Agrégation 2015 - « Le phénomène » V. Boyer
TEXTES LAMBERT
§1 La connaissance humaine n’a pas seulement ceci de particulier que nous sommes pour ainsi dire obligés de lier nos concepts à des mots et à des signes dont la représentation nous rend de nouveau sensibles les concepts et les images des choses qu’ils indiquent de même qu’elle nous en permet la remémoration ; mais le mode selon lequel nous parvenons peu à peu aux concepts et aux représentations introduit encore une autre confusion qui, dans bien des cas et pour de multiples raisons, rend difficile d’affirmer avec certitude l’exactitude et l’adéquation des concepts avec les choses mêmes. En effet, nous ne devons pas simplement opposer simplement le vrai et le faux, mais il se trouve encore dans notre connaissance un milieu intermédiaire entre ces deux possibilités, milieu que nous nommons apparence (Schein). C’est la raison pour laquelle nous nous représentons très souvent les choses autrement qu’elles ne sont et qu’il s’avère aisé de prendre ce qu’elles semblent être pour ce qu’elles sont réellement. Les moyens d’éviter cette illusion et de passer de l’apparence au vrai sont donc, pour une philosophie qui cherche à connaître le vrai en soi, d’autant plus indispensables que sont multiples les sources d’où proviennent les aveuglements de l’apparence. La théorie de l’apparence (die Theorie des Scheins) et de son influence sur l’exactitude et l’inexactitude de la connaissance humaine constitue donc la partie de la science fondamentale que nous nommons phénoménologie (Phänomenologie).
§2 La théorie de l’apparence est jusqu’ici restée presque entièrement centrée sur la vision. De fait, l’œil offre une matière multiple à l’apparence, sa structure est plus simple, et les trajectoires de la lumière plus connues ; c’est pourquoi la possibilité de donner à la théorie de la vision un fondement exact et fécond, et d’enrichir ainsi les sciences mathématiques, fut plus grande. En outre, l’optique, ou science de la vision, était beaucoup trop indispensable aux astronomes, qui avaient à conclure de la structure apparence du ciel à la véritable organisation de l’édifice du monde, pour qu’ils n’aient dû chercher et appliquer depuis longtemps déjà les difficiles théorèmes d’optique.
§266 La phénoménologie s’occupe d’une façon générale de déterminer ce qui est réel et vrai dans chaque espèce d’apparence : à cette fin, elle dégage les causes et les circonstances particulières qui produisent et modifient une apparence, afin que l’on puisse conclure de l’apparence au réel et au vrai. Nous avons remarqué dans le premier chapitre que les opticiens nous ont déjà fourni depuis longtemps une théorie de l’apparence visuelle, et que la phénoménologie, dans son acception la plus générale, peut être qualifiée d’optique transcendante, en tant qu’elle détermine l’apparence à partir du vrai, et inversement, le vrai à partir de l’apparence. Cela, l’optique le fait en ce qui concerne la vision. Mais elle va encore plus loin et elle donne, dans la perspective, des moyens de peindre l’apparence des choses visibles, ou de dessiner leur forme apparente de telle sorte que le dessin vient au regard exactement de la même façon que les objets eux-mêmes, lorsque les deux sont considérés à partir du point de vue choisi à cette fin.
Jean-Henri Lambert (1728-1777), Nouvel Organon, Phénoménologie, 1764 (trad. Luc Ferry).
