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Genève ou la passion de la régulation

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Academic year: 2022

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Genève ou la passion de la régulation

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Genève ou la passion de la régulation. In: ALEXANDER Daniel, TSCHOPP Peter. Finance et politique: l'empreinte de Calvin sur les notables de Genève . Genève : Labor & Fides, 1991. p. 287-291

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4440

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GENÈVE OU LA PASSION DE LA RÉGULATION

Claude Raffestin

Nul ne songerait à mettre en doute que le Conseil général de Genève, le 25 mai 1536, décida de « vivre en cette loy évangélique et parole de Dieu... veuillan délaisser toutes messes et autres cérémonies... papales».

Par delà le temps de l'histoire, l'événement est devenu mythe : fondation de la « Rome protestante », qui rappelle celle de la Rome antique, à travers l'exercice du « regere fines » dans l'ordre matériel mais surtout dans l'ordre moral.

Gommons tout le halo événementiel pour ne garder que le noyau dur de la décision et alors demeure le mythe c'est-à-dire étymologiquement la parole qui s'élève, résonne, s'enfle, se diffuse pour finalement tout remplir.

Et quelle parole ? Rien moins que la parole fondatrice d'un « nouveau type d'homme, le réformé » qui va dorénavant vivre dans une « ville-Église ».

Différents les hommes ne sont pas devenus meilleurs mais ils se sont référés à un autre mythe sans lequel les 450 ans d'histoire qui nous séparent de l'événement seraient difficilement interprétables. Genève délimité, démar- que même, depuis 1536, autrement son histoire. Car, dès lors, il y a un

« avant » et un « après », un « en-deça » et un « au-delà ». « Regere fines » ? Bien sûr, une autre cosmogonie politico-religieuse est esquissée dont les traits seront, sans cesse, repris, redessinés, surchargés ou adoucis.

Genève, à la faveur du mythe, se soustrait au temps commun pour inaugurer une histoire propre : est-elle là cette racine du « Sonderfall Genf » ? Par une lente imprégnation, le mythe incite les Genevois à inventer une nouvelle territorialité : nouvelles relations à l'environnement physique et social, c'est-à-dire à l'extériorité mais surtout nouvelle relation à l'Autre,

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à l'altérité. Lorsqu'une collectivité se cherche ainsi une nouvelle place dans le Monde, lorsque rien ne bouge, en apparence, mais que finalement toute change dans le temps long, c'est certainement la révolution silencieuse la plus profonde qu'une poignée d'hommes et de femmes peuvent faire.

C'est vrai, immédiatement rien n'a bougé : la ville est toujours là avec ses remparts, la vie quotidienne, de la naissance à la mort, continue à se dérouler comme si de rien n'était. Pourtant, tout va changer : la position géographique relative de Genève n'est plus la même car les relations avec les voisins se modifient, de nouveaux flux d'hommes et de choses vont converger sur la ville et avec eux de nouvelles idées, les rites et les codes qui encadrent l'existence deviennent eux aussi différents.

Au plein sens du terme, le calvinisme est un projet social, une idéologie.

Certains trouveront sacrilège, et anachronique car le terme n'était pas encore inventé, de qualifier d'idéologie une doctrine religieuse comme celle de la réforme calviniste mais faut-il rappeler que je ne me situe pas sur un plan historique ou théologique. J'essaie de me situer dans un champ sociologique par rapport auquel tout projet social, par définition incom- plètement réalisé, est sculpté mais aussi détruit par le temps de l'histoire.

Le calvinisme a tracé une frontière dans le temps de l'histoire. Comme toute frontière ou limite, il a assumé quatre fonctions : traduction, différenciation, relation et régulation. En tant qu'idéologie, le calvinisme a traduit une intention, une volonté de vivre selon des principes dont certains se sont perpétués. Il a différencié, aussi, fondant le juste et l'injuste, le bien et le mal, le vrai et le faux : manière d'échapper au chaos en créant des normes et des valeurs. Il a institué de nouveaux rapports et de nouvelles relations avec l'extériorité et avec l'altérité. Le rapport à la nature des protestants n'est pas celui des représentants d'autres confessions ; la relation à l'Autre a marqué la communication et l'échange d'une manière spécifique.

Mais, me semble-t-il, ce que le calvinisme a représenté, en dehors de toute considération théologique, à Genève réside dans une étonnante capacité de régulation : régulation des êtres et des choses, des ressources et des idées, du politique et de l'économique, du social et du culturel.

Même si les termes s'excluent par leurs dénotations et leurs conno- tations respectives, je persiste à penser que Genève, par le calvinisme, a connu la « passion de la régulation ». Les termes ne s'excluent d'ailleurs qu'en apparence car si l'on retourne au sens originel, en tournant délibérément le dos au sens commun actuel, on peut parler de la souffrance de la règle. Souffrir par la règle, pour la règle et à travers de la règle.

Ne serait-ce pas l'héritage, par excellence, du calvinisme. Héritage que les membres de la collectivité genevoise se disputent, toutes confessions confondues.

Le génie du lieu, si l'on ose encore utiliser cette expression fortement

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compromise par un usage abusif, ne résiderait-il pas dans la passion de l'équilibre, dans la souffrance pour atteindre un équilibre ?

Paysage borné par la nature, territoire démarqué par une frontière que ne coïncide même pas avec les discontinuités morphologiques, exception faite de l'échappée lacustre, Genève impose aux ambitions matérielles des limites rédhibitoires qui contraignent à cette recherche de l'équilibre si l'on ne veut pas sombrer dans le complexe obsidional. La Passion de la régulation et de l'équilibre n'est pas une conséquence déterministe du lieu mais au contraire une prise en compte lucide des impossibilités dont on cherche à s'affranchir : se donner non pas l'illusion de l'abondance mais les moyens éthiques de l'abondance au sein de la rareté.

La régulation est peut-être la forme d'ascèse collective que se sont donnés les Genevois à partir du calvinisme. Certes, cette ascèse n'a pas imprégné toutes les époques ni non plus tous les groupes de la collectivité mais curieusement toutes les fois que l'on s'est écarté par trop d'un certain équilibre sont nés des mouvements qui, à leur façon, ont rappelé la nécessité de la régulation. Même dépouillé de son caractère religieux c'est encore la préoccupation calvinienne pour la régulation qui se manifeste.

La sémiosphère genevoise, c'est-à-dire le mécanisme de traduction de l'expérieur en communications intérieures, est tout imprégnée de cette idée d'équilibre qu'on retrouve dans tous les discours politiques, économiques et sociaux. Alternativement, Genève s'ouvre et se ferme, accueille et rejette, se dilate et se contracte. Malgré toutes les transformations consécutives à la modernité, la collectivité réagit pour préserver sous une forme réactualisée une image de la tradition.

Au cours de ces trois dernières décennies, la collectivité genevoise s'est fréquemment trouvée dans des situations de déséquilibre ou du moins qu'elle qualifiait ainsi et chaque fois des voix se sont élevées pour dénoncer l'absence de règle ou de régulation. Mais finalement, ces voix s'élevaient contre quoi ou pour quoi ? C'est un problème plus intéressant qu'il n'y paraît car le déséquilibre ou la disparition de l'équilibre, deux notions qui ne se recouvrent pas totalement dans le quotidien, émerge dans l'esprit des Genevois sous la forme du « trop » : trop de ceci, trop de cela...

Pourtant, pour dire qu'il y a trop de ceci, trop de cela, il faut bien avoir dans l'esprit une notion de la mesure adéquate. En réalité, cette notion de mesure n'existe pas objectivement mais se construit à la suite de changements qui semblent mettre en cause une image que l'on a de soi et/ ou des autres. C'est donc tout à la fois précis et imprécis. Lorsque Genève se révèle incapable de diriger sa croissance, alors il y a aspiration à la régulation et retour ou tentative de récréation de valeurs tradition- nelles. Quelques illustrations s'imposent.

Lorsque, en 1965, une nouvelle formation politique entre au Grand Conseil, elle bénéficie, dans certaines couches de la population, de

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l'inquiétude face à la croissance. Plus révélateur est le slogan que se choisit cette formation politique, « Restons princes en notre ville », qui renvoie à l'orgueilleuse affirmation des registres du Conseil de 1536, juste avant l'arrivée de Calvin.

Il serait faux, toutefois, de penser que la recherche de la régulation n'est que l'apanage des mouvements conservateurs ou réactionnaires. En effet, la croissance des années d'après-guerre a été de plus en plus mal vécue dès le milieu des années 60 car en raison de la pression sur les ressources spatiales la spéculation s'est déchaînée. La « surchauffe » éco- nomique a stimulé l'immigration et a créé une crise du logement. La concomitance de ces phénomènes a suscité une véritable inquiétude dans les milieux de la population genevoise effrayés par les mutations appa- remment incontrôlables. A cela, il faut ajouter la perte de substance industrielle, la crainte des milieux agricoles de voir disparaître les terres cultivables et la tertiarisation accélérée de l'économie.

Progressivement, des mécanismes de régulation ont été mis en place dans le domaine de l'aménagement du territoire avec le plan directeur et le système des zones, dans le domaine de la politique économique avec l'étude de moyens pour enrayer la disparition des industries. La crise à partir de 1975 a considérablement ralenti les flux d'immigrants mais à nouveau aujourd'hui de nombreux problèmes se posent.

La protection de l'environnement a fait entrer les écologistes au Grand Conseil en 1985. Parallèlement, les forces conservatrices ont accentué leur pression pour « stabiliser » l'expansion genevoise.

Genève, c'est une hypothèse, est à la veille d'une « réforme ». Non pas d'une réforme religieuse mais d'une réforme politico-économique et socio- culturelle. Réforme qui risque d'être aussi significative que celle du XVIe siècle. En effet, Genève ne peut refuser la croissance sous peine de perdre de son importance et de s'effacer mais cependant elle peut choisir sa croissance. Il est loisible d'imaginer une croissance qui se traduise davantage dans le domaine de l'information que dans celui des choses matérielles. Autrement dit avec les mêmes dimensions, sans beaucoup de changements quantitatifs, il est possible de faire porter l'effort sur la croissance qualitative. Cela implique de rechercher de nouveaux modèles de développement dans lesquels l'information régulatrice jouera un rôle plus grand qu'actuellement. Qu'est-ce à dire ?

Qu'il faut repenser notre urbanisme pour tirer un meilleur parti de notre sol ; qu'il faut négocier au niveau régional avec les Vaudois et les Français pour réaliser une coopération profitable à tous ; qu'il faut encourager les initiatives industrielles dont l'impact est faible sur le territoire. Ne serait-ce que pour parvenir à réaliser ces trois objectifs, parmi beaucoup d'autres, il convient d'intégrer toute l'information disponible.

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Souvent cette information existe mais n'est pas diffusée. Si elle n'existe pas, il faut contribuer à la créer.

Genève ne se réformera que par l'utilisation ou la création de l'infor- mation régulatrice au même titre que Calvin a réformé Genève par une pensée nouvelle régulatrice par rapport à l'ancien système.

A la différence du passé, un homme ne surgira pas providentiellement.

Cette fois, c'est toute la collectivité qui doit prendre conscience qu'il y a une alternative à la croissance quantitative, celle de la croissance quali- tative. L'équilibre et la régulation passent par un changement de notre système de connaissances et de notre mode de pensée. Sans doute est-ce la leçon que le calvinisme nous a léguée depuis 450 ans mais que nous pouvons faire revivre dans une conception moderne et laïque.

Une crise n'est rien d'autre que la déchirure d'un mécanisme de régulation mais aucune crise ne réside dans les choses, qui n'en sont que la manifestation visible, mais bien au contraire dans les pratiques et les connaissances qui sont à l'origine des choses.

Notre système de connaissances ne permet plus de décoder et d'inter- préter notre environnement physique et social. Nos réponses deviennent confuses et insatisfaisantes. Le résultat risque d'être une accentuation des déséquilibres et une perte de maîtrise de l'écosystème humain genevois.

Par delà cette prise de conscience, il convient de repenser la structure de notre système de connaissance et de faire preuve de courage en changeant ce qui doit l'être. Le degré de réussite mesurera la vitalité de l'éthique protestante... si elle existe encore !

Claude Raffestin est professeur de géographie politique et sociale à la Faculté des sciences économiques et sociales de l'Université de Genève.

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