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Le droit d'être naturaliste

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Academic year: 2022

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Au S i m p l o n , les Valaisans possèdent u n vaste t e r r i t o i r e au sud du col, ligne de p a r t a g e des eaux. I l y a là non seulement des p â t u r a g e s , mais les c o m m u n e s et paroisses de Simplon-village et Gondo-Zwisch- berg, soit u n e p o p u l a t i o n de 777 h a b i t a n t s en 1930, sur u n e surface de 177 km8.

On est dans l ' a d m i r a t i o n p o u r ces Valaisans robustes et d y n a m i q u e s , ils se sont imposés et s'imposent encore des t r a v a u x pénibles et parfois d a n g e r e u x p o u r d o m e s t i q u e r les forces de la n a t u r e dans les m o n t a g n e s . O n pense à ceux q u i , à l ' a l p e de S p i t e l m a t t e , vivent sous la m e n a c e constante du glacier de l'Altels, s a c h a n t b i e n q u e les c a t a s t r o p h e s du passé p o u r r a i e n t se renouveler. E t aussi à ceux des Diablerets, du Rawyl, de Rossboden.

P o u r tous il y a de d u r s m o m e n t s : j o u r n é e s de p l u i e , de neige, de b r o u i l l a r d , de froid, les bêtes r i s q u e n t d'aller dans des pentes glissantes, de r o u l e r dans les précipices, angoisse p o u r le p â t r e . « Mais q u e le b e a u t e m p s r e v i e n n e , et t o u t e cette misère est vite oubliée. Voici, p o u r la r a c h e t e r , des h e u r e s i n c o m p a r a b l e s ; le milieu du j o u r , q u a n d l'air est t i è d e et calme, q u a n d le soleil b r û l e , q u a n d les grandes cimes s e m b l e n t d o r m i r ! » ( P . T e r m i e r ) .

L E D R O I T D ' E T R E N A T U R A L I S T E 1

par Jean Rostand

L'histoire n a t u r e l l e est l ' u n e des seules sinon l a seule m a t i è r e d o n t l ' é t u d e t e n d e à affiner la p e r c e p t i o n du concret, et s u r t o u t à d é v e l o p p e r le s e n t i m e n t , si nécessaire, de la c o m p l e x i t é des choses. Ces souples contours d u vivant qui n a r g u e n t t o u t e r é d u c t i o n à l a géométrie, cette c o m p l i c a t i o n i n d e s c r i p t i b l e de la s t r u c t u r e q u i fait de c h a q u e ê t r e organisé u n p e t i t u n i v e r s — c o m p l i c a t i o n q u ' o n p e u t faire ressortir t o u j o u r s d a v a n t a g e en usant de grossissement successifs — , cette per- sonnalité d é p a r t i e à c h a q u e r e p r é s e n t a n t de l'espèce, l a q u e l l e , en d é p i t de son u n i t é , a p p a r a î t c o m m e u n e collection d ' u n i q u e s , t o u t cela fait de l'objet vital u n e source i r r e m p l a ç a b l e d'enseignements p r o p r e s à dis- siper c e r t a i n e illusion m a t h é m a t i c i e n n e q u i est de croire q u e les réali-

1 Nous reproduisons cet article paru dans les « Nouvelles littéraires », le 16 août 1962.

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tés se laissent rigoureusement définir et qu'on en épuise le contenu par les outils de la pure logique.

A cet égard, je veux rappeler ici l'opinion du grand sociologue Emile Durkheim, qui voyait dans l'étude de l'histoire naturelle le meilleur antidote contre un cartésianisme simpliste: « I l faut faire sentir, disait- il, la nécessité de l'expérience, de l'observation, c'est-à-dire la nécessité pour nous de sortir de nous-même, pour nous mettre à l'école des choses, si nous voulons les connaître et les comprendre... Or, ce sont surtout les sciences de la vie qui sont susceptibles de faire comprendre à l'enfant ce qu'il y a de complexe dans les choses et ce que cette complexité a de parfaitement réel ' ». Leçon de complexité et, partant, leçon de mo- destie intellectuelle, d'humilité en face du réel, qui toujours déborde nos cadres théoriques, excède nos définitions, se joue de nos catégories, met nos syllogismes en échec. Leçon qui ne vaut pas seulement pour corriger un mathématisme présomptueux, mais pour mettre en garde contre tous les dogmatismes verbeux, tous les absolutismes des méta- physiciens, les apriorismes des idéologues.

Ce haut service que peuvent rendre les sciences naturelles à l'hy- giène de l'esprit, les hommes du XVIIÎe siècle en avaient déjà la notion.

Dans les lettres de Charles Bonnet à Spallanzani, on trouve fréquem- ment cette idée que l'histoire naturelle est la meilleure des logiques, la plus sûre école du bien-penser. De même dans Réaumur, Diderot, Fontenelle. Il est à peine besoin d'ajouter qu'indépendamment de sa vertu formatrice, le contenu même de cette discipline offre une valeur inestimable. Je ne crois pas céder au complexe de l'orfèvre en disant qu'il n'est aucun secteur des programmes scolaires qui fournisse à l'es- prit des notions de plus vaste conséquence. Comment un humain n'au- rait-il pas intérêt à disposer — et le plus tôt possible — d'un rudiment de connaissance sur ce qui constitue son propre corps, sur ce que repré- sente son espèce dans la nature, sur ce qu'est le phénomène vital, et même peut-être — mais ceci nous entraînerait trop loin — sur la façon dont la vie se transmet et se perpétue ? Monstrueuse, je l'avoue, scan- daleuse m'apparaît l'ignorance de la plupart de nos contemporains adultes et prétendument, et soi-disant cultivés, quant à ces faits essen- tiels que nul ne devrait avoir licence d'ignorer, tant ils sont indispen- sables à une saine compréhension de tous les problèmes humains. Que l'histoire naturelle, que la biologie ne fasse pas encore partie de la culture générale, que des gens se puissent croire cultivés alors qu'ils ne

1 L'Education morale, 1925.

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savent rien du principal, est à mes yeux le signe d'une sorte de barbarie intellectuelle. Il faudra qu'on finisse par comprendre qu'un minimum de savoir biologique n'est pas un luxe culturel, un ornement facultatif de l'esprit, mais une pièce maîtresse de l'entendement.

Il n'est pas exagéré de dire que, de nos jours, la réussite scolaire est principalement assurée par l'aptitude aux mathématiques ou par la facilité d'expression. Le problème ou la dissertation française... Les chiffres et les mots... Le tableau noir, ou la page blanche... Autrement dit, symboles et abstractions. Et tout le reste ? Le concret, le réel, le vivant ? Cela compte-t-il donc pour si peu ? Je ne voudrais pas ici faire la part trop belle à ceux qu'on appelle les cancres, mais je me permets de penser que, parmi ceux qui, à seize ans, sont incapables de résoudre un problème d'algèbre et malhabiles à disserter sur Voltaire ou Corneille, il peut se trouver d'excellents esprits, qui, servis par des mains adroites, feraient de bons naturalistes ou biologistes. De plus en plus, le préjugé s'accrédite que l'instrument mathématique est indis- pensable à quiconque veut s'engager dans les voies de la science. Et pourtant, dans le passé, combien de naturalistes voyons-nous qui surent être grands sans en avoir l'usage !

De Charles Darwin, par exemple, son ami Herbert écrivait: « Il n'avait aucune disposition naturelle pour les mathématiques, et il les abandonna avant d'avoir vaincu les premières difficultés de l'algèbre et après avoir eu une querelle particulière avec les racines imaginaires et le théorème des binômes ». Quant à Alfred Rüssel Wallace — autre grand naturaliste, c'est lui qui proposa, en même temps que Darwin, la théorie de la sélection naturelle — il nous confie lui-même qu'il n'a jamais pu saisir le principe du calcul différentiel et qu'il s'est égaré dans ce « labyrinthe sans issue » qu'était pour lui le calcul intégral.

Estimant qu'il n'aurait jamais pu devenir un bon mathématicien, il doute que ses efforts en ce sens aient eu pour lui la moindre valeur;

en tout cas, il n'eut jamais l'occasion d'utiliser son maigre savoir, si péniblement acquis.

Mais, dira-t-on sans doute, ce sont là gens d'une autre époque. Au-

jourd'hui — en 1962 — les mathématiques sont nécessaires au biolo-

giste, comme à tout homme de science. Hors d'elles, point de salut. Je

ne suis nullement convaincu de cette nécessité. Que les mathématiques

interviennent fructueusement en certains domaines des sciences natu-

relles, génétique, biométrie, etc., nul ne songe à le contester; mais elles

n'interviennent pas, il s'en faut, en tous les domaines. De belles choses

restent à trouver en dehors de la statistique et des exponentielles. Som-

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mes-nous donc assez riches en talents créateurs p o u r nous p r i v e r déli- b é r é m e n t d'un Wallace, d'un D a r w i n ? Notez q u e j e n e dis p o i n t q u ' i l y ait c o n t r a d i c t i o n foncière e n t r e l'esprit n a t u r a l i s t e et l'esprit m a t h é - maticien. Buff on, M e n d e l , F a b r e et bien d'autres é t a i e n t aptes aux ma- t h é m a t i q u e s , m ê m e s u p é r i e u r e s ; j e dis s i m p l e m e n t qu'il y a des n a t u - ralistes, et n o n des m o i n d r e s , q u i sont p e u doués à cet égard. P o u r ceux- là, j e r é c l a m e le d r o i t à l'existence... E t j ' a j o u t e r a i — afin q u ' o n n e pense p a s q u e j e vide ici u n e querelle personnelle — q u e , dans m a jeu- nesse, j ' a i m a i s b e a u c o u p les m a t h é m a t i q u e s , y réussissais fort décem- m e n t , si bien q u e j ' a i p u , grâce à elles, compenser, au b a c c a l a u r é a t , u n e insuffisance caractérisée en m a t i è r e l i t t é r a i r e .

Qu'est-ce qu'un naturaliste ?

Le n a t u r a l i s t e , ne l'oublions pas, n'est pas, ou n'est pas forcément, u n h o m m e de science p a r e i l aux a u t r e s : c'est parfois u n h y b r i d e assez singulier q u i , t e n a n t u n p e u de l'artiste, est venu à la science p a r le biais de l ' a m o u r de la n a t u r e .

Certes, il p a r t a g e avec les autres h o m m e s de science la curiosité, le désir de c o m p r e n d r e ; c o m m e eux, il p o u r s u i t cette « j o i e de c o n n a î t r e » q u ' a si n o b l e m e n t célébrée P i e r r e T e r m i e r ; mais, chez l u i , on t r o u v e u n e c e r t a i n e a t t i t u d e émotive, u n e c e r t a i n e forme de sensibilité. La n a t u r e , à ses yeux, n'est pas u n simple c h a m p d'études, u n e collection d'objets dont il s'agit de d é m o n t r e r le m é c a n i s m e : elle l u i est u n e source d'émotions, assez difficiles à définir, à expliciter, et m ê m e p o u r lui.

Cette faculté de s'émouvoir devant la chose de vie, quelques-uns d ' e n t r e les n a t u r a l i s t e s l ' o n t e x p r i m é e avec u n e saisissante vigueur.

« Quelles peines, quelles r e c h e r c h e s — disait le g r a n d b o t a n i s t e Charles L i n n é — p o u r r a i e n t ê t r e p l u s fatigantes, p l u s laborieuses q u e celles de l a b o t a n i q u e si u n b i z a r r e e n c h a n t e m e n t que j e n e m ' e x p l i q u e pas n e nous poussait vers elles, au p o i n t que l ' a m o u r des p l a n t e s surpasse l ' a m o u r de nous-mêmes ? E n réfléchissant au sort des botanistes, j ' h é - site, m a p a r o l e , si j e dois qualifier de sage ou d'insensé l e u r ravissement devant les p l a n t e s . »

Q u a n t à D a r w i n , p o u r c o n n a î t r e j u s q u ' o ù p e u t aller u n e sensibilité

—• u n e sensualité — de n a t u r a l i s t e , il n'est q u e de l i r e le Journal où, j e u n e voyageur, il nous fait p a r t de ses enthousiasmes.

E t o n n a n t s , fascinants, splendides, merveilleux, incroyables, sont les adjectifs qui sans cesse r e v i e n n e n t sous sa p l u m e . Dans les forêts brési- liennes de B a h i a ou de San Salvador, la profusion des insectes b r i l l a n t s

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et des fleurs c h a t o y a n t e s l u i font c o n n a î t r e « u n e sorte de délire ». E t , tout au long de sa vie, cette passion de la n a t u r e se m a n i f e s t e r a avec u n e égale violence, n ' a y a n t pas besoin, p o u r en ê t r e instiguée, des somp- tuosités de l'exotisme. Ecoutons-le d é c r i r e à son a m i H o o c k e r la fécon- d a t i o n d ' u n e o r c h i d é e , Orchis pyramidalis: « U n o r g a n e , en forme de selle, saisit u n poil de façon a d m i r a b l e ; alors, u n a u t r e m o u v e m e n t se p r o d u i t dans les masses polliniques, q u i dispose celles-ci à a b a n d o n n e r le pollen sur les deux faces latérales du stigmate. J e n ' a i j a m a i s r i e n vu d'aussi b e a u ». D a r w i n , dans son p e t i t j a r d i n de Down, n e se rassasie p o i n t des s p l e n d e u r s florales. C o m m e il s'amuse — c'est son m o t — avec ses orchidées ! P a r l a n t de l ' u n e d'elles: « J ' e n suis devenu à m o i t i é fou... C'est v r a i m e n t u n e chose s p l e n d i d e que de surveiller, à u n faible grossissement, ce q u i se passe l o r q u ' o n i n t r o d u i t u n e p o i n t e dans u n e fleur j e u n e q u e n u l insecte encore n ' a visitée. » E t e n c o r e : « Ce sont de merveilleuses créatures, et j e songe quelquefois, en rougissant de plaisir aux m o m e n t s où j e découvrais q u e l q u e détail n o u v e a u dans leurs m é t h o d e s de fécondation ». Tel est son ravissement d e v a n t elles q u ' i l en é p r o u v e u n e sorte de c u l p a b i l i t é , c o m m e s'il sentait l u i - m ê m e q u ' e n ces m o m e n t s de joie, l'artiste l ' e m p o r t e u n p e u t r o p sur le savant. Le fils de D a r w i n — F r a n c i s — a évoqué, en t e r m e s c h a r m a n t s , cette ten- dresse d u g r a n d h o m m e p o u r les p l a n t e s : « J ' a i m a i s à l ' e n t e n d r e v a n t e r la b e a u t é d ' u n e fleur; c'était à la fois u n s e n t i m e n t de reconnaissance envers la fleur elle-même et u n a m o u r p e r s o n n e l de sa forme, de sa couleur. J e crois encore le voir m a n i e r d é l i c a t e m e n t u n e de ses fleurs favorites; il é p r o u v a i t u n e a d m i r a t i o n p a r e i l l e à celle d ' u n e n f a n t » . ( E n t r e p a r e n t h è s e s , j e crois b i e n q u ' e n t o u t n a t u r a l i s t e , il reste u n p e u de la naïveté de l ' e n f a n t ; et c'est encore u n e affinité avec le poète.) E t m a i n t e n a n t , voici u n a u t r e g r a n d n a t u r a l i s t e , u n a u t r e g r a n d voya- geur, W a l a c e : il nous a d i t quelle fut son e x a l t a t i o n le j o u r q u ' i l cap- t u r a , en A m é r i q u e du Sud, u n m â l e du p a p i l l o n Ornithoptera: « Q u a n d j e le r e t i r a i de son filet, et q u e j ' é c a r t a i ses ailes éclatantes, j e fus plus p r è s de m ' é v a n o u i r de délice et d'excitation q u e j e n e l'avais j a m a i s été dans t o u t e m a v i e : m o n c œ u r b a t t a i t à se r o m p r e ; t o u t m o n sang affluait à m o n cerveau, m e laissant u n e m i g r a i n e p o u r t o u t e la j o u r n é e ». Q u a n t à F a b r e — d o n t les Souvenirs entomologiqu.es e m b e l l i r e n t m o n enfance et révélèrent à t a n t de j e u n e s gens les attraits de la n a t u r e —, q u i n e connaît la page où il d é c r i t sa p r e m i è r e r e n c o n t r e avec la p o i r e sterco- r a l e du scarabée sacré ?

Dans u n très j o l i livre (Romance of Natural history, 1875), u n n a t u - raliste anglais, P h i l i p Gosse, a b i e n p a r l é « de ces événements q u i m a r -

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q u e n t l ' i m a g i n a t i o n du n a t u r a l i s t e , et il sent qu'ils ne seront j a m a i s effacés... T o u t observateur de la n a t u r e est familier avec de tels memo- rabilia, et ceux-là les connaissent le m i e u x qui ont le t e m p é r a m e n t p o é t i q u e et disposé à ressentir ce q u i est neuf, étrange, n o b l e ou magni- fique... »

E n debors de ces grands m o m e n t s , gravés dans la m é m o i r e , c'est la vie e n t i è r e du n a t u r a l i s t e qui est tissue de petites aventures et de ravis- santes surprises. Même la vue des choses les plus banales r e d o n n e sans cesse u n e fraîcheur nouvelle à son plaisir de spectateur — j ' a l l a i s dire de voyeur. Au cours de son travail, que d'instants q u i ne sont pas de r e c h e r c h e , qui n ' o n t point de visée u t i l i t a i r e et relèvent de la contem- p l a t i o n , de la délectation ! Si c'était j a m a i s p e r d r e son t e m p s q u e le passer avec ce q u ' o n aime, j e d i r a i s : que de t e m p s p e r d u avec la na- ture... Que de temps p e r d u à la r e g a r d e r de façon t o u t e désintéressée —•

à a t t e n d r e q u ' u n t e n t a c u l e se déploie, q u ' u n œuf ait fini d ' a p p r o f o n d i r son p r e m i e r sillon... Que de regards donnés p o u r rien, que d ' a t t e n t i o n p r o d i g u é e en p u r luxe, p o u r le seul c o n t e n t e m e n t de revoir ce q u ' o n a déjà vu cent fois... Au plaisir du n a t u r a l i s t e , il n'est p o i n t de s a t i é t é ; et l'âge m ê m e ne le m o d è r e pas. J u s q u ' à son d e r n i e r souffle, L i n n é fera dévotion au règne végétal. « U n abrisseau à t h é vivant — s'écrie le vieux botaniste — est-ce possible ? J e suis bien u s é ; et p o u r t a n t si j ' é t a i s sûr qu'il s'agit d'un véritable a r b r e à t h é , je serais encore c a p a b l e d'aller à G o t h e m b o u r g , et de le r a p p o r t e r moi-même dans mes b r a s jus- qu'à Upsal. » On dit q u e , t o m b é en enfance, L i n n é manifestait, devant les fleurs, le m ê m e émerveillement.

« L'invincible a m o u r de la n a t u r e », a dit u n g r a n d écrivain, Miche- let, qui, sans être u n n a t u r a l i s t e , en avait l'âme. D e vrai, cet a m o u r survit à t o u t e déception, il n a r g u e tout pessimisme. Alors m ê m e que tout p a r a î t vain, creux, futile, artificiel, alors que la p o l i t i q u e est déce- v a n t e , et fastidieuse la l i t t é r a t u r e , alors q u ' o n a t t e n d plus grand-chose de la vie et des h o m m e s , on trouve encore le c œ u r de se p e n c h e r sur une corolle ou sur u n e chrysalide.

C u r i e u s e m e n t élective est la sensibilité du n a t u r a l i s t e . I l est r a r e q u ' o n soit t o u c h é , ou du moins q u ' o n le soit également, b a r tous les aspects qu'offre la n a t u r e . « P o u r q u o i , dit Gosse, u n h o m m e se sent-il é m u à c a p t u r e r telle sorte de p a p i l l o n , ou à e n t e n d r e le c h a n t de tel oiseau, alors q u ' i l se soucie p e u de l ' é l é p h a n t ou du lion ? P o u r q u o i , devant u n e fougère, celui-ci connaît-il u n e r a r e émotion, et celui-là devant u n e touffe de mousse, q u a n d tous deux ils restent indifférents

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devant les magnifiques feuilles du p a l m i e r ? Nous ne pouvons en don- n e r d ' a u t r e raison q u e la p a r t i c u l a r i t é de pensée et de s e n t i m e n t qui fait l ' i n d i v i d u a l i t é de chacun. » Ce sont p r é c i s é m e n t ces différences de sensibilité qui souvent dirigent le choix du j e u n e n a t u r a l i s t e : vers l'ani- m a l ou vers la p l a n t e , vers tel g r o u p e ou vers tel autre... L ' u n p r é f è r e la t u r b u l e n c e a n i m a l e , l ' a u t r e « l a silencieuse sensibilité des p l a n t e s » ; l'un préfère le g r a n d , et l ' a u t r e le petit, voire le m i n u s c u l e ; l'un pré- fère le sang c h a u d , et l ' a u t r e le sang froid; l ' u n préfère la coquille, et l ' a u t r e la chitine.

T o u j o u r s est-il que souvent la vocation du n a t u r a l i s t e se déclare p r é c o c e m e n t , et avant m ê m e que la curiosité scientifique p r o p r e m e n t dite ait p u s'éveiller. « Depuis m o n enfance — dit F a h r e — coléop- tères, abeilles et p a p i l l o n s é t a i e n t m a j o i e ; d'aussi loin qu'il m e sou- vienne, j e m e vois en extase devant les magnificences des élytres d'un carabe et des ailes d'un « m a c h a o n ». Le p e t i t F a h r e « allait à l'insecte c o m m e la p i é r i d e va au chou, et la \ anesse au c h a r d o n ». Quel saisisse- m e n t sera le sien d e v a n t le « bleu ineffable » de l ' h o p l i e , devant l'œuf du saxicole, d o n t la gracieuse c o u r b u r e lui d o n n e « la sainte commo- tion d u b e a u » !

Dirais-je q u e , p o u r m o i — à soixante ans de distance — j e m e sou- viens encore du plaisir q u e j e ressentais à c a p t u r e r (bien avant d'avoir lu F a h r e !) les h o p l i e s qui a b o n d a i e n t aux berges de la Nive et les petits c r v p t o c é p h a l e s qui posaient des taches d'or dans les fleurs des prairies.

L'émotion du naturaliste

Cette é m o t i o n d u n a t u r a l i s t e en face de la chose vitale, quelle est- elle au j u s t e ? Relève-t-elle de la sensibilité e s t h é t i q u e ? C'est ce q u e l'on dit c o m m u n é m e n t . Mais, à vrai dire, j e soupçonne qu'il s'agit de q u e l q u e chose de plus profond. Seule u n e psychanalyse serait à m ê m e d'en discerner, chez l'enfant, les racines affectives. J e m e b o r n e r a i à d i r e b r i è v e m e n t ce qu'elle m e p a r a î t être à p a r t i r du m o m e n t où l'on en p r e n d conscience.

Lorsque le n a t u r a l i s t e , devant un ventre de bousier ou devant les yeux d ' u n e libellule, sécrie: « Q u e cela est b e a u » , il e n t e n d , p a r l à : j e suis t o u c h é , j e suis é m u . Mais cette b e a u t é n e le t o u c h e à ce p o i n t q u e p a r c e qu'elle est bien a u t r e chose que b e a u t é . La m ê m e couleur, le

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m ê m e éclat, la m ê m e forme le laisseraient indifférent s'il s'agissait d ' u n objet i n e r t e , aperçu à la v i t r i n e d'un bijoutier. C'est q u e la b e a u t é , ici, n'est p a s œ u v r e de l ' h o m m e et voulue p a r l u i : elle s'est faite t o u t e seule, on ne sait c o m m e n t . B e a u t é s p o n t a n é e , innocente, involontaire...

A travers ce p e t i t ventre ou ces gros yeux, n o t r e ferveur s'adresse à l'en- t i è r e n a t u r e , q u i a fait cela, à la Natura naturans, à l ' I m m e n s e d o n t ce p e u est le signe, le témoignage. Signatura rerum, disait le m y s t i q u e J a c o b B o e h m e .

P a r l'entremise de l'insecte, nous sommes affrontés à u n e r é a l i t é qui n o u s dépasse; de lui, nous recevons u n message q u i , si nous le sa- vions déchiffrer, nous d o n n e r a i t la clef de l'univers. Rien q u ' à le re- g a r d e r , r i e n q u ' à lui adresser n o t r e ferveur interrogative, nous nous sentons en c o m m u n i o n avec Ce qui est. Nous absorbons g o u r m a n d e m e n t p a r les yeux la secrète vérité q u i est aussi la n ô t r e , p u i s q u e , œuvres du m ê m e a u t e u r , nous sortons tous du m ê m e atelier.

Certes, ce spectacle du vivant, c h a q u e n a t u r a l i s t e , p o u r p e u qu'il s'aventure à p h i l o s o p h e r , est t e n t é de l ' i n t e r p r é t e r à sa manière... D'au- cuns se p e r m e t t e n t de n o m m e r , voire de personnifier ce q u i les enivre.

J e a n S w a m m e r d a m , qui fut, au X V I I e siècle, u n des grands a m o u r e u x de la n a t u r e , et à q u i l'on doit ce m o n u m e n t de science et de piété, la Biblia naturae, voyait, dans le m o i n d r e détail des structures animales, u n « l a b y r i n t h e de miracles » où éclate la m a r q u e du D i v i n ; il révérait la toute-puissance et la sagesse créatrices j u s q u e dans les m o u v e m e n t s de l'intestin du pou, dans les facettes de l'œil de l'abeille — de cet œil d o n t il disait q u e l ' é t u d e l u i avait p r o c u r é plus de plaisir q u e s'il avait ajouté plusieurs siècles à son existence. M ê m e a t t i t u d e foncièrement religieuse chez Linné, p o u r q u i , c o m m e p o u r S w a m m e r d a m , le privi- lège d u n a t u r a l i s t e est p r é c i s é m e n t de j e t e r u n coup d'œil dans le cabi- net secret de la Création. D'autres naturalistes — G œ t h e , H a e c k e l — identifient n a t u r e et D i e u ; d'autres encore, refusant le divin, et m ê m e l'esprit, glorifient le génie c h i m i q u e de la m a t i è r e v i v a n t e ; d'autres n e veulent e n t e n d r e p a r l e r que de h a s a r d ou de cybernétique... Enfin, il y a ceux — et, de plus en plus, j e serais t e n t é de m e r a n g e r p a r m i eux — q u i , d e v a n t les inégalables prouesses du vivant, p r é f è r e n t de n e les p o i n t qualifier. R é s o l u m e n t agnostiques, e s t i m a n t q u ' a u c u n m o t h u m a i n , au- cun concept h u m a i n ne serait ici de mise, ils acceptent de se t r o u v e r devant le p r o v i s o i r e m e n t et le peut-être à j a m a i s i m p e n s a b l e , et se plaisent à faire h o m m a g e à « Ce q u i est » d ' u n e é m o t i o n q u i s'interdit de se convertir en j u g e m e n t .

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Mais, à vrai dire, peu importe l'opinion philosophique du natura- liste. Peu importe que celui-ci ne voie dans l'insecte qu'un petit robot électronique, ou que celui-là y mette une flamme divine, ou que cet autre décide de rester coi devant l'énigme; entre eux tous, il existe une fraternité d'âme. Malgré qu'ils en aient, et si âpres que soient leurs discussions sur le plan doctrinal, ils sont de même famille, de même race, tous les dénombreurs de tarses, tous les caresseurs d'élytres. Frères en nature, si l'on ose dire. Ils sont de ceux qui ont écarquillé les yeux devant le vivant, de ceux — comme disait Fontenelle de Malebranche

— qu'un insecte touche plus que toute l'histoire grecque ou romaine...

Cet être un peu particulier qu'est le naturaliste, je voudrais qu'on lui reconnût le droit d'exister et de se développer. Or, ce droit n'existera en fait que lorsqu'on accordera à l'histoire naturelle, dans l'enseigne- ment secondaire, la même importance, la même dignité qu'aux mathé- matiques. Mon vœu n'est pas seulement dicté par le désir de voir nom- bre de jeunes gens, aujourd'hui cor-damnés à l'insuccès, acquérir des diplômes universitaires qui leur permettent de travailler selon leurs goûts; il répond aussi à l'importance sans cesse croissante des sciences de la vie. Sur cette importance, tout le monde, aujourd'hui, s'accorde, car nul n'ignore la valeur des applications de la biologie en médecine, en bactériologie, en agriculture, etc. C'est de la biologie que viendront les découvertes les plus ardemment souhaitées de tous: prolongation de la vie, armes efficaces contre le cancer... C'est la biologie qui doit aider l'homme à accroître ses sources de nourriture.

Dans un livre récemment publié'

2

, je relève la phrase suivante:

« Incontestablement, c'est la vie elle-même qui doit être aujourd'hui le centre de la recherche scientifique. De l'avenir de la biologie dépend dans une large mesure celui de l'humanité ». Si donc, aujourd'hui, les hommes politiques commencent de comprendre, si l'on semble admet- tre, en haut lieu, que le pays a besoin de biologistes, qu'est-ce qu'on attend pour en tirer les justes conséquences, dont la première est qu'il faudrait donner leurs chances à tous ceux qui — avec ou sans mathé- matiques — veulent se vouer à l'étude de la biologie ? Répétons inlassa- blement que, dans l'état présent des choses, on se prive de sujets capa- bles d'apporter un concours précieux à la collectivité. Chaque fois qu'on refuse à un jeune homme épris de sciences naturelles la possibi- lité d'aller au bout de ses études, on coupe court, peut-être, à une car- rière dont l'humanité eût recueilli les bienfaits.

2 La Terre et la faim des hommes, par Edouard Bonnefous, ancien ministre.

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A ceux qui voudraient faire une distinction entre histoire naturelle et biologie proprement dite, je rappellerai que la frontière est bien indécise entre les deux. C'est un zoologiste, Metchnikoff, qui a décou- vert le phénomène de pliagocytose. Avant de découvrir, avec Richet, le phénomène de l'anaphylaxie, Paul Portier avait consacré des années à scruter la digestion des insectes aquatiques...

Il est enfin une dernière considération que je voudrais faire valoir.

La biologie est une des rares sciences dans lesquelles de grandes décou- vertes peuvent être faites sans appareillage onéreux. Citons les recher- ches de Thomas Hunt Morgan sur les chromosomes de la mouche du vinaigre, de Müller sur les mutations artificielles, de Speman sur l'orga- nisateur des amphibiens, de Briggs et King sur la transplantation des noyaux embryonnaires, de Medawar sur la greffe, d'Etienne Wolff sur les changements de sexe et la culture des organes embryonnaires: tout cela ne demandait que patience, sens de l'observation, astuce expéri- mentale, habileté manuelle (entre parenthèses, il serait plus utile de développer l'adresse chez le futur biologiste que de le bourrer de ma- thématiques).

En bref, une politique réaliste, cohérente, de la recherche biologique s'imposerait, dont le premier geste serait d'ouvrir largement les portes de l'enseignement supérieur à tous les jeunes qui, séduits par la biologie, font preuve de cet esprit d'observation et de finesse qui est bien plus nécessaire dans l'étude de la vie que l'aptitude à jongler avec les sym- boles. Pour ces jeunes gens — et non seulement dans leur intérêt, mais dans l'intérêt de la science, de l'homme — je revendique le droit d'être de purs naturalistes.

SIGNES ET COULEURS DES ECORCES ET DES PIERRES

par le Dr Oscar Forel, à St-Prex

C'est parce qu'aucun titre ne me paraissait convenir tout à fait que

j'ai adopté ce néologisme synchromies pour désigner une chose nou-

velle. On dit bien sym - phonie, et sym - pathie, etc. Le lecteur en déduit

tout naturellement: harmonie des couleurs.

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