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AFRIQUE du SUD. Njabulo S. Ndebele LA MORT D'UN FILS

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Academic year: 2022

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Njabulo S. Ndebele

LA MORT D'UN FILS

Avec "la Mort d'un fils", l'auteur de cette nouvelle donne la parole à une femme. La narratrice nous fait pénétrer dans

un univers où l'amour prend son sens absolu. Dans ce lieu de douleur, d'oppression, de peur et de mort, la trace laissée par l'enfant disparu peut être infiniment durable.

pleurer. On n'avait pas eu de temps pour cela ; pas une minute pour s'affliger. Rien que la fuite dans les idées, des égarements de bêtes traquées. Et brusquement l'instant des pleurs. Pleurer est-ce autre chose au fond que prendre conscience de la perte ?

Si bien qu'au moment où le corps nous est revenu finale- ment, Buntu a dit : "Tu réalises maintenant que notre fils est mort ?", et là, oui, j'ai réalisé. La prise de conscience de la mort du seul enfant que nous avions avait été complètement supplantée par la suite d'efforts nécessaires pour avoir son corps. Même les horribles n a eu le corps pour finir. Mercredi. C'était juste à temps pour qu'on ait l'enterrement le samedi. On était épuisés ; à bout. Restait à être à l'enterrement. Trouver la force de

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événements qui avaient provoqué sa mort, nous n'y pensions pas en tant que tels. A leur place, toute une succession paralysante de choses à faire nous monopolisait l'esprit : les lettres à rédiger, les coups de fil à donner, les télégrammes à expédier pour appeler à ce qu'on nous soutienne, les visites chez les avocats, les gens

"influents" soi-disant avec qui "entrer en contact", la préparation de l'enterrement ; une série ininterrompue de démarches, de sauts en voiture. Cela seul importait soudain : tous ces infimes détails tuants, qui nous masquaient le fond des choses, avec ce qu'il avait de terrible ; chaque fait se présentant à nous comme une porte qu'il fallait ouvrir, et qui donnait, une fois poussée, sur une autre porte à ouvrir. Sans qu'on en ait bien eu conscience, c'était l'odeur de la mouffette, qui nous avait distrait l'esprit, ce n'était pas ce qu'elle avait fait.

Nous avons compris autre chose, dans le même temps, Buntu et moi : c'est qu'au cours de ces deux semaines d'efforts permanents pour obtenir le corps de l'enfant il s'était passé entre nous bien des choses qui nous séparaient. Pour la première fois de notre mariage, vivre ensemble était devenu une simple affaire d'ha- bitude. Il était là. Il serait là. J'étais là. Je serais là. Il n'y aurait rien d'autre à attendre. Mais quand Buntu a dit cette phrase : "Tu réa- lises maintenant que notre fils est mort ?", la pensée qu'il a libérée nous a rapprochés dans l'instant. Comme si le corps de notre enfant, dès lors qu'il revenait jusqu'à nous, nous ramenait aussi l'un à l'autre. Il avait fallu ces moments pour que nous commencions vraiment à ressentir notre douleur. Il nous semblait que nos pou- mons trouvaient soudain l'air nécessaire, alors que le moment d'avant nous étions près de suffoquer. Quelque chose qui avait du sens venait brusquement d'émerger.

A mesure que nous comprenions, nous prenions également conscience qu'il s'était greffé autre chose, pour nous deux et à no- tre insu, sur les terribles événements. C'est vrai, nous nous étions éloignés l'un de l'autre. Mais pour moi, cette prise de distance, en ces moments qui, au contraire, auraient dû nous rendre plus pro- ches, ressemblait de façon troublante à une espèce de soulagement.

Je l'éprouvais ce soulagement, sans le comprendre entièrement.

Le fait est que j'avais toujours su qu'il nous faudrait racheter le corps. Dès le début, j'avais compris qu'on ne pourrait pas y

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échapper. Les choses devaient finir comme cela. Alors quand il est appaai-qu'elles allaient bien finir comme cela, Buntu n'avait plus le courage de me regarder dans les yeux. Parce qu'il les avait dits ces mots : "J'aimerais mieux crever que de voir ça ! J'aimerais mieux crever que de voir ça !" Il les avait dits dès l'instant où l'on nous avait fait savoir qu'il faudrait payer la police ou une administration, pour obtenir d'eux qu'ils libèrent le corps de notre enfant.

"J'aimerais mieux crever que de voir ça ! J'aimerais mieux crever, tu m'entends !" Buntu disait cela sans cesse.

Finalement, on a acheté le corps. On a la quittance ; la police a insisté pour qu'on la prenne. Pour qu'ils puissent se savoir "cou- verts". Ils ont ajouté : "C'est la loi."

Le corps, j'ai la nette intuition qu'on aurait pu l'avoir plus tôt.

Mais il faut bien voir qu'au début mes idées s'étaient embrouillées ; on est censée se sentir plus forte quand son homme fait preuve d'héroïsme. Mais le fait est que je ne trouvais aucune espèce de réconfort à l'entendre exploser comme ça. Pour moi, c'était parler trop vite. Et quel sens y avait-il à cela, quand la seule chose que je voulais, c'était le corps de mon enfant ? Qu'est-ce qui allait se pas- ser ensuite ? Qu'est-ce qui allait se passer finalement, s'il apparais- sait que Buntu, comme les faits allaient le révéler, ne mettait pas sa vie en jeu ? Qu'est-ce qui allait se passer pour lui ? Qu'est-ce qui allait se passer pour moi ?

Au cours des deux semaines en question, Buntu mit vrai- ment tout en œuvre, s'entoura d'amis, de parents, chercha le sou- tien d'avocats, des appuis auprès des journaux, pour qu'on puisse obtenir le corps, sans subir l'humiliation de payer sa libération.

C'est "fondamental comme principe", pour reprendre son expres- sion.

Pourquoi était-ce si difficile pour moi de voir le bien-fondé ou la sagesse d'un tel principe ? Je suppose que le pire de tout, c'était le mauvais sang à se faire en pensant à ce que la police fai- sait du corps de mon enfant. Comment ne pas les voir s'affairer à lui enfoncer l'ouvre-boîte, parce qu'il fallait "déterminer les causes exactes de la mort" ?

Est-ce que j'allais me sentir l'envie d'y voir d'autres muti- lations, en plus de la cause de la mort ? "Quelle sorte de mère faut-il être pour ne pas sentir le désir devoir le corps de son

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enfant ?" ; les gens se disaient cela sans doute. D'autres devaient se dire : "C'est la douleur." Elle est trop prise par le chagrin.

Puis ajouter : "Elle doit, pourtant..." Et les plus vieux, hochant la tête : "Les jeunes d'aujourd'hui sont étranges..."

Mais qu'est-ce qu'ils pouvaient en savoir ? Ce n'était pas cela la question. Bien sûr que j'avais le désir de voir le corps de mon enfant. La question, c'était que j'avais peur d'y voir confirmées les horreurs de ma propre imagination. C'était cela qui me hantait.

Le degré d'inutilité qu'il y a à créer quelque chose. A quoi cela avait-il servi ? Sentir son corps progressivement se remplir du corps d'un enfant ? Le sentir grandir, cet enfant, et devenir petit à petit une chose qu'on peut voir et toucher, une chose qui bouge, comme elle bougeait à cette même heure de la journée où, restée seule à la maison, j'étais là, assise à l'attendre. A quoi cela avait-il servi ?

Savaient-ils seulement que ces mutilations, pour déterminer soi-disant,"la cause exacte de la mort", étaient autant de déchirures éprouvées dans mon propre corps ? Se sentir le ventre fouillé.

Dégorgé. Ça se pense ces choses-là ?

Et le lait que j'avais toujours ? Des choses peut-être à dire là- dessus ? A quoi cela avait-il servi ?

Buntu, lui-même, ne semblait pas vraiment capable de sentir que ce principe "fondamental" ne pouvait être rien de plus qu'une chose intangible à mes yeux, alors que désespérément mon seul désir était qu'elle prenne la forme du corps de mon enfant.

Je me rappelle un samedi matin, à l'époque où nous com- mencions à nous promener en amoureux. Nous parcourions, main dans la main, les rues du centre de la ville pour faire un peu de lèche-vitrines. En fait, il n'est pas vrai de dire que c'était faire du lèche-vitrines, parce qu'on avait très peu conscience de tout ce qui n'était pas nous-mêmes. Les étalages servaient seulement à ce que des mots naissent entre nous.

Nous allions passer devant trois filles assises sur le bord du trottoir ; elles se partageaient un paquet de fish and chips qu'elles venaient d'acheter au café portugais du coin. Buntu a dit : "J'en veux aussi !" J'ai dit : "Alors, tu es comme cela ! Tu vois une chose, tu la désires ?" J'ai ajouté : "Alors quel homme ! S'il est vraiment comme cela pour tout..." On a ri ; je me rappelle encore comment

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sa main, quand j'ai dit cela, a serré la mienne un peu plus. La force qu'il y avait dans cette main !

Au même moment, deux garçons blancs, qui arrivaient en sens inverse, ont brusquement pris leur élan et ont couru sur les trois filles. L'un d'eux, d'un coup de pied en passant, a fait sauter les fish and chips des mains de la fille qui les tenait. Dans la fou- lée, l'autre a shooté dans le paquet qui tombait à terre pour en expulser ce qui restait. La fille s'est dressée d'un seul coup, elle s'est mise à se secouer la main comme pour en chasser la douleur, à se la serrer sous l'aisselle comme pour en presser la douleur.

Pendant ce temps, les deux garçons s'enfuyaient dans un éclat de rire. Les frites restaient éparpillées sur le trottoir dans la poussière, on aurait dit des barques échouées sur une rivière asséchée.

"Qu'ils viennent un peu te faire ça à toi !" a dit Buntu, et j'ai senti sa main me serrer plus fort encore, comme nous passions notre chemin, semblables aux moutons qui ont vu trop des leurs prélevés du troupeau pour être menés à l'abattoir. Et de fait, bonne note était prise ; il ne restait plus qu'à attendre le jour où viendrait notre tour. Je me rappelle, j'ai regardé Buntu, il y avait sur son visage je ne sais quoi de morne et d'éteint. Apparemment, il n'y avait aucun lien entre ce visage et les mots qu'il venait de dire pour tenter de me rassurer. Pendant un petit moment encore, nous avons marché tranquillement. Puis j'ai fini par remarquer que son étreinte s'était relâchée. Comme s'il y avait dans sa main une sorte de réticence. Du moment qu'elle avait perdu sa belle assurance du début, elle me tenait parce qu'elle le devait, non plus comme avant, animée d'un vrai désir de possession.

Les mots de Buntu n'allaient pas tarder à être mis à l'épreuve.

Comment le destin pouvait-il travailler de pareille manière ? Donner aux mots des intentions et un sens qu'ils ne contenaient pas quand ils vous sortaient de la bouche ? Ce jour-là, j'avais vu comment les simples gestes et mots d'amour pouvaient être foulés aux pieds, éparpillés en un clin d'ceil, sur le trottoir, sur la chaus- sée, comme des paquets de fish and chips, laissés échoués pour finir, abandonnés comme des petites barques sur une rivière sou- dain sèche. Il n'y avait plus lieu d'espérer voir jamais l'amour certi- fié ou confirmé par des paroles. Il y avait trop d'hostilité dans le monde qui nous entourait, pour qu'y naissent les serments

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d'amour. A tout moment, ils pouvaient être soumis aux contraintes de la preuve. L'amour mourait. Les mots d'amour n'ont pas même une chance d'exister s'il faut d'abord les vérifier.

Ce jour, nous avons commencé, Buntu et moi, notre silence.

On parlait, on riait bien sûr, mais les mots qui pouvaient demander qu'on en fasse la preuve par l'action, nous les gardions dans notre gorge. Buntu savait. Il comprenait qu'il y avait certaines paroles qui prêtent le flanc à la blessure. Partant de là, il a essayé de ne pas leur laisser le passage, de les remplacer par des actes qui au moins lui semblaient receler une promesse de rédemption.

Ce jour-là, comme nous poursuivions la promenade dans le centre-ville, toujours le même samedi matin, nous avons soudain vu surgir un Boer tout en masse et en muscles ; il arrivait en sens inverse avec sa femme et ses enfants, et il y avait dans son approche quelque chose de déterminé, de volontairement mena- çant. Aussitôt, Buntu a tenté de m'écarter de son chemin, mais je n'avais déjà plus le temps. Le Boer m'a bousculée du coude ; on aurait cru qu'il se frayait un chemin, pour lui et sa famille. J'ai failli passer à travers une vitrine qui se trouvait là ; je revois encore l'étalage - c'était une collection de modes. Je me rappelle avoir regardé cette famille qui s'éloignait, le père et la mère, chacun d'eux traînant un enfant par la main. C'était pour un de ces enfants qu'il avait nettoyé le passage. Les larmes, à ce moment, me sont montées aux yeux. Le Boer s'est brouillé à ma vue, avec sa famille et tout le reste, et je me souviens avoir perçu et éprouvé une chose en moi : le désir de me voir vengée.

Mais rien de cela ne s'est produit - tout ce qu'il y a eu, c'est que Buntu a prononcé ce mot : "Le chien !" Instantanément, j'ai senti ma propre blessure s'évanouir, comme si c'était de la fumée.

A la place, fort comme un tourment, j'ai senti monter le désir de me sacrifier pour Buntu. Cela avait-il un rapport avec l'impuissance de l'injure qu'il venait de lancer dans l'air ? Avec l'espèce d'accep- tation désespérée qu'elle exprimait ? L'impression d'entendre ce mot remplir un silence hébété ? Sûrement, ça devait le ronger de se révéler tout à coup aussi incapable d'être là, présent, à l'appel de ses mots.

C'est de cette façon que plus tard, une fois revenus au town- ship, nous nous sommes retrouvés tous deux, seuls, dans la

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maison de Buntu, et que, pour la première fois, je me suis aban- donnée à lui. Mais ne devrais-je pas dire plutôt que je me suis offerte à lui ? Peut-être, en effet, si je pense au vague désir que j'éprouvais de guérir quelque chose en lui. De toute manière, nous ne devions plus reparler de cet événement. Jamais. Nous l'avons enterré, vivant, profondément en moi, ce jour-là, dans l'après-midi.

Serait-il exhumé un jour ? D'une façon plus ou moins confuse, tout ce que je sentais et savais, c'était que j'avais les clefs de la voûte.

Ça se passait il y a trois ans, un an avant notre mariage.

La cause de la mort ? C'est bien simple. Un soir, je rentrais du travail, particulièrement fatiguée ; je venais encore de couvrir toute une série de fusillades des policiers dans l'East Rand. Rentrée en hâte à Johannesburg, j'étais repassée au journal, le temps de recoller dans ma tête les violences de la journée et de taper à la machine mon article avant l'heure limite. Quand je suis arrivée chez nous, il était tard ; j'ai vu un groupe de gens réunis dans la cour. Ils n'entraient pas ; il n'y avait plus assez de place à l'inté- rieur. J'ai paniqué. Que se passait-il ? Je n'ai rien demandé dehors.

Une angoisse me pressait d'entrer. Les gens, dès qu'ils m'avaient reconnue, se serraient pour laisser le passage.

J'ai entendu la voix de ma mère. Une voix en pleurs, qui résonnait bien plus haut que la rumeur ambiante. Ses pleurs se sont changés en cris aussitôt qu'elle m'a aperçue. J'ai crié :

"Maman, que se passe-t-il ?" Je voulais la prendre dans mes bras.

J'étais dans un état confus de désespoir et de terreur. Elle m'a rejetée en arrière, avec une violence terrible, qui m'a laissée abasourdie.

"Quelle misère j'ai amenée sous ton toit, mon enfant !" En l'entendant crier ces mots, plusieurs des femmes qui étaient là se sont mises à pleurer aussi. En même temps, des lamentations se sont élevées dans la chambre, et de là, dans toute la maison.

Entendre cela ! Un vrai supplice ! Je n'étais plus loin de com- prendre. En même temps, il fallait que je sache. Je ne me tenais plus de désespoir. Il fallait que je me raccroche à quelque chose ou à quelqu'un. Il fallait que j'embrasse ma mère, mais ça n'avait plus rien à voir avec l'envie de la consoler. Le tort qu'elle avait pu commettre, même des plus grands, même des plus lourds, m'appa- raissait comme vide de sens. J'avais besoin de l'embrasser sous la pression de l'angoisse qui semblait souder tous les gens regroupés

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là dans un même nœud. Je voulais faire partie du nœud, moi aus- si, mais d'abord savoir quelle pouvait en être la cause.

Pour finir, nous nous sommes trouvées, et serrées très fort, et longuement. Quand j'ai fini par la relâcher, j'ai dévisagé les voisins qui nous entouraient dans la chambre ; j'ai eu la vision qu'il fallait que toute l'angoisse accumulée puisse libérer l'indignation que je sentais déjà frémir. Une indignation refrénée, parce que quelque chose de plus haut et de plus fort était en jeu : le partage du mal- heur des autres.

Lentement, et avec un sang-froid que je ne comprenais pas moi-même, j'ai commencé à collecter les faits, à les lier entre eux.

Instinctivement, je prenais note de chaque détail comme s'il allait entrer dans mon prochain article.

C'était au cours de la journée, quand la police et les soldats, qui avaient longuement patrouillé dans le township à bord des Casspirs, avaient commencé à tirer, à tout va, au hasard des rues.

Faut-il que j'en vienne à décrire ce que je n'ai pas vu moi-même ? Comment l'enfant trouva la mort dans l'instant même où les soldats et la police ouvraient le feu, indistinctement sur les mes, les mai- sons, sur tout ce qui bougeait. C'est ainsi qu'une balle a atteint une des fenêtres de la maison et l'a fait voler en éclats. Ma mère gardait son petit-fils lorsque nous étions au travail ; elle a été prise de panique. Elle a pris l'enfant dans ses bras et a couru le mettre à l'abri dans la maison de nos voisins. C'est en arrivant à la porte qu'elle a senti la couverture dans laquelle elle serrait l'enfant s'humidifier sous ses doigts. Elle a regardé ses mains. Inexplicablement, elles étaient devenues rouges de sang. Alors, elle a palpé le ballot, et senti qu'il était inerte. C'est à ce moment-là qu'elle s'est mise à prendre tout le malheur sur elle, à crier que c'était sa faute si son petit-fils était mort.

Quelque temps plus tard, les Casspirs sont repassés une fois encore, au cours d'une nouvelle ronde de tirs. En observant qu'un attroupement s'était formé devant chez nous, la police a fait irrup- tion pour voir ce qui s'était passé. D'abord ils ont traîné ma mère à l'extérieur de la maison, en menaçant de l'emmener si elle ne taisait pas l'affaire. Après, ils se sont ravisés, ils sont rentrés encore une fois ; ils ont pris le corps de l'enfant et ils sont repartis avec. Par quelle aberration de l'esprit, ont-ils pu espérer par là faire le silence sur leur carnage ?

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Ce soir-là, je regardais Buntu, de près, il paraissait vieilli.

Nous étions debout dans la chambre, tout seuls, dans les bras l'un de l'autre. En l'embrassant, j'ai remarqué que son visage, maigre autrefois, s'était subitement bouffi.

En moi, j'ai éprouvé alors l'impulsion familière, cette impul- sion qui, chaque fois que je le sentais en danger de quelque manière que ce soit, voulait que je lui abandonne toujours quelque chose de moi-même. Il avait le regard d'un homme qui mène une lutte avec lui-même pour prendre un contrôle sur une chose. Mais à l'évidence, il était loin de contrôler quoi que ce soit. Je connais- sais ce regard-là. L'ayant vu chez lui bien des fois. Il survenait à ces moments où je sentais qu'il essayait de se confronter à une vague beaucoup trop forte pour lui, assez forte pour le balayer, mais contre laquelle, néanmoins, il devait paraître lutter. Je me suis serrée contre lui, très fort, comme pour me fondre en lui. Comme si nous ne devions faire qu'un pour résister à cette vague.

"Tu n'as pas besoin de t'inquiéter, dit-il. Le tort qu'ils nous ont fait, je le redresserai, tu verras ! Tout ce qu'un homme peut faire, je le ferai ! Tout ! Même poursuivre la police ! "

Il y a eu un temps de silence.

Je savais déjà ce silence. Et je savais même autre chose : qu'il me fallait trouver moyen de me dégager de ses bras.

"Tout ! Même poursuivre la police !" Je l'écoutais tracer déjà les grandes lignes de son plan : "D'abord des conseils juridiques.

C'est ce qu'il nous faut pour commencer. Je connais des gens à Pretoria..." A mesure qu'il parlait, j'avais la sensation que tout ce qu'il y avait encore de chaleur intime entre nous commençait à se dissiper. Quand il eut fini, c'était froid. Je me suis dégagée lente- ment, mais avec détermination. Pourquoi donc avait-il parlé ?

Plus tard, il en est venu à parler à nouveau, quand tous ses plans eurent échoué : "J'aimerais mieux crever que de voir ça ! J'aimerais mieux crever, tu m'entends !"

J'en avais les lèvres scellées. J'attendrais ; j'attendrais qu'il sente, et j'attendrais qu'il s'abandonne aux réalités de l'infortune.

Chez nous, on peut le dire, c'était un vrai foyer. Au-dehors, nous donnions l'image d'une vie parfaite pour un jeune couple : moi, travaillant dans un journal ; Buntu, chargé du personnel dans une usine américaine de matériel agricole. Il avait été envoyé en

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voyage aux Etats-Unis ; il en était revenu la tête pleine de rêves. Et moi, je rêvais avec lui. On en passait du temps à orner la maison, à essayer d'en faire un foyer exemplaire. On ne manquait pas d'occa- sions de feuilleter les beaux magazines. : Home Garden, Fair Lady,

Car, Cosmopolitan. C'était comme si ces magazine allaient envelop- per notre vie de leur poli, de leur lumière. Nous en faisions du lèche-vitrines sur ces pages en papier glacé ! C'était devenu diffé- rent de l'époque du samedi matin où, pour une des toutes pre- mières fois, nous nous promenions en amoureux. Désormais, nous nous consumions l'esprit à regarder ces choses. Nous rêvions de les posséder : des meubles, un réfrigérateur, un téléviseur en cou- leurs, des films sur vidéocassettes, une machine à laver, un aspira- teur même ; tous les objets imaginables, capables de nous assurer une vie moderne et confortable.

Tout cela était encore plus vrai au moment où j'étais enceinte.

Qu'est-ce que Buntu ne voulait pas ? Qu'est-ce qu'il n'achetait pas à l'époque ? Quand son fils était venu au monde, il avait changé de voiture. "Maintenant qu'on forme une vraie famille, on doit voya- ger confortable !"

Un garçon ! C'était devenu le centre de la vie de Buntu. Il n'était même pas encore né qu'il avait déjà fait des demandes auprès d'écoles privées pour Blancs. C'est là qu'il voulait voir le fils qui devait perpétuer son nom.

Des chimères, tout cela des chimères ! C'est ahurissant, de penser au nombre de fois où les terribles découvertes que je faisais en reportage pour mon journal ont pu s'éclipser dans ma tête devant ces magazines de luxe ; et avec quelle facilité, j'oubliais que toutes ces images et ces textes sur papier glacé sortaient de cla- viers identiques à celui de ma propre machine, concoctés par des photographes, des rédacteurs, des écrivains travaillant à vendre des rêves, dans l'instant où on répandait la mort à travers le pays. Les mots et les images ont en fait une telle force, que même ceux qui en font commerce parviennent fréquemment à y croire.

La suite d'épreuves par où Buntu devait passer s'avérait longue ; ou du moins, elle nous semblait telle. Chaque matin, il se levait tôt et reprenait le fil des pistes qu'il avait constituées la veille.

Je voulais partir avec lui, mais chaque fois que je m'y préparais, je le voyais secouer la tête.

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"C'est à moi de le faire", disait-il. Mais le soir, il rentrait cha- que fois les mains vides, et avec chaque jour qui passait, chaque jour sans seulement savoir où était le corps de mon enfant, je me sentais devenir plus rétive, plus hostile, et c'était pénible de devoir réagir comme cela. Buntu se sentait, malgré tout, tenu de me faire l'ex- posé des démarches de la journée. Je ne lui demandais rien pour- tant. C'était sa façon, je suppose, de s'accommoder de mon silence.

Un jour, il disait en rentrant : "Les avocats ont prononcé un arrêt de la Cour de justice. II faut que le corps nous soit rendu séance tenante. C'est l'acte d'Habeas Corpus".

Un autre jour : "La pétition est entre les mains du ministre."

Ou : "Ce matin, je devais voir le chef de la sécurité. J'ai attendu toute la journée. A 7 heures du soir, ils m'ont dit que je pourrai le voir demain, s'il n'est pas trop occupé. Ils essaient de gagner du temps."

Un autre jour : "Cette fois, la presse fait drôlement monter la pression. Ton journal en particulier. Le gouvernement sent très bien qu'il s'est fourré dans un guêpier. Ce n'est plus qu'une affaire de temps."

Et cela continuait ainsi. Tous les matins, il se levait et s'en allait tout seul parfois, d'autres fois avec des amis. Toujours sans moi, pour subir seul les implications d'un échec.

A quel point est-ce que je m'en souciais, des avocats, des pétitions, des chefs de la sécurité ? Au plus haut point. Seulement voilà, chaque fois que Buntu se mettait à me parler de ses efforts, je n'entendais que le son de ses mots. Et à travers eux, je sentais les hésitations déguisées d'un homme qui veut se rassurer, ou qui aimerait qu'on le réconforte, mais sans jamais le demander. Je voyais un homme se lever et s'en aller tous les matins, non pas en quête d'un résultat, mais en quête d'une chose qu'il n'aurait jamais pu trouver qu'avec moi.

Alors, chaque fois qu'il revenait, je donnais parole à mes yeux. Et il me donnait sa réponse, sans que j'aie desserré les lè- vres. Résultat : je sentais en moi, pour la première fois de ma vie, que j'avais ce pouvoir terrible de lui faire faire n'importe quoi. Et que jamais, au grand jamais, il ne serait capable de traiter avec un pouvoir de cette force, aussi longtemps qu'il n'aurait pas ramené mes yeux au silence, en faisant appel à ma voix.

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Il fallait donc qu'il fasse ses preuves. Et chaque matin, dans les moments où il s'apprêtait à partir, j'apprenais à rester brutale- ment silencieuse. Est-ce qu'il pouvait les faire ses preuves, si je n'étais pas avec lui ? Est-ce qu'il le pouvait oui ou non ?

A mesure que les jours passaient, j'en venais ainsi à savoir ce que depuis toujours j'avais attendu de lui. A savoir pourquoi il fal- lait toujours que je l'appelle en moi, dès que je le sentais vulné- rable.

Je le voulais libre à la peur. Est-ce qu'il n'y a pas une plus grande force à savoir admettre sa peur ? Est-ce qu'il avait jamais vécu avec ses propres sentiments ? Et le poids de la vie dans ce pays, n'appelait-il pas les hommes à être des héros ? Ne devaient- ils pas s'efforcer d'être à la hauteur de cela, même si un flou s'in- terposait et venait leur voiler souvent les détails de la guerre à mener ? Si. Puisque c'était leur devoir.

C'était précisément pour cela qu'il m'arrivait souvent de trou- ver que les pensées de Buntu manquaient de force. Il leur man- quait l'expérience du déchirement et du conflit. Pour traverser cette expérience, il fallait, en premier lieu, accepter humblement sa peur. C'était après, seulement après, que naissait le besoin de la combattre.

Pour ma part, on m'avait faite libre à la peur d'une certaine manière. C'est le privilège d'être une fille. On s'était toujours atten- du à ce que je hurle en voyant l'araignée passer au plafond. On savait que j'allais sauter sur une chaise en poussant un cri, chaque fois qu'une souris égarée entrait se cogner dans la pièce.

Alors, une fois encore, les Casspirs sont venus. Peu de jours avant qu'on ait le corps. J'étais assise avec ma mère, quand on a entendu vrombir leurs puissants moteurs de camions. Des bruits de courses un peu partout ; des coups de feu tirés dans les rues. Je les ai revus, identiques, tels que je les voyais toujours en travaillant pour mon journal. Cinq fois de suite, ils ont dévalé le long de la rue à plein régime, en lâchant à droite et à gauche des jets de bombes lacrymogènes. Au cours du quatrième passage, une bombe a atteint la maison, fracassant une deuxième fenêtre, et répandant à l'intérieur l'épouvantable fumée acre que j'avais appris à connaître. Nous sommes sorties en suffoquant, avides d'inspirer de l'air pur.

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C'était donc de cette façon-là qu'on avait tué mon enfant.

Etaient-ce les mêmes soldats endurcis à la tâche ? Ou bien de nou- veaux que l'on était en train d'endurcir à la tâche ? Et à présent qu'ils s'éloignaient, fuyaient-ils dans un éclat de rire ? Frayant des chemins pour leurs familles ? Peut-être, oui. Mais quels chemins ?

Et c'était cela notre foyer ? Non, impossible ! Il fallait donc qu'on en ait fait un bon petit nid, pour qu'un rapace vienne le pil- ler. Les photos de mariage sur les murs, les photos des parents, des remises de diplômes, des anniversaires, des amis, les huiles avec leurs paysages aux arbres et aux fleurs luxuriants, tout cela parais- sait vide de sens. Plus rien de ce qui faisait signe d'humanité dans la maison ne paraissait garder un sens. Que passe au hasard, dans cette rue, une patrouille, police ou soldats, cela suffisait à gommer tout sens de l'intime dans ces lieux, à rayer tout ce que le passé donnait de valeur au présent. A bout, nous avons commencé à vivre uniquement dans l'instant. Traquée, voilà comment je me sens.

C'est le même soir, après le tir de cette bombe lacrymogène, que Buntu de retour chez nous, voyant ce qui s'était passé, a laissé rejaillir ses larmes. Elles avaient été longues à venir...

Moi aussi, mes larmes ont coulé. Combien a-t-il fallu pleurer, avant de remonter à flot les petites barques échouées ? J'étais sûre qu'elles reflotteraient.

Quelques nuits ont encore passé. Puis, tard le soir de l'enter- rement, j'étais sur mon lit, épuisée. J'entendais les dernières pleu- reuses prendre congé pour s'en aller. Et lentement j'ai pris conscience de tourner les yeux vers le monde. Quelque chose revenait à moi, qui paraissait s'être absenté pendant toute une éter- nité. Cela venait comme une surprise, comme une note qui me rappelait que nous contournerions toujours par la vie ce qui arri- vera. Le soleil se lèvera et il se couchera, et les fourmis accompli- ront leur travail qui n'a pas de fin, jusqu'à ce qu'un jour les nuages tournent au gris et que la pluie tombe, ce jour-là, même dans le township, les fourmis sortiront des nids et s'élèveront dans le ciel.

Advienne ce qui doit advenir.

Mes règles me sont revenues comme une houle lourde de sang. J'ai repensé, après tant de temps, à cette chose que Buntu et moi, nous avions enterrée en moi. Je l'ai sentie entrer en moi. Je

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l'ai sentie une fois encore, qui partait, portée par la houle. Je suis prête à nouveau maintenant. Je serai prête, mois après mois, pour de nouveaux commencements.

Et Buntu ? Je serai avec lui, aujourd'hui, demain, et toujours.

Sans qu'on s'en doute, les événements douloureux que nous tra- versions nous avaient préparés aussi pour de nouveaux commen- cements. Notre cause n'en viendra-t-elle pas à prévaloir, un jour, et indéfiniment ?

Njabulo S. Ndebele

Traduit de l'anglais par Antoine Lermuzeaux

Cette nouvelle a été publiée en anglais dans TriQuarterly, n° 69 (printemps-été 1987), Northwestern University, Evanston, Illinois.

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