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SOUVENIRS DE JEUNESSE

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Academic year: 2022

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SOUVENIRS DE JEUNESSE

II (1)

On arriva à Contenson vers neuf heures du soir. Nos domes- tiques et la malle un peu plus tard dans la nuit. Ici nouvel éblouis- sement : le château était éclairé à l'électricité ! Peu de maisons privées, en 1903, avaient cet éclairage. Je n'en avais jamais vu.

Mme de Rochetaillée savait profiter des chutes d'eau naturelles de son parc pour installer la fée du logis. Faire jaillir la lumière d'une seule pression de mon petit doigt sur un bouton me semblait tenir du miracle.

Contenson était un ancien château presque entièrement recons- truit et considérablement agrandi vers 1885. Le baron de Roche- taillée avait entrepris cette transformation peu de temps avant de mourir des suites d'un accident de cheval au cours d'un steeple- chase sur un hippodrome lyonnais.

Il aimait passionnément les chevaux et avait fondé à Contenson un centre d'élevage de pur-sang, avec un manège, des pistes d'entraînement aux flancs des montagnes, une forge pour ferrer les chevaux. Les employés formaient un véritable village dans les dépendances. De tout cela i l ne restait que le souvenir, mais Mme de Rochetaillée avait achevé de restaurer le château. Autour du donjon primitif, on éleva un énorme bâtiment à quatre façades avec une tour coiffée d'un haut toit pointu à chaque angle. Les fenêtres à ogives dans le plus pur style de Cluny, des balcons en dentelles de pierre, des tourelles, des échauguettes, une loggia avec des vitraux, le tout en granit rose alternant avec la pierre grise du pays. Devant l'entrée un grand bassin où se balancent des cy- gnes et un petit bateau à voiles appelé Fridolin. Le paysage envi- ronnant encore vierge du tourisme, était magnifique. Du château situé à 800 mètres d'altitude au flanc de la montagne au-dessus d'un ravin creusé par l'Aix, on découvrait un vaste horizon de bois

(i) Voir la Revue du 15 mars.

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sombres. Devant la terrasse on apercevait les tours ruinées du château d'Urfé, berceau de la famille de l'auteur de l'Astrée.

C'étaient les « cornes d'Urfé » qui régnent avec majesté sur tout le massif du Forez. Un parc accidenté coupé de torrents et de cas- cades entourait la maison. Tout cela pour moi était nouveau et si différent des pays plats que je connaissais !

On nous attendait nombreux dans le vestibule gothique au pied de l'escalier. Je remarquai tout de suite la haute silhouette du baron de Rochetaillée, beau-frère de la châtelaine qui avait l'allure très gentilhomme. I l avait été élu en 1871 à l'Assemblée de Bor- deaux et s'était fait remarquer par son dévouement à la cause du Comte de Chambord. Je pense que le nom de Broglie devait lui être un peu suspect. E n plus de ses désillusions politiques, i l sem- blait voué aux malheurs : son château de Nantas avait brûlé, deux de ses fils moururent accidentellement et le tombeau de sa mère fut violé par le célèbre bandit Ravachol à la recherche d'un trésor.

Il y avait d'autres personnes — parents ou amis — que je situais mal : Les Sugny, les Vichy, les Dampierre et l'abbé Seyves, aumô- nier du château. Sa principale fonction consistait à dire la prière du soir dans l'immense chapelle qui occupait plusieurs étages au centre de la maison. Ma future belle-sœur me sauta au cou, mon frère paraissait intimidé et gauche mais assez souriant : Mme de Rochetaillée, très à l'aise, présentait les gens les uns aux autres.

Je ne me lassais pas de regarder les murs inondés de lumière. Us étaient couverts d'armoiries, d'emblèmes, d'écussons de couleurs vives, des fresques ornaient la partie supérieure autour de l'esca- lier. On reconnaissait dans une cavalcade médiévale Pons de Ro- chefort à cheval sur un palefroi, un faucon sur le poing et sa sœur la chanoinesse Louise coiffée d'un hennin sur le dos d'une haquenée qui trottait l'amble. Plus loin, dans un autre coin, on voyait le feu baron de Rochetaillée tenant sa petite fille Camille par la main et distribuant des bourses d'or à de pauvres éclopés. Les murs de la salle à manger comme ceux du vestibule et de la salle de billard et les carreaux du dallage sont entièrement décorés de merlettes et de fleurs de lys, emblème héraldique des Rochefort et des Rochetaillée. Cocottes, fleurs de lys, fleurs de lys, cocottes. Les Cocottes sont rouges, les fleurs de lys bleues. I l y en a partout.

La haute cheminée à hotte est ornée de banderoles sur lesquelles on peut lire la devise des Rochetaillée : Lilia sustinet virtus (1) et l'adage connu : Flammae volant, cinares manent (2).

Tout le mobilier est à l'avenant : tables massives, chaises à hauts dossiers, fauteuils en forme de trône pour le roi Dagobert.

(1) La vertu soutient les lys.

(2) Les flammes volent, les cendres restent.

L A B E V U E N » 7 2

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Ce décor pour roman de Walter Scott me ravissait. C'était si diffé- rent de l'éternel style Louis X V ou Louis X V I qui régnait chez nous ! M a mère trouvait sûrement tout cela hideux, mais souriait avec indulgence prête à toutes les concessions.

On voulut m'envoyer au lit aussitôt après le dîner, mais i l fallut attendre l'arrivée tardive de nos serviteurs et de la malle. On m'ins- talla dans une belle chambre ronde dans une des tours. J'étais trop excitée pour dormir, puis i l me manquait la petite lueur fa- lote de la veilleuse de chevet à laquelle on avait eu le tort de m'habituer. Je pensais à une nouvelle effrayante que j'avais lue dans le train. C'était Le Cœur révélateur d'Edgar Poe. Toute la nuit je crus entendre les battements de ce cœur sous le plancher...

Pour tout avouer, j'avais peur dans le noir ! Je ne fermais pas l'œil jusqu'au matin.

Huit jours se passèrent de fête en fête. Tout le village y parti- cipait. Selon le vœu de son mari mourant, Mme de Rochetaillée avait fait don à la commune de Saint-Just-en-Chevalet, d'une église grande comme une cathédrale, d'une vaste école ainsi que d'une maison d'œuvres. L'ensemble formait tout un quartier reli- gieux. On voulut montrer de la reconnaissance. Il y eut les arcs de triomphe en feuillage, la fête aux lampions et le feu d'artifice sur le bassin. Les conscrits de la classe de Camille vinrent son- ner du clairon sous les fenêtres. Il y eut le déjeuner de voisins, la visite du vicaire général de l'archevêché de Lyon. Le déjeuner de vingt-cinq curés qui me rappela les repas monstres de Saint- Amadour. Puis ma sœur Albertine arriva à son tour. On fit l'iné- vitable excursion aux cornes d'Urfé et au village fortifié de Cer- vières. C'était à quatorze kilomètres. E n voiture à chevaux cela prend toute la journée. Je n'avais jamais déjeuné sur l'herbe !

« Sur l'herbe » est une façon de parler en ce pays pierreux. Les valets de pied mirent une nappe sur un rocher, on s'assit sur des pliants et on servit des plats froids apportés dans des paniers avec des couverts d'argent. A la maison je m'amusais follement avec Camille et ses cousins à faire des parties de « ping-pong ». Ce jeu était tout nouveau pour moi et je m'imaginais tout de suite pouvoir en installer un sur le billard à Broglie, mais ma mère me fit observer que cela ne serait pas possible à cause de la suspen- sion Louis-Philippe supportant la lampe à huile au-dessus du tapis vert.

Puis on parle de départ. Le congé de Maurice expire, i l doit re- gagner Toulon. Mme de Rochetaillée avec son esprit de décision habituel annonce aussitôt son intention d'aller avec Camille s'ins- taller à Tamaris. I l y eut, un soir, de mystérieux conciliabule et je compris bientôt avec stupeur que Mme de Rochetaillée proposait

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de m'emmener à Tamaris afin de tenir compagnie à Camille quand Maurice serait retenu par son service. Quinze jours plus tôt, une telle éventualité m'aurait semblée invraisemblable, mais i c i tout était possible ! M a mère, ordinairement si catégorique était visible- ment dépassée par les événements ! Elle consentit à me laisser partir, à la seule condition d'emmener sa femme de chambre Mlle Lacaze pour me servir de chaperon. A quinze ans j'étais inca- pable de me coiffer et de m'habiller seule, on m'avait ainsi élevée.

Sur ce point, Camille était beaucoup plus débrouillée que moi.

Mme de Rochetaillée, je l'ai déjà dit, n'avait pas du tout les mêmes idées que mes parents sur les rôles anciUaires. Elle trouvait les domestiques mutiles et encombrants, surtout en voyage. Elle céda cependant et me prêta un sac de voyage.

Je pouvais à peine croire à la réalité des choses lorsque je me vis, après un long trajet en voiture à travers la montagne, installée dans un train en direction de Marseille avec Mme de Rochetaillée, Camille et Mlle Lacaze promue au rang de duègne. Je ne trouve pas de mots pour décrire mes impressions de ce premier vol hors du nid familial. J'ai conservé un petit carnet où j ' a i noté tous les détails avec une étonnante précision. J'y trouve même le plan de l'appartement loué par Mme de Rochetaillée dans l'hôtel de Tamaris où j'allais passer trois semaines heureuses. Je subissais l'enchantement de cette Côte d'Azur inondée par le soleil d'octobre.

La vie s'organisait, facile et gaie.

Le matin je vais avec Camille à pied jusqu'au fort Balaguier d'où l'on domine toute la rade de Toulon. On voit l'escadre à l'ancre, les vaisseaux cuirassés, attachés comme d'énormes bêtes grises à leurs « corps mort ». Bientôt je sus les distinguer tous par leurs silhouettes. Le Saint-Louis portant le pavillon de l'amiral Gourdon, le Galilée, le Pothuau, la Jeanne d'Arc, Yléna. Je note les noms de tous les commandants. Je ne me lasse pas de regar- der les vedettes à vapeur circuler de l'un à l'autre, manœuvrées par des matelots qui, de loin, semblent de petites poupées. Mon frère nous invite à visiter le Saint-Louis et vient nous chercher en vedette. Je vois les énormes canons, le carré des officiers, sa cabine personnelle et surtout le poste de T.S.F., nouveauté dont i l est responsable. Justement, le poste fonctionne, on transmet des or- dres au cuirassé Iéna qui est en mer. Entendre le tac-tac de l'alpha- bet Morse s'envoler dans l'espace tient du prodige. Je suis fière de Maurice. Toute cette vie maritime et militaire m'enchante.

L'après-midi, la chaleur est encore très forte, i l faut se reposer, Camille avait apporté sa harpe. Elle en tire quelques sons har- monieux sur le balcon pendant que j'écris à mon amie de cœur Ghislaine pour lui raconter toutes ces merveilles. Vers 4 heures mon

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frère arrive, son service terminé, dans sa « petite Renault » décou- verte. Camille monte à côté de lui, je m'installe derrière et Mme de Rochetaillée nous laisse partir tous les trois. Nous faisons ainsi, malgré la poussière, les ornières, les pannes fréquentes, des ran- données à 30 km à l'heure qui nous paraissent folles du côté de Hyères ou de Bandol, vers les gorges d'Ollioules ou dans les mon- tagnes grises qui font un paravent derrière Toulon.

Un soir Maurice annonce que l'escadre va partir pour faire escale aux Baléares pendant une dizaine de jours. Camille est cons- ternée et veut suivre le mouvement, mais i l ne faut pas y penser.

On se borne donc à monter jusqu'au phare vert au-dessus de Saint-Mandrier. Une petite barque, la Jeannette, nous y conduit.

De la plate-forme du phare nous voyons passer la majestueuse procession des monstres d'acier gagnant la haute mer. Le Saint- Louis disparu à l'horizon, Camille pleura. Pour la distraire, Mme de Rochetaillée décida sans plus tarder de faire un petit voyage. Tou- jours escortée de Mlle Lacaze qui n'avait pas rêvé pareille aven- ture, nous partons pour Nice, Monaco et l'Italie. E n ces temps heureux i l n'était pas question de passeport ni de devises, tout était facile mais les trajets très longs. Le colonel de Rochefort nous rejoignit à Gênes. On visita, guide Joanne en main, Florence,

Sienne, Pise. I l m'est impossible d'analyser toutes les impressions qui s'accumulaient dans ma tête. Je trouve dans mon carnet de petites notes naïves : « La Vierge à la chaise est un chef-d'œuvre !

— La tour de Pise est penchée — Le marbre de Carrare sert à faire des statues ! — A Sienne i l y avait une sainte qui s'appelait Cathe- rine ! » M a seule excuse est que je n'avais pas encore lu Corinne !

Pour moi le dépaysement était complet ; je me demandais par moment si je n'étais pas morte et si je ne vivais pas ailleurs une autre vie !

Le réveil, après le beau rêve, fut assez brutal. Nous rentrâmes à Tamaris dès que le retour de l'escadre fut annoncé, mais ce fut pour y trouver de mauvaises nouvelles. Un cousin germain de Camille, Francisque de Rochetaillée, venait d'être victime d'un terrible accident de voiture. Un cheval emballé, une chute sur un tas de pierres, le jeune homme avait été tué sur le coup. Mme de Rochetaillée décida aussitôt de rejoindre son malheureux beau- frère au château de Nantas, près de Saint-Etienne, afin d'assister aux obsèques. Le même courrier m'apportait une lettre inquié- tante de ma mère. Elle me disait que mon père était mécontent de

ce voyage que j'avais entrepris sans demander la permission et que je devais expliquer à Mme de Rochetaillée, sans la froisser, qu'il lui fallait me renvoyer à Saint-Amadour au plus tôt ! Cela s'arrangeait bien avec les événements. Je ne pouvais ni aller à Saint-Etienne,

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ni rester seule à Tamaris. Mlle Lacaze, tout honorable qu'elle fût, ne paraissait pas une duègne suffisante ! Mon frère prévenu en hâte demanda un congé de trois jours et me ramena à Paris où mon père vint me chercher. Il ne me fit pas de reproches, mais écouta distraitement le récit de mon voyage. D'ailleurs cela n'in- téressait personne à la maison, pas même ma grand'mère qui n'avait jamais été en Italie et refusait de croire, malgré l'évidence de mes petites photos, que la tour de Pise était penchée !

Le mariage de mon frère Maurice avec Mademoiselle Camille de Rochetaillée fut célébré dans l'église Saint-Philippe-du-Roule deux mois plus tard le 12 février 1904. Ce grand événement qui allait bouleverser tant de choses dans ma vie m'a laissé peu de sou- venirs. Décidément les mondanités m'ennuyaient. Je me sentais gauche, mal habillée et mal coiffée. L'image que me renvoyait l'ar- moire à glace dans le cabinet de toilette de ma mère ne me plai- sait pas !

Cependant je me souviens de la réception donnée à l'occasion du contrat. Ce fut tout de suite après le Jour de l'an, dans les beaux salons du somptueux hôtel de la rue Chateaubriand. On exposa comme cela était encore à la mode, les innombrables cadeaux, les bijoux, les dentelles, les fourrures mais i l y eut relativement peu d'invités. Mes parents ne connaissaient guère que le faubourg Saint- Germain, les membres de l'Union et du Jockey-Club et quelques académiciens. Us ignoraient totalement le Paris des Arts et des Lettres et plus encore celui de la politique et de la finance dont ils avaient une sainte horreur !

Comme je crois l'avoir déjà dit, ma mère blâmait sévèrement le « salon mêlé » de sa cousine Elisabeth, la comtesse Greffulhe qui recevait dans son intimité des gens aussi suspects que Pochet de Tinan soupçonné de dreyfusisme, ou bien Robert de Montes- quiou, la comtesse Mathieu de Noailles, Arthur Meyer, le directeur du Gaulois, ou bien encore de jeunes inconnus tels que Maurice Barrés ou Marcel Proust.

De son côté, Mme de Rochetaillée avait peu vécu à Paris où elle s'était installée tardivement et dans le seul dessein de bien marier sa fille. Elle vivait dans un cercle restreint d'actions cha- ritables et sociales et recherchait moins l'élégance et le chic que l'intérêt de ses bonnes œuvres. Tout un monde de province enva- hissait son salon.

Ce soir-là je fis une rencontre qui aurait dû m'intéresser. Je vis entre deux portes, près de la salle à manger, le colonel Pons

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de Rochefort en conversation avec un de ses jeunes subordonnés du 13e cuirassiers. C'était un grand garçon très mince, très pâle avec des yeux sombres. I l disait qu'il partirait pour le Maroc d è s son service militaire terminé, avec l'intention de s'y fixer pour toujours.

Heureusement i l ne regardait pas de mon côté et ne voyait que son rêve ! J'avais honte de mes cheveux dans le dos, de mon collier de corail où pendaient des médailles et de ma large ceinture de petite fille. J'aurais pu demander le nom de ce jeune homme mais cela ne m'intéressait guère d'apprendre qu'il se nommait Jean de Pange ! J'ai déjà dit que je n'avais aucunement le don de pressen- tir l'avenir !

De la cérémonie du mariage elle-même je me souviens à peine.

Il me semble qu'il n'y eut pas le luxe de fleurs et de toilettes que j'ai vu depuis dans les1 grands mariages parisiens, mais le décor d'une église ne change pas. Sans doute le tapis rouge fut-il le même qui servit six ans plus tard à mon propre mariage. Le cardinal Coullier, archevêque de Lyon, honora la cérémonie de sa présence et la messe fut dite par Monseigneur Delamaire évêque de Péri- gueux. Les mariés durent se lever plusieurs fois pour aller s'age- nouiller aux pieds du cardinal. I l y avait plusieurs autres ecclésias- tiques dans le chœur : le doyen de Broglie, le curé de Saint-Just- en-Chevalet, le R.P. Roland, l'abbé Seyve. Le représentant du Duc d'Orléans fut placé sur un fauteuil avant la famille. I l n'y eut pas de demoiselles d'honneur n i d'enfants costumés portant la traîne de la mariée. Cela n'était pas encore la mode. Camille était toute enveloppée dans ses dentelles et ses voiles. Maurice faisait bonne figure dans sa grande tenue de lieutenant de vaisseau, grade qu'il venait d'acquérir. L'amiral de Mégret veillait à tout. Il avait rectifié les épaulettes que Maurice avait naturellement mises de travers !

Je quêtais, une bourse de velours à la main, en donnant le bras à un jeune cousin des Rochetaillée dont j'ai oublié le nom et,que je n'ai jamais revu ! Il n'y eut pas de photographes ni de jour- nalistes. Mes parents avaient horreur de la publicité. I l faisait froid. J'étais ennuyée parce qu'on m'avait forcée à mettre un vieux manteau par-dessus ma belle robe rose toute neuve. J'avais parié avec mon cousin Albert de Broglie que je lui tirerais la langue en lui présentant la bourse où s'entassaient les pièces de vingt francs en or et je tins mon pari ! C'est là mon souvenir le plus vif de cette cérémonie.

Les jeunes mariés ne firent pas de voyage de noce. Maurice était saturé de voyage ! I l n'aspirait qu'à mener une vie tranquille et à reprendre ses études scientifiques. Ils passèrent quelques jours dans un hôtel parisien puis revinrent tout simplement rue

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Chateaubriand. Soucieuse de plaire à son gendre, Mme de Roche- taillée persista dans son rôle de bonne fée. Elle fit aménager un vaste local en sous-sol où Maurice put installer d'une manière stable ses chers instruments de physique si méprisés chez nous.

On ne manqua pas de dire dans le monde, qu'il cherchait la pierre philosophale ou bien qu'il allait « faire sauter sa belle-mère », mais les plaisanteries le laissaient indifférent. Le fidèle valet de chambre Alexis Carro avait suivi son maître et s'improvisa garçon de laboratoire. Maurice le formait à ce nouveau métier et lui con- fiait les montages les plus délicats. La chance voulut qu'en ce même hiver, le professeur Brizard, de la Faculté des sciences de Marseille, fut nommé à Paris. Grâce à lui Maurice eut accès en des milieux scientifiques, fréquenta l'observatoire de Meudon et le Collège de France et commença à chercher un sujet de thèse pour un futur doctorat. Comme d'autre part, i l consentait le soir à mettre un habit et une cravate blanche et à accepter quelques invitations mondaines mes parents commençaient à se consoler de le voir perdre toute chance de devenir amiral ! Il n'avait pas encore donné sa démission d'officier de marine mais obtenu un congé de trois ans pour « recherches scientifiques ».

J'avais bien prévu que le mariage de mon frère amènerait de grands changements dans ma vie : je n'avais pas beaucoup de plaisir à aller chez ma sœur dans l'hôtel de Luppé rue Barbet de Jouy. C'était loin et on retrouvait le même climat moral que chez nous. La maison était sombre et solennelle, tout y était réglé par les domestiques, ma sœur elle-même n'était pas maîtresse chez elle. Il en était tout autrement chez Mme de Rochetaillée. Désor- mais, j'allais passer des journées entières rue Chateaubriand, tous les dimanches et de trop nombreux jours de semaine où je n'avais rien à faire. Je me faisais conduire à pied par ma femme de chambre vers onze heures du matin et je ne rentrais que pour dîner.

Mme de Rochetaillée m'accueillait avec une bonté dont je suis encore aujourd'hui émue et devinait tous mes désirs. Avec elle je fis la découverte du théâtre. Elle était au courant de tout ce qui pouvait plaire à la jeunesse et trouvait le temps et la patience de m'accompagner voir des spectacles qu'elle avait sans doute déjà vus cent fois à l'Opéra Comique, à la Comédie Française, à l'Odéon, au Châtelet, à la Gaité, à la Porte Saint-Martin, partout où l'on donnait une pièce jugée convenable pour jeune fille. Pour moi c'était tout un nouvel univers dont je parlais peu à la maison.

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Il n'était pas difficile de s'apercevoir que je n'avais pas beau- coup de goût pour la musique ! Néanmoins depuis l'âge de huit ans je prenais passivement de mornes leçons de piano avec une pauvre dame sans aucun talent. J'aimais dessiner des chevaux et modeler dans la cire de petits animaux. Mme de Rochetaillée eut l'idée de montrer mes essais maladroits à un sculpteur de ses amis auquel elle avait fait quelques commandes. Millet de Marcilly trouva mes ébauches pleines de promesses et proposa de me don- ner des leçons. Il n'était naturellement pas question pour moi de fréquenter l'atelier d'un artiste, cela aurait paru parfaitement inconvenant. Je ne revois jamais sans émotion le coin de la gale- rie dans l'Hôtel Rochetaillée où j'avais installé le chevalet et la motte de terre glaise. Millet de Marcilly venait plusieurs fois par semaine diriger mes efforts. I l apportait des modèles en plâtre que je devais copier. Quelquefois aussi le modèle vivant. M a belle- sœur aimait déjà les bêtes. Elle avait des chiens et des oiseaux.

Mon frère avait jadis rapporté de Tunisie des caméléons que nous avons conservés vivants plusieurs années. Le caméléon est un ani- mal très sociable qui grimpe dans les rideaux en se servant de ses petites pattes comme d'une main et se laisse retomber sur vos genoux. Je modelais un caméléon si ressemblant que Millet de Mar- cilly le fit mouler et tirer à plusieurs exemplaires. Mon caméléon a figuré au Salon de sculpture du Grand Palais en 1905. Je serai peut-être devenu un grand sculpteur animalier si j'avais fait les études nécessaires mais ma famille ne m'y encourageait guère ! Le milieu artiste les inquiétait beaucoup. On préférait la littérature Cela paraissait moins dangereux !

Les dimanches, mon frère s'accordait quelques heures de loi- sir. Nous allions en bande, ma jeune belle-sœur, mon frère Louis et mes neveux Luppé voir de petits films très naïfs qu'on projetait dans une salle des établissements Dufayel. I l fallait monter plu- sieurs étages des magasins de réserves de meubles avant d'arriver dans la salle du cinématographe. On prenait place sur des bancs peints en vert ou de simples chaises de jardin devant un tout petit écran. L'art du cinéma n'avait guère fait de progrès depuis les premiers films que j'avais vus, six ans auparavant, en 1898 dans un caveau de la rue Basse du Rempart. C'étaient des bandes très courtes, ternes et muettes. On y voyait surtout des poursuites, des bagarres des scènes d'amour prises de très loin, oh combien ! Les gros plans étaient encore inconnus ! Il y avait aussi de timides essais de reportages d'actualités et quelques bon effets d'éclairage.

On applaudissait quand une image semblait particulièrement réus- sie. Nous en étions ravis mais je n'arrivais pas à faire partager mon enthousiasme à la maison pour ce nouvel art ! M a grand'mère

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s'obstinait à parler de « lanterne magique ». Ma mère est morte vingt-cinq ans plus tard, en 1929, sans avoir jamais consenti à aller au cinéma !

Il en était de même pour une autre distraction qui à cette épo- que me plaisait beaucoup. Je m'en étonne aujourd'hui. Il était élé- gant en 1904 de fréquenter le Vélodrome d'hiver dans la galerie des machines au Champ de Mars, afin de voir les courses de bi- cyclettes derrière entraîneurs montés sur motocyclettes. Il y avait foule ! Mme de Rochetaillée louait plusieurs jours à l'avance une loge de premier rang tout contre la piste courbée comme les re- bords d'une immense cuvette. On regardait de malheureux cyclis- tes tourner pendant des heures le nez contre le blouson de cuir de l'entraineur, en une ronde infernale au milieu de la poussière et d'un grondement de tonnerre ininterrompu ! Quelques jeunes gens de la bonne société étaient inscrits comme coureur cyclistes.

Je me souviens d'avoir vu sur le programme le nom d'un des fils d'Eugène-Melchior de Vogue sous le transparent pseudonyme de

« Pierre Devogue ». Néanmoins ce sport brutal et maladorant pa- raissait barbare ! Je prenais un certain plaisir sadique à le dé- crire en rentrant le soir dans le salon si paisible de ma mère où tous les bruits du monde extérieur semblaient s'atténuer et mou- rir derière les épais rideaux.

Au printemps de cette année-là, on allait aussi dans la plaine d'Issy-les-Moulineaux assister aux pathétiques essais d'envol de Santos Dumont. Passionné d'un sport qui paraissait sans espoir, Santos-Dumont — juché sur un appareil ressemblant à une cage tout en toile et en fil de fer et munie d'un petit moteur poussif et toujours en panne, — se lançait sur une piste toute droite. Ici le public n'était guère élégant. Des gamins en casquettes, des

« mécanos » en salopettes bleues, toute la faune du quartier des automobiles, avenue de la Grande Armée, hurlait et applaudissait au moindre soulèvement. On se penchait à se tordre le cou pour voir si les roulettes avaient quitté le sol ! Le jour, — j ' y étais, — où Santos parvint à s'enlever à 50 centimètres du sol pendant 30 secondes ce fut du délire ! Cela aussi avait peu d'échos à la maison. On n'y croyait pas ! Mon père était persuadé que jamais un « plus lourd que l'air » ne pourrait voler. Ma grande foi le fâchait presque ! Il prenait une clé, la jetait par terre en disant

« comment veux-tu qu'elle vole ! »

Cinq ans seulement plus tard, en 1908, les frères Wright lui auraient donné un cruel démenti, mais hélas ! mon père ne devait pas vivre assez vieux pour voir ce prodige annonciateur des temps nouveaux.

Au milieu de ce tourbillon de plaisirs et de sensations fortes

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j'avais quelquefois le remords de négliger ma grand-mère. Elle se comportait à soixante-quatorze ans comme une très vieille dame, ne sortant presque plus, recevant peu de visites, passant ses journées dans son petit fauteuil capitonné, à côté de la table en forme de lyre, à tricoter et à écrire. Elle se passionnait cepen- dant encore pour la politique et lisait chaque page du Journal des Débats qu'un valet lui apportait ponctuellement tous les jours à 5 h 30 sur un plateau d'argent. Elle rédigeait à cette époque avec une fraîcheur d'âme que! je lui envie, les charmants souve- nirs de ses trente ans de jeunesse dont elle m'a légué le manus- crit par testament. Je sentais que j'étais ingrate vis-à-vis d'elle.

Elle m'avait consacré beaucoup de temps dans mon enfance et avait compris et soulagé l'espèce de solitude dont je souffrais dans la nursery maussade. A présent je commençais à soupçonner l'existence d'un monde extérieur captivant, je délaissais le petit salon plein de vieux livres, la chambre un peu enfumée (elle n'ouvrait jamais la fenêtre). Je n'écoutais plus avec autant de ferveur les histoires du temps passé ni les romances désuètes. Et cependant c'est encore chez ma grand-mère que je trouvais une alliée sûre quand je demandais une permission insolite ou bien quand j'exprimais un avis non conforme à l'ambiance.

Dans sa grande indulgence, elle pensait sans doute que la vieillesse est une triste chose et elle ne m'en voulait pas d'essayer mes ailes toutes neuves hors du nid.

Sous l'influence des distractions que nous offrait si généreu- sement Mme de Rochetaillée, autant à moi qu'à mon frère Louis et à mes neveux, nous n'allions plus que rarement au Bois de Boulogne. Cependant le médecin, ce vieux Docteur Leroy, — qui tâtait le pouls et faisait tirer la langue, — prescrivait toujours le « grand air » pour ce petit Louis malingre et fatigué par ses études en tête à tête avec son abbé ! Aussi de temps en temps ma mère s'insurgeait contre le théâtre et le « Vel d"hiv » et exigeait la journée de « plein air ». On partait comme autrefois dans le même landau de remise aussitôt après le déjeuner, mon frère Louis et moi, notre surveillante allemande Lina Fuchs, quelque- fois l'abbé et le petit chien jaune Chabah rapporté jadis du désert par Maurice. J'aurais bien voulu aussi emmener mon amie Ghislaine de Montesquiou mais i l aurait fallu aller la chercher rue de Varenne, de l'autre côté des ponts. C'était si loin ! Nous n'avions plus de petites amies avenue de la Reine-Marguerite ou au Pré-Catelan, nous préférions la solitude dans le parc de Baga- telle. Mais Bagatelle était bien changé depuis la mort de Lady Wallace i l y avait déjà six ans. Les héritiers de cette énorme fortune n'étaient pas encore parvenus à s'entendre. I l y avait

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plusieurs générations d'héritiers légitimes et de bâtards. Je me souviens d'avoir vu un beau cavalier en uniforme militaire passer devant Bagatelle et arrêter son cheval au seuil de la griDe qu'il ne pouvait franchir. C'était un des petits-fils de Richard WaBace qui ne parvint jamais à faire valoir ses droits sur ce magnifique domaine. Le sort de Bagatelle était en suspens et on nous y laissait entrer par habitude. Le parc n'était presque plus entretenu et la plupart des statues avaient été vendues. Le Tireur d'épines que j'aimais tant avait quitté sa grotte. Je le regrettais. L a vue de cet éphêbe nu, assis sur son socle avec un pied dans l'eau m'avait causé naguère une sorte de plaisir esthétique que je ne savais pas analyser. La Diane chasseresse s'était enfuie dans les bois, le faune cymbalier et le discobole avaient disparu et les crapauds géants ne crachaient plus dans les bassins où se mou- raient les poissons rouges. On avait supprimé presque tous les jardiniers. Il n'y avait plus de fleurs dans les parterres, ni dans les corbeilles et les herbes folles envahissaient les fausses ruines.

Nous aussi nous avions changé. Plus de jeux violents, de batail- les sur les prairies, de poursuites entre les rochers \ Nous appor- tions des livres. Nous lisions et nous bavardions sous les chênes, les marronniers ou les sapins en attendant l'ouverture du panier de goûter, toujours le même depuis notre petite enfance : biscuits à la cuillère, petits beurres de Nantes ou biscuits anglais, Huntley Palmers, oranges ou cerises et eau rougie tiède qu'on buvait dans des timbales d'argent.

Un jour très chaud du début de juillet 1904, nous eûmes la désagréable surprise de trouver Bagatelle rempli de monde ï Une foule de curieux venus de Boulogne, de Saint-Cloud, de Neuilly envahissaient nos allées, grimpaient dans nos rochers se pres- saient sur les terrasses, parcouraient sans respect des plates- bandes ou des gazons, le potager, l'orangerie, le labyrinthe. J'ap- pris avec consternation que le domaine de Bagatelle allait être vendu par la « succession Wallace » et que la Ville de Paris avait l'intention de l'acheter pour en faire un jardin public. La vente eut lieu en effet le 12 juillet 1904.

J'éprouvais une sorte de rage intérieure devant ce nouveau dépouillement. On me prenait quelque chose qui m'appartenait ! Après la suppression de nos séjours à Dieppe, la vente de la chère vieille maison de la rue La Boétie voilà que Bagatelle, dernier refuge de mes souvenirs puérils allait aussi disparaître pour moi. Je ne savais pas encore que la vie est faite d'inexora- bles abandons...

J'ai revu Bagatelle restauré, remis à neuf si j'ose dire. On a ratissé toutes les allées, semé des fleurs dans les prairies, on a

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fait fonctionner les grandes eaux. On a remis des poissons rouges dans les bassins. On a créé une roseraie dans le manège du petit Prince impérial, on organise des fêtes dans le château pour évo- quer les soupers du Comte d'Artois ou les folies de Lord Arsouille.

Mais l'éphèbe tireur d'épine n'est jamais rentré dans sa grotte ! Il a emporté avec lui tous mes rêves d'enfant !

A l'occasion du mariage de mon frère j'avais récolté quelques cadeaux. Mme de Rochetaillée toujours si généreuse m'avait donné un appareil de photographie alors tout nouveau. C'était un véra- scope Richard avec lequel on obtenait des photos sur verre doubles donnant la parfaite illusion du relief. Cet appareil remplaçait avantageusement le petit Kodak Bull's eye que je maniais plus ou moins adroitement mais auquel je dois d'avoir conservé quel- ques souvenirs de 1900. Mais pour voir mes nouvelles photos i l fallait les regarder à travers des lentilles jumelles avec une mise au point. Mes parents trouvaient le système trop compliqué et prétendaient ne rien voir, ce qui me désolait.

Mon frère Maurice me fit un cadeau plus singulier. I l combla mes désirs en me donnant une carabine avec laquelle je comptais exterminer de malheureux écureuils réputés nuisibles dans le parc de Broglie et tuer des oiseaux rares pour ma collection d'histoire naturelle. Cela rentrait dans le cadre de mon imagination aven- tureuse et assez curieusement mes parents approuvaient ce cadeau dangereux ! Mon père disait qu'une femme ne doit pas avoir peur des armes à feu ! On se moquait beaucoup de ma pauvre amie Ghislaine qui ne pouvait voir un fusil sans pâlir de frayeur. On me menait à ma grande joie chez l'armurier Gastinne-Renette, avenue d'Antin, où i l y avait un stand de tir. J'avais l'œil précis, je faisais mouche à tout coup avec de lourds pistolets. Mon père ne réussissait pas toujours aussi bien ses cartons et me félicitait.

Je suis cependant bien persuadée qu'il n'avait nullement l'idée qu'un jour (qui n'était pas si lointain!) cela me servirait à quelque chose de n'avoir pas trop peur des bombardements !

J'avais hâte d'arriver à Broglie cette année-là afin d'essayer mes talents de photographe et de chasseresse. L'élégant régisseur mettait ses belles bottes, sa veste de daim et ses gants pour m'accompagner à la chasse aux écureuils mais en fait i l y en avait peu et ils se cachaient bien dans le feuillage. Quant aux oiseaux rares i l n'y en avait pas en Normandie.

D'autres distractions nouvelles m'attiraient davantage. Maurice et sa jeune femme arrivèrent bientôt en auto. Ce n'était pas

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encore la berline de voyage trente chevaux Rochet-Schneider que Mme de Rochetaillée offrait en cadeau de noce. Cette splendide voiture commandée en 1904 ne fut livrée qu'en 1905. E n cet été 1904, ils n'avaient encore qu'une petite Panhard douze chevaux à quatre places, bien suffisante pour transformer notre vie de châ- teau. On sortait tous les jours, explorant cette Normandie que nous connaissions si mal. Je découvrais les manoirs, les fermes pittoresques dans les cours de pommiers, les églises presque toutes anciennes, le contraste entre les Vertes et fraîches vallées et la plaine écrasée de soleil. I l ne pleut pas sur le pays d'Ouche, le Lieuvin ou la vallée d'Auge aussi souvent qu'on le prétend ! Je me souviens dans ce bon vieux temps, des semaines entières d'été sans nuages où le vent d'ouest qui vient de l'Océan n'apporte que de chaudes senteurs de foin ou de blé coupé. Je me sentais grisée d'air et de lumière. A cette époque on n'avait pas encore en automobile la hantise de la grande route. Toutes les routes étaient mauvaises, poussiéreuses, pleines d'ornières et de caniveaux. On s'en allait par les petits chemins entre les haies, les « plantes » comme on dit en Normandie, d'un village à l'autre. I l n'y avait pas de signalisation, à peine de poteaux indicateurs. Les cartes étaient mal faites, on les lisait mal, i l fallait constamment de- mander son chemin, consulter l'habitant stupéfait de voir que nous ne savions même pas le nom de son village. Les chiens couraient après la voiture, les chevaux se cabraient dans les bran- cards, les vaches menaçaient les pneus de leurs cornes, et les oies barraient le passage en rang de bataille.

Chaque promenade était une aventure. I l y avait loin de ces randonnées folles, aux paisibles tournées de quelques kilomètres en Victoria, au trot de nos lourds chevaux irlandais en fin de journée entre quatre et six heures dont toute mon enfance avait été bercée à la campagne 1 Puis i l y avait les jours bénis où mon frère décidait d'aller à Trouville voir la mer. J'avais conservé la nostalgie de la mer. Je me souviens qu'à Saint-Amadour vers 1900, deux ou trois ans après la vente de notre maison de Dieppe, je montais sur une haie en haut d'une côte d'où l'on pouvait aper- cevoir le clocher du village de Brin-sur-les-Marches. On me disait qu'il s'agissait des « marches de Bretagne » et je m'imaginais l'océan breton là-bas... pas loin derrière l'horizon. A Broglie, c'était une certitude. L a mer était à vol d'oiseau à moins de cinquante kilomètres. Une route toute droite y conduisait par Orbec, Lisieux et la vallée de la Touques.

Dès que l'on a passé Pont-L'Evêque on sent cette bonne odeur de varech et de poissons et l'on voit déjà des mouettes se balancer dans le ciel. Le port de Trouville était très sale et mal ordonné.

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Un petit pont très étroit séparait Trouville de Deauville sa rivale menaçante mais encore peu développée. Trouville triomphait alors avec son Casino, son hôtel des Roches-Noires, ses planches et sa cancanière. L a plage de sablé était bien plus avenante que les galets de Dieppe, mais personne ne songeait à y prendre des bains de soleil. Quelques enfants pataugeaient dans Fécume des vagues mais peu de gens osaient entrer dans l'eau. Les dames se prome- naient en robes longues sur les planches. On s'asseyait sur des pliants sous des tentes ou des parasols, on se couvrait les mains, le cou, le visage de peur de brunir. On passait beaucoup de temps à prendre du thé ou à manger des gâteaux et on ramassait des coquillages pour les coller sur des bottes.

Je préférais cette excursion à toutes les autres, mats on ne la faisait pas souvent. A la moyenne de vingt-cinq kilomètres à l'heure i l y avait quatre ou cinq heures de trajet. Cela prenait tout l'après-midi si l'on voulait rentrer pour huit heures. Retarder le dîner était impensable et i l fallait toujours calculer assez de temps avant pour se mettre en tenue de soirée. Le smoking et la robe décolletée étaient obligatoires, même en famille.

Mon frère avait d'ailleurs bien d'autres occupations à Brogïie.

Mon père se sentait vieillir un peu prématurément. E n 1904 i l n'avait que cinquante-huit ans, mais i l voulait déjà se décharger sur son fils des responsabilités de ce grand domaine. II tenait aussi à faire élire Maurice maire de la commune, ce qu'il ne pouvait solliciter pour lui-même, étant député dans un autre département. Maurice se pKait à tout avec une docilité qui me surprenait, tant par moments, i l paraissait encore enfant et peu fait pour ce rôle de dauphin.

Les semaines s'enfuyaient trop vite. Lorsqu'en septembre i l fut question de départ, j'espérais un peu que je serais invitée à passer l'automne à Contenson comme Mme de Rochetaillée me l'avait promis. Mais ma belle-sœur paraissait souffrante. On disait « fati- guée ». Je compris bientôt qu'elle était enceinte mais on ne prononçait pas ce mot F Elle devait « accoucher » (ce mot aussi était tabou) en novembre. Mes parents objectèrent qu'il serait peu convenable pour une jeune fille de risquer d'être témoin d'un événement qui pouvait se produire à une date imprévisible et devait rester discrètement voilé.

II fallait donc me résigner à retourner en Anjou avec mon petit frère et reprendre à Saint-Amadour cette vie de château que je qualifiais maintenant de désuète et dont je redoutais la solitude et la monotonie.

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Je repris donc courageusement mes occupations sédentaires.

Je lisais, j'écrivais, j'avais la permission de me promener seule dans le parc avec ma carabine et mon chien danois Moco qui me reconnaissait et me faisait fête, à chaque retour, avec une fidélité dont j'étais touchée. Je voyais peu ma mère en dehors des repas.

Elle était toujours occupée de ses charités ou des politesses. Je passais des heures chez ma grand-mère, réparant ainsi mon ingra- titude parisienne. Elle aussi trouvait un peu longues ces journées angevines d'automne et d'hiver car notre séjour cette année-là se prolongea jusqu'au 15 janvier.

J'avais seize ans. Mon instruction passait pour terminée et je constatais tristement que je ne savais rien.

(A suivre).

Comtesse J E A N D E PANGE.

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