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À LA CROISEE DES VOIX /VOIES DANS Ô PAYS, MON BEAU PEUPLE! DE OUSMANE SEMBÈNE : UNE CONSTRUCTION DE L’ALTERITEpp. 67-82.

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Texte intégral

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À LA CROISEE DES VOIX /VOIES DANS Ô PAYS, MON BEAU PEUPLE! DE OUSMANE SEMBÈNE : UNE CONSTRUCTION DE

L’ALTERITE Apo Philomène SEKA

Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody (Côte d’Ivoire) apophilomeneseka@yahoo.fr

RESUME

L’objectif de cette contribution est de montrer comment les voix narratives du ré- cit romanesque définissent la trajectoire culturelle des personnages. Il revient donc d’analyser comment la relation du roman structure les identités à l’oeuvre dans le texte. Notons que le roman de Sembene Ousmane met en lumière le retour d’un fils en terre casamançaise avec une épouse blanche. Le texte donne à découvrir une image ou un visage de la France à travers l’épouse blanche. L’attitude du fils laisse imaginer la France par ses parents. C’est donc une France fantasmé et projetée qui se dessine dans les voix du récit. S’ouvrent alors un choc des cultures, un choc des identités mais aussi et surtout une révélation des cultures et une révélation des identités. Car l’altérité se révèle face à une identité. Ici la France se révèle à la Casamance dans la rencontre des protagonistes. L’autre nait, en conséquence, dans le regard du soi. Ainsi, l’identité et l’altérité décrivent-ils des trajectoires qui se recoupent dans un récit à plusieurs voix qui s’entremêlent pour établir l’unité de la diégèse. A partir de la rhétorique des voix, méthode d’analyse textuelle postulant l’arrimage de la sémantique du récit à lapolyphonie diégétique, nous montrerons la rencontre des cultures à partir des points de vue du récit, ensuite analyserons la construction de l’image de la France à travers l’image de l’épouse et enfin interrogerons la stéréotypie comme une déformation fan- tasmagorique de l’auto-projection du soi.

Mots clés : Voix, image, culture, identité, altérité.

ABSTRACT

The aim of this contribution is to show how the narratives voices of thenovelic telling define the cultural trajectory of the characters. It so becomes to analyse how

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spouse. The son attitude lets to imagine France by his parents. It’s so a fantasized France and planned that designs itself in the telling voices, then to open of the clash up cultures a clash of identities, but, also and above all a revelation of the cultures and a revelation of the identities. As a matter of fact, the otherness reveals itself face to an identity. Here, France reveals itself to the casamance in the protagonists meet.

The other bornin consequence, in the sight of the oneself. Thus, the identity and the otherness describe trajectory that to cross-check in telling to many voices to establish the unitedof the telling, thereafter, will analyse the construction of the imageof France through the image of the spouse and finally we will interrogate the stereotypieas a phantasmagorical deformation of the self-projection of oneself.

Key words: voices, image, culture, identity, otherness.

INTRODUCTION

Complexe scriptural agrégé autour de la narration d’une histoire mettant en relief des caractères ou des mœurs, le roman est un genre littéraire dont l’équilibre structurel est assuré par le charme d’une endogénéité expressive et la profondeur d’une exogénéité communicante. Cet alliage d’un substrat diégétique avec un conduit stylisant variable offre de la matière pour explorer les sentiers convexes de la narratologie. Au cœur de ce paysage singulier, les notions de polyphonie et de focalisation tiennent une place cardinale avec la formulation génétienne de la double interrogation de « qui parle ? » et

« qui voit ? » (GENETTE : 1972 :65-282) Au-delà de la désignation ou de la référence à une instance narratoriale ou actancielle1, c’est la question de la responsabilité sémiotique qui est posée. La délicatesse de l’entreprise cri- tique ou du lieu de la réception tient justement à la dilatation sémantique des productions qui s’appuient sur la fécondité des possibles entendus. L’œuvre d’art, en général et le roman en particulier, se laisse alors saisir comme un tissu ouvert à une pluralité de sens étant entendu que moult signifiés coha- bitent au sein du même signifiant (ECO, 1990). Ainsi, l’une des perspectives de «dépouillement» du discours romanesque réside indubitablement dans la perception de la voix narrative conçue, selon Mieke Bal, comme « sujet,

1 Ezquerro appelle fonction actantielle « l’ensemble des caractères et des fonctions assumées dans le texte par l’instance narratrice dénommée personnage »(Théorie et fonction, 1983, p. 157).

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intention, origine et cause de l’œuvre.» (2014) Le texte romanesque, parce que procédant d’un discours ou d’un propos disant du narrateur, accorde une place de choix à la voix, non seulement comme sujet parlant mais aussi et surtout comme partie non linguistique du discours : « l’altérité de ce qui se dit.» (LARCAN :2004 :318) La voix devient, de ce fait, « une prothèse, un supplément, un artifice sans lequel le récit ne saurait «marcher» ». Elle est extrêmement importante en raison de sa qualité de « trace de la personne qui parle, [de] moulage, [de] miroir, [d’] index du sujet. » Dans le flux dyna- mique de son étant, la voix crée un champ spatial ou une once de voie qui se réalise comme le trait manifeste d’une jonction. Autrement dit, la voix figure la voie pour une rencontre des êtres, une quête de l’altérité. S’il est un roman- cier africain de la période coloniale qui accorde un intérêt singulier à la fibre revendicatrice des Noirs en faveur de leur dignité et de leur liberté, c’est bien l’écrivain et cinéaste sénégalais Sembène Ousmane dont le deuxième roman Ô Pays, mon beau peuple !offre un sédiment polyphonique enclin à la ren- contre d’autrui. C’est, sans doute, pour satisfaire aux promesses discursives de la réflexion sur la rhétorique des voix que le présent article s’intéresse « À la croisée des voix/voies dans Ô Pays, mon beau peuple ! : une construction de l’altérité ». Mais au fond, comment les voix sont-elles représentées dans le roman de Sembène Ousmane ? En quoi les voix évoquent-elles des voies de possibles narratifs ? L’écho des voix et la géométrie des voies n’énoncent- ils pas, en filigrane, l’architecture de l’altérité comme nécessité d’un dialogue interhumain ? La structure des voix du récit – en tant que - rhétorique des voix de récit innervera notre argumentaire. C’est une démarche analytique qui vise à étudier le sens d’un récit à partir de sa relation. Elle permet d’ana- lyser les rapports des différentes voix internes au récit pour dégager une sémantique du texte. À cheval sur la linguistique de l’énonciation et la sémio- tique narrative, elle utilise les acquis de ces deux disciplines pour examiner la production du sens à partir des réseaux discursifs. Tripartite, l’analyse fera l’inventaire des voix assorti de l’examen de la polarité discursive puis auscul- tera la métaphore des voix dans le récit par le biais des voies avant de poser l’altérité comme une voie possible de sémantisation du récit.

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1. INVENTAIRE DES VOIX DU RÉCIT ET ANALYSE DE LA POLARITÉ DISCURSIVE

1.1. Voix dominantes du récit

L’objet de ce premier point est de faire la cartographie de la prise de parole dans le récit. Cette première phase de l’analyse évaluera la prise en charge de la relation du récit tant du point de vue de l’énonciation fictionnelle - c’est- à-dire la production d’un énoncé dans le récit ou d’un énoncé produit par un personnage - que du point de vue de la narration. Le propos est tenu, bien entendu, dans la perspective génétienne. En réalité, l’énonciation désigne toute action consistant en la production d’un énoncé, c’est-à-dire un mes- sage oral ou écrit émis dans une situation déterminée (BENVENISTE : 1970).

La situation d’énonciation correspond donc aux circonstances de temps et de lieu dans lesquelles est produit l’énoncé. Le terme narration provient du latin narratio. Il s’agit de l’action de narrer ou de raconter une histoire réelle ou fictive, d’exposer une suite d’évènements sous une forme littéraire ou de décrire une situation. En rhétorique, la narration est l’une des trois parties en lesquelles se divise le discours. La narration rhétorique mentionne des évène- ments visant à clarifier le sujet et permettant l’exécution des buts de l’orateur.

En général, une narration présente au moins un personnage expérimentant des évènements. Or justement, Philippe Hamon définit le personnage, d’un point de vue strictement sémiologique, par « un faisceau de relations de res- semblance, d’opposition, de hiérarchie et d’ordonnancement qu’il contracte avec les autres personnages et éléments de l’œuvre » (HAMON : 1977 :125).

Ezquerro renchérit dans Théorie et fiction en affirmant : «les personnages se définissent essentiellement par ce qu’ils disent et ce qu’ils font» (1983 : 126).

Dans ce roman de Sembène Ousmane (1957) le récit s’organise et s’épaissit autour de la figure centrale d’Oumar Faye, jeune sénégalais natif de la Casa- mance, qui retrouve les siens après un séjour de huit ans effectué en France.

Il rentre en compagnie d’Isabelle son épouse blanche. Cette posture senti- mentale heurte les sensibilités de ses congénères comme Faye lui-même le relève dans cet extrait :

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« Parce que... premièrement, je n’ai pas le droit de vivre, de sentir les choses, de les aimer, de me tailler une place au soleil. Ils ne veulent pas que je franchisse mes limites et, si je leur résiste, ils feront tout pour se débar- rasser de moi... Et puis, ils ne tolèrent pas qu’un nègre s’accouple avec une blanche, c’est bafouer leurs lois... ». (SEMBENE : 1975 :69)

Ce pan de texte souligne la raideur de pensée des habitants de la com- munauté dont Oumar Faye est originaire. Pourtant, la voix du narrateur le présente comme un personnage dont la popularité croît tant il se montre pré- venant à l’égard de ses semblables :

« Il leur donnait des poissons séchés et des huîtres sèches. Lorsqu’il voyait un enfant pleurer, il le prenait, le berçait jusqu’à ce qu’il dorme (...). Il avait tou- jours sur lui des feuilles de tabac, du tabac à priser, des bonbons. Son arrivée était chaque fois un moment de joie pour les femmes. » (Ibidem : 119)

Oumar jouit d’une audience si remarquable que le gardien de prison ne peut s’empêcher d’observer : « pour un jeune, cela porte malheur d’être trop connu ». (Ibidem : 157) D’ailleurs, la communauté blanche qui ourdit un com- plot contre lui en vue de l’éteindre et de faire avorter l’entreprise émancipa- trice du noir qu’il forge «il ne sera pas difficile de lui-même le grappin dessus.»

(Ibidem :171) Transcendant l’incompréhension des siens et faisant abstraction de l’attitude acrimonieuse des colons blancs à son endroit, Oumar Faye conduit un mouvement dont le seul mobile est le mieux-être des siens. Aussi entre- prend-il de s’adresser aux jeunes, aux personnes âgées en leur expliquant les ressorts et la portée de son projet. Il leur explique donc que « les offrandes ne changeront rien » (Ibidem : 149) et qu’il importe « que les vieux marchent en tête » (Ibidem : 175) pour assurer au défi des garanties de succès.

Passionné et convaincu du bien-fondé de son pari ambitieux, Oumar Faye porte la voix du renouveau qui entre en commerce avec d’autres voix notamment celles de Joseph le médecin militaire blanc, Désirée la métisse, Seck l’instituteur, Agbo le médecin béninois et Agnès Diane.

Outre les voix évoquées, celle d’Isabelle, la compagne d’Oumar Faye, occupe une place prépondérante dans l’économie discursive du texte. D’elle, la voix du narrateur indique au début de l’oeuvre:

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« Sa peau à elle, offrait un contraste lumineux avec celle de l’homme, très blanche. Son corps élancé- elle était grande - était moulé dans un tailleur de lin blanc [...], sa longue chevelure pesait à son cou -, ses sourcils étaient bien dessinés. Elle n’était pas vraiment belle, mais elle avait la beauté de ses vingt-deux ans. » (SEMBENE : 1975 : 15)

Les premières occurrences phoniques d’Isabelle la peignent sous un jour d’hyper-émotivité, de grande sensibilité, de douceur extrême comme en témoigne cet extrait dans lequel elle appelle son époux à renoncer à l’ire pugilistique dont il fait montre à l’incipit. Elle supplie : « - Assez, Faye (Ibi- dem : 13) puis demande : « - Pourquoi t’es-tu encore bagarré ? Pour te faire encore remarquer ? » (Ibidem : 14) Après avoir recensé quelques voix dans Ô Pays, mon beau peuple !, intéressons-nous à l’analyse des pôles discursifs du roman.

1.2. Analyse de la polarité discursive

Ici il s’agit d’étudier la nature et la qualité des rapports entre les diffé- rentes voix du récit. On fera donc le recoupement des voix. C’est l’étude des différentes relations entre les positions argumentatives ou même les inté- rêts dans la structure et la dynamique du récit. Dans la structure du récit, l’on étudiera les positions initiales ; puis dans la dynamique du récit, l’ac- cent sera mis sur la variation des réseaux argumentatifs, les changements de focalité. Ce faisant, l’on étudiera la variation de la personne, au sens grammatical, dans le récit. L’on pourra, éventuellement, faire un schéma discursif pour étudier les contradictions et la dialectique des voix du récit.

Ce schéma, résultant de la jonction harmonieuse des travaux de Vladmir Propp et Julien-Algirdas Greimas, se laisse saisir comme un précieux instru- ment de sémantisation du texte romanesque.

À l’évidence, Ô Pays, mon beau peuple ! - eu égard à la matrice conflic- tuelle que charrie le personnage d’Oumar Faye dans son rapport avec les autres personnages – incline à admettre l’antériorité d’une situation d’équi- libre pré-coloniale. En d’autres mots, l’étape précédente ayant révélé la conflictualité des relations du héros avec les autres personnages et l’antico- lonialité de son entreprise, il y a lieu d’inférer que l’implicite de ce tableau est que la période d’avant la colonisation était représentative de la belle époque.

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La dysharmonie est consécutive à l’arrivée du colon blanc. C’est tout le sens des premières scènes du roman sur le bateau emprunté par Oumar pour rentrer en Casamance. D’une virulence incroyable, le propos du colon raciste plante le décor du vaste programme de déshumanisation qu’est la coloni- sation : « Regagnez vos places, tas d’imbéciles ! cria un homme de peau blanche… le Blanc se mit à distribuer des coups, des coups que le furieux donnait avec une chicotte… Il tapait à droite et à gauche, sans se soucier de l’âge ni du sexe » (Ibidem : 175).

Cet extrait traduit la barbarie, la cruauté du colon blanc. C’est, justement, cette exploitation et cette volonté de réduire le Noir au silence qui fondent le projet d’Oumar de restaurer la dignité de sa communauté.Dans cette en- treprise, il bénéficiera de l’appui d’Isabelle, des cultivateurs de la région, du vieux Gomis, commerçant très proche de la famille d’Oumar. Le vieux Gomis épouse le rêve d’Oumar de « monter une ferme modèle dont tous profiteront » (Ibidem, 175). L’ambition est portée par moult jeunes : «Tracteurs pétaradants tirant des charrues du matin au soir à travers la plaine » (Ibidem : 178). Il sera contrarié par les français du milieu agricole qui projettent d’éliminer Oumar.

En outre, les pôles discursifs portés par Oumar et Isabelle révèlent l’écri- ture d’une magnifique relation amoureuse entre ces deux personnages : « Ils étaient beaucoup l’un pour l’autre, ils se donnaient la main, marchant sur deux routes parallèles et, pour l’avenir, elle était sa force » (Ibidem : 15).Véritable prothèse ou béquille, en termes de présence physique et morale pour son époux, Isabelle est une compagne affectueuse, intelligente, prévenante, sen- sitive, ferme par endroits, notamment quand il s’est agi de rappeler au sens le bagarreur et frondeur Oumar. Par un savoir-faire dont elle a le secret, elle pacifie les relations brumeuses qu’Oumar a avec ses parents et contribue à nourrir les amitiés qu’il tisse. Isabelle est ivre de cet amour et s’adresse à Oumar en ces termes : « Je me demande si je dois seulement être fière de toi ou si je dois t’adorer ? » (Ibidem : 55). Assumant pleinement sa relation avec Oumar, Isabelle fait fi du regard dédaigneux de ses congénères et note à l’en- droit de ses parents : « Me voilà donc Casamancienne et ne m’en plains pas » (Ibidem : 76). Bravant l’hostilité première de sa belle-famille - « [Rokhaya] était déchirée de voir son petit tenir la main d’une toubab » (Ibidem : 116) - Isabelle finit par bénéficier de la sollicitude de sa belle-mère non sans une hauteur de

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vue et de cœur : « Je ne le fais pas de bon cœur tu sais, mais pour faire plaisir à ta mère » (Ibidem : 77). Il se crée, par la suite, une complicité étonnante entre la vieille femme et Isabelle tant et si bien que Rokhaya comprend que la Blanche à venir de l’occidentale. - Le passage qui suit atteste de la qualité des rapports qui existent entre le couple Faye est saine d’intentions et ne nourrit pas d’aversion. C’est d’ailleurs elle-même qui instruit Isabelle de sa science en vue de la maternité et la famille. Les principales voix convoquées dans ce segment du travail peuvent renvoyer au schéma suivant :

SCHÉMA DES POLARITÉS DISCURSIVES

Le schéma sus-évoqué montre bien que l’ordonnateur du registre narratif est bien le narrateur qui est le régulateur de voix dans le récit tant tout part de lui pour aboutir à lui en tant qu’il est donateur, distributeur, organisateur des consciences parlantes du texte. Il incarne le pôle majeur et laisse se profiler immanquablement une voix qu’il présente directement (il est alors person- nage) ou indirectement (il n’est pas personnage).

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Le personnage-pivot est le héros du récit. C’est celui autour de qui l’infla- tion diégétique trouve justification. Les événements qui structurent et rythment le récit tourne autour de lui ; d’où l’idée de pivot. Il est superposable au nar- rateur.Le flux tensionnel est le moment ultime recherché par le personnage- pivot au terme de son parcours. C’est ce à quoi il aspire ; ce, vers quoi il tend profondément. Cela implique le dépoussiérage ou l’exhumation de l’équilibre antérieur tacite ou explicite dont la mise en rapport avec le but recherché permet une meilleure lecture de l’agir, du penser et du dire du personnage- pivot.Le relief dirimant mobilise tous les aspects qui freinent la satisfaction du flux tensionnel avec en point de mire le pôle anomique qui apparaît comme l’élément de déconstruction et de déstabilisation de l’équilibre organique du récit.Le relief vectoriel convoque, pour sa part, toutes les ressources aptes à conduire à bon escient ou à bon port le flux tensionnel. Toutes ces articu- lations retournent à «la conscience narrante» du texte (le narrateur) en sa qualité de coordonnateur du tout narratif.

La spécificité du schéma des pôles discursifs tient à deux exigences. La première est tributaire de ce que, à la différence de ces ancêtres proppiens et greimassiens, il pose les différentes instances comme des pôles discursi- vants ; c’est-à-dire porteurs de discours et matérialités de voix. Il s’agit donc de saisir les différentes voix qui se font écho dans le texte et de les organiser selon le modèle structurant proposé. La seconde est afférente à la circula- rité du dispositif et au positionnement des données. La forme circulaire du schéma fait du narrateur l’initiateur du projet narratif et celui qui en sonne le glas. Cette posture peut être adoptée par le lecteur qui devient, pour ainsi dire, néo-narrateur en ceci qu’il réécrit le texte, allant même jusqu’à le re- sémantiser. En sus, la logique graduelle des pôles discursifs est telle que le narrateur engendre le personnage-pivot qui est mû irrémédiablement par un flux tensionnel dont le charme réside dans la contradictorialité du relief inhibi- teur/dirimant et du pôle anomique. Pour donner de la teneur ou de l’épaisseur au pivot, un regard sur le relief vectoriel sera posé pour dé-couvrir les échos de son être diégétique.Succédant à l’inventaire et à l’analyse des polarités discursives, notre propos s’intéressera aux voies en tant que prolongement spatialisant des voix narratives.

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2. VOIES ET MÉTAPHORE DES VOIX DANS LE RÉCIT

Les voix dans le récit se présentent comme ou présentent elles-mêmes des voies au sens de chemin, d’espace suggéré en vue de satisfaire une exigence. Les voix et les voies fusionnent alors pour chanter la symphonie du diégétiquement cohérent.

En cela, Ô Pays, mon beau peuple !de Sembène Ousmane métaphorise des voies que nous comprendrons plaisir à compulser. Il s’agit, en l’occur- rence, de la rédemption et du récif.

2.1. La métaphore de la rédemption

Dans Ô Pays, mon beau peuple !, la fin tragique d’Oumar Faye porte une estocade à l’entreprise d’émancipation des ouvriers africains face à l’exploitation du colonisateur. Cette mort interrompt brutalement la belle romance écrite à l’encre de l’amour trans-racial par Oumar et Isabelle. Loin de consacrer le terme absolu d’un amour émouvant, la mort d’Oumar porte la voix d’un immortel qui survivra en son fils, véritable parangon du métissage des civilisations, du brassage des peuples, de la fusion des causes, de la fraternité universelle. La mort d’Oumar Faye devient donc l’écho de la voie rédemptrice d’un leader qui entre, pour ainsi dire, dans la décorporéité d’une éternité dont le lieu de résidence est, non pas le tombeau mais le cœur des paysans. Leur extraordinaire mobilisation autour de la veuve blanche à la mort d’Oumar Faye en est une illustration éloquente. Le vécu d’Oumar ayant été enclin à offrir une véritable catéchèse de vie, la survivance de sa mémoire à sa disparition physique s’origine, entre autres, dans cet extrait :

Quant au maître, il était en pleine action. On le voyait dans les champs et dans les rizières où les femmes courbées repiquaient les tiges fragiles, les jambes couvertes de sangsues. Oumar les encourageait de son mieux. Il leur donnait des poissons séchés et des huîtres sèches. Lorsqu’il voyait un enfant pleurer, il le prenait, le berçait jusqu’à ce qu’il dorme et le reposait ensuite sur une des mottes de terre qui s’élevait comme des îlots au milieu des eaux. Il avait toujours sur lui des feuilles de tabac, du tabac à priser, des bonbons.

Son arrivée était chaque fois un moment de joie pour les femmes. Il s’infor- mait des projets de mariage, encourageait, plaisantait. Il savait se montrer doux. Peut-être même avait-il conquis un cœur parmi toutes ces jeunes filles qui travaillaient, le pagne relevé à mi-cuisses ?(Ibidem : 119)

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La symbolique de la mobilisation des paysans réside en ceci que ces tra- vailleurs infatigables de la terre ont labouré leur cœur afin qu’y siège Oumar.

À l’instar de la mort du Christ pour les chrétiens, la fin tragique d’Oumar Faye est salvifique et porteuse de vie. Elle est donc biophore. Oumar justifie d’une paternité à la fois physique et spirituel car il investit l’esprit des siens et ouvre la voie à un métissage réconciliateur, de jure et de facto, entre le Noir et le Blanc en la personne de l’enfant à naître. Ce faisant, sa mise en terre nourrit de fertilité l’humus pour une renaissance éclatante de la Casamance à l’aune d’une aube nouvelle : «Oumar Faye, lui, était bien mort et gisait dans la terre.

[…] Il était présent le soir autour du feu et le jour, dans les rizières ; lorsqu’un enfant pleurait, sa mère lui racontait l’histoire de ce jeune homme qui parlait à la terre et, sous l’arbre de palabre, on honorait sa mémoire.(Ibidem : 187) Aussi le narrateur peut-il ouvrir les vannes de l’espérance pour l’avènement d’un monde où les Noirs et les Blancs, soucieux de l’épanouissement de tous, deviseront, « assis à la même table».(Ibidem : 162)

2.2. La métaphore du récif

Le colonialisme et le racisme sont deux tares de l’histoire que Sembène Ousmane décrit et décrie dans Ô Pays, mon beau peuple !La voix d’Oumar Faye se fait le témoignage du péril et du récif auxquels le Noir est en proie.

Dès lors, il est impérieux de noter l’inscription de l’incipit dans un climat pugilistique opposant Oumar et le gérant de la Cosono. La rixe qui couve dessine, en filigrane, les nervures d’un conflit ouvert entre deux races, deux époques, deux cultures, deux peuples qui se regardent « tels deux chiens » (Ibidem : 13) en faïence. Le roman s’ouvre donc dans une atmosphère tor- ride, marquée du sceau de l’agitation électrique, de la brutalité ambiante, de la césure frappante entre le Noir et le Blanc. Interposée entre les deux pro- tagonistes, « seule la femme, avec ses bras frêles, les tenait à l’écart l’un de l’autre ». (Idem)Le rôle médian d’Isabelle, en tant de lieu isométrique de rap- prochement des contradictions, se lit par anticipation : par sa maternité, elle sert de pont entre les deux races.

La voie du récif ou de l’obstacle est également mise en évidence par l’hos- tilité que ses congénères blancs vouent à Isabelle. La clouant au pilori pour son hyménée avec un Nègre, elle nourrit leurs appétits sexuels insatisfaits. Ils exprimeront leur aversion contre Oumar et ourdiront un complot pour l’assas-

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siner. Le récif macule de ses serres l’ensemble du récit. En effet, le texte narratif éclot sur le mouvement du bateau se dirigeant vers le fleuve. Cette image du bateau éveille le souvenir de la conscience balafrée ou scarifiée du Noir, victime des épisodes douloureux de l’esclavage et de la traite négrière.

Le retour en Casamance est un défi à la mémoire et s’enrobe de l’incertitude d’une rencontre brumeuse en raison de hétéroracialité du couple Oumar-Isa- belle. Il est donc aisé de relever la soudaineté du « gros nuage [qui] cacha le soleil et, sans crier gare, [de même que] la pluie [qui] se mit à tomber avec un fracas assourdissant.» (Ibidem : 12) Ce changement atmosphérique crée :

«Untumulte désordonné car les passagers qui étaient parqués sur le pont avant s’y précipitèrent pour s’abriter.

- Regagnez vos places, tas d’imbéciles ! s’écria un homme de peau blanche, que les noirs regardaient craintivement. […] Il tapait à droite et à gauche, sans se soucier de l’âge ni du sexe. […] Soudain l’homme, pris par un crochet au menton et repris par un autre au ventre, s’écroula. Debout devant lui, le noir attendait, ses bras démesurément longs touchant presque ses genoux, ses poings fermés prêts à cogner de nouveau. » (Ibidem : 12-13)

Le début du roman plante le décor de la rencontre heurtée entre les races noire et blanche. Il dit l’audace, le courage, la témérité d’Oumar Faye qui sur- prend d’ailleurs ses pairs : « Tels deux chiens, ils se toisaient furieusement.

Les noirs n’en revenaient pas. Quel est ce colosse qui s’attaquait au tabou ? Ils n’en savaient rien. Frapper un blanc !» (Ibidem : 13)

Le personnage-pivot engage le récit dans la voie de la contestation de l’hé- gémonie occidentale savamment tissée par la colonisation et le capitalisme.

La voix d’Oumar Faye trace la voie du récif et mobilise les ressorts tragiques de sa fin. Aussi le lecteur est-il convié à découvrir l’image d’impuissance et de meurtrissure d’Isabelle dans l’excipit de la page 187 : « Les larmes aux yeux, le cœur débordant de douleur, Isabelle baissa la tête […] Isabelle remonta en sanglotant dans sa chambre.» Ayant décrypté la métaphore des voix du récit par des voies, voyons à présent comment cet ordonnancement scriptural procède d’une construction de l’altérité.

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3. L’ALTÉRITE, VOIE POSSIBLE DES VOIX DU RÉCIT

Il s’agira de dégager les sens possibles du récit et d’éclaircir l’horizon de la signification du récit. L’analyse est endogène. Elle permet au récit de suggérer son sens sécrété qui est différent du sens de réception. Le sens de réception est, en général, une interprétation. Umberto Éco parlera, à cet effet, d’interprétation et de surinterprétation. Le sens endogène, pour sa part, est ce à quoi le texte appelle. Dans son ouvrage Littérature nègre, Jacques Chevrier souligne le thème de « l’homme des deux mondes » (CHEVRIER : 1974 :136) qui occupe une bonne part des romans africains dénonçant le sys- tème colonial.À l’analyse, le rapport avec autrui dans le roman de Sembène Ousmane permet de mettre en évidence deux postures notables : l’altérité comme conscience de l’impossible cohabitation d’une part et l’altérité comme nécessité d’une fratrie humaniste.

3.1. L’altérité, conscience de l’impossible cohabitation

L’autre, matérialité d’une conscience différente de soi, est au centre d’un conflit entre des personnages dans le roman de Sembène Ousmane.L’exemple canonique de l’altérité comme conscience de l’impossible cohabitation est porté par tous ceux qui tiennent en horreur l’hyménée d’Oumar avec Isabelle.

Ils considèrent cette union comme un crime de lèse-majesté étant entendu l’irréductible principe traditionnel de «l’incommunion» des races : il est déva- luant pour une créature blanche de corrompre ou de souiller sa dignité par le contact au noir d’une part et d’autre part, il est inimaginable pour la création noire de pactiser avec le bourreau d’hier.

C’est ce vertige des impossibles qui alimente la haine de l’autre et fait de l’altérité une source de blocage interculturel. Cette véritable culturophobie charrie le péché de l’infamie porté à l’autre. Dès lors, commercer avec un Noir / une Blanche est très mal perçu d’une part par les congénères d’Isabelle et d’autre part, par la famille d’Oumar Faye.Fils d’imam, Oumar expose les siens au double déshonneur de la différence de religion et de race en épousant Isabelle. Cet acte hautement iconoclaste est une démonstration ostentatoire déséquilibre les lois du cosmos du point de vue des tenants de la tradition africaine. Cette singularité de vie, différente de celle des ancêtres, défie le sens du père d’Oumar dont l’avis a été totalement mis sous silence.Pour sa

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part, Isabelle vit le double rejet de sa personne par sa communauté d’origine - qui la lit comme une traîtresse, une dépréciée, une légère, une souillée, une maculée – et sa communauté d’adoption par le fait du mariage qui la perçoit comme une usurpatrice, une déstabilisatrice, un fauve sournois. Par ailleurs, de nombreux épisodes du texte portent témoignage de la vive aversion que le colon blanc porte à l’Africain. En témoigne l’altercation sur le bateau déjà évoquée.À ce stade du propos, il est bon de noter que l’impossible cohabi- tation n’est pas qu’hétéroraciale. Elle est homoraciale ; c’est-à-dire que des personnes de la même appartenance raciale ont des relations conflictuelles.

3.2. L’altérité, nécessité d’une fratrie humaniste

La mixité de l’union entre Oumar et Isabelle est révélatrice de l’impérieuse nécessité de transcender les différentes physiques, raciales, religieuses pour ne retenir que l’ontologie de l’humain. Par la force de l’amour, Isabelle a tenu bon au point de faire basculer la faveur de sa belle-mère à son profit. De même, Oumar ne s’est pas laissé corroder par la raideur de l’inhospitalité des siens dès son retour d’Europe avec Isabelle.Oumar Faye a bien compris que l’humain transcende et abolit les différences humanocides. Il dira justement :

« Ce n’est pas la race qui fait l’homme, ni la couleur de sa peau.» (Ibidem : 131) En outre, Oumar Faye n’entrevoit le bonheur que par le prisme de l’autre.

En témoigne cet extrait de l’adresse du vieux Gomis:

« - … Aujourd’hui, nous avons enterré un des nôtres, un fils de ce pays, frère des uns, cousin des autres, un ami, un conseiller, un guide. Il y a deux ans qu’il était arrivé ici avec sa femme. On avait cru à ce moment qu’il avait renié sa race, qu’il n’était plus comme nous… Eh bien ! non, Faye nous est revenu comme s’il n’avait quitté ce pays. Il nous a montré, malgré sa jeunesse, que nous sommes des hommes. […] – Vous savez tous que Faye voulait que vous vous unissiez. Et c’est pour cela qu’il a été tué. » (Ibidem : 183)

À l’enterrement d’Oumar Faye, tous « les riverains étaient présents, de la source de la Casamance aux confins de la brousse. […] chrétiens, musulmans, fétichistes, païens et athées.» (Ibidem : 184) Le brassage des communautés se laisse saisir ici comme le summum d’une altérité bien vécue.

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CONCLUSION

En définitive, il convient de retenir que le présent article avait pour objet de nourrir une réflexion autour de la croisée des voix/voies dans Ô Pays, mon beau peuple !Comme construction de l’altérité. L’analyse s’est alors fondée sur la rhétorique des voix pour en saisir l’inventaire avant de procéder à l’analyse des polarités discursives. Ce faisant, la perspective des voies comme écho métaphorisant des voix a été initiée aux fins d’aboutir à la position de l’altérité en tant que voie possible. Pour notre part, il paraît impérieux de relever que l’œuvre romanesque se pose comme un vivier fécond et un terreau extraor- dinaire de la dynamique des voix à spectre multipolaire. La diversité des voix narratives communique des versants spatiaux porteurs de sens ou d’idées que la réflexion a pris le soin d’appeler voies. Les voix deviennent, pour ainsi dire, des voies qui s’interpénètrent, s’interinfluencent et interagissent pour le sacre de l’altérité en tant que conscience de l’autre, contact avec l’autre à l’aune des approches interdiscursives et interculturelles.

BIBLIOGRAPHIE Corpus

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Ouvrages et articles consultes

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Références

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