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Les Alpes en majesté. L'identité princière au risque de la montagne chez les ducs de Savoie

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l’identité princière au risque de la montagne chez les ducs de Savoie

Stéphane Gal

Université Grenoble Alpes – LARHRA

D ans ses Mémoires, le cardinal de Richelieu écrivait que les accords de Brussol (1610) prévoyaient de transformer le duc de Savoie Charles-Emmanuel I

er

en « roi des Alpes

1

 ». Cette formule, qui ne correspondait à aucune réalité géopolitique, n’était peut-être pas sans sous-entendre quelque moquerie à l’égard des

« ambitions » du « petit duc ». Le cardinal, en effet, n’épargna guère le duc de Savoie, auquel il reprocha, notamment dans ses Mémoires, la démesure de ses objectifs poli- tiques et les moyens dont il usa pour les atteindre. Quoi qu’il en fût, l’attribution curieuse de ce titre quasi inédit renvoyait bien à la réalité des ambitions politiques des Savoie dont la maison cherchait à s’affirmer sur la scène internationale par le biais d’une couronne royale. Le duc Charles-Emmanuel I

er

fut un des plus ardents à promouvoir cette marche dynastique vers la royauté, ce qui donne une grande cohérence à son règne, en dépit d’une longue tradition historiographique qui ne voit en lui qu’un prince extravagant et brouillon. Ainsi, au cours de son long règne, entre 1580 et 1630, ce duc déploya-t-il une active politique de légitimation. Il s’agis- sait pour lui d’extraire son duché de la position de simple État client, à laquelle semblaient le condamner son statut d’État secondaire et le voisinage des toutes

1. Richelieu présentait le traité en ces termes : « … donner au duc de Savoie la plus grande partie du Milanais et du Montferrat, en échange du comté de Nice et de la Savoie ; ériger le Piémont et le Milanais en royaume ; faire appeler le duc de Savoie Roi des Alpes ; et, à la séparation de la Savoie et du Piémont, faire une forteresse pour borner ces royaumes et se conserver l’entrée d’Italie ». Richelieu, Mémoires, année 1610, dans Mémoires pour servir à l’histoire de France, M.M. Michaud et Poujoulat, Paris, 1837, T. VII, p. 12.

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puissantes couronnes de France et d’Espagne, pour le rendre visible aux yeux des souverains européens. Le comportement provocateur du duc à l’égard de ses voi- sins, qui le conduisit à entreprendre de nombreuses guerres, apparaît comme une clé de lecture essentielle de son règne et, plus largement, de la politique dynastique des Savoie au tournant des xvi

e

et xvii

e

siècles. L’art de la provocation, accompagné par l’emploi de la force guerrière et de la mise en spectacle de l’histoire dynastique furent les grandes caractéristiques du mode opératoire de Charles-Emmanuel I

er

. Mais pourquoi les Alpes ? La formule de « roi des Alpes » avait un passé obscur qui pouvait, de loin, la rattacher à l’antique roi Cottius

2

ou au mythique royaume des Allobroges

3

. À l’époque de Charles-Emmanuel I

er

, qui portait volontiers le titre d’Allobrogum Ducis, les textes officiels faisaient plus souvent état d’un prestigieux

« royaume de Lombardie » que d’un « royaume des Alpes

4

 » ! Cependant, derrière la formule en demi-teinte du cardinal français, se cachaient bien une ambition, sinon un mythe géopolitique du début du xvii

e

siècle, ainsi qu’un usage politique de la montagne elle-même. Cette double dimension politique contribua tout autant à façonner une identité propre aux Savoie qu’à donner une image différente de leur territoire. Précisément à cette époque, la perception des « précipices » et autres traditionnels repoussoirs alpins se transformait, s’affinait, se nuançait, non sans contradictions

5

. Comme de nombreux travaux l’ont souligné depuis les pistes ouvertes par Jean-François Bergier, la montagne se réinventa progressivement à partir de la Renaissance pour devenir non plus seulement un lieu d’effroi ou un lieu biblique d’élévation de l’âme, mais un espace de découvertes et de savoirs, susceptible d’entrer dans l’esthétique sécularisée des compositions picturales, par exemple d’un Pieter Bruegel l’ancien

6

. En revanche, les aspects politiques, dans une perspective renou- velée s’entend, c’est-à-dire prenant en compte les dimensions culturelles et la force des imaginaires, ont été très peu abordés dans les approches des Alpes de la pre- mière modernité. Ce fut pourtant à cette époque que la montagne, « milieu propice

2. Cottius était à la tête d’un petit royaume alpin dont la capitale était Suse. Il aurait résisté à l’empereur Auguste, grâce aux avantages que lui offrait le terrain, avant de se soumettre et de s’allier à Rome.

3. Au Xe siècle, le fils de Rodolphe Welf, roi de Bourgogne, s’était fait appeler « roi des Alpes ». Au XVIe siècle, le sénateur savoyard protestant Joly D’Allery avait été poursuivi par la justice ducale pour avoir proposé la constitution d’un « royaume des Alpes » où serait enseignée la religion réformée. Celui-ci reprenait peu ou prou les contours plus mythiques qu’historiques du royaume des Allobroges, en évoquant une agrégation d’éléments territoriaux provenant du démantèlement du royaume de France (Dauphiné-Provence), de la Savoie, de Genève et de Berne… Cité par Hudry-Menos, « La maison de Savoie, ses origines et sa politique », Revue des deux mondes, vol. 66, 1866, p. 375, 384-385.

4. Voir l’intéressant complément qu’apporte Andrea Merlotti sur le titre de roi des Alpes et sur ses usages : « De Re delle Alpi » à « Roi des Marmottes » : les Alpes dans la représentation de la Maison de Savoie (XVIIe-XVIIIe siècles) », à paraître dans S. Gal et L. Perrillat ed., La Maison de Savoie et les Alpes, Actes du colloque des Sabaudian Studies, Grenoble, 2014, à paraître.

5. Jean-François Bergier, « Territoire, économie et société dans l’histoire des Alpes », Pour une histoire des Alpes Moyen Âge et Temps modernes, Ashgate Variorum, 1997, III p. 2-5.

6. On se reportera à la riche bibliographie qui a mis en valeur ces aspects : Philippe Joutard, L’invention du Mont Blanc, Paris, Gallimard, 1986, 217 p. ; Yvonne Bellenger, « Les paysages de montagne. L’évolution des descriptions du début à la fin du XVIe siècle », dans Le paysage à la Renaissance, éd. Y. Giraud, 1988, p. 121-133 ; Walter S. Gibson, « La glorification de la montagne : le paysage alpestre dans l’art de Pieter Bruegel l’ancien », La montagne et ses images, du peintre d’Akrésilas à Thomas Cole, Paris, C.T.H.S., 1991, p. 177-200 ; Claude Reichler, La découverte des Alpes et la question du paysage, Georg, Lausanne, 2002, 256 p. ; Rosanna Gorris, Les montagnes de l’esprit : imaginaire et histoire de la montagne à la Renaissance, Atti del Convegno di Saint-Vincent, novembre 2002, a cura di Rosanna Gorris Camos, Aosta, Musumeci, 2004, 360 p. ; Luigi Zanzi, Le Alpi nella storia d’Europa, CDA et Vivaldi Ed., Turin, 2004, 448 p. Voir également l’incontournable Paul Guichonnet, Histoire et civilisations des Alpes, Privat Toulouse, Payot Lausanne, 1980, 2 volumes. Étienne Bourdon, Le voyage et la découverte des Alpes, Histoire de la construction d’un savoir (1492-1713), Paris, PUPS, 2011, 639 p.

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à l’ancrage identitaire », selon François Walter, commença à être pensée comme un faire-valoir possible et qu’elle prit une dimension idéologique sans précédent

7

. Les montagnes se mettaient à compter politiquement

8

. Cette problématique rejoint ce que d’aucuns ont pu nommer une « orogénèse ». On entend par orogénèse les

« processus par lesquels les sociétés construisent leurs montagnes… », la montagne ayant une place non seulement physique, mais peut-être et surtout, si l’on suit le raisonnement de Bernard Debarbieux et de Gilles Rudaz, une existence propor- tionnelle au « rôle qu’elle joue dans l’imagination des hommes

9

 ». Cette orogénèse est le plus souvent située à partir du xviii

e

siècle où seraient apparus les « faiseurs de montagne ». En fait il s’agit d’un processus beaucoup plus ancien, amorcé bien avant les changements apportés par l’esprit du xviii

e

siècle. Loin des stéréotypes construits par les regards extérieurs aux Alpes, les montagnes purent en effet être considérées comme un argument, une arme et une identité paysagère par des princes

« alpins », en particulier les ducs de Savoie. Ces princes purent ainsi se définir par ce que l’on pourrait nommer une précoce « alpinité

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 » susceptible de les inspirer, de les faire exister et de les grandir, non seulement à leurs propres yeux et à ceux de leurs sujets, mais aussi aux yeux de leurs voisins.

Pour aborder la maison de Savoie dans une telle perspective, nous avons cherché à questionner conjointement les faits, les arts et les lettres, afin de voir la place exacte qu’y tenaient les Alpes. Nous suivons ici le procédé scruté par François Walter à partir des techniques d’appropriation des paysages par la pratique de la réduction d’échelle et du redoublement du territoire pour le rendre maîtrisable. Nous utilise- rons pour cela toutes les sources qui, par l’image ou par l’écrit, rendirent la montagne visible, malléable et signifiante pour les contemporains

11

.

S’il y a autant de risque à « décréter des paysages », qu’à ne pas les détecter, comme le fait judicieusement remarquer Alain Corbin

12

, force est de constater que le règne de Charles-Emmanuel I

er

apparaît comme un temps particulièrement pro- pice à l’observation. La chaîne des Alpes s’impose d’emblée dans les faits comme un élément déterminant de l’action politique de ce prince, ceci d’un bout à l’autre de son long règne, soit de 1588, lors de l’invasion du Marquisat de Saluces et de la longue guerre de Savoie qui s’ensuivit, à 1629, lors des fameuses « barricades du Pas

7. François Walter, Les figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16e-20e siècle), EHES, Paris, 2004, p. 240-248. Voir également la thèse d’Étienne Bourdon, Le voyage et la découverte des Alpes, Histoire de la construction d’un savoir (1492-1713), Paris, PUPS, 2011, 639 p., notamment la troisième partie, à partir de la page 375, qui évoque les conjonctions entre savoirs et constructions territoriales.

8. Il est à noter que c’est également à cette époque que les vicomtes de Polignac, en quête d’autonomie politique face à l’affirmation de l’État royal en Velay, se mirent à revendiquer le titre étonnant de « rois des montagnes d’Auvergne ». Cité par Anne-Valérie Solignat,

« L’État et les cultures familiales : le cas des généalogies politiques de la noblesse d’Auvergne au XVIIe siècle », conférence donnée lors de la journée d’étude « Famille(s) et pouvoir(s), regards croisés : Antiquité romaine-époque moderne », Paris XIII, 16 novembre 2012, à paraître.

9. Bernard Debarbieux et Gilles Rudaz, Les faiseurs de montagne. Imaginaires politiques et territorialités XVIII-XXIe siècle, CNRS Ed., 2010, 373 p. Voir en particulier l’introduction, p. 7-16.

10. L’alpinité, dans sa dimension contemporaine développée par les géographes, renvoie non à une identité commune aux Alpes, mais à une référence commune, définie par un type de rapport subjectif aux territoires alpins. Marie-Christine Fourny, « Affirmation identitaire et politiques territoriales des villes alpines », Revue de géographie alpine, Année 1999, Volume 87, Numéro 87-1, p. 171-180.

11. F. Walter, Les figures…, op. cit., p. 94-99 et 326-327.

12. A. Corbin, L’homme dans le paysage, op. cit., p.18.

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de Suse ». Le rôle de l’iconographie, du spectacle ou de la littérature encomiastique est certes moins flagrant dans ce domaine, mais il est cependant nettement visible pour qui l’interroge en écho à l’action politique. Une des caractéristiques majeures de Charles-Emmanuel I

er

fut précisément d’utiliser tous les supports médiatiques à sa disposition, à commencer par les arts visuels dont il se fit personnellement un des meilleurs connaisseurs, comme le souligna en son temps le spécialiste d’iconologie et des spectacles de cour qu’était le jésuite Claude-François Ménestrier

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. Ce prince, tout à la fois guerrier, artiste et poète, qui écrivait et dessinait lui-même les pro- grammes iconographiques ou scénographiques des épiphanies de son pouvoir, ne peut être compris par l’historien du politique sans que lui soit associée une utilisa- tion stratégique du visuel, sinon une véritable stratégie visuelle, telle qu’on pouvait alors la trouver dans les plus grandes cours européennes

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. Celle-ci nous permet de réviser les notions de légitimation et de visibilité politique du souverain, notam- ment par le biais des paysages qui lui étaient associés, dans un processus accentué de personnification du pouvoir, sinon de l’État, et de la manière dont celui-ci se percevait ou voulait être perçu.

UN RÔLE NOUVEAU ATTRIBUÉ AUX ALPES

Le transfert de la capitale des États de Savoie de Chambéry à Turin, en 1563, par le duc Emmanuel-Philibert, fut un élément déterminant dans la place nouvelle que les Alpes devaient désormais occuper dans la stratégie, l’histoire et la mythologie des Savoie. Ce premier grand glissement territorial fut suivi par la translation de la précieuse relique du saint Suaire, conservée jusqu’alors dans l’écrin de pierre de la sainte chapelle du château ducal de Chambéry. Turin avait ainsi confisqué à son profit les principales dimensions politiques et sacrales qui la rattachaient directe- ment à la dynastie des Savoie. La chaîne montagneuse, quant à elle, devenait plus que jamais la dorsale des États de Savoie-Piémont en même temps que le premier rempart du duché. Elle était une véritable barrière protectrice face aux perpétuelles tentations françaises de se répandre sur le territoire ouvert de leur voisin. La forte- resse de Montmélian, revue à neuf, devait en verrouiller les passages en interdisant de ses canons l’accès aux vallées et aux cols de Maurienne et de Tarentaise. À la grande menace invasive française était venue s’ajouter celle de l’influence protes- tante venue du Nord, par la France et surtout par la Suisse, l’alliance entre Genève et Berne ayant permis non seulement de s’opposer au duc, auquel la cité lémanique avait échappé, mais de mordre sur ses terres, en particulier dans le pays de Vaud et dans le Chablais. Se renforça l’idée de voir dans les Alpes une ligne de défense confessionnelle, sur laquelle devaient idéalement se briser les menaces hérétiques.

13. « Charles Emmanuel, duc de Savoye, est celuy de tous les princes qui a fait paroître plus d’addresse, & plus d’esprit en ces divertissements dont il donnoit souvent luy mesme les desseins. » Claude-François Ménestrier, Traité des tournois, ioustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, Jean Muguet, 1669, p. 88.

14. Sur les liens entre l’image et le politique dans une perspective historiographique croisée entre historiens et historiens de l’art, on se reportera à l’étude de Thomas W. Gaehtgens et Nicole Hochner dir., L’image du roi de François Ier à Louis XIV, Éditions de la maison des sciences de l’homme, Paris, 2006, 449 p.

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La politique religieuse des ducs de Savoie reprit abondamment cet aspect par un déploiement de sacralité baroque

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.

Ce rôle défensif attribué aux Alpes ne fut pas purement symbolique. Lorsque Charles-Emmanuel envahit le marquisat de Saluces, en 1588, il en fit son principal argument auprès du roi de France Henri III et auprès du pape Sixte Quint

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. Il avait, disait-il, tout simplement réagi avec promptitude afin de prévenir une invasion par Lesdiguières, le chef des huguenots du Dauphiné. Toujours d’après le duc, l’entreprise protestante avait été préparée depuis longtemps (« condutta da longa mano ») par un Lesdiguières qui avait noué des intelligences dans les forteresses du Marquisat, ainsi qu’à Cuneo et Pignerol. Charles-Emmanuel pouvait donc dire que le laisser agir impunément aurait rendu « l’abominable peste » de l’hérésie inexpugnable, pour le plus grand dam du service de Dieu et du bien public (« … si tratta di pregiudicio irreparabile, in cosa massime tanto pernitiosa al servitio d’Iddio et del ben pubblico

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 »).

Si l’on restituait le Marquisat, les hérétiques iraient, « faussant la barrière des Alpes », construire une autre Babel « aux portes de la sainte cité et de Rome même

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 ». Aux yeux du duc, l’ingérence au nom de la foi était donc un argument valable pour établir une légitime ligne de défense confessionnelle prenant appui sur les montagnes et le contrôle des cols. Si le roi de France n’accepta jamais l’outrage qui lui avait été fait, le pape en revanche trouva l’argument recevable et ne condamna pas l’action prédatrice de celui qui se présentait comme son champion. Le duc n’était désormais plus le simple « portier », mais la sentinelle des Alpes, qui protégeait, autrement mieux que le roi de France, l’Italie et l’Église tout entière contre une déferlante hérétique. Sans compter que cette conquête donnait une plus forte assise alpine à la Savoie, laquelle fut confirmée par la paix de Lyon, en 1601. Par ailleurs, cette guerre avait fait entrer les combats dans l’espace alpin, obligeant les soldats, suisses et français, savoyards, espagnols et italiens, à venir s’affronter au cœur des montagnes.

Les nombreuses batailles qui s’y livrèrent, de celle de Pontcharra, en 1591, à celle de Charbonnière, en 1598, donnèrent un caractère nouveau à l’art de la guerre, lequel devait désormais tenir compte de la spécificité de la montagne en tant qu’élément tactique, voire stratégique. La gravure réalisée par Raphaël Sadeler, d’après un modèle de Giovanni Caracca, peintre flamand au service du duc, à l’époque de l’invasion du marquisat de Saluces, montre parfaitement ce rôle nouveau attribué par la guerre au duc de Savoie et aux Alpes. Le duc, à cheval au front de ses armées, est représenté foulant aux pieds l’Hérésie et l’Envie. La scène est surmontée du crucifix, signe

15. Paolo Cozzo, La geografia celeste dei duchi di Savoia : religione, devozione e sacralità in un Stato di età moderna (secoli XVI-XVII), Mulino, Bologna, 2006, 367 p. Signalons que les montagnes alpines furent également perçues comme une protection divine dans le

« mythe de Genève ». Ainsi dans le « Carmen protrepticon », chanté en l’honneur de la cité par Jean Tagaut, dans le Livre des Martyrs de Crespin, Genève est décrite comme entourée de monts enneigés qui seraient comme les blanches légions angéliques veillant sur la ville. Cité par Alain Dufour, Théodore de Bèze, poète et théologien, Genève, Droz, 2009, p. 175.

16. « Excuse du duc de Savoye sur l’usurpation de Carmagnole », BnF, mf 5045, f°163-164v. ; Le « instruttioni di Carlo Emanuele I agli Inviati Sabaudi in Roma, Eugenio Passamonti ed., Torino, 1930, p. 59-63.

17. Au pape Sixte Quint, Carmagnole, le 29 septembre 1588, cité dans Eugenio Passamonti, op. cit., p. 61.

18. « Progetto di manifesto da pubblicarsi in caso che si dovesse continuare la Guerra conla Francia e devenisse infruttuoso il viaggio fatto a Pariggi dal Duca Carlo Emanuele Primo per trattare l’aggiustamento delle sue diferenze con quel Re per il Marchesato di Saluzzo nel qual manifesto si vedono riferiti i motivi che hanno impegnato il detto Duca a portarsi a Pariggi e la negoziazione che vi avea intrapresa », Archivio di Stato di Torino (désormais A.S.To), Negoziazioni colla corte di Francia, mazzo 7, n°4, 5 folios.

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dont la valeur guerrière liée à la lutte contre les ténèbres de l’erreur était en plein renforcement dans les années 1590

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, du centaure et du motto « Opportune », deux symboles directement associés à l’épisode de Saluces. Surtout, l’horizon est barré par une chaîne de montagnes qui montre les Alpes, dentelées et tranchantes, encadrées par deux puissants forts, dans toute la splendeur de leur rôle actif de barrière contre l’hérésie. Les montagnes alpines apparaissent ici non comme un simple paysage évoquant les États ducaux ou un espace de conquêtes, elles sont comme des auxiliaires armées, combinant leurs forces à celles du ciel afin d’appuyer leur prince dans l’accomplissement de sa vocation universelle de protecteur de la foi.

Paolo Cozzo a bien montré le lien qui existait au même moment entre le territoire et l’exaltation d’une sursacralité destinée à hausser les Savoie au niveau symbolique des autres grandes maisons d’Europe. Outre la relique majeure du saint Suaire, cette sacralité passait plus spécifiquement par l’encouragement manifeste des ducs en faveur de sanctuaires associant l’altitude à l’élévation de l’âme. Ainsi les sacre monti, doublés de leur dimension défensive, en sentinelles de la foi catholique, qui furent particulièrement fréquentés par les Savoie

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, ou le sanctuaire d’altitude d’Oropa, au-dessus de Biella. Emmanuel-Philibert comme Charles-Emmanuel I

er

, qui s’y rendit en 1625, furent particulièrement reconnaissants à la Vierge noire à laquelle on attribuait la guérison des princes de la maison de Savoie. La couronne de la Vierge y prit au xvii

e

siècle une claire signification politique associant la protection des États savoyards à la revendication d’une couronne royale

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. Montagne, dévotion et maison de Savoie furent également à l’honneur d’une manière particulièrement sin- gulière si l’on considère la place occupée par la Vierge de Rocciamelone, en Val de Suse. Ce sommet, culminant à 3 538 mètres, revêtait alors une dimension mythique, car il était considéré comme le plus élevé des Alpes, et une dimension mystique, par la présence au sommet d’un sanctuaire dédié à la Vierge. En 1358, un pèlerin zélé, du nom de Bonifacio Rotario, y avait déposé un triptyque votif en l’honneur de la Vierge couronnée

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. Dès Amédée VIII, en 1418, le site avait été favorisé et la Vierge, reine du ciel et de la montagne, vénérée par les ducs. Le 5 août 1659, le duc Charles-Emmanuel II, suivi de sa cour, se risqua même à en faire l’ascension, « pour adorer, du plus haut de ses États, la Vierge sa protectrice » (« per adorare dal più alto dei suoi Stati la Vergine sua protettrice

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... »). L’initiative revêtait une dimension propitiatoire, sinon initiatique, qui faisait de l’ascension physique de la montagne, une ascension intérieure de l’âme du jeune prince. Elle n’était pas pour autant sans danger, car il n’y avait presque pas d’années sans que la périlleuse montée ne fasse

19. Olivier Chaline, La bataille de la Montagne Blanche (8 novembre 1620), un mystique chez les guerriers, Paris, Noesis, 1999, p. 306-307.

20. P. Cozzo, La geografia celeste dei duchi di Savoia., op. cit., p. 128-143.

21. Paolo Cozzo, ibid., p.143-145.

22. Ce triptyque de bronze, de 51 cm sur 58 cm, est aujourd’hui conservé au Museo Diocesano di Arte Sacra de Suse.

23. Une plaque en immortalisa le souvenir jusqu’à sa disparition vers la fin du XIXe siècle : « 1659 LI 5 agusto. Carlo Emanuele II Duca di Savoia, re di Cipro, Seguito dalla sua corte nel fiore dogli anni, essendo il sole in leone, fervido di divozione, ascende fra i ghiacci di questa rocca per adorare dal piu alto dei suoi stati la Virgine sua protettrice, accio che per sua intercessione, da [...] il monte Oreb, passa giunger al monte di Cristo. » Francis Tracq, « Rochemelon (3538m) une montagne d’histoire entre pèlerinage et alpinisme », L’histoire en Savoie, supplément annuel au n°136, déc. 1999, p. 18-27. Voir également Andrea Zonato, Rocciamelone il gigante di pietra, a cura di Andrea Zonato, Suse, 2008, p. 67-68.

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son compte de morts. Mais le « roi des Alpes », protégé par la Reine des Cieux, n’était-il pas chez lui jusqu’au sommet des cimes ?

L’argument qui liait les Alpes propices au rôle providentiel des Savoie fut magis- tralement démontré par le duc Charles-Emmanuel I

er

lui-même, lors du grand spectacle qu’il fit donner en l’honneur de sa belle-fille, la princesse Christine de France, en novembre 1619

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. Ce spectacle avait été organisé de manière extraordinaire non seulement à Turin, où se déroulaient traditionnellement les fêtes princières, mais également au col du Montcenis, à plus de deux mille mètres d’altitude

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. L’ambassadeur anglais alors en poste en Savoie estimait que l’ensemble des festivités avait coûté la somme énorme de deux années de campagnes militaires

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. L’objectif d’une telle fête était certes d’éblouir, mais aussi d’instruire par une grandiose évoca- tion historique comprise de tous, comme le souligna Claude-François Ménestrier en citant cet exemple dans son traité

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. La surprise, étroitement associée à l’émo- tion, qui dans la rhétorique cicéronienne devait imprimer le contenu du discours dans l’âme de l’auditoire, résidait dans le cadre exceptionnel et insolite choisi pour cette fête. Ce n’était plus la ville, mais la nature elle-même qui devenait le théâtre, en défi à l’altitude et aux caprices du temps, comme si les éléments et la moindre parcelle du territoire ducal se mobilisaient pour servir la grandeur de leur souve- rain. Ce n’était pas tant la domination du prince sur la nature que l’on donnait à voir, que l’harmonie entre le génie d’un territoire et celui de son prince, comme le soulignaient les inscriptions latines qui ornaient le palais éphémère construit sur les ordres du duc

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. La montagne ne faisait pas peur aux princes de Savoie parce qu’ils ne faisaient qu’un avec elle ! Celle-ci était ici volontairement domestiquée et instrumentalisée comme un élément, voire comme un argument politique, à la fois mélioratif et identitaire, susceptible d’accroître l’éclat, sinon la majesté, de la dynastie savoyarde. Le duc avait donc fait aménager l’île située sur le lac glaciaire afin d’y montrer le secours que le comte de Savoie Amédée IV avait jadis apporté à Rhodes assiégée par les Turcs. Un grand bâtiment en bois, palais éphémère à deux étages, avec chambre, salle peinte et tapis, avait été dressé sur place pour l’occa- sion par l’architecte Carlo di Castellamonte. Le 9 novembre 1619, la princesse et sa suite s’y installèrent. Christine put ainsi dîner au chaud puis prendre place devant

24.Festa al Moncenisio alli 9 novembre 1619, Pizzamiglio, Torino, 1619 ; Relatione della festa fate da S.A. Serenissima a Madama nel passare the fece del Moncenisio, Torino, 1619 ; Grande et célèbre Magnificence faite à Madame Christine de France à son arrivée à Turin, avec la forme de sa réception, nombre des princes, seigneurs et grandes dames qui s’y sont trouvés, les joutes et tournois, et autres actes de réjouissance y représentés, S. Moreau, Paris, 1619.

25. L’endroit était très fréquenté en tant que passage clé pour les échanges entre France et Italie, mais il n’en restait pas moins peu hospitalier : « Les montaignes de cest endroit touchent au mons Senis et sont desertes et plaines de neige », mentionait la première véritable carte de Savoie, éditée à Anvers en 1556 (Nova et exactissia sabaudie Ducat Descriptio, 1556, Gilles de Buillon, Anvers, chez Hieronymus Cocq).

26. Geoffrey Symcox, « Dinastia, Stato, amministrazione », in I Savoia I secoli d’oro di una dinastia europea, a cura di Walter Barberis, Torino, 2007, p. 66.

27. « Les sujets qui sont pris de l’histoire, ou de la fable, sont des sujets d’autant plus propres, qu’ils peuvent estre facilement conceus de tout le monde, si ces histoires & ces fables sont connuës. Le Secours de Rhodes, & la prise de Chypre representez en la cour de Savoye, estoient des sujets historiques. » Ménestrier citait cet exemple dans le cadre des fêtes dont la qualité était d’être « propre aux lieux, aux personnes, et au temps », tel « Le Secours de Rhodes représenté sur le lac du Montcenis, au passage de Madame Chrestienne de France ». C-F Ménestrier, Traité des tournois, ioustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, Jean Muguet, 1669, p. 79 et p. 83.

28. C.E. Roffredo, Memoria delle cose d’allegrezza che sono state nelle noize di S.A.R. Duca Vittorio Amedeo di Savoia Re di Cipro con M.R.

Christina figlia del Christianissimo Henri IIII di Bourbon Re di Francia…, Torino, Biblioteca Reale, Manoscritti, Misc. 51, 13, p. 10.

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une fenêtre, d’où elle assista au spectacle. Quatre armées, deux chrétiennes et deux turques, magnifiquement rangées en bataille, s’affrontèrent « sur mer » et sur terre.

On y fit briller les aigles (l’aigle du Saint Empire avait été le premier emblème du mythique Bérold et des Savoie) et la croix blanche des chevaliers de Rhodes, croix qui était aussi devenue plus tard celle de la maison de Savoie. Cet amalgame de Méditerranée et d’Alpes pourrait apparaître fort curieux si cette évocation du passé croisé des Savoie ne venait surtout démontrer la valeur des ducs, champions de la foi, dont la devise, disait-on, s’inspirait directement de ce fait d’armes : « Fortitudo Eius Rhodum Tenuit ». Il s’agissait également de rappeler implicitement que le duc était aussi « roi de Chypre », du moins le prétendait-il, en attendant peut-être de se dire un jour officiellement « roi des Alpes ». L’étape du Montcenis apparaît comme un moment décisif au cours duquel la position spectatrice de la princesse, et à travers elle de la France, voire de l’Europe (comme le souligne la réaction de l’ambassa- deur anglais), devait conduire à une modification du regard qu’elle portait sur les Savoie et sur leurs territoires. C’était une initiation de l’œil et de l’esprit, accomplie par la montagne, qui visait à instruire les spectateurs sur l’identité des Savoie et sur la très haute idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. La guerre et la montagne étaient conjointement sublimées pour dire la foi et le territoire, le sang et la terre, l’audace et la force. Portées aux cimes par l’altitude du lieu, ces valeurs identitaires apparais- saient dans toute leur majesté et comme les plus à même de refléter la dimension royale de la dynastie. Et l’on serait ici tenté de reprendre pour le compte des Savoie une formule utilisée initialement au sujet des Suisses : « Les Alpes sont bonnes pour les Savoie et les Savoie pour les Alpes

29

. »

LES SAVOIE DE BÉROLD À CHARLES-EMMANUEL I

er

: DES PRINCES ALPINS

Bien avant l’épisode du Montcenis, les Alpes avaient pris une place importante dans la représentation du duc de Savoie et dans l’histoire de sa maison. Une telle évolu- tion accompagnait l’idée d’une identification de plus en plus étroite entre le prince et ses territoires, ce que l’on trouvait exposé au xvi

e

siècle dans les généalogies et les portraits de certains princes européens, notamment allemands

30

. Ce fut à par- tir du xv

e

siècle, sous le règne d’Amédée VIII, que les Savoie prirent conscience de l’importance pour leur nom de constituer un espace symbolique et mythologique cohérent

31

. On mit donc en œuvre une politique fondée sur la valorisation de l’his- toire dynastique par la littérature et par les arts. Le duc Amédée avait commandé une chronique de Savoie à Jean d’Orronville, d’Orville, ou Dorieville, dit Cabaret (1419), qui, le premier, évoqua le personnage de Bérold comme héros fondateur et

29. « Les Alpes sont bonnes pour les Suisses, & les Suisses pour les Alpes. » Lettre du cardinal Guido Bentivoglio, en 1607, citée par François Walter, les figures…, op. cit., p. 243.

30. Naïma Ghermani, Le Prince et son portrait. Incarner le pouvoir dans l’Allemagne du XVIe siècle, Rennes, PUR, 2009, p. 235-241.

31. Jacques Chiffoleau, « Amédée VIII ou la majesté impossible ? » dans Amédée VIII-Félix V premier duc de Savoie et pape (1383-1451), Lausanne, 1992, p. 35-36.

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conquérant alpin, notamment en Maurienne, berceau de la dynastie

32

. La restaura- tion des États de Savoie sous Emmanuel-Philibert avait rendu encore plus nécessaire le besoin de puiser dans l’histoire dynastique la légitimité qui devait renforcer la maison de Savoie en faisant remonter ses origines aux valeureux Saxons et, par eux, aux rois de Macédoine Philippe et Alexandre le Grand. Emmanuel-Philibert avait donc lui aussi encouragé de telles productions, productions sur lesquelles son successeur allait s’appuyer pour légitimer à son tour sa marche vers une couronne royale : outre la Storia illustrata della Casa di Savoia (vers 1570), citons la superbe ico- nographie faite de dessins à la plume et d’aquarelles des Serenissimorum Sabaudiae Principum, ducumque statuae, rerumque gestarum Imagines, de Filiberto Pingone, en 1572, et sa célèbre généalogie, Inclytorum Saxoniae Sabaudiaeque principum arbor gentilitia, parue à Turin sous le règne de Charles-Emmanuel, en 1581. Dans les aquarelles des Serenissimorum Sabaudiae Principum, directement inspirées par la Chronique de Savoie, la montagne apparaît à maintes reprises. Elle s’y situe non seulement comme fond et cadre esthétique susceptibles de donner une perspective et d’accentuer la dramatisation des scènes de combat, telles que développées par les peintres de la Renaissance, mais aussi comme élément familier et constitutif de l’histoire des Savoie et de leur identité alpine. Comme on le voit par exemple dans les évocations des combats de Berold contre les Ligures ou de ceux d’Humbert, premier comte de Maurienne, à Suse

33

.

Dans la même veine, le grand tableau de la bataille de Saint-Quentin, commandé par Charles-Emmanuel I

er

à Palma le Jeune, dans les années 1582-1585, est particulièrement éloquent. Cette œuvre, destinée au palais de Turin (aujourd’hui le Palazzo Reale, où elle se trouve encore), conçue comme l’hommage filial du duc régnant à l’héroïsme paternel, est aussi un révélateur de l’importance de l’élément montagnard dans la manière dont les Savoie pouvaient désormais se penser et se dire. La toile ne représente pas la grande bataille elle-même, moment pourtant de l’apothéose, qui eut lieu le 10 août 1557, jour de la saint Laurent, mais sa seconde phase, beaucoup moins connue, la prise de la ville de Saint-Quentin, qui survint dix-sept jours plus tard. Cette scène décalée permet cepen- dant de mettre en valeur non seulement le duc et la victoire savoyarde, perçue ici à travers une prestigieuse conquête territoriale - la prise de la ville aux Français -, mais également d’introduire un élément esthétique curieux, puisque les tours et les remparts de la cité sont prolongés par une chaîne de montagnes qui évoque davantage un relief alpin que picard ! La composition générale du tableau rappelle d’ailleurs fortement d’autres scènes alpines, tirées notamment du Serenissimorum Sabaudiae Principum, en particulier celle qui montre simultanément la prise de Suse par Humbert I

er

, son mariage avec la fille du marquis et son établissement comme comte de Maurienne par l’empereur. Comme si l’on avait voulu artificiellement associer la montagne, c’est-à-dire ce qui définissait le mieux les États du duc, à la victoire de Saint-Quentin, et l’histoire des fondateurs de la

32. « Le preux chevalier Berold, après avoir conquis toute la Maurienne et chassé les ennemis du royaume d’Arles, se mit dévotement à genoux et s’écria : “Ah Seigneur Dieu tout-puissant, louange et honneur à toi pour la victoire que tu m’as donnée et pour m’avoir ainsi permis de délivrer ces contrées des voleurs, meurtriers et larrons qui les ravageaient ; je t’en rends grâce et me recommande à ta bonté. » Après cette oraison il fit construire une chapelle dédiée au glorieux martyr saint Laurent, Jean d’Orville dit Cabaret, La chronique de Savoie, version traduite et adaptée en français moderne par Daniel Chaubert, Les Marches, Fontaine de Siloé, 1995, p.32.

33. A.S.To, Materie Politiche per rapporto all’interno, storia della real casa, cat. 2, mazzo 3.

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dynastie à celle de son restaurateur. On sait, en effet, que la victoire de Saint-Quentin permit à Emmanuel-Philibert d’être traité en vainqueur au Cateau-Cambrésis, deux ans plus tard, d’épouser ensuite la fille d’un roi et de recouvrer ses territoires confisqués par les Français depuis 1536. La prise de Saint-Quentin, telle qu’évoquée par Palma le Jeune, pouvait donc apparaître comme le signe prophétique du recouvrement pro- chain des États alpins que le duc allait bientôt arracher aux Français à la faveur de ses vertus de grand capitaine. La scène célébrait donc moins la bataille elle-même que ce qu’elle contenait implicitement : l’accomplissement d’une destinée grandiose, laquelle passait par le retour des Savoie parmi les princes souverains d’Europe. On peut égale- ment se demander si cette évocation de la bataille paternelle ne visait pas à décliner un autre aspect du programme politique cher au fils, celui de la conquête d’une autre ville, vraiment alpine celle-ci, Genève ! À peu près à la même époque que la commande du tableau, le jeune duc venait en effet de tenter de surprendre la ville de Genève (guerre dite de Raconis, en 1582).

À cette première évocation associant princes, Alpes et sens de l’histoire, on pour- rait ajouter les nombreux tableaux qui figuraient dans la grande galerie édifiée par Charles-Emmanuel à Turin, dès les années 1580, entre son palais neuf et l’ancien château (futur Palazzo Madama). Cette réalisation spectaculaire, hélas détruite par un incendie en 1659, devait faire office de vitrine permanente de la splendeur des Savoie aux yeux de toute l’Europe. La grande galerie avait été décorée par Federico Zuccari (1542-1609), qui travailla à partir d’un programme, composé d’histoires, de fables, de textes, de sculptures et de peintures, élaboré et constamment réa- justé par le duc lui-même

34

. Le portrait équestre de Charles-Emmanuel avec les Alpes en fond, gravé par Raphaël Sadeler, offre un possible modèle type pour les tableaux des princes qui figuraient dans la galerie. D’après le plan que le duc avait lui-même dressé, son portrait, associé à celui de la duchesse Caterina (disparue en 1597), devait se situer au centre de la galerie, en huitième position, en relation avec les vertus propres aux armes et à la religion

35

. L’histoire glorieuse des Savoie y était célébrée par l’évocation des innombrables batailles à l’issue desquelles s’étaient dessinés les contours des États ducaux. Ainsi l’épopée de Bérold, telle que narrée par La Savoysiade et La chronique de Savoie, devait être peinte dans le salon du palais en douze tableaux qui évoquaient la conquête des différents territoires ori- ginels, notamment alpins, marquisat de Saluces compris. Le tout était associé à la célébration de saint Laurent, qui faisait ainsi le lien avec la grande victoire d’Em- manuel-Philibert par laquelle avaient été refondés les États ducaux. Comme si le temps était aboli, Bérold le fondateur, par la force de ses vertus et par le noyau des terres alpines originelles qu’il avait léguées à ses descendants, semblait revivre en chacun des ducs de Savoie, jusqu’à Charles-Emmanuel I

er

.

Parmi les productions écrites qui associèrent peu ou prou l’histoire de la maison de Savoie aux Alpes, une place toute particulière doit être réservée à La Savoysiade

34.Le collezioni di Carlo Emmanuele I di Savoia, a cura di Giovanni Romano, Torino, 1995, p. 225 ; Sergio Mamino, « Reimagining the Grande Galleria of Carlo Emanuele I of Savoy », Anthropology and Aesthetics, N°27, 1995, p. 70-88.

35. « Schizzi per la grande Galleria, vers 1605 », A.S.To, Storia della Real Casa, manoscritti di Carlo Emanuele I, mazzo 15/3, fasc. 1/1.

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d’Honoré d’Urfé

36

. Ce poème inachevé est resté à l’état de manuscrit, mais quelques fragments toutefois parurent à Paris, en 1609, dans le Nouveau recueil des plus beaux vers de ce temps. Cette œuvre est souvent citée, mais rarement exploitée pour sa dimension politique, en particulier pour ce qu’elle dit du duc Charles-Emmanuel I

er

, lequel est pourtant directement associé à l’épopée de Bérold. Elle est encore moins évoquée pour ce qu’elle dit des Alpes, lesquelles sont pourtant le cœur et l’enjeu principal du récit. La Savoysiade était destinée à devenir un grand poème épique et dynastique, à l’image de L’Enéide, dont l’objet était de célébrer les origines héroïques de la maison de Savoie. Tout comme la Franciade de Ronsard, dédiées au roi de France Charles IX (en 1572), La Savoysiade se voulait également une célé- bration du prince en titre et l’annonce d’un âge d’or digne de celui d’Astrée. Urfé avait donc dédicacé ses vers à Charles-Emmanuel I

er

. Le contenu du texte est extrê- mement dense, où s’entretissent batailles et amours autour d’un héros itinérant, Bérol ou Bérold, l’ancêtre mythique de la maison de Savoie, en quête d’honneurs et de terres. Dans cette errance, les Alpes apparaissent comme le port de Salut, à la fois repos et fortune du héros fondateur, dont la dynastie fera souche et fleurira au milieu des cimes :

« D’un grand prince Saxon je chante les alarmes Les efforts généreux la Fortune les armes Les combats les desseins qui firent par le fer Du rebelle ennemi ce Prince triompher Quand poussé du Destin dont il se fit la voie Aux Alpes il planta le sceptre de Savoie » (livre 1)

Après des années de guerres et d’errance, Bérold, passant au large des Alpes, se voit appelé par saint Maurice, patron de la maison de Savoie, et par ses compagnons de la légion thébaine, tombés en martyrs de la foi chrétienne dans le Valais (f°9-13v).

L’épisode permettait de rappeler l’ancrage de la maison de Savoie dans une terre alpine sanctifiée par le sang des martyrs, confondant ainsi la vocation guerrière de Bérold avec la dimension chrétienne du chevalier du Christ que cherchait à pro- mouvoir le duc de Savoie. La Savoie, marquisat de Saluces compris, apparaissait comme une terre qui, sans avoir été promise par Dieu à son élu, était néanmoins comme une terre sainte et prédestinée de toute éternité à la maison de Savoie.

Le poème s’achève donc sur la sédentarisation du héros qui, en épousant la terre qui l’accueille, épouse les vertus saintes et glorieuses qu’elle incarne, des saints légion- naires aux valeureux Allobroges :

« Laisse donques de Saxe et le nom et la terre Eteints en les laissant cette civile guerre Dieu qui t’aime Berol te prépare à jamais

36.« La Savoysiade, Poeme heroique de Messire Honoré d’Urfé, marquis de Valromé et de Beaugé, baron de Chateaumorand etc », est un poème en neuf livres comptant 205 folios. L’exemplaire qui est conservé à Turin est daté de 1606, à Virieu-le-Grand, dans le haut-Bugey, dont Urfé était seigneur. A.S.To, Storia della real Casa, Storie generali, cat II, mazzo 7. Ce manuscrit a été entièrement microfilmé par l’université de Tours en 2002.

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Un sceptre plein d’honneur et en guerre et en paix [f°201]

Entre les grands rochers, des montagnes hautaines Ou jadis Alobrox et ses Aborigènes

Du profond de l’Asie en cinglant par la mer Se vinrent arrêter là et les Alpes nommer »

Par le jeu des diverses voix qui s’adressent à lui, Bérold s’entend révéler prophéti- quement la destinée de la maison qu’il s’apprête à fonder : Charles-Emmanuel I

er

sera le prince qui, par sa vertu et par ses armes, achèvera l’œuvre grandiose initiée par son ancêtre. Il mènera la Savoie jusqu’à l’accomplissement de sa haute destinée, en devenant le modèle (« miroir ») du prince accompli, celui qui soumettra l’Italie et le monde, non pas seulement par les armes, mais par la force de sa vertu. Ainsi la trajectoire des Savoie était-elle prophétiquement dessinée : l’odyssée dynastique, commencée aux origines saxonnes avec Bérold puis enracinée dans les Alpes, terre héroïque des Allobroges et terre sainte de saint Maurice, allait désormais se pro- longer par un destin universel qui unirait les Savoie à l’Italie tout entière.

La formule même du « roi des Alpes » ne fut pas l’apanage du cardinal de Richelieu.

Elle fut aussi utilisée en Savoie à plusieurs reprises, par les poètes tels que Fulvio Testi, Antonio Bruni, Marino… et lors des festivités données à la cour. En 1618, notamment, dans le cadre du programme du ballet donné à Turin en l’honneur du cinquante-sixième anniversaire du duc Charles-Emmanuel I

er

, les quatre éléments s’y disputaient l’honneur d’avoir dans leur giron un guerrier tel que le duc. La terre, face à l’eau, avança alors l’argument des Alpes et de leur roi, « Rè de l’Alpi

 »

, qui n’avait aucun besoin du secours de la mer

37

. Mais le dénouement était plus gran- diose encore. Le duc était au-delà, parce qu’il était roi non pas seulement de la terre et des montagnes, mais de tous les éléments à la fois. Charles-Emmanuel fut donc proclamé à tous et à aucun puisqu’il était le guerrier absolu, celui « de l’uni- vers entier » : « Carlo il guerrier de l’Universo intiero ».

L’ évocation des Alpes dans le destin dynastique des Savoie ne fut pas seulement l’objet d’auteurs désirant célébrer la gloire de leur prince. Le duc prit lui-même la plume pour évoquer la beauté de leurs « monts verdoyants » et « buissons odoriférants » (« Alpie… verdeggiante monte/Fra cespugli odorosi et alte piante »), de leurs vallées et fontaines cristallines parmi lesquelles il cherchait son cœur et son amour : « Fra questi monti/Fra questi valli/Fra queste fonti/Di bei cristalli/Cerco il mio core/Cerco il mio amore

38

 ». Outre cette approche pétrarquisante, qui prenait le cadre bucolique des Alpes pour théâtre, il écrivit d’autres textes, plus noirs et tragiques, aux dimensions politiques. Il épousa notamment la forme nostalgique des adieux

39

, afin de transcrire les émotions extrêmes qui l’étreignaient dans le contexte dramatique d’une invasion française, visiblement celle de 1600 ou de 1629, qui menaçait directement le cœur de

37.« Terra : Chi sei tù, che presumi al Rè de l’Alpi/Scettro dar à la man, corona al crine/D’inutili marine ? /Nacque CARLO à la guerre,/ Nacque à Regno maggior, nacque à le Terre. » Relatione delle feste rappresentate da S.A. serenissima, a dal sern. Prencipe questo carnavale, in Torino, appresso Luigi Pizzamiglio, stampator ducale, 1618. p. 10.

38. A.S.To, Storie della real Casa, Storie Particolari, categoria III, 15/4, n°7, 31, 95…

39. On pourrait y retrouver des accents de l’ode que Ronsard consacra à son sépulcre : « Antres, et vous fontaines/De ces roches hautaines/

Dévalant contre-bas/D’un glissant pas,/Et vous forêts, et ondes/Par ces prés vagabondes,/Et vous, rives et bois, Oyez ma voix. »

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ses États. C’était pour lui l’occasion de dire combien il faisait corps avec ses territoires alpins, et singulièrement avec ses montagnes. Loin de craindre ces dernières, le duc en chantait la beauté et le génie. Plus étonnamment encore, il en soulignait le rôle guerrier, comme s’il s’était agi, en les personnifiant, de rendre hommage à de véritables compagnons d’armes :

« Adieu aspres rochers, & montagnes chenues, 1 Qui avez avec moy seuls soustenus l’effort

Des voisines fureurs des infernales vues, Compagnons des trophées soyez le de ma mort.

[…] Adieu noires forêts aux cimes eslevées, 9 Qui monstrez menasser le ciel de vostre front : Coronne vous serez à mes peines passées, Si la mort ne me fait un signalé affront

40

 »

Ces vers de Charles-Emmanuel, évoquant explicitement des Alpes altières et com- battantes, montagnes chenues, cimes élevées, âpres rochers et noires forêts (à la symbolique tout aussi ambivalente que la montagne à cette époque), sont à mettre en lien avec la manière qui fut la sienne de mener sa politique étrangère, une poli- tique que la nature semblait inspirer, notamment par ce qui caractérisait alors les Alpes aux yeux de ceux qui les redoutaient : « les précipices ». Les Alpes purent ainsi jouer le rôle de « contre-territoire » identitaire, comme on l’a suggéré au sujet des topoï hivernaux dans l’image faite de neige et de jeux que les Provinces-Unies donnèrent d’elles-mêmes, au xvii

e

siècle, en opposition au territoire de leurs anciens souverains espagnols

41

.

UN DUC « PLEIN DE PRÉCIPICES »

Les précipices savoyards, que Victor Hugo dénonçait en son temps

42

en s’inspirant largement des textes produits au tournant des xvi

e

et xvii

e

siècles par la politique de légitimation bourbonienne et par les ateliers d’écriture de Richelieu, n’en cor- respondaient pas moins à une certaine réalité. Prétendre que les ducs de Savoie étaient « pleins de précipices » permettait de souligner le lien direct qui s’était éta- bli entre la politique de ces princes et les caractéristiques de leur territoire, comme si les deux se confondaient organiquement et s’inspiraient l’un l’autre. Il existait en effet une tradition ancienne qui voulait que les princes de la maison de Savoie, pour

40. « Adieu à la Savoye », poème cité par Lionello Sozzi, « Tra Ronsard e Desportes : Le poesie francesi di Carlo Emanuele I », Politica e cultura nell’età di Carlo Emanuele I, Mariarosa Masoero, Sergio Mamino e Claudio Rosso (a cura di), 1999, p. 222-224. Ce très beau texte est également repris dans Histoire de la littérature savoyarde, Louis Terreaux, Académie de Savoie, Documents, deuxième série, tome II, 2010, Montmélian, 2011, p. 236-238. Le poète Giovan Battista Marino parlait quant à lui d’une « Alpe animata » au milieu de laquelle le duc se battait contre toutes les forces hostiles. Il ritratto del serenissimo don Carlo Emanuello duca di Savoia, 1614, strophe 124, edizione critica e commentata a cura di Giuseppe Alonzo, Rome, Aracne, 2011, p. 93.

41. D’après l’hypothèse d’Alexis Metzger, cité par François Walter, Hiver histoire d’une saison, Paris, Payot, 2014, p. 318.

42. « La Savoie et son duc sont pleins de précipices. » Victor Hugo, Ruy Blas, acte III, scène 2.

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régner à cheval sur les plus hauts sommets d’Europe, fussent des êtres familiers du vide : « Sont grands routiers nos princes et se plaisent nulle part autant qu’en pays escarpés et précipices ardus

43

 ». Cette évocation des princes de Savoie nous invite à nous interroger sur la singularité de leur rapport à l’espace alpin et sur la manière dont ils se l’approprièrent pour en faire non seulement leur territoire, mais un ter- ritoire à leur avantage. D’emblée, cette image suggère comme une modification de la mécanique du regard qui aurait conduit les Savoie à apprivoiser l’espace parcouru, à dédramatiser les vertiges provoqués par le vide, un peu comme le fit plus tard le chemin de fer en façonnant la vision latérale des voyageurs

44

. Ce regard neuf sur les Alpes et ce plaisir sublimé de l’abîme ne se limitèrent pas au domaine du voyage et du paysage. Ils furent érigés en art de gouvernement par Charles-Emmanuel, un art consubstantiel au prince, qui consistait à narguer ses adversaires en les conduisant au bord de la falaise pour y danser au mépris du précipice. C’était une politique de l’audace et de l’extrême, une politique dont la finalité était non seulement de faire exister les petits États de Savoie aux yeux de toute l’Europe, mais aussi de révéler au monde la nature royale de leur duc.

Cette politique constitue une mise en pratique de la manière de concilier l’audace et la vertu de prudence au xvi

e

siècle. La capacité d’agir sur la fortune appelait en effet l’audace. « Audaces fortuna juvat », « la Fortune sourit aux audacieux » ! écrivait le duc de sa propre main au bas d’une lettre dans laquelle il félicitait ses hommes de la prise de Montbonnot, près de Grenoble, le 16 mai 1590

45

. Il s’agissait d’oser (audere) et d’avancer sans avoir peur du précipice que l’on avait devant soi.

Au contraire, il fallait utiliser ce précipice et, en bannissant de soi la peur, en faire une arme contre ses adversaires. Audace, rapidité, surprise étaient les trois leviers du coup d’État, selon Gabriel Naudé, qui inscrivaient l’action dans l’espace aléatoire du jeu

46

. La surprise de Saluces fut à sa manière un coup d’État, ou un coup de dés, comme le fut la décision d’entreprendre une ambassade en France, en 1599, contre l’avis du conseil ducal et contre celui de son allié espagnol. À chaque fois, il s’était agi de prendre une décision stupéfiante, contraire à l’attendu, voire à la logique politique, mais qui n’était pas pour autant une décision téméraire ou irrationnelle.

Mais la logique du « colpo » (« coup »), coup d’État ou coup de Majesté, dont le terme était déjà utilisé dans les ouvrages italiens antérieurs à Naudé

47

, réside précisément dans cette autre logique, conforme à une rationalité supérieure, dont le propre est d’échapper aux subalternes et à la vision limitée des non-initiés. Elle met en scène l’abîme qui sépare le prince de ses sujets, et, de ce fait, réaffirme avec

43. Cité dans Histoire et civilisation des Alpes, Paul Guichonnet, Toulouse-Lausanne, 1980, T.II, p. 173. Les Savoie étaient en effet coutumiers des sentes alpines et du franchissement qui leur permettait de passer d’un versant à l’autre de leurs États. Voir à ce sujet les relevés de Luigi Vaccarone, « I principi di Savoia attraverso le Alpi nel medio Evo (1270-1520). Dai conti dei tesorieri e dei Castellani dell’ Archivio di Stato in Torino », Segusium, n°30, 1991, Anno XXVIII, p. 95-160. Charles-Emmanuel Ier, né à Rivoli, avait lui-même effectué son premier franchissement à l’âge de quatorze ans, aux côtés de son père, dans un esprit d’initiation au gouvernement de ses futurs États. S. Gal, Charles-Emmanuel de Savoie, la politique du précipice, Paris, Payot, 2012, p. 48.

44. A. Corbin, L’homme dans le paysage, op. cit., p. 111.

45. Le duc, dont le latin était parfois approximatif, écrivait « audaces fortuna suriat » au lieu de « juvat » ! 46. Michel Sénellart, Les arts de gouverner, Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, 1995, p. 276.

47. James Henderson Burns dir., Histoire de la pensée politique moderne, Paris, 1997, p. 450.

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éclats la puissance et l’indépendance de celui qui est le seul et véritable souverain

48

. L’omniscience du prince passait par sa capacité à voir au-delà des apparences, ce qui était alors assimilé à la vertu par excellence de gouvernement qu’était la prudence.

Elle donnait cette clairvoyance au prince que les autres hommes ne pouvaient avoir.

Elle permettait d’avancer là où les autres ne voyaient que le vide. « Vertu propre du prince », comme le disait Thomas d’Aquin, la prudence avait acquis au siècle de Machiavel et des guerres de Religion une importance capitale. Le compas, grâce auquel pouvait se mesurer toute chose, était un symbole traditionnel de prudence, et l’on ne s’étonnera pas d’apprendre qu’il était volontiers arboré comme emblème par le duc Charles-Emmanuel I

er

. Le saut dans l’inconnu réclamait une audace extraordinaire qui n’était absolument pas incompatible avec la notion de prudence à cette époque. Au contraire, comme le souligne Francis Goyet, qui parle des « audaces de la prudence » chez les décideurs du xvi

e

siècle en rappelant la haute idée de liberté, et l’on serait tenté d’ajouter de souveraineté, qu’évoquait alors l’audace. Cette audace n’était pas témérité, mais une prudence maîtrisée et portée à son plus haut niveau de subtilité. Il s’agissait de jouer avec le précipice ouvert sous ses pieds par la fortune en faisant, avec la fortune, et contre elle, un pari. Tel l’ambassadeur savoyard René de Lucinge qui, au moment de sa disgrâce en 1601, prétendait s’abandonner au

« précipice » comme on se résout à la mort

49

, ou tel César franchissant le Rubicon.

Une image certes bien connue, mais que l’on peut s’autoriser à reprendre ici dans la mesure où Charles-Emmanuel lui-même l’évoqua explicitement, dans une lettre à la duchesse Caterina son épouse, pour traduire l’impression euphorique qu’il avait ressentie lorsqu’il avait franchi le Var, en 1590, à la tête des troupes qu’il menait en Provence au secours des ligueurs : « Nous passâmes le Var - qui fut pour nous le Rubicon - avec une joie extrême

50

… »

On pourrait ajouter que cette politique fut naturellement favorisée par la bicéphalie des États de Savoie, imposée par les Alpes, qui obligeait le duc à être à la fois savoisien et piémontais, à s’exprimer en français ou en italien selon ses interlocuteurs. Organiquement visible en matière de politique intérieure, cette dualité put aussi avoir son influence sur le comportement politique du duc à l’extérieur de ses frontières. Dans la mesure où le duc de Savoie était, depuis son enfance, rompu à des pratiques politiques schizées, on ne s’étonne pas qu’une fois devenu adulte, il fut plus que jamais un prince du « deçà » et du « delà ». Ce fut particulièrement vrai pour Charles-Emmanuel I

er

comme pour Victor Amédée II, qui offrirent constamment à leurs interlocuteurs le visage double de déroutants Janus, regardant tantôt vers la France tantôt vers les Habsbourg, ou vers l’Angleterre. Une ambivalence ontologique qui devait épaissir le mystère de la personne du prince et servir au mieux les intérêts que les Savoie défendaient face à de plus puissants qu’eux. Le duc de Savoie espéra faire de sa politique du précipice une efficace qui

48. Francis Goyet, Les audaces de la prudence, littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 2009, p. 23.

49. « J’empouigne le desespoir, je joue à quitte ou à double, je ferme les yeux à touttes mes pertes, je m’abandonne au danger, je me laisse aller dans le précipice. » René de Lucinge, Les occurrences de la paix de Lyon, Alain Dufour éd., Genève, Droz, 2000, p. 99.

50. « … Passassimo il Varo/que fu per noi il Rubicone/ allegrissimamente… » Copie d’une lettre autographe de Charles-Emmanuel à la duchesse Catalina, 15 octobre 1590. A.S.To, Lettere duchi e sovrani, mazzo 15, fasc.4, n°756-756v.

Ce tiré à part numérique est réservé au strict usage personnel du contributeur et de son cercle familial.

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devait non seulement séduire ses interlocuteurs et favoriser son adaptabilité aux jeux politiques, mais également perdre les ennemis qui se risquaient à envahir ses États en se jetant « dans la gueule des Alpes

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 ». En 1600 déjà, alors que le duc semblait perdu face aux armées d’Henri IV, le jésuite et historiographe Pierre Monod écrivait que le ciel et les Alpes s’étaient conjugués pour le sauver, et que

« la neige dans une nuit haussa tellement les Alpes qu’elle bastit une prison au Roy

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 ». Ainsi, lorsque la rupture fut consommée avec le cardinal de Richelieu, et que celui-ci expédia ses soldats au secours de Casal, le duc Charles-Emmanuel Ier pensa sincèrement pouvoir les défaire dans les Alpes et par les Alpes. En 1628 comme en 1629, les pourparlers puis les barricades adossées à la montagne devaient freiner sinon arrêter la marche des hommes de guerre français et ainsi provoquer de nouvelles négociations favorables au duc. Les temporalités alpines, le relief et le climat jouant en faveur des défenseurs savoyards, on pouvait raisonnablement espérer que les armées françaises se disloqueraient avant même d’avoir atteint le Piémont. Ce fut un succès en 1628, au passage de Saint-Pierre (Sempeyre), dans le Val Varaita, lorsque les armées savoyardes repoussèrent victorieusement le corps expéditionnaire mené pour le compte du duc de Nevers par Jacques de Blé, marquis d’Huxelles, maréchal de camp des armées de Louis XIII. Le duc de Savoie, qui avait réussi à mobiliser des effectifs considérables au regard de ses États (une trentaine de milliers d’hommes répartis sur tous les points de passage de la frontière)

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, pouvait alors se vanter auprès de l’ambassadeur de France à Turin d’avoir donné une bonne leçon à ses agresseurs. Il avait démontré qu’il ne serait jamais facile de tenter d’envahir ses États (« non sarà così facile a tentar d’invadere li miei Stati ») et que, si d’aventure ses ennemis persistaient, les Alpes pourraient être leur tombeau : il leur faudrait « vouloir tous mourir ou passer » (« di voler tutti morire o passar avanti

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 »). Un tel succès ne put se renouveler l’année suivante aux barricades du Pas de Suse, malgré le dispositif défensif érigé entre Gravere et Giaglione, au-dessus de la rivière de la Clarea. Encore que, l’interprétation que l’on peut faire de cet épisode le transforme en un relatif succès diplomatique pour le duc. Car, quoique battu militairement, le duc y fit la démonstration de sa capacité, grâce aux précipices, aux pentes et aux rocs, utilisés une fois encore en alliés pour bloquer une forte armée, à contrarier les plans d’un roi de France :

« toutes ces grandes forces de France ne nous ont ni englouti ni fait peur », dira lui-même le duc à l’ambassadeur anglais

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. D’une certaine manière c’était déjà beaucoup et c’était peut-être même l’essentiel aux yeux d’un Charles-Emmanuel Ier qui était venu en personne dans ses montagnes, avec le prince de Piémont son fils, pour se mesurer au roi de France et à son ministre principal. Les Alpes

51. Expression de Fynes Moryson, jeune universitaire anglais, lors de son passage dans les Alpes en 1595. Cité par Jean-François Bergier, « Un sociologue anglais et les Suisses au XVIe siècle », in Festschrift Gottfried Boesch, Schwyz, 1980, p. 42.

52. Pierre Monod, « Eloge ou abrégé de la vie de Charles-Emmanuel I duc de Savoie », Manuscrit incomplet et non daté. A.S.To, Storie della real Casa, cat. 3, mazzo 13, N°28.

53. A.S.To, Lettere duchi e sovrani, mazzo 33, fasc. 22, n°4681b, juillet 1628.

54. Le duc à Marini, ambassadeur de France à Turin, de l’armée à Saint-Pierre, le 6 août 1628. Ministère des Affaires étrangères (désormais MAE), Turin 8. Cité par Pietro Orsi, Il carteggio di Carlo Emanuele I, Torino, 1891, p. 60.

55. Lettre du duc de Savoie à Carlisle, 3/13 avril 1629, National Archives de Londres (désormais N.A.), S.P. 92/16, f°3-4.

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avaient rempli fidèlement leur rôle en conjuguant leurs forces naturelles avec celles de leur souverain, permettant à celui-ci, comme en 1600 lors de la guerre contre Henri IV, de se hausser symboliquement au niveau d’un roi. Car un roi ne devait traditionnellement affronter en personne qu’un égal. L’affrontement du pas de Suse, avec ses dimensions royales, était en somme un sacre symbolique qui, s’il ne faisait pas de Charles-Emmanuel un officiel « roi des Alpes », lui donnait toutes les apparences d’un roi « par les Alpes ». Ainsi, dans ses Discours politiques en faveur du siècle présent, en 1636, Tommaso Campanella, qui rêvait de voir la France revenir en Italie combattre l’Espagne aux côtés de la Savoie, pouvait-il écrire à son duc, Victor-Amédée Ier, qu’il pourrait prendre le titre de « roi des Monts », « titre noble et superbe qui sied à Son Altesse

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 ».

Du côté français, en revanche, on ne se priva pas de transformer ce qui était une médiocre victoire militaire en un triomphe du roi. À ceci près que la victoire célé- brée l’était moins sur le « petit duc » de Savoie, dont on cherchait constamment à réduire le prestige, que sur les éléments hostiles de la montagne. Comme le sou- lignait le Dauphinois Denis de Salvaing, « les barrières des Alpes, horribles en précipices, couvertes de neiges, & inaccessibles à cause de leurs rochers », avaient été vaincues par le plus puissant des rois

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.

La politique du duc de Savoie, « horrible en précipices », suscita crainte et défiance de la part de ses opposants. Un tel rejet est en soi intéressant car il vient souligner une identification du prince ennemi à ses territoires alpins, cette fois par dénigrement, selon le vieux principe des ethnotypes, encore très en vogue à cette époque, notamment au sujet des peuples des montagnes, comme les Suisses

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. Dans de nombreux textes parus au cours des années 1590 et au début du xvii

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siècle, repris ensuite sous Richelieu, comme les deux Savoysiennes, le duc était confondu avec la monstruosité de ses États, des États pleins d’une démesure faite de bosses, de précipices et d’arêtes. Au rebours de toutes les images mélioratives déployées au même moment en Savoie, la montagne y gardait son caractère traditionnel de monde sauvage, froid et arriéré, peuplé de dégénérés. Ainsi en était-il déjà du poème conclusif du de Bello, s’adressant à Henri IV, en 1600, lors de la guerre de Savoie.

56. Tommaso Campanella, « Discours politique en faveur du siècle présent », « au duc de Savoie, 1636 », Sur la mission de la France, Paris, Édition Rue d’Ulm, 2005, p.173. Merci à Jean-Louis Fournel de m’avoir indiqué cette référence.

57. Denis de Salvaing, Harangue de l’audiance de monseigneur de Créquy, duc de Lesdiguières…, à Lyon, par Claude Cayne, 1633, p. 9.

D’autres textes contemporains reprirent ces aspects : « Le premier de Mars sa Majesté infatigable aux peines de la guerre, prompte aux exécutions & tres-judicieuse aux Royales entreprises, s’achemina au travers des Alpes hautement couvertes de neiges… » Plan au vray tant de la prinse de la ville de Suze, que des entrees & passages de Piedmont, deseignees par le commandement du Roy, par le sieur de Beins escuyer & ingenieur…, à Paris, chez Melchior Tavernier, 1629 ; « … il les traversa luy mesme en personne, durant la plus rude saison de l’année », Relation de ce qui s’est passé depuis quelque temps en Italie pour le faict de Pignerol, n. l., 1630, p. 5. Le portrait du Roy passant les Alpes en est un autre exemple, qui ne parle jamais du duc de Savoie, mais « du changement que le roy cause dans les Alpes » suite à sa victoire des barricades : « Ces rochers iusqu’icy ne s’estoient veus couvers/Que des restes hideux de quatre mille hyvers/, Iamais icy le jour n’avoit touché la terre,/La chaleur n’y venoit qu’avecque le tonnerre,/ Et ce climat n’estant à pas un clément/La nature y vivoit comme en bannissement./Mais depuis que Theandre [Louis XIII] a porté sa victoire/Iusqu’à toucher ces lieux du respect de sa gloire,/

L’effroy de ces rochers, & l’horreur de ces bois/Ont pris pour luy complaire un sentiment François/La gresle s’est fonduë aux rayons de sa face,/Et ces vastes tombeaux de neiges & de glaces,/Sous qui tant de printemps estoient ensevelis,/S’entrouvrans à sa voix se sont parés de Lys. » Le portrait du Roy passant les Alpes. Dedié aux Reynes. Par un religieux de la Compagnie de Iesus, du college de Reims, à Paris, chez Sebastien Cramoisy, ruë S. Iacques, aux cigognes, 1629, p. 9-10.

58. François Walter, Histoire de la Suisse, l’invention d’une confédération (XVe-XVIe siècles), tome 1, Alphil-Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2011 (2002), p. 61.

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