par les premiers textes sont trop particulières alors même qu’il s’agit, ici, de cerner le cœur même de la notion d’œuvre de l’esprit. Pourtant, c’est bien à propos de ces œuvres5 qu’il est dit qu’il faut être en présence d’une « création intellectuelle propre à son auteur » et que tout autre critère6 est indifférent. Et c’est bien à partir de cette définition commune aux logiciels et aux bases de données (ainsi qu’aux photographies7) que la Cour de justice a retenu une approche transversale étendant ces définitions à n’importe quelle création susceptible d’entrer par nature dans le champ du droit d’auteur8.

5. Article premier de la Directive 91/250/CEE : Objet de la protection

1. Conformément aux dispositions de la présente directive, les États membres protègent les programmes d’ordinateur par le droit d’auteur en tant qu’œuvres littéraires au sens de la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Le terme « programme d’ordinateur », aux fins de la présente directive, comprend le matériel de conception préparatoire.

2. La protection prévue par la présente directive s’applique à toute forme d’expression d’un programme d’ordinateur. Les idées et principes qui sont à la base de quelque élément que ce soit d’un programme d’ordinateur, y compris ceux qui sont à la base de ses interfaces, ne sont pas protégés par le droit d’auteur en vertu de la présente directive.

3. Un programme d’ordinateur est protégé s’il est original, en ce sens qu’il est la création intellectuelle propre à son auteur. Aucun autre critère ne s’applique pour déterminer s’il peut bénéficier d’une protection ». (Souligné par nous).

Article 3 de la Directive 96/9/CE :

« Objet de la protection

1. Conformément à la présente directive, les bases de données qui, par le choix ou la disposition des matières, constituent une création intellectuelle propre à leur auteur sont protégées comme telle par le droit d’auteur. Aucun autre critère ne s’applique pour déterminer si elles peuvent bénéficier de cette protection. » (Souligné par nous).

6. Voir, supra, la mention « Aucun autre critère ne s’applique ».

7. Directive 93/98/CEE du Conseil, du 29 octobre 1993, relative à l’harmonisation de la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins :

« Article 6 – Protection des photographies. Les photographies qui sont originales en ce sens qu’elles sont une création intellectuelle propre à leur auteur sont protégées conformément à l’article 1er.

Aucun autre critère ne s’applique pour déterminer si elles peuvent bénéficier de la protection ».

(Souligné par nous).

8. CJUE, 16 juillet 2009, Infopaq International, C5/08, EU : C : 2009:465, à propos d’une œuvre littéraire : voir points 33 & s.

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Cette remarque faite, il convient d’observer que la Cour de justice ne fait, ici, que reprendre la démarche qu’elle avait adoptée lorsqu’elle avait pour la première fois abordé la question de l’accès à la protection du droit d’auteur mais à propos de l’autre condition requise, celle de l’originalité de la forme en cause. Dans l’affaire Infopaq9, la Cour de justice de l’Union européenne avait ainsi énoncé :

33. L’article 2, sous a), de la directive 2001/29 prévoit que les auteurs disposent du droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction en tout ou en partie de leurs œuvres. Il en découle que la protection du droit d’autoriser ou d’interdire la reproduction dont jouit l’auteur a pour objet une « œuvre ».

Et comme dans cette affaire, les juges de Luxembourg prennent également appui sur des textes internationaux : non seulement la Convention de Berne – comme dans l’affaire Infopaq10 – mais aussi le Traité de l’organisation

9. CJUE, 16 juillet 2009, précitée

10. « 34. Or, à cet égard, il ressort de l’économie générale de la Convention de Berne, notamment de son article 2, cinquième et huitième alinéas, que la protection de certains objets en tant qu’œuvres littéraires ou artistiques présuppose qu’ils constituent des créations intellectuelles.

35. De même, conformément aux articles 1er, paragraphe 3, de la directive 91/250, 3, paragraphe 1, de la directive 96/9 et 6 de la directive 2006/116, des œuvres telles que des programmes d’ordinateur, des bases de données ou des photographies ne sont protégées par le droit d’auteur que si elles sont originales en ce sens qu’elles sont une création intellectuelle propre à leur auteur.

36. En établissant un cadre juridique harmonisé du droit d’auteur, la directive 2001/29 est fondée, ainsi qu’il ressort de ses quatrième, neuvième à onzième et vingtième considérants, sur le même principe.

37. Dans ces conditions, le droit d’auteur au sens de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29 n’est susceptible de s’appliquer que par rapport à un objet qui est original en ce sens qu’il est une création intellectuelle propre à son auteur ».

Les juges de Luxembourg n’ont pas toujours pris soin de se livrer à pareille argumentation.

Voir, par exemple, CJUE, 4 octobre 2011, Aff. C-403/08, à propos de rencontres sportives :

« 96 À cet égard, il convient de relever que FAPL ne peut faire valoir un droit d’auteur sur les rencontres de « Premier League » elles-mêmes, celles-ci n’étant pas qualifiables d’œuvres.

97 En effet, pour revêtir une telle qualification, il faudrait que l’objet concerné soit original en ce sens qu’il constitue une création intellectuelle propre à son auteur (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2009, Infopaq International, C-5/08, Rec. p. I-6569, point 37).

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mondiale de la propriété intellectuelle du 20 décembre 1996 et les accords ADPIC de 1994 sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce.

L’essentiel est dans la Convention de Berne et le renvoi à cette dernière se fait au prix d’un léger détour qui, dans des cercles moins académiques, pourrait être regardé comme une partie de billard à trois bandes :

« 38 À cet égard, il convient de rappeler que l’Union, bien que n’étant pas partie contractante à la convention de Berne, est néanmoins obligée, en vertu de l’article 1er, paragraphe 4, du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, auquel elle est partie et que la directive 2001/29 vise à mettre en œuvre, de se conformer aux articles 1er à 21 de la convention de Berne (voir, en ce sens, arrêts du 9 février 2012, Luksan, C 277/10, EU : C : 2012:65, point 59 et jurisprudence citée, ainsi que du 26 avril 2012, DR et TV2 Danmark, C 510/10, EU : C : 2012:244, point 29).

39 Or, aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de la convention de Berne, les œuvres littéraires et artistiques comprennent toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression.

De plus, conformément à l’article 2 du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et à l’article 9, paragraphe 2, de l’accord sur les aspects des droits de propriété

98 Or, les rencontres sportives ne sauraient être considérées comme des créations intellectuelles qualifiables d’œuvres au sens de la directive sur le droit d’auteur. Cela vaut, en particulier, pour les matchs de football, lesquels sont encadrés par des règles de jeu, qui ne laissent pas de place pour une liberté créative au sens du droit d’auteur.

99 Dans ces conditions, ces rencontres ne sont pas susceptibles d’être protégées au titre du droit d’auteur. Il est par ailleurs constant que le droit de l’Union ne les protège à aucun autre titre dans le domaine de la propriété intellectuelle ».

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intellectuelle qui touchent au commerce, mentionné au point 6 du présent arrêt et qui fait également partie de l’ordre juridique de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 15 mars 2012, SCF, C 135/10, EU : C : 2012:140, points 39 et 40), ce sont les expressions et non les idées, les procédures, les méthodes de fonctionnement ou les concepts mathématiques, en tant que tels, qui peuvent faire l’objet d’une protection au titre du droit d’auteur (voir, en ce sens, arrêt du 2 mai 2012, SAS Institute, C 406/10, EU : C : 2012:259, point 33) ».

Résumons. Le renvoi aux normes internationales est ici plus large par rapport à l’affaire Infopaq puisque, selon la décision rapportée, l’Union européenne qui est partie au Traité de l’OMPI – que la directive 2001/29 met en œuvre – doit respecter la convention de Berne à laquelle elle n’est pourtant pas partie contractante. La situation évoque celle d’un État isolé pour lequel le respect des termes de la Convention de Berne est une condition de l’appartenance aux accords ADPIC et à l’OMC.

L’enseignement est important : le droit européen du droit d’auteur s’inscrit dans un ensemble normatif plus vaste qu’il est impossible d’ignorer.

Or cette convention de Berne, permet de cerner la notion d’œuvre de l’esprit.

B. La notion d’œuvre de l’esprit

L’article 2 § 1er de la Convention de Berne dispose de façon générale que « les œuvres littéraires et artistiques comprennent toutes les productions du

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domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression ». Si la formule pourrait, dans une première analyse, en raison de la référence aux Arts et Lettres, faire douter du caractère protégeable d’une saveur, l’indifférence habituellement admise du genre, d’une part, et celle, ici expressément énoncée, du mode ou de la forme d’expression, d’autre part, devrait, au contraire, pouvoir conduire à un accueil favorable de la demande.

Il n’en est rien. Pourquoi ?

La Cour de justice de l’Union européenne livre sa pensée aux points 35 à 37 :

35. À cet égard, pour qu’un objet puisse revêtir la qualification d’« œuvre », au sens de la directive 2001/29, il importe que soient réunies deux conditions cumulatives.

36 D’une part, il faut que l’objet concerné soit original, en ce sens qu’il constitue une création intellectuelle propre à son auteur (arrêt du 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a., C 403/08 et C 429/08, EU : C : 2011:631, point 97 ainsi que jurisprudence citée).

37 D’autre part, la qualification d’« œuvre », au sens de la directive 2001/29, est réservée aux éléments qui sont l’expression d’une telle création intellectuelle (voir, en ce sens, arrêts du 16 juillet 2009, Infopaq International, C 5/08, EU : C : 2009:465, point 39, ainsi que du 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a., C 403/08 et C 429/08, EU : C : 2011:631, point 159).

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Voici donc l’approche qui s’imposera définitivement au juge français puisque la Cour en se livrant à une interprétation d’une notion commune et autonome fournit nécessairement une vision à effet rétroactif.

Cela est-il de nature à bouleverser le droit français ?

Par tradition, la loi et la jurisprudence ont toujours été présentées par la doctrine comme porteuses d’une analyse en deux temps : i) sommes-nous en présence d’une création de forme ? Dans l’affirmative, ii) cette forme est-elle originale en ce qu’elle est porteuse de l’empreinte de la personnalité de son auteur ?

Il semble bien que l’on puisse trouver trace d’un raisonnement en deux temps – et donc en deux conditions cumulatives – s’attachant à la forme et à l’originalité dans le raisonnement de la Cour de justice mais il est possible de se demander si l’enchaînement du questionnement se fait bien de la manière qui a jusqu’à présent été retenue par les juridictions françaises.

En effet, la Cour de justice commence par présenter la question de l’originalité de l’objet (point 36) avant de s’intéresser aux « éléments qui sont l’expression d’une telle création intellectuelle » (point 37).

Mal comprise la démarche pourrait surprendre. La chronologie présentée pourrait laisser croire qu’il s’agit d’abord d’apprécier l’originalité de façon générale – jusque dans la démarche ! ? – pour s’intéresser ensuite au produit de l’approche personnelle retenue : l’« expression », pour reprendre le terme de la

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Cour. Cette inversion du raisonnement serait hautement critiquable puisque c’est dans la forme que l’originalité doit s’apprécier et non dans la méthode ou dans le procédé créatif.

En réalité, il faut sans doute voir dans ce que la Cour désigne comme étant la réunion de deux conditions cumulatives l’expression d’un raisonnement en trois temps :

– identifier une forme, fruit du travail créatif de l’auteur ; – rechercher l’originalité de cette ou ces formes ;

– ne retenir pour l’accès à la protection que les seules formes qui sont bien porteuses de cette originalité. Dans une œuvre polymorphe ou constituée de différents éléments, seuls les formes ou éléments identifiables séparément porteurs de l’empreinte de la personnalité du créateur sont protégés. Il n’y a pas d’originalité par capillarité.

On aimerait cependant que, à l’occasion d’une autre question préjudicielle, la Cour de justice précise mieux sa pensée.

Ceci posé, comment, dans la pratique, savoir si un objet présenté comme une œuvre est bien susceptible de recevoir pareille qualification ?

La Cour de justice de l’Union européenne répond à cette interrogation aux points 40 et suivants. Les précisions sont extrêmement importantes

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puisque ce sont elles qui conduisent, pratiquement en l’espèce, à l’exclusion de la protection d’une saveur.

« 40 Partant, la notion d’« œuvre » visée par la directive 2001/29 implique nécessairement une expression de l’objet de la protection au titre du droit d’auteur qui le rende identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité, quand bien même cette expression ne serait pas nécessairement permanente ».

Le point 40 apporte des précisions fondamentales. Pour que l’on puisse accorder protection à une production de l’esprit il faut que cette dernière :

– fasse l’objet d’une expression…

– qui la rende identifiable…

– avec suffisamment de précision et d’objectivité,

– quand bien même cette expression ne serait pas nécessairement permanente.

Il n’y a pas lieu de s’attarder sur l’exigence d’expression qui revient à celle de forme. C’est tout simplement répondre à la question élémentaire et fondamentale « de quoi parle-t-on ? » et permettre la recherche effective de la qualité attendue : l’originalité. C’est également grâce à cela qu’il sera possible, lors d’un procès en contrefaçon, de comparer les éléments de ressemblance.

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Le caractère « identifiable » rejoint cette problématique. Au vrai, cela relève du bon sens.

Mais identifiable comment ?

À défaut des moyens, la Cour précise les qualités attendues : « avec suffisamment de précision et d’objectivité ».

L’exigence de précision participe de la même idée. La Cour de cassation française l’a déjà affirmé à propos d’une problématique voisine, celle des fragrances de parfum (voir, infra, II, B). Comment déterminer l’existence d’une originalité si l’on ne sait pas exactement de quoi l’on parle ? Comment établir l’existence de ressemblances entre les éléments constitutifs originaux de l’œuvre première et les traits caractéristiques de l’œuvre seconde, lors d’un procès en contrefaçon, si l’objet de la protection revendiquée est flou ou indicible ?

La Cour de justice en explique parfaitement la raison. Il en va d’une certaine prévisibilité et par voie de conséquence d’une certaine sécurité. Il s’agit là non seulement de la vertu attendue de n’importe quel système juridique mais également de qualités nécessaires à la vie en société et au commerce. Un utilisateur d’œuvre, un opérateur économique mais aussi un juge ont besoin de connaître clairement les frontières entre ce qui est réservé par un droit privatif et ce qui est de libre parcours. Le point 41 de l’arrêt commenté le dit très clairement :

« 41 En effet, d’une part, les autorités chargées de veiller à la protection des droits exclusifs inhérents au droit d’auteur doivent pouvoir connaître avec clarté

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et précision les objets ainsi protégés. Il en va de même des particuliers, notamment des opérateurs économiques, qui doivent pouvoir identifier avec clarté et précision les objets protégés au profit de tiers, notamment de concurrents. D’autre part, la nécessité d’écarter tout élément de subjectivité, nuisible à la sécurité juridique, dans le processus d’identification de l’objet protégé implique que ce dernier puisse faire l’objet d’une expression précise et objective ».

C’est pour cela que les saveurs devraient être, selon la Cour de justice, exclues du champ du droit d’auteur. Car, en l’état actuel des choses, elles sont dénuées de ces qualités attendues.

« 42 Or, la possibilité d’une identification précise et objective fait défaut en ce qui concerne la saveur d’un produit alimentaire. En effet, à la différence, par exemple, d’une œuvre littéraire, picturale, cinématographique ou musicale, qui est une expression précise et objective, l’identification de la saveur d’un produit alimentaire repose essentiellement sur des sensations et des expériences gustatives qui sont subjectives et variables puisqu’elles dépendent, notamment, de facteurs liés à la personne qui goûte le produit concerné, tels que son âge, ses préférences alimentaires et ses habitudes de consommation, ainsi que de l’environnement ou du contexte dans lequel ce produit est goûté ».

Ce faisant, la Cour explique ici davantage les raisons et le contenu de l’exigence d’objectivité. Elle inscrit ce besoin dans le sillon de celui de précision. Il s’agit toujours de connaître les contours de l’objet du droit de propriété. Et il importe évidemment que les parties comme le juge ou des tierces personnes puissent raisonnablement parvenir à fixer à l’identique le

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périmètre de la réservation sollicitée. Mais, si l’observation se comprend, son application – qui fonde l’exclusion de la saveur du champ du droit d’auteur – paraît plus sujette à discussion. N’y a-t-il pas toujours dans la perception des œuvres une part de subjectivisme ? Et il semble que la différence, avec la production ici concernée, soit davantage de degré que de nature… Pourquoi, alors, cette exclusion brutale ? Au vrai, sans l’affirmer fermement, c’est l’exclusion des œuvres accessibles par le goût que la Cour de justice de l’Union européenne paraît proclamer. L’information n’est pas dénuée d’intérêt pour un juriste français qui a pu, jusqu’à présent, lire nombre de décisions dans lesquelles était affirmé qu’une œuvre était protégée par le droit d’auteur dès lors qu’elle était accessible à l’un des cinq sens : vue, ouïe, toucher, odorat… et goût11. Mais les conclusions de M. l’avocat général Melchior Wathelet, dans la présente affaire, ne laissent guère de doute. Pour M. Wathelet12, (§51) :

« Je relève toutefois que, nonobstant le fait que, selon l’article 2, paragraphe 1, de la convention de Berne, « [l] es termes « œuvres littéraires et artistiques » comprennent toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression », cette disposition ne fait référence qu’aux œuvres qui sont perçues par des moyens visuels ou sonores, tels que les livres et les compositions musicales, à l’exclusion des productions qui peuvent être perçues par d’autres sens comme le goût, l’odorat ou le toucher ».

11. Voir, par exemple, Paris, 3 juill. 1975 : Cette revue, n° 91, 1/1977, p. 108, qui expose que bien que l’article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle « ne cite comme exemples d’œuvres de l’esprit que des œuvres perceptibles par la vue ou l’ouïe » ajoute que « la présence de l’adverbe notamment ne permet pas d’exclure a priori celles qui pourraient éventuellement l’être par les trois autres sens ».

12. Conclusions de M. l’avocat général Melchior Wathelet, § 51

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Après l’exclusion des œuvres olfactives par la Cour de cassation, on mesure que le principe français est sérieusement écorné. Et l’on guette avec impatience les décisions peut-être à venir mettant en œuvre le sens du toucher (du reste, également évoqué par Levola)…

Il n’y a pas lieu, en revanche, de s’attarder sur la dernière précision : « pas nécessairement permanente ». L’observation est bien venue. La pérennité de la création n’a jamais été une condition d’accès au droit d’auteur. Une œuvre peut être fragile, consomptible (la forme originale d’un gâteau de mariage par exemple), fugitive (une mise en scène, un happening, un numéro de prestidigitation) ou éphémère (un bonhomme de neige, une statue de glace ou un château de sable). On s’interrogera seulement à propos des questions de preuve plutôt que de s’arrêter à des questions de fond. Rien n’est cependant impossible. Surtout s’il existe des moyens de fixer pour ne pas dire figer des traces de la création. On observera cependant que la Cour de justice ne pousse pas le raisonnement jusqu’à exiger, au rang des conditions d’accès à la protection, comme certaines législations de copyright en opposition au droit français13, que l’œuvre ait été préalablement « fixée ».

13. Pour une application de ce principe d’indifférence de la fixation, voir, par exemple, Civ.

1re, 22 janv. 2009, n° 08-11.404, Cette revue, n° 219, 1/2009, p. 199, note P. Sirinelli, RTD com. 2009. 302, obs. F. Pollaud-Dulian : « Attendu que, certes, les sensations olfactives se révèlent fugaces et éphémères, que toutefois, la fixation de l’œuvre ne constitue pas un critère nécessaire de sa protection, l’œuvre survit en effet après la destruction de son support matériel ». Sur renvoi, voir, Aix-en-Provence, 10 déc. 2010: D. 2011. Pan. 2165, obs. Sirinelli

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II. PORTÉE DE L’EXCLUSION

L’exclusion de la saveur du champ du droit d’auteur mérite quelques précisions quant à sa portée.

Cette dernière doit être appréciée dans l’espace et dans le temps par rapport aux œuvres culinaires (A) et est riche d’enseignements à propos d’autres catégories de productions humaines qui devraient également se voir refuser la qualification d’œuvres de l’esprit (B).

A. Champ de l’exclusion à propos des productions culinaires ou gastronomiques

La décision de la Cour de justice de l’Union européenne est cantonnée à l’exclusion des saveurs en l’état actuel de la technique. C’est dire que non seulement la solution serait susceptible d’évolution à propos de ces dernières mais encore que d’autres modes de protection pourraient éventuellement être trouvés tandis qu’il est en outre possible de s’interroger sur l’accès à la protection du droit d’auteur d’autres éléments relatifs aux productions culinaires.

Il y a lieu tout d’abord de relever qu’une formule utilisée par la Cour de justice laisse la porte de l’accès à la protection légèrement entrouverte. En effet, dans leur argumentation, les juges de Luxembourg énoncent :

« 43 En outre, une identification précise et objective de la saveur d’un produit alimentaire, qui permette de la distinguer de la saveur d’autres produits

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de même nature, n’est pas possible par des moyens techniques en l’état actuel du développement scientifique.

A contrario, dans l’hypothèse où le développement scientifique pourrait offrir les moyens techniques d’identification précise et objective d’une œuvre, la protection pourrait être accordée.

N’est-il pas loisible de penser que les données futures – voire actuelles – de la biochimie pourraient permettre de résoudre le problème d’identification de l’objet de la protection ? N’est-il pas possible de considérer que, à l’instar d’un poème qui serait composé de mots communs, une saveur pourrait être le résultat d’une composition de molécules objectivement mesurables ? À la vérité, ce qui est fuyant et/ou subjectif, c’est la sensation que la saveur procure chez une personne. Mais n’est-ce bien que cela qui est en cause ?

Peut-être qu’une nouvelle question préjudicielle, juridiquement et matériellement mieux formulée, pourrait changer l’analyse du juge ? Peut-être qu’une meilleure perception et compréhension des particules élémentaires en cause permettraient également au juge de porter un autre regard sur la production revendiquée jusqu’à percevoir les contours de la forme en cause14 ?

14. Voir, pour une étude scientifique et juridique des moyens qui pourraient s’offrir à cette fin, la riche analyse publiée après la rédaction du présent commentaire : T. Gisclard, L’identification des fragrances et des saveurs en droit de la propriété intellectuelle. – À propos de l’arrêt de la CJUE, 13 nov. 2018, aff. C-310/17, Levola Hengelo B.V. c/Smilde Foods B.V, Propriété industrielle n° 2, Février 2019, étude 3

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Mais dans l’attente d’une telle évolution, la personne à l’origine de la production de la saveur est-elle dénuée de toute protection15 ?

À lire la décision, la voie du brevet sur le mécanisme de production paraît ouverte. Certes l’objet de la protection n’est pas le même mais la réservation ainsi accordée peut fournir un avantage concurrentiel.

Il est également loisible de considérer que la forme du plat ou du mets proposé puisse être protégée par le droit d’auteur16. Mais, ici encore, l’objet de la protection est bien différent et la portée de la protection est nulle sur ce qui fait l’intérêt de la production gastronomique, c’est-à-dire sa saveur et la sensation qu’elle provoque en bouche.

Pour le reste, il est loisible de s’interroger sur une éventuelle protection de la recette par le droit d’auteur. Il convient cependant de se montrer ici prudent et il y a lieu de distinguer le fond et la forme.

Quant au fond, il a pu être décidé en France que « si les recettes de cuisine peuvent être protégées dans leur expression littéraire, elles ne constituent pas en elles- mêmes une œuvre de l’esprit ; elles s’analysent en effet en une succession d’instructions, une méthode ; il s’agit d’un savoir-faire, lequel n’est pas protégeable »17.

15. Sur cette problématique, voir, de façon générale, N. Binctin, Le cumul d’appropriation : du parfum au logiciel : Comm. com. électr. 2006, étude 36. Pour une étude pionnière sur le thème, voir, Valfrido Piredda, « La protection des œuvres gastronomiques, en droit d’auteur français », Thèse Paris sud, 2000, publication en 2017 par A.N.R.T.

16. Voir, par exemple, A. Bensamoun, CCE 2010. Étude 4 : quand l’inspiration rejoint la gourmandise… – À propos de sculptures en chocolat.

17. TGI Paris, 30 sept. 1997 : cette revue, n° 177, 3/1998, p. 273, note Piredda ; ibid. p. 147, obs. Kéréver ; JCP E 2000, p. 1376, obs. Bougerol. Adde, Paris, 17 mars 1999 : cette revue, n° 182, 4/1999, p. 202 ; ibid. p. 121, obs. Kéréver ; RTD com. 2000, p. 91, obs. Françon ;

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Mais quid de la forme littéraire que cette recette prendra pour être communiquée à autrui ? Il s’agit d’une œuvre littéraire comme une autre.

Certes à finalité utilitaire mais cette considération n’est pas en soi un motif d’exclusion. Tout est affaire d’originalité18… Il est vrai, cependant, que l’éventuelle réservation ne produira pratiquement aucun effet bénéfique au profit de son titulaire puisqu’il suffira, pour la contourner, d’exprimer la recette (le fond) sous une autre forme.

Mais d’autres voies pourraient être ouvertes. Celle de la concurrence déloyale ou du parasitisme, dès lors que le comportement de la personne qui a repris la saveur n’est pas conforme à l’attitude qu’aurait eue une « personne raisonnable », prudente diligentée et avisée. La piste du secret d’affaires, récemment consacré par le législateur paraît également intéressante.

B. Portée de l’exclusion à propos d’autres créations également accessibles par le toucher, le goût ou l’odorat

Nombre d’autres productions humaines pourrait être concernées par l’exclusion proclamée par la Cour de justice de l’Union européenne. Et cela que l’on s’attache à la raison officiellement énoncée – forme précisément et objectivement perceptible – ou à la raison non expressément avouée qui sous-

Comm. com. électr. 1999, comm. 23, note Ch. Caron. Voir aussi Cass. 1re civ., 5 févr. 2002 : D. 2002, p. 2253, note B. Edelman ; Comm. com. électr. 2002, comm. 35, obs. C. Caron, refusant de considérer la personne exécutant à l’antenne une recette comme coauteur de l’œuvre audiovisuelle captant cette prestation. Adde, à propos de recettes à la bière, CA Liège, 14e ch., 10 juin 2011 : Propr. intell. 2011, n° 41, p. 390, obs. J.-M. Bruguière.

18. Voir, par exemple, Paris, 1re ch., 27 mai 1992 : Cette revue, n° 154, 4/1992,, p. 157.

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tend l’exclusion – l’absence de perception de la forme de l’œuvre par la vue ou l’ouïe.

Par analogie immédiate, paraissent devoir être exclus de la protection les boissons et breuvages. Les grands crus connaîtraient alors un sort identique à celui qui vient d’être évoqué à propos des saveurs. Avec la même exclusion de principe et les mêmes tempéraments sur des moyens indirects de réservation (supra, II, A).

Sont également naturellement concernées les fragrances de parfum19. La décision ici commentée remet en cause la jurisprudence néerlandaise qui avait accueilli ces productions humaines dans le champ du droit d’auteur. En revanche, elle conforte le dernier état de l’analyse de la cour régulatrice française qui a, de manière constante mais au terme d’une motivation différente, déjà proclamé le principe de non protection par le droit d’auteur.

La Cour suprême néerlandaise20, trois jours après la première décision de la Cour de cassation française prononçant un refus de la protection, avait cru pouvoir estimer que « la description donnée à l’article 10 de la loi sur le droit d’auteur de ce que doit être entendu comme une « œuvre » au

19. Sur la question, voir, par exemple, le travail pionnier J.-P. Pamoukdjian, Le droit du parfum : LGDJ, 1982. Ou encore les monographies plus récentes : D. Galan, La protection de la création olfactive par le droit de la propriété intellectuelle : PUAM, 2010 ; T. Fringans, Protection et valorisation des recettes culinaires : th. Lille, 2014. Ou les regards transversaux : M. Vivant, Le paradis pour le boulon ? L’enfer pour le parfum ? : RLDI 2013, n° 3043.

20. Hoge Raad der Nederlanden, 16 juin 2006, LJN AU8940, Kecofa/Lancôme. Pour une étude en langue française, voir, par exemple, A. Quaedvlieg, Droit d’auteur et parfums : le nez, l’esprit et l’industrie, Cette revue, n° 230, 4/2011, p. 7 & s. ; Cohen Jehoram, Propr. intell. 2007, no 22, p. 6 : la Cour de cassation des Pays-Bas reconnaît un droit d’auteur sur la fragrance d’un parfum ; B. Hugenholtz, Cette revue,, n° 226, 4/2010, pp. 299 – 303, Chronique des Pays-Bas.

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sens de cette loi est général et ne fait pas obstacle à y inclure une fragrance ».

Autrement dit, même si sa perceptibilité n’est qu’olfactive, la fragrance peut bénéficier du droit d’auteur. Les juges néerlandais la distinguant, du reste, de la composition du parfum ou du liquide duquel elle émane.

Dans cette approche, peu importe, sur un plan juridique, la substance liquide qui produit la senteur puisque la fragrance sera protégée pour elle- même quelle que soit la série d’ingrédients différents qui est susceptible de la produire. Il découle de cette distinction qu’un parfum ayant la même fragrance qu’un autre – mais composé d’ingrédients complètement différents – peut être contrefaisant du point de vue du droit d’auteur, contrairement à celui qui, bien que formulé d’une manière proche, dégage une senteur différente. Il y a donc des éléments matériels – et juridiques – à distinguer. Mais seule la fragrance est protégeable par le droit d’auteur.

Ou plutôt « était » protégeable par le droit d’auteur car le raisonnement très généraliste de la Cour suprême entre sans doute en opposition avec la raison souterraine qui irrigue la décision de la CJUE et qui a trait à l’accessibilité de la production à certains sens. Quant à l’exigence – proclamée par cette dernière – d’une forme précise et objective, elle paraît – en l’état technique actuel (voir, supra, II, A) – exclure la protection. Car c’est bien en contemplation de la divergence des solutions des cours régulatrices française et néerlandaise (voir point 24 de la décision commentée) en matière de productions olfactives que la juridiction – néerlandaise – de renvoi a pris l’initiative de ses questions préjudicielles.

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À propos de la jurisprudence française, trois observations peuvent être faites.

Il y a lieu, d’une part, de souligner que l’arrêt de la Cour de justice valide le dernier raisonnement proposé par la cour de cassation française.

On se souvient que la cour régulatrice après avoir tenté de justifier – de manière contestable – l’exclusion des fragrances du champ du droit d’auteur par la réduction de ces dernières à un simple savoir-faire (voir, infra), avait maintenu son principe de non-protection au prix d’une évolution de son raisonnement : les fragrances n’étaient pas susceptibles de bénéficier du droit d’auteur faute de pouvoir présenter une forme précise identifiable. La décision du 10 décembre 201321 de la cour régulatrice française ne laissait aucun doute à ce propos tant le principe qu’elle affirmait était clair :

« Mais attendu que le droit d’auteur ne protège les créations dans leur forme sensible, qu’autant que celle-ci est identifiable avec une précision suffisante pour permettre sa communication ; que la fragrance d’un parfum, qui, hors son procédé d’élaboration, lequel n’est pas lui-même une œuvre de l’esprit, ne revêt pas une forme présentant cette caractéristique, ne peut dès lors bénéficier de la protection par le droit d’auteur » (souligné par nous).

Il est loisible, d’autre part, de penser que l’identité quasi totale de raisonnement entre la cour régulatrice française et la Cour de justice de l’Union

21. Com., 10 déc. 2013, n° 11-19.872 : Cette revue, n° 239, 1/2014, p. 499 et 415, obs.

P. Sirinelli ; Comm. com. électr. 2014, comm. 13, note C. Caron ; Propr. intell. 2014, p. 51, obs. J.-M. Bruguière ; D. 2014, p. 2079, obs. P. Sirinelli

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européenne aura pour conséquence de fortement diminuer la résistance de certaines juridictions du fond qui s’opposaient à la règle d’exclusion22. En grande partie parce que le précédent fondement retenu par la Cour régulatrice était peu satisfaisant.

Là gît la troisième observation. La motivation, précédemment retenue tant par la première chambre civile23 que par la chambre commerciale24 de la Cour de cassation reposait sur une autre argumentation. L’arrêt, ouvrant cette séquence jurisprudentielle, affirmait de façon péremptoire :

« La fragrance d’un parfum, qui procède de la simple mise en œuvre d’un savoir-faire, ne constitue pas au sens des textes précités, la création d’une forme d’expression pouvant bénéficier de la protection des œuvres de l’esprit par le droit d’auteur ».

Cette motivation encourait la critique. Est-il véritablement possible de réduire un parfum à la simple mise en œuvre d’un savoir-faire ? Et quelles sont les créations entrant dans le champ du droit d’auteur qui ne demandent pas un minimum de savoir-faire ? Un artiste pictural sait généralement peindre

22. Voir, par exemple, M. Vivant, D. 2007. Point de vue 1088 : Parfum : l’heureuse résistance des juges du fond.

23. Civ. 1re., 13 juin 2006, n° 02-44.718 : Cette revue, n° 209, 2/2006, p. 209, note Kéréver, D. 2006, p. 2470, note B. Edelman ; D. 2006, p. 2993, obs. P. Sirinelli ; JCP G 2006, II, 10138, note F. Pollaud-Dulian ; Propr. intell. 2007, n° 24, p. 367, obs. M. Vivant ; Dr et patrimoine 2007, n° 156, p. 42, note J.-M. Bruguière, Légipresse 2007. II. 184, obs.

C. Alleaume, Propr. ind. 2006, no 82, note J. Schmidt-Szalewski, RTD com. 2006. 587, obs.

F. Pollaud-Dulian ; Cass. 1re civ., 22 janv. 2009, n° 08-11.404 : Cette revue, n° 219, 1/2009, p. 371, obs. P. Sirinelli ; RTD com. 2009, p. 302, obs. F. Pollaud-Dulian

24. Com., 1er juill. 2008, n° 07-13.952 : D. 2009, p. 1182, note B. Edelman ; Comm.

com. électr. 2008, comm. 100, obs. C. Caron ; Propr. intell. 2008, n° 29, p. 419, obs.

J.-M. Bruguière

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ou dessiner. Le plus souvent il a appris cet art. Un informaticien doit savoir maîtriser les contraintes de la programmation informatique. Cela a fait l’objet d’un apprentissage. Un musicien doit le plus souvent connaître et mettre en œuvre la science des accords, etc.

En évitant d’explorer cette motivation relative au savoir-faire, la Cour de justice en révèle incidemment la faiblesse. Il y a lieu d’espérer que ce raisonnement ne sera plus retenu à l’avenir. Quel que soit le type de création concerné.

Est-ce à dire que l’exclusion des parfums du champ du droit d’auteur est une solution définitive et qu’aucun plaideur ne tentera à l’avenir d’obtenir la protection de ce droit ? Cela n’est pas totalement certain car si l’exclusion de la protection paraît clairement affirmée, il reste l’éventuelle possibilité d’une évolution de la perception de la forme de l’objet dont la réservation par le droit d’auteur est sollicitée. L’apparition de « nez artificiels », par exemple, permettrait peut-être de mieux déterminer – de manière précise et objective – les contours de la forme en question et donc le périmètre de la protection recherchée. Résolvant ainsi, en partie, les difficultés relatives, en amont, à la recherche de l’originalité et, en aval, à celle des ressemblances avec la production seconde arguée de contrefaçon.

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2. PHOTOGRAPHIES – BALANCE DES INTÉRÊTS

CA versailles, Chbe. 1 Sect. 1, 16 mars 2018, n°15/06029 – A Malka c/ P Klasen

Le contrôle de proportionnalité entre le droit d’auteur sur une œuvre première et la liberté artistique de l’auteur d’une œuvre seconde implique d’examiner la substituabilité et par là, la nécessité, de l’œuvre première.

La Cour de cassation française a décidé de se réformer et l’une des conséquences a été l’admission du contrôle de proportionnalité, au détriment du syllogisme, pour se conformer au raisonnement tenu par les cours supranationales. Le droit d’auteur n’a pas échappé au mouvement. C’est ainsi que la Cour de cassation avait invité la Cour d’appel de renvoi, dans son fameux arrêt Klasen, à opérer une balance des intérêts, un juste équilibre entre droit d’auteur et liberté d’expression, pour apprécier l’existence d’une contrefaçon dans la reprise non autorisée de photographies de mode dans des peintures25. Dans cette affaire, un peintre avait cru pouvoir emprunter, sans autorisation, des photographies représentant le visage maquillé d’une jeune

25. Civ. 1re, 15 mai 2015, n° 13-27391, D. 2015, p. 1094, obs. A. T. ; ibid. p. 1672, comm.

A. Bensamoun et P. Sirinelli ; Comm. com. électr. 2015, comm. 55, note C. Caron ; JCP G 2015, 967, note C. Geiger ; Légipresse 2015, p. 474, note V. Varet ; Propr. intell. 2015, p. 281, obs. A. Lucas, et p. 285, obs. J.-M. Bruguière ; RTD com. 2015, p. 515, obs. F. Pollaud- Dulian. – V. aussi P.-Y. Gautier, « Contre la « balance des intérêts » : hiérarchie des droits fondamentaux », D. 2015, p. 2189 ; C. De Haas, « Quelques réflexions sur les origines de l’irrésistible émergence du principe de proportionnalité avec balance des intérêts in situ. À propos de l’arrêt Klasen rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 15 mai 2015 », Propr. intell. oct. 2016, p. 418 ; C. Thomas-Raquin et M. Le Guerer, « Pratique contentieuse. Le contrôle de proportionnalité en droit d’auteur devant la Cour de cassation », Comm. com. électr. n° 1, 2018, p. 50 ; É. Treppoz, « Klasen : liberté de création et tension », Juris art. etc. n° 39, 10/2016, p. 28 ; M. Vivant, « La balance des intérêts… enfin », Comm.

com. électr. 2015, étude 17.

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femme, lesquelles avaient été initialement publiées dans un magazine italien, dans la rubrique beauté, sous l’intitulé « glam and shine ». Adepte du courant appropriationniste, le peintre affirmait engager de la sorte une critique sociale.

L’arrêt de renvoi, très attendu, a été rendu par la Cour d’appel de Versailles, le 16 mars 201826. Relevant que le peintre, qui invoque sa liberté d’expression, n’établit pas en quoi un juste équilibre entre les libertés fondamentales en conflit lui imposait d’utiliser les œuvres du photographe sans son autorisation, les juges font pencher la balance en faveur du droit de propriété, appuyant leur raisonnement sur la substituabilité des photographies, d’où il suit leur absence de nécessité à l’exercice de la liberté revendiquée. La voie empruntée pour réaliser cette pesée est sans doute l’apport essentiel de l’arrêt de renvoi commenté, tant la doctrine comme les praticiens se languissaient de savoir comment, en pratique, devait se réaliser « le juste équilibre ». Le résultat n’est sans doute pas à la hauteur des attentes, même si certains se réjouiront que le droit d’auteur sorte indemne de la pesée. Mais l’arrêt, riche de questionnements parallèles, laisse également perplexe sur d’autres points.

Pour échapper au grief de contrefaçon, l’auteur des œuvres secondes tente classiquement d’attaquer l’amont et l’aval : en amont, il conteste la qualification d’œuvres des photographies, œuvres premières (I) ; en aval, échouant dans l’amont, il tente de paralyser la mise en œuvre des droits (II).

26. CA Versailles, 1re ch., 1re sect., 16 mars 2018, n° 15/06029, JCP G 2018, 513, note J.-M.

Bruguière ; Comm. com. électr. 2018, comm. 32, note C. Caron ; LEPI juin 2018, p. 4, obs.

A. Lucas ; Propr. intell. 2018, n° 68, p. 66, obs. A. Lucas ; Dalloz IP/IT 2018, p. 300, obs. V.- L. Benabou ; RTD com. 2018, p. 345, obs. F. Pollaud-Dulian ; Légipresse, juin 2018, n° 361, p. 336, note V. Varet.

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I. LA CONTESTATION DE L’ORIGINALITÉ DES ŒUVRES PREMIÈRES

La première question soulevée est celle de l’originalité des œuvres premières. Dans une appréhension négative, les juges rejettent d’abord des éléments indifférents (A), pour proposer, ensuite, une qualification positive du critère d’accès à la protection (B).

A. Qualification négative

Négativement, l’originalité était querellée du fait de l’absence de liberté du photographe et en considération du genre auquel les œuvres premières appartenaient.

D’une part, le peintre arguait que le photographe s’était contenté de réaliser un travail de commande, sans aucune marge de manœuvre, et que l’insertion dans un magazine imposait une cohérence globale de la publication, le tout empêchant l’expression de la personnalité du photographe.

L’affirmation était par trop rapide. Il ne peut être soutenu que l’existence d’une commande, même assortie d’un cahier des charges, annihile par nature la créativité de l’auteur, sauf à exclure toutes les œuvres utilitaires du champ de la protection, ce qu’interdit le principe d’indifférence de la destination, énoncé à l’article L. 112-1 du Code de la propriété intellectuelle.

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Sans compter que le Code de la propriété intellectuelle ne dit finalement pas autre chose lorsqu’il statue sur le sort des droits en cas de création salariée ou de commande. L’alinéa 3 de l’article L. 111-1 dispose ainsi que

« L’existence ou la conclusion d’un contrat de louage d’ouvrage ou de service par l’auteur d’une œuvre de l’esprit n’emporte pas dérogation à la jouissance du droit reconnu par le premier alinéa, sous réserve des exceptions prévues par le présent code. » Or, si le principe reste la titularité initiale à l’auteur-créateur personne physique – malgré toutes les difficultés pratiques que ce statu quo engendre et les tentatives avortées de réformes27 –, c’est bien qu’en amont, le législateur imagine qu’il puisse y avoir œuvre dans ces hypothèses. Ainsi, la conclusion d’un contrat de commande (le texte dit « louage d’ouvrage ») est indifférente à la qualification d’œuvre. La jurisprudence a eu maintes fois l’occasion de le rappeler28, y compris en matière photographique29, sauf, évidemment, à ce que l’originalité soit le seul fait du commanditaire30.

C’est ainsi que, dans l’arrêt commenté, les juges de renvoi rappellent que

« la commande du magazine dans lequel les visuels revendiqués ont été publiés n’est pas en soi de nature à exclure l’originalité dès lors qu’elle est susceptible d’être effectivement mise en œuvre d’une manière démontrant l’empreinte de la personnalité ; qu’en bref, la commande n’exclut pas l’interprétation personnelle et créative de l’auteur ».

27. A. Bensamoun, « La titularité des droits patrimoniaux sur une création salariée : du paradis artificiel à l’artifice du paradis », RLDI janv. 2011, n° 2210, p. 56 et « Les créations salariées : véritable oxymore du droit d’auteur ? », D. 2014, p. 2351. – Et plus largement sur la place des personnes morales, souvent problématique en droit d’auteur français : « La personne morale en droit d’auteur : auteur contre-nature ou titulaire naturel ? », D. 2013, p. 376.

28. V. not. Civ. 1re, 24 oct. 2000, n° 97-19032, JCP G 2000, IV, 2824.

29. Soc., 24 janv. 2001, n° 98-45802, Légipresse 2001, III, p. 41, 2e esp., note B. Montels.

30. Civ. 1re, 2 mai 2001, RIDA, n° 191, 1/2002, p. 177, obs. A. Kéréver.

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D’autre part, le peintre déniait l’originalité des photographies du fait de leur appartenance au genre « glamour » et comme bénéficiant d’un « savoir- faire publicitaire éculé ». Produisant des recherches iconographiques aux débats, il soutenait que les choix réalisés par le photographe étaient banals et que la protection recherchée reviendrait à la protection d’un genre. Là encore, le principe de non-discrimination entre les œuvres impose également de ne pas prendre en compte le genre de l’œuvre évaluée, ou encore son mérite ou sa destination. D’évidence, le fait que les œuvres concernées soient des photographies de maquillage, qu’elles aient une destination utilitaire (publicitaire), qu’elles y relèvent du genre dit « glamour » n’emporte pas disqualification. Si aucune protection n’est acquise au genre, elle n’est exclusive d’aucun genre. Aussi, la Cour d’appel de renvoi énonce que « le traitement photographique de produits de maquillage n’exclut pas non plus en soi l’originalité ; qu’en effet, aucune loi du genre n’impose un traitement photographique donné ; que, par suite, le traitement particulier que lui donne l’auteur peut parfaitement être empreint de sa personnalité ». Elle poursuit en considérant « que les techniques photographiques usuelles peuvent tout aussi bien être mises en œuvre d’une manière toute personnelle à l’auteur ; qu’il en est de même du genre « glamour » ; qu’en bref, l’appartenance des visuels revendiqués à ce genre n’est pas davantage en soi de nature à exclure l’originalité ».

B. Qualification positive

Après avoir exclu des critères indifférents d’accès à la protection, les juges opèrent une qualification positive des créations photographiques, caractérisant leur originalité. On sait que la jurisprudence européenne, dans le fameux arrêt

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Painer31, a précisé que l’originalité peut se manifester en amont de la réalisation, pendant la prise de clichés ou en aval par un pouvoir d’intervention sur les photographies réalisées, sans pour autant exiger que l’originalité se manifeste dans chacune de ces trois phases :

« 90. S’agissant d’une photographie de portrait, il y a lieu de relever que l’auteur pourra effectuer ses choix libres et créatifs de plusieurs manières et à différents moments lors de sa réalisation.

91. Au stade de la phase préparatoire, l’auteur pourra choisir la mise en scène, la pose de la personne à photographier ou l’éclairage. Lors de la prise de la photographie de portrait, il pourra choisir le cadrage, l’angle de prise de vue ou encore l’atmosphère créée. Enfin, lors du tirage du cliché, l’auteur pourra choisir parmi diverses techniques de développement qui existent celle qu’il souhaite adopter, ou encore procéder, le cas échéant, à l’emploi de logiciels.

92. À travers ces différents choix, l’auteur d’une photographie de portrait est ainsi en mesure d’imprimer sa « touche personnelle » à l’œuvre créée ».

Dans l’arrêt commenté, les juges prennent bien en compte « l’angle de prise de vue choisi et le choix de l’éclairage ». Pour autant, la motivation n’est alors pas exempte de critiques. Sans doute parce que le genre et la destination ne sont pas si indifférents, au moins à la gêne des magistrats. Ces derniers reviennent ainsi

31. CJUE, 1er déc. 2011, aff. C-145/10, Eva-Maria Painer, cette revue, n° 232, 2/2012, p. 324, obs. P. Sirinelli ; Comm. com. électr. 2012, comm. 26, obs. C. Caron ; Propr. intell. 2012, n° 42, p. 30, obs. A. Lucas ; D. 2012, p. 471, note N. Martial-Braz ; RTD com. 2012, p. 109 et 118, obs. F. Pollaud-Dulian ; JDE 2012, n° 189, p. 146, obs. V.-L. Benabou ; RLDI 2012, n° 78, p. 14, obs. L. Costes et n° 80, p. 14, obs. V. Dahan et C. Bouffier.

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