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Pierre Michon Bourdelot, figure controversée d’un familier de Christine en Suède

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Texte intégral

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Didier FOUCAULT

Professeur émérite d’histoire moderne

Framespa (UMR 5136, CNRS-Université Toulouse-Jean Jaurès) foucault@univ-tlse2.fr

Pierre Michon Bourdelot,

figure controversée d’un familier de Christine en Suède

Par l’aspreté avec laquelle [la reine de Suède] se prend a l’amour de la Philosophie, curante Burdelotio [par les soins de Bourdelot], il est a craindre que la Philologie n’affaiblisse en crédit aupres d’Elle et nous voyons desja force Poëtes se plaindre de n’y trouver pas aussy doux acces qu’ils avoient coustume d’y rencontrer1.

Né en 1610 et décédé en 1685, Pierre Michon, plus connu sous le nom de l’abbé Bourdelot, est un médecin français qui occupe une place importante dans la vie scientifique du Grand Siècle2. Cette réputation, il la doit pour une part à son rôle d’animateur d’une académie de savants, qu’il a lui-même réunis et que l’on désigne couramment comme l’Académie de Bourdelot. Pour une autre part, elle est due au réseau international qu’il a su se constituer au sein de la République des Lettres, d’abord sous la protection du duc de Noailles à Rome entre 1634 et 1638, puis sous celle des princes de Condé jusqu’en 1651 et après 1664, enfin sous celle de Christine de Suède à Stockholm entre 1651 et 1653.

Une telle renommée lui a procuré honneurs et reconnaissance parmi ses pairs comme parmi les puissants de l’Europe. Elle n’est pourtant pas sans taches. En effet, à tout moment de sa vie et dans tous les lieux où il s’est illustré, son arrogance, son intéressement, son hypocrisie d’abbé réputé athée, lui ont valu de nombreuses inimitiés ; ses compétences médicales et scientifiques étant souvent contestées. C’est certainement en Suède, lorsqu’il est devenu le favori de la reine, qu’il s’est attiré le plus de reproches.

En prenant appui sur ce que l’on sait de son séjour scandinave et en le confrontant au reste de sa carrière, notre communication tentera de faire le point sur cette figure controversée de l’entourage de Christine de Suède et d’évaluer si les défauts qui lui ont été attribués ont été mérités. Nous négligerons ici ce qui se rapporte à ses traits de caractère, à son comportement

1 Lettre de Jean Chapelain à Nicolas Heinsius, 17 janvier, 1653, in Jean Chapelain, Soixante-dix-sept lettres inédites à Nicolas Heinsius, éd. Bernard-Alain Bray, ‘S-Gravenhage, Martinus Nijhoff, 1965, p. 193.

2

Sur Bourdelot, voir Aimé Chérest, « Un médecin du grand monde au XVIIe siècle », Annuaire historique du

département de l’Yonne, 1861, 3e partie, pp. 3-53 ; Henri Chérot, Trois éducations princières au XVIIe siècle : le

Grand Condé, son fils le duc d’Enghien, son petit-fils, le duc de Bourbon (1630-1684), Lille, Desclée De

Brouwer et Cie, 1896 ; Jean Lemoine, André Lichtenberger, Trois familiers du Grand Condé, l’abbé Bourdelot,

le Père Talon, le Père Tixier, Paris, Honoré Champion, 1909 ; René Jean Denichou, Un médecin du Grand Siècle : l’abbé Bourdelot, Paris, L. Arnette, 1928 ; Harcourt Brown, Scientific Organizations in Seventeenth Century France (1620-1680), Baltimore, The Williams & Wilkins Company, 1934 ; René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1983 [1943] ; id., « Autour

de Pascal. L’Académie Bourdelot et le problème du vide », in Mélanges d’histoire littéraire offerts à Daniel

Mornet, Paris, Nizet, 1951, pp. 73-81 ; René Taton, « Bourdelot, Pierre Michon […], Medicine, Dissemination

of Science », in Charles Coulston Gillispie, Dictionary of Scientific Biography, New York, Charles Scribner’s Sons, 1970, vol. II, pp. 353-354 ; Katia Béguin, Les Princes de Condé. Rebelles, courtisans et mécènes dans la

France du Grand Siècle, Seyssel, Champ-Vallon, 1999 ; Simone Mazauric, Savoir et philosophie à Paris dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, pp. 39 et s. ; Marie-Élisabeth

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ou même à ses convictions religieuses3, pour nous concentrer sur les mises en cause de ses talents de médecin et de ses qualités intellectuelles et scientifiques.

Comment Bourdelot s’est insinué dans l’entourage de Christine

Bourdelot est arrivé en Suède fin décembre 1651. Il a alors quarante-et-un ans. Il fait partie des nombreux Français que la reine Christine a regroupés autour d’elle. Elle avait chargé Claude Saumaise d’y ajouter un médecin. Guy Patin, sollicité, ayant décliné l’invitation4, c’est Pierre Michon qui fut approché5

. Les raisons qui le poussèrent hors de France ne tiennent pas seulement à la réputation que s’est acquise la Minerve du Nord dans la République des Lettres. Au service du Grand Condé, Bourdelot vient de traverser une période difficile, pleine d’incertitudes et de désagréments. Son maître est un des principaux chefs de la Fronde ; le suivre dans les campements inconfortables et voir son sort dépendre de l’issue incertaine d’un combat dont il ne partage pas les mobiles, l’ont plongé dans un grand désarroi. Deux ans avant d’avoir reçu la proposition de Saumaise, il écrivait à ce dernier : « Le démon qui agite l’État a commencé sur ma personne ; depuis huit mois j’ai failli mourir trois fois. […] Dans ces temps sont venus les barricades et nos délogements imprévus. » Et de poursuivre : « Vous voyez l’état où nous sommes, dans la plus grande confusion du monde, dans une guerre civile, laquelle je ne sais comme elle a commencé, je ne sais non plus quand elle finira, et le mal est que les autres en savent moins que moi6. » Les troubles s’éternisant, c’est avant tout un désir de stabilité et de sécurité qui a conduit le médecin vers les bords de la Baltique. Toutefois, à la faveur d’une halte en Hollande et de quelques jours passés auprès de Saumaise, les « choses merveilleuses » que son ami lui a dites de sa future protectrice et de sa « doctrine » l’ont convaincu qu’il a pris une bonne décision7.

Très rapidement, Bourdelot réussit à gagner un grand crédit auprès de la reine8. À Stockholm, une telle faveur suscite des jalousies. D’autant que le nouveau venu détonne de bien des manières, tant parmi les autres savants hôtes de Christine que parmi la noblesse suédoise, qui s’inquiète de voir sa souveraine, déjà peu encline à respecter les codes de civilité

3 Sur l’impiété de Bourdelot et son influence sur les convictions religieuses de Christine de Suède, voir la

communication de Jean-Pierre Cavaillé, « La religion de la reine Christine, de son enfance aux temps de sa conversion », dans le présent dossier. Citons, parmi maints exemples, la Brieve relation de la vie de Christine

Reyne de Suede, jusques à la demission de sa Couronne et son arrivée à Bruxelles (s. l., s. d.), texte écrit en 1654

par A. H. Saint-Maurice, soit peu après le départ de Bourdelot : « Cet homme sans religion, et sans piété, imprima tous ses faux sentimens dans l’esprit de la Reyne, qu’il rendit en peu de temps fort semblable à luy, et on la vid en un moment si fort changée, qu’elle ne resembloit plus à elle mesme ; elle portoit bien tousjours le nom de la Grande Christine, mais elle n’en avoit plus les vertus. […] Ce monstre donc banny de Suede, la Reyne s’est depuis monstrée telle qu’il l’avoit laissée ; c’est-à-dire, sans Religion, sans piété, sans vertu, sans loyauté, dissolüe, et libertine en ses discours, fourbe, trompeuse, medisante, mocqueuses… » (pp. 4-5).

4 « Après que j’eusse refusé, il y a plus de six ans, d’aller en Suède, feu M. de Saumaise voyant que j’avais trop

peur du froid de ce pays-là, y nomma Bourdelot qui y a garni ses mains », écrivait Guy Patin ; lettre à Falconet, 6

octobre 1656, Correspondance française de Guy Patin, en ligne :

http://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0726&cln=15 (consulté le 15/09/2017).

5 Bourdelot avait déjà noué des relations avec Heinsius, qui séjournait en France afin de recueillir des manuscrits

pour Christine, mais c’est par l’intermédiaire d’Henri Valois et de Pierre Dupuy, dont le médecin fréquentait le cabinet, que le départ de ce dernier a été préparé par Isaac Vossius, alors en mission à Paris. Voir Franz Felix Blok, Isaac Vossius and his Circle. His Life until his Farewell to Queen Christina of Sweden, 1618-1655, Groningen, Egbert Forsten, 2000, p. 376.

6 Cité par H. Chérot, op. cit., pp. 15-16. 7

Lettre à Guy Patin, le 17 décembre 1651, Correspondance française de Guy Patin, en ligne : http://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=1020 (consulté le 15/09/2017).

8 Parmi d’autres, Naudé le constate dès son arrivée à Stockholm : « Vous ne sauriez croire combien Bourdelot

est en ses bonnes grâces » ; lettre du 26 septembre 1652, in Lettres de Gabriel Naudé à Jacques Dupuy

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et l’étiquette de la Cour, adopter un mode de vie à bien des égards extravagant. C’est dans ce micromilieu, traversé de rivalités sourdes et de coteries malveillantes, que s’est forgée la renommée sulfureuse de Bourdelot, cristallisée pour la postérité par les Mémoires d’Arckenholtz9

. Le jeune Daniel Huet, qui accompagnait Samuel Bochart, a laissé le récit, souvent repris, des moyens dont se servit Bourdelot pour gagner la faveur de la souveraine :

Les excès de l’étude ayant fait tomber la reine dans un état de langueur accompagné d’une fièvre intermittente, Bourdelot commença à lui ôter tous ses livres ; en quoi il montrait bien le souci qu’il avait de sa place et de sa réputation ; il lui déclara ensuite qu’il y allait de sa vie, si elle persistait à étudier. Dans les conversations qu’il avait avec elle, il affectait de lui rappeler le ridicule dont les belles dames de la cour de France frappaient les personnes du sexe qui se piquaient de science ; il l’égayait de plus par des plaisanteries et des bons mots. Par-là il prit peu à peu un tel ascendant sur l’esprit de la jeune reine, qu’il la dégoûta presque de ses doctes études. […] Ayant donc, sur l’avis de Bourdelot, secoué le joug de l’étude, et cherché le repos et la distraction, elle commença de se mieux porter, et dit à tout le monde qu’elle devait à son médecin non seulement la santé, mais la vie. Depuis lors, elle eut une foi si aveugle en ce bouffon, qu’elle se repentait presque d’être savante. Tout cela troubla un peu l’agrément de notre voyage, et fut cause que Bochart, appelé d’abord avec autant d’insistance que s’il eût été un homme de l’autre monde, ne fut pas reçu avec les égards qu’il méritait. Nous ne doutions pas qu’il fallût en imputer la honte à Bourdelot, auquel il importait, selon lui, d’éloigner les savants, de peur que l’ignorance dont il se savait atteint ne devînt plus sensible par la comparaison. Ce fut là, probablement le seul motif du renvoi sauvage de Vossius10.

Ce témoignage est précieux, en ce sens qu’il résume bien une partie des griefs des érudits de l’entourage de Christine à l’encontre de ce médecin qui, en si peu de temps, les avait écartés de la place. Il convient cependant de le prendre avec un minimum de précautions. Huet est arrivé en Suède dans la suite de Bochart. Il n’y est resté que trois mois. Une partie de ce qu’il narre est donc de seconde main et les Mémoires, d’où cet extrait est tiré, ont été rédigés une soixantaine d’années après son court séjour suédois. Le jeune intellectuel qu’il était, admirateur de Descartes et élève de Samuel Bochart, après être devenu un évêque en vue et un adversaire des cartésiens, finit alors sa vie en annotant la Vulgate dans une maison des Jésuites. En faisant état de la déconvenue de Bochart à son arrivée, mais aussi de la disgrâce de Vossius, et en insistant sur la volonté de Bourdelot d’éloigner Christine de « ses doctes études » pour qu’elle consacre plus de temps à du repos et des loisirs, Huet ne trouve qu’une explication : « l’ignorance » du courtisan. Examinons ces accusations en nous penchant tout d’abord sur les personnes que Huet désigne comme les victimes du mode de vie que Bourdelot a imposé à sa patiente.

Samuel Bochart en premier lieu. Cet orientaliste n’a rien d’un moderne11. En ce milieu de siècle, le sévère pasteur caenais, latiniste, helléniste, hébraïsant, qui a composé un dictionnaire de l’arabe de plus de 30.000 mots et est l’auteur d’une monumentale Géographia

sacra, cumule toutes les qualités des humanistes du siècle passé et des exégètes bibliques.

Courtisé pendant deux ans par la reine, il s’était enfin décidé à quitter la Normandie, en croyant naïvement que son hôtesse attendrait impatiemment sa venue.

9 Johan Arckenholtz, Memoires concernant Christine reine de Suede : pour servir d’eclaircissement a l’histoire de son regne et principalement de sa vie privée, et aux evenemens de l’histoire de son tems civile et litéraire : suivis de deux ouvrages de cette savante princesse, qui n’ont amais été imprimés ; Amsterdam et Leipzig, Pierre

Mortier, 1751-1760, 4 vol.

10 Mémoires de Daniel Huet évêque d’Avranches, traduits pour la première fois du latin en français, par Charles

Nisard, Paris, Hachette, 1853, pp. 66-67.

11

Sur Bochart, voir Edward-Herbert Smith, Samuel Bochart : recherches sur la vie et les ouvrages de cet auteur

illustre, Caen, Chalopin, 1833 ; Louis-Daniel Paumier, Éloge historique de Samuel Bochart, avec des notes supplémentaires sur sa vie et ses ouvrages, Rouen, Nicétas Périaux, 1840. Une exposition à la Bibliothèque de

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Ses « qualités » sont aussi, à cette époque, celles de Huet qui, en dépit de ses élans juvéniles vers le cartésianisme, est resté très proche de son maître, en étudiant le grec et l’hébreu et en allant poursuivre sa formation à Paris auprès des pères jésuites Denis Pétau et Jacques Sirmond, deux théologiens, philologues, patrologues et historiens parmi les plus réputés de leur temps.

Et que dire d’Isaac Vossius12

? Fils du célèbre érudit Gerard, il est lui-même un brillant helléniste, chargé de la bibliothèque royale, qu’avec le vénérable philologue Daniel Heinsius – autre victime de Bourdelot13

– il enrichit d’un grand nombre d’imprimés rares et de manuscrits anciens.

Toutes les qualités de ces puits de science s’inscrivent parfaitement dans la lignée de ce que Christine a reçu au cours de sa formation initiale auprès de Johannes Matthiæ Gothus et des savants qui fréquentaient son académie à Stockholm14. Mais sont-elles encore perçues, autour de 1650, comme des qualités intellectuelles cardinales dans la République des Lettres ? Rien n’est moins sûr15

! Les gloses interminables sur les textes d’obscurs auteurs antiques, l’exégèse pointilleuse de chaque verset de la Bible à l’aide de subtiles considérations philologiques sur l’araméen, l’hébreu, le grec et le latin, l’accumulation de notes dans les

12 Voir : F. F. Blok, Isaac Vossius and his Circle…, op. cit ; Eric Jorink, Dirk van Miert, Isaac Vossius (1618-1689). Between Science and Scholarship, Leiden, Brill, 2012. Le contentieux entre Bourdelot et Vossius est en

grande partie lié aux différends existant entre ce dernier et Saumaise, mais dans lesquels le médecin français n’avait pas eu une part directe. La fidélité de Bochart et d’Heinsius à Vossius et celle de Bourdelot à Saumaise (qui vivait alors en Hollande) ont accentué la dégradation des relations entre les deux clans et, du fait du crédit dont jouissaient le second auprès de Christine, ont provoqué la disgrâce de ses ennemis.

13 La correspondance de Chapelain en porte de nombreuses traces. Dans une lettre à Huet du 20 mai 1662, par

exemple, évoquant Bourdelot, il précise : « duquel M. Bochart, vous et Mr Heinsius avés tant d’occasion de vous plaindre » (Lettres de Jean Chapelain, de l’Académie française, publiées par Ph. Tamizey de Laroque, Paris, Imprimerie nationale, 1883, t. II, p. 232). Là encore, ce sont les controverses entre Saumaise et Heinsius, antérieures à l’arrivée de Bourdelot en Suède, qui expliquent une partie de l’hostilité du médecin à l’encontre du savant hollandais (voir à ce sujet J. Chapelain, Soixante-dix-sept lettres inédites…, op. cit).

14 Parmi les autres membres qui fréquentaient l’Académie de Stockholm avant l’arrivée de Bourdelot, citons les

Suédois Georg Stiernhielm, poète et philosophe, Zacharias Klingius, théologien, Sven Brömsenius, médecin, ainsi que les Allemands Johannes Freinshemius et Johannes Loccenius, tous deux historiens et philologues. Sur cette académie et ses activités, voir Susanna Åkerman, Queen Christina of Sweden and her Circle. The

Transformation of a Seventeenth-Century Philosophical Libertine, Leiden, Brill, 1991, pp. 104 et s.

15 Les témoignages abondent sur les raisons du peu d’égards de la reine envers l’orientaliste ; par exemple : « Le

sieur Bouchard [i. e. Bochart], dont la vertu et le sçavoir rendent digne d’une eternelle mémoire, a esté traitté de pedant dans cette Cour ; la Reyne s’est souvent plainte dequoy il estoist for peu galand, et quand on luy a voulu representer que la galanterie ne s’ajustoit pas bien avec la profession qu’il faisoit, elle a reparti, qu’elle faisoit fort peu d’estime d’un homme qui ne sçavoit que lire dans un livre, et que pour estre informé de quelques mots Arabes, on ne meritoit pas par là son approbation, comme si le Sieur Bouchard s’en est jamais beaucoup soucié ; il a bien tesmoigné lors que la Reyne l’advertissant du dessein qu’elle avoit pris de se demettre de l’administration du Royaume pour se retirer dans une solitude en compagnie de quelques hommes sçavans, du nombre desquels elle souhaittoit qu’il voulut estre : Il n’a pas seulement respondu à sa lettre, et son silence ne doit estre estimé que fort raisonable, puis qu’il a bien fait, la suitte a fait voir qu’elle estoit pleine d’hyppocrisie, et que ce que la Reyne en faisoit, n’estoit qu’une fourberie, pour desguisér le dessein qu’elle avoit de courir la petanteine [se débaucher] : mais supposons que la chose fust comme elle la descrivoit, encor le Sieur Bouchard avoit raison de garder le silence, ayant esté traittè plus mal que l’on ne se sçauroit imaginer ; qu’on laissa dans un logis l’espace de six semaines avant qu’on ne fit semblant de le voir ; et qui a esté tres mal recompensé, apres le travail qu’il a eu de passer en Suede, pour la seule satisfaction de la Reyne. » [Alcide de Bonnecase, sieur de Saint-Maurice] Le Génie de la reyne Christine de Suède, [s. l.], 1655, pp. 12-13. Ou bien : « Les grands hommes comme un Bouchard et un Nodé n’ont plus esté en estime auprés d’elle pource qu’ils n’estoient point assez galands, leur entretien passoit en ce temps la pour ridicule dans son esprit pource qu’il estoit trop serieux et trop modeste » (Histoire de la vie de la Reyne Christine de Suede avec un veritable recit du Sejour de ma Reyne à

Rome, Stocholm, chez Jean pleyn de Courage, 1677, p. 16). L’on connaît par Bourdelot quel type d’entretien le

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marges et de références à une cascade de commentaires contradictoires… bref, tout ce qui nourrissait l’érudition de la Renaissance tardive, dans l’ombre titulaire des Joseph Juste Scaliger, Juste Lipse ou Isaac Casaubon, n’est alors plus guère de saison pour Bourdelot16.

Pour lui, comme pour bien d’autres penseurs de son temps, qualifiés alors de « novateurs », cet enlisement dans la pure érudition livresque ne représente plus un idéal. Au contraire, ils veulent se libérer de ces oripeaux poussiéreux qui sentent le « pédant » ; ce fâcheux que fuient les « beaux esprits » et les « précieuses » des salons parisiens à la mode. En ce sens, l’on peut suivre Huet, lorsqu’il rapporte combien Bourdelot a voulu convaincre Christine de ne pas devenir une « femme savante » ; si l’on entend sous cette expression bien équivoque depuis Molière, non pas une femme cultivée, mais une assommante pédante et, plus grave encore pour un médecin, une pédante assommée par l’étude de tant de connaissances superflues. Mais si le Français profite du succès de ses cures, ce n’est pas dans le but de détourner Christine de toute activité intellectuelle. Il en allège la charge, certes, mais pour mieux l’orienter vers des préoccupations plus modernes, notamment vers la philosophie d’inspiration épicurienne de Pierre Gassendi ; ce qu’atteste la reine elle-même dans une lettre au chanoine de Digne :

Ie reste infiniment obligée à celuy qui vous a fait connoistre une partie des sentimens d’estime que i’ay pour vous, et ie le suis d’autant plus, puisque ce bon office est un surcroist des autres services qu’il m’a rendu, et encore que ie confesse de luy devoir la restitution de ma santé, et de ma vie, et qu’il semble qu’aprés cela il ne se puisse rien adjouster à ce que ie luy dois ; neantmoins, ie confesse que l’obligation de m’avoir procuré des asseurances de vostre estime, esgale tous les autres dont ie luy suis redevable. Aussi est-il vray qu’il est le seul digne de se vanter de m’avoir procuré ce bien17.

Une formation atypique mais assumée

Bourdelot, en effet, appartient à une génération qui a certes reçu en héritage le legs de la culture humaniste de la Renaissance mais qui a grandi alors que s’opérait une profonde révolution dans la manière de pratiquer les sciences et la philosophie. De Bacon à Descartes (ce dernier décédé en Suède l’année précédant l’arrivée du médecin), de Galilée à Harvey, entre 1610 et 1650, ils sont nombreux, en Italie, en France, en Hollande ou en Angleterre, à avoir secoué le joug des autorités du passé.

Pierre Michon, s’il ne peut être considéré comme un autodidacte, a reçu une formation pour le moins atypique qui l’a grandement préservé des modes de penser scolastiques. Fils d’un chirurgien de Sens, il commença sa carrière comme garçon apothicaire et garçon chirurgien. Il alla ensuite à Paris, où l’un de ses oncles, Edme, occupait une charge de médecin du roi ; le duc de Noailles l’ayant attiré à lui peu avant son départ pour une ambassade à Rome, il exerça la médecine dans la maison de son maître et auprès de cardinaux italiens. Il ne prit ses grades de docteur à la faculté de Paris qu’en 1642, après être entré au service de Condé ; probablement sans avoir suivi un cursus complet d’études médicales. Sa formation initiale a ainsi été plutôt orientée vers la pratique que vers la théorie. Toutefois, esprit avide de connaissances, Bourdelot a su tirer grand parti de ses rencontres et de sa correspondance avec d’éminentes figures de l’érudition de son temps : Jean, un autre oncle, dont il prit le nom de Bourdelot, Nicolas Fabri de Peiresc, les frères Dupuy, Pierre Gassendi,

16 En cela Bourdelot se distingue également d’un autre Français, qui résidait aussi à Stockholm, Urbain

Chevreau, lequel écrivait à Saint-Martin en 1693, soit une quarantaine d’années après son séjour en Suède : « Aprés les deux Scaligers, les Casaubons, les Saumaises, les Bocharts, les Pères Sirmond et Petau, qui peut se vanter d’une profonde érudition ? » (Œuvres mêlées, La Haye, Adrain Moetjens, 1697, première partie, p. 135). Sur Chevreau, voir infra note 29.

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Claude Saumaise… À Rome, il a fréquenté des partisans de Galilée qu’admirait l’ambassadeur Noailles, des « libertins érudits » comme Jean-Jacques Bouchard et Gabriel Naudé ; il était également un familier du prêtre kabbaliste condamné par la Sorbonne Jacques Gaffarel et du moine rebelle Tommaso Campanella18 ; à Paris, il a commencé de réunir quelques grands noms de la science moderne dans l’hôtel de Condé. Autant d’éléments qui lui ont permis d’afficher une certaine arrogance intellectuelle et de ne pas se sentir en état d’infériorité en arrivant à la Cour de Suède.

Une telle formation, affranchie des carcans de l’éducation traditionnelle, a ouvert l’esprit de Bourdelot vers d’autres champs de l’activité intellectuelle, vers d’autres manières de penser, que ceux de l’érudition pure et de la vénération des anciens. Considéré, à l’instar de ce qu’affirmait Huet, comme de « l’ignorance », ce profil de savant ne pouvait qu’irriter les esprits chagrins de l’entourage de Christine. Bourdelot ne s’en formalisait pas ; il prenait même un malin plaisir à provoquer les pédants, comme en témoigne une anecdote célèbre où, devant la reine, il ridiculisa le musicologue danois Marcus Meibomius, mais aussi, involontairement semble-t-il, le malheureux Gabriel Naudé, obligés l’un de chanter (faux) et l’autre de danser (pataudement) à la manière antique, pour illustrer leurs recherches érudites dans ces domaines. Rapportés par les nombreux Français présents en Suède, ces nouvelles scandalisaient les adversaires parisiens du médecin de la reine. En premier lieu Jean Chapelain, Adrien Valois ou Guy Patin, lequel a pu nourrir du ressentiment d’avoir laissé la voie libre vers Stockholm à un individu aussi peu recommandable19 ; dans sa volumineuse correspondance, le médecin parisien n’a en effet jamais manqué une occasion pour laisser couler son fiel et mettre en cause les compétences médicales de son confrère :

Bourdelot […] est tout atrabilaire de corps et d’esprit, sec et fondu, qui dit que tout le monde est ignorant, qu’il n’y a jamais eu de philosophe au monde pareil à M. Descartes, que notre médecine commune ne vaut rien, qu’il faut des remèdes nouveaux et des règles nouvelles, que tous les médecins d’aujourd’hui ne sont que des pédants avec leur grec et leur latin, et qu’ils n’ont pas l’esprit de s’adonner à la recherche de quelques remèdes non vulgaires, quorum novitate capiantur

et alliciantur ægri, qui volunt decipi [dont la nouveauté n’attire et n’attrape que les malades qui

veulent être trompés]20.

Un thérapeute soucieux du bien-être de ses malades

À l’exemple de la lettre de Patin, les témoignages abondent de la perplexité de personnes habituées aux cures de la médecine officielle devant les méthodes pour le moins personnelles qu’employait Bourdelot au chevet de ses patients. Ainsi, peu après son arrivée, rapportent les

Mémoires de Chanut, « les médecins jaloux de la creance que la Reyne avoit en luy, disoient

qu’il ne connoissoit rien en la Medecine, qu’il avoit tué tous les Senateurs qu’il avoit traitez

18 La collection de manuscrits de Bourdelot, en partie héritée de la bibliothèque de son oncle, l’humaniste Jean,

et vendue à Christine de Suède, comporte des textes de Campanella, mais aussi des traités sur l’astronomie de Copernic, Tycho Brahe et Kepler. Voir Élisabeth Pellegrin, « Catalogue des manuscrits de Jean et Pierre Bourdelot », Scriptorium, 1986, tome XL, n° 2, pp. 202-232.

19 « Tous les Français qui étaient à Stockholm, chez la reine de Suède, sont étourdis du bateau : on leur a donné

leur congé pour les folies de Bourdelot qui y était premier médecin. La reine voulait retenir notre bon ami M. Naudé qui y était bibliothécaire, mais il a lui-même demandé son congé, ne voulant plus longtemps demeurer là tout seul » ; lettre à Claude II Belin, 24 mai 1653, in Correspondance française de Guy Patin, en ligne : http://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0726&cln=15 (consulté le 15/09/2017). Naudé, en effet, quitta la Suède pour rentrer à Paris auprès de Mazarin qui venait de triompher de la Fronde. Malade, il fit halte à Abbeville, où il décéda le 29 juillet 1653.

20

Lettre à Charles Spon, 24 septembre 1658, en ligne :

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pendant leur maladie21 ». La reine de Suède, au contraire, n’avait que louanges à décerner à son médecin, dont elle appréciait la grande culture et l’originalité des soins qu’il lui prodiguait22. L’ambassadeur Chanut, qui œuvrait pour se débarrasser de cet encombrant compatriote s’en désolait :

Elle connoissoit bien les deffauts de Bourdelot, principalement sur l’estime qu’il avoit pour luy mesme ; mais qu’au fond il avoit beaucoup de bonne qualitez, une Philosophie sans pedanterie, un parler net, et poly, et une grande suffisance en la profession de Medecine ; qu’elle luy devoit sa santé, et que s’il n’en avoit pris soin par une methode toute particuliere, et differente de celle des autres medecins, elle ne seroit plus au Monde23.

Fait remarquable, si la faveur dont a joui Bourdelot à Stockholm n’a duré qu’un an et demi, Christine resta très attachée, jusque tard dans sa vie, aux conseils de santé qu’il lui avait prescrits en Suède. Elle lui en apporta plusieurs témoignages dans la correspondance qu’elle continua d’entretenir avec lui depuis Rome :

Je vous remercie du zèle et de l’affection que vous témoignez pour ma santé, aussi-bien que des conseils que vous me donnez pour sa conservation, que j’estime fort, n’ayant pas oublié que je vous dois la vie après Dieu, pour m’avoir guérie en Suède. Il y a déjà long-temps que je pratique à peu près votre méthode, me purgeant deux fois l’année, et me faisant saigner presque tous les mois. Je ne bois jamais de vin, je ne mange jamais rien d’épicé, et ne me nourris que de choses rafraîchissantes ; avec tout cela le tempérament ardent avec lequel je suis née, me rend sujette, de tems en tems, à des maladies aigues et violentes, dont je me suis tirée jusqu’ici à force de me faire tirer le sang ; ce qui me réussit si bien, que je n’ai jamais un moment de convalescence. Cela étonne les Médecins de ce Pays ; et le mien, quoique très-habile dans sa profession, a eu peine à s’y accoutumer24.

Dans une autre missive de même nature, la reine ajoute : « je mange des fruits, et tout ce que je bois et mange est rafraîchissant, [...] je me purge de tems en tems avec de la casse et du tamarin25 ». Il est intéressant de comparer ce régime, mais aussi les réserves qu’il soulevait parmi les confrères de Bourdelot et certains malades, avec celui d’une autre de ses patientes, Madame de Sévigné, qui écrivait à son sujet :

Je suis entre les mains de Bourdelot, qui me purge avec des melons et de la glace, et [...] tout le monde me vient dire que cela me tuera, cette pensée me met dans une telle incertitude, qu’encore que je me trouve bien de ce qu’il m’ordonne, je ne le fais qu’en tremblant26.

21

Pierre Linage de Vauciennes, Memoires de ce qui s’est passé en Suede et aux provinces voisines […] tirez des

depesches de Monsieur Chanut ambassadeur du roi en Suede, Cologne, Pierre du Marteau, 1677, t. III, p. 93.

Ces Mémoires diffèrent quelque peu du contenu des lettres diplomatiques de Chanut mais, comme leur rédaction doit beaucoup à Picques, qui était résident à Stockholm pendant le séjour de Bourdelot, ils ne perdent pas leur valeur de source pour connaître les tensions internes à la petite communauté de Français vivant dans l’entourage plus ou moins proche de la reine. Sur Chanut, voir la communication de Cécile Peter dans le présent volume.

22 « La santé que je luy ay rendue m’a donné une reputation par toutte l’Europe incroyable dont je reçois des

congratulations de tous costé et le bien ne me peut manquer et la Reine m’en promet » (lettre à Saumaise, 19 octobre 1652, op. cit.).

23 P. Linage de Vauciennes, op. cit., t. III, p. 190.

24 Lettre non datée, citée par Johan Arkenholz, op. cit., t. IV, p. 23. Le même volume donne à la suite (pp. 24-26)

deux autres lettres adressées à Bourdelot, du 28 juin et de juillet-août 1679, qui confirment en tout point ces lignes. Il contient également un mémoire en latin, Conseil de l’Abbé Bourdelot consulté sur la santé de la Reine

Christine, sorte de long bilan de santé de la reine assorti de prescriptions d’hygiène de vie (ibidem, annexe

XXXVI, p. 408).

25 Lettre du 28 juin 1679, ibidem, p. 24. 26

(8)

À y regarder de près, la thérapie prônée par Bourdelot n’avait rien de révolutionnaire. Elle n’avait pas plus de quoi inquiéter la Faculté que ceux à qui il l’appliquait. Son originalité tenait au fait qu’il se démarquait fortement des approches théoriques d’inspiration galénique qui dominaient l’enseignement officiel, pour adopter une démarche plus naturaliste, plus hippocratique. Bourdelot ne rompait pas avec les paradigmes humoraux : ses purges et saignées fréquentes en font foi, de la même manière que les rafraîchissants pour atténuer les désordres d’un tempérament trop chaud. Mais il n’abusait pas de médications, préférant accorder plus d’importance à l’hygiène de vie, à la diététique et à l’environnement du malade. Il s’agissait surtout de prévenir le mal plutôt que de se risquer à le combattre avec des remèdes incertains27. Sensible aux influences psychosomatiques d’un emploi du temps trop chargé en activités intellectuelles, centré sur des matières absconses et éloignées des préoccupations que devrait avoir une jeune femme de 25 ans, il préconisait, non pas d’abandonner toute étude, mais de réserver plus de place aux loisirs et aux divertissements légers. Le régime qu’il a appliqué à Christine, et qui a si bien réussi à cette dernière, n’est pas sans rappeler une expérience qu’il avait connue à la cour des Condé. En 1641, le duc d’Enghien, futur « Grand Condé », souffrit d’une « mélancolie » – on dirait aujourd’hui une dépression – qui après une phase aigüe fut suivie d’une période de convalescence, pendant laquelle le jeune homme ne quittait pas le lit, se montrait indifférent à toute chose et occupait ses journées à lire des romans. Cela inquiéta fort Bourdelot, qui se montra très soulagé lorsque son patient retrouvant goût à la vie, se remit « comme par miracle, rentra entièrement dans son naturel, demanda compagnie avec laquelle il causa plus de trois heures et railla avec la même grâce qu’il avait devant sa maladie28 ». Nul doute que le médecin se souvînt de ce cas lorsqu’il eut à s’occuper d’une reine qui mettait trop sa santé en péril en veillant longuement dans son cabinet d’étude.

Ses adversaires suédois et français pouvaient s’en indigner, le traiter de « bouffon » comme Huet, de « charlatan » comme Urbain Chevreau29, ou « d’imposteur » comme le poète

27 La thèse de médecine de René Jean Denichou étudie de manière détaillée la pratique médicale de Bourdelot à

partir de sa correspondance avec la maison des Condés. L’auteur considère qu’elle tient le « juste milieu » entre dogmatisme et empirisme et conclut : « Enfin sans être un grand médecin il eut l’originalité de préférer les régimes aux remèdes ; et d’ailleurs les régimes prescrits par M. Bourdelot ne sont jamais ridicules » (op. cit., p. 67).

28 Cité par Jean Lemoine et André Lichtenberger, op. cit., p. 11. Lorsqu’il faisait office de précepteur du fils du

prince Henri-Jules, Bourdelot suivait des principes éducatifs comparables, visant à procurer du plaisir à l’étude : « La pratique des reigles de ses concordances quand il fait ses thèmes – écrivait-il au Grand Condé –, c’est ce qui luy donne le plus de peyne. Je ne luy en fait composer qu’une fois le jour, et les ay mesme accourcis à cause de la grande contention qu’il y apportoit dont l’autre jour je le vis fatigué » (cité par H. Chérot, op. cit., p. 121). Dans le même esprit, à côté d’une formation classique, le maître initie le jeune prince à des matières ayant une utilité pratique, comme les langues vivantes ou la danse.

29 Lettre à Chapelain, 10 mai 1653, in Œuvres meslées de Monsieur Chevreau, La Haye, Adrian Moetjens,

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latin Adrien Valois30, se moquer de le voir jouer du luth et chanter pour l’agrément de sa patiente, Bourdelot n’en avait cure. À ses détracteurs, qui répandaient des anecdotes peu flatteuses sur son compte et sur la manière d’exercer son art auprès de la reine, il répliquait :

J’en reçoy beaucoup d’estime. Il est vray que je m’applique tant à la servir et que je ne pense pas qu’elle me trouve en faute. J’ay grand soin de sa santé et dans la conversation, j’ai toutes les complaisances et cherche tous les agrémens possibles. Si l’homme de Paris [Adrien Valois] apelle cela hâblerie, je l’ay. J’ay autant estudié le monde que les livres. L’éternité que l’on acquiert par la doctrine est une belle choze, mais sçavoir vivre est encore une autre assez belle choze ; [...] et après tout pour la doctrine, chascun a ses petits talens et je ne pense pas qu’il m’enseigne come il faut purger à propos31.

Un savant attentif aux progrès de la médecine et de la science

« Doctrine » contre « savoir vive », théorie contre pratique, médecine officielle contre médecine empirique… Voilà en fait l’alternative, dans laquelle ses détracteurs ont voulu enfermer Bourdelot et à laquelle, pour être juste avec lui, il a toujours tenté d’échapper.

Il savait qu’il ne pourrait jamais éviter le mépris qu’inspiraient ses origines « mécaniques », car tel était le statut de son père chirurgien et celui de son entrée dans la carrière ; de bonnes âmes, comme Gassendi, n’avaient pas de tels préjugés et pouvaient trouver qu’« il a un advantage par dessus les autres pour l’exercice de sa profession, qu’il a esté fort bon compaignon d’apothicaire et de chirurgien, avant que d’estudier en la Faculté32 », son cursus universitaire avait été trop chaotique et l’obtention de ses grades si peu canonique, pour qu’il trouvât grâce auprès de Guy Patin et des bonnets carrés de la Faculté de Paris. Il s’était même inventé un office de médecin auprès du pape Urbain VIII, qui lui aurait donné une dispense pour exercer son art en dépit de son état clérical33. Cela fit surtout sourire et ne convainquit personne. Jusqu’à Stockholm, une telle macule le poursuivait. Son ennemi, le comte Magnus de La Gardie, éloigné de la souveraine par cet étranger de basse naissance, s’en servait pour le discréditer. À son instigation, affirme Chanut, la noblesse « supplia la Reine de l’éloigner d’auprès d’elle, et de ne pas commettre sa santé entre les mains d’un homme qui n’estoit nullement Médecin »34.

Bon praticien, Bourdelot était persuadé de l’être, mais avait-il, comme il le prétend autant de « petits talents » en matière de « doctrine » ? Nuançons tout d’abord les accusations d’ignorance de la médecine universitaire. S’il ne l’a pas étudiée entièrement sur les bancs de la faculté, cela ne veut pas dire qu’il n’en avait pas acquis par ses lectures de solides parmi les milieux français de la Cour visait très certainement Bourdelot au premier chef : « Nous y avons de certaines gens qui ne se font pas un grand scrupule de faire tomber ceux qui se rencontrent dans leur chemin, pourvû qu’ils s’élèvent ; qui ont du mépris pour ce qu’ils n’ont pas et qui méprisent par consequent l’honneur, le mérite et la vertu. Ce qu’il y a de plus étonnant c’est qu’ils ne sont ni Gots ni Vandales, mais François qui décrient par tout leur Nation ; qui sont par tout décriés eux-mêmes, et qui ne laissent pas de profiter de l’aveuglement de la Fortune » (28 mars 1653, ibidem, p. 9). Chevreau, lui, profita du départ de Bourdelot, pour occuper l’office de secrétaire des commandements de la reine et devenir l’ordonnateur de ses fêtes (voir la contribution de Stefano Fogelberg Rota dans le présent recueil). Sur Chevreau, outre les Chevreana (Paris, Florentin et P. Delaulne, 1687), et l’« Abrégé de la vie de Mr Urbain Chevreau », dans l’édition d’Amsterdam des Œuvres meslées (1717), voir Gustave Boissière, Urbain Chevreau, sa vie, son œuvre : étude bibliographique

et critique, Niort, G. Clouzot, 1909 ; Coralie Deher, « Urbain Chevreau : un homme, une vie, une œuvre »,

introduction à l’édition critique de La Lucresse romaine d’U. Chevreau, http://bibdramatique.paris-sorbonne.fr/chevreau_lucrece/ (consulté le 15/09/2017).

30 P. Linage de Vauciennes, op. cit., t. III, p. 94. 31

Lettre à Saumaise, 8 juin 1652, Bibliothèque nationale de France, Fonds français, ms 3930, f°199v.

32 Cité par Philippe Tamizey de Larroque, « Lettres de Jean et de Pierre Bourdelot à Peiresc », Revue d’histoire littéraire de la France, 1897, p. 98.

33

P. Linage de Vauciennes, op. cit., t. III, pp. 163 et 204.

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connaissances. En 1634, il a alors 24 ans, il a publié un traité sur la médecine pratique d’Acquapendente35

, l’anatomiste padouan qui a découvert les valvules veineuses et ouvert la voie à son élève William Harvey, le premier à décrire la double circulation du sang. Les rencontres, qu’il eût dès cette époque avec des personnalités aussi érudites que Peiresc, Gassendi ou Saumaise et l’admiration que ces derniers ont manifestée devant la profondeur de sa science sont à ce sujet des attestations bien plus convaincantes qu’un certificat de présence à l’université36

.

Mais s’il pouvait arriver en Suède en affirmant sans forfanterie : « J’apprends qu’ils ne font en ce pays-là la médecine que par recettes ; je les mènerai par raison et par méthode37 », ce n’est pas uniquement parce qu’il se savait doté à la fois de connaissances théoriques et d’une riche expérience thérapeutique. « Raison et méthode » renvoyaient à une autre facette de la personnalité intellectuelle de Bourdelot : l’attention permanente qu’il a portée aux découvertes et aux débats, parfois très vifs, qui ont agité la médecine et, plus largement, la science de son temps.

Bourdelot se range incontestablement du côté des « novateurs », en une période où les nouveaux champs qui s’ouvraient à la science « moderne » demeuraient largement contestés. Cela a été signalé, il a fréquenté, autour du duc de Noailles, les partisans de Galilée à Rome, peu après le retentissant procès de l’astronome toscan.

Guy Patin lui fait reproche de prétendre être l’inventeur de la circulation sanguine – lui, qui mène jusqu’au ridicule un combat d’arrière-garde contre cette découverte majeure de la médecine de son siècle. En réalité, s’il ne fait pas de doute que Bourdelot adhérait à cette thèse que refusait d’admettre la Faculté de Paris, c’est d’une autre circulation, tout aussi novatrice, celle de la lymphe, ainsi que des vaisseaux qui la transportent, qu’il se proclamait le découvreur ; concurremment avec le Danois Thomas Bartholin et le Suédois Rudbeck. Au rapport de Le Gallois, Bourdelot se serait trouvé à Copenhague lors d’une dissection visant à montrer les « vaisseaux lactés », mis en évidence par Pecquet. Bartholin ayant qualifié de lactés les vaisseaux qui contenaient une humeur transparente, le Français contesta qu’on pût les confondre. En fait, les deux types de vaisseaux appartiennent au système lymphatique et la couleur blanche du liquide contenu dans ce que l’on appelle aujourd’hui les « vaisseaux chylifères » résulte du mélange de lipides et de sucs digestifs tirés de l’intestin grêle avec de la lymphe qui, elle, est naturellement transparente. Si une telle querelle d’attribution n’a plus guère de sens de nos jours, elle met bien en évidence l’intérêt que Bourdelot portait aux fronts pionniers de la recherche expérimentale en médecine.

Son implication dans les débats sur la transfusion sanguine – eux aussi consécutifs à la découverte de Harvey – en donne une autre illustration38. À la suite d’expériences réalisées en Angleterre et en France sur des chiens, la première transfusion sur un homme eut lieu en 1667 à l’instigation de Jean-Baptiste Denis. Le monde médical se divisa en raison des difficultés qui ne manquèrent pas de surgir. Alors que les résultats semblaient encourageants sur les animaux, certains malades supportaient un apport de sang étranger, d’autres succombaient. Du côté des « transfuseurs » se rangeaient des savants qui fréquentaient les académies de Montmor ou de Bourdelot, comme Denis : on les traitait de « descartésiens » car ils avaient la

35

D. Hieronymi Fabricii ab Aquapendente, Medicina practica, [...] opera Petri Bourdelotii, ex bibliotheca Jo.

Bourdelotii, Paris, C. Cottard, 1634.

36 Voir Ph. Tamizey de Larroque, op. cit., pp. 98-99. Pour sa part, le grand médecin danois Thomas Bartholin

qualifiait Bourdelot de Doctor Medicus parisiensis Magni ingenii et eruditionis (cité par F. F. Blok, op. cit, p. 377).

37

Lettre à Guy Patin citée supra.

38 Sur ce sujet, voir notamment : Suzanne Mazauric, « La querelle autour de la transfusion du sang dans le Journal des savants (1667-1668) », in F. Gevrey et A. Lévrier, Érudition et polémique dans les périodiques anciens (XVIIe-XVIIIe siècles), Reims, Épure, 2007, pp. 21-34 ; Raphaëlle Andrault, « Guérir de la folie. La

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réputation de bousculer les idées reçues de la science ancienne en suivant les prescriptions de l’auteur du Discours de la méthode. La Faculté de médecine, temple du conservatisme, s’opposa évidemment à eux, ainsi que divers médecins, comme Lamy, Claude Perrault ou Pierre Dionis, qui, sans être traditionnalistes, étaient effrayés par les conséquences funestes d’expériences aussi hasardeuses sur des êtres humains. Des Lettre(s) escrite(s) à Monsieur

l’abbé Bourdelot sur la transfusion du sang, l’une par Claude Gadroys et l’autre par Gaspard

de Gurye de Montpolly, toutes deux éditées à Paris, chez Jean Cusson, en 1667, montrent le crédit dont jouissait alors Bourdelot parmi ses pairs lorsque cette controverse fut portée sur la scène publique39. Pendant un an ces échanges, souvent peu amènes, passionnèrent l’opinion jusqu’à ce que le Parlement, préoccupé par les incertitudes qui pesaient sur une telle pratique, décidât de l’interdire sans une autorisation préalable.

Si Bourdelot ne fut pas directement au cœur de cette polémique, son académie, elle, n’y resta pas indifférente. Dans un climat d’échanges très libres, les savants qui la composaient avaient la latitude de défendre leur point de vue tout en le soumettant à la critique des autres membres. Ainsi, alors que Denis argumentait en faveur de la transfusion, Bourdelot, pour sa part manifesta très tôt ses plus extrêmes réserves. Sollicité de justifier son avis par de bonnes raisons, il répondit simplement :

Je n’en ay qu’une, Monsieur ; mais elle en vaut mille ; et seule elle suffit pour empescher qu’on ne s’en serve communément. C’est que, pour un bien qu’elle peut causer, elle peut faire cent maux par l’imprudence de ceux qui ne s’en serviroient pas bien40.

Et c’est certainement par ce rôle d’animateur des débats scientifiques – plus que par ses interventions personnelles en médecine41 ou sur des sujets aussi divers que la vipère42, l’éruption de l’Etna43

, pour ne pas parler de ses travaux de musicologie44 – qu’il mérite de figurer parmi les savants qui donnèrent ses premières lettres de noblesse à la science moderne. Bien avant la fondation de l’Académie des Sciences de Paris (1665) et même de sa rivale britannique, la Royal Society (1662), des cercles de savants avaient pris coutume de se réunir pour exposer leurs découvertes, échanger leurs expériences, se lancer des défis. Dès les années 1640, Bourdelot animait un tel cercle dans l’hôtel de Condé. À l’initiative de Roberval et dans le prolongement des travaux de Torricelli en Italie et des Pascal en France, s’y sont déroulées des recherches sur le vide. En Suède, il devint le principal animateur de l’académie qui se réunissait régulièrement autour de Christine en réorientant ses centres d’intérêt45. Après

39 Autres exemples de l’autorité qu’il s’est acquise dans le monde savant, M. de Castelet fait imprimer une Lettre [...] à Monsieur l’abbé Bourdelot contre l’explication que Monsieur Descartes a donnée du flux et reflux de la mer, Paris, François Muguer, 1677 ; tandis que le médecin toulousain François Bayle lui dédie et lui fait

postfacer son Discours sur l’expérience et la raison, dans lequel on montre la nécessité de les joindre dans la

physique, dans la médecine et dans la chirurgie, Paris, Thomas Moette, 1675 (j’ai réédité ce texte in Didier

Foucault, Médecine et philosophie au XVIIe siècle : François Bayle, Toulouse-Montastruc-la-Conseillère,

Cahiers du CEHM, 4, 1997, pp. 43-56).

40 Conversations de l’Académie de Monsieur l’abbé Bourdelot, Paris, Thomas Moette, 1672, (15 juin 1667), pp.

89-90.

41 Dans les thèses soutenue à la Faculté de médecine de Paris : An in curatione luis venereae balneum ?, 1639 ; An calculus in rene aut vesicâ aliquo liquore solvi potest ?, 1640.

42 P. Bourdelot, Recherches et observations sur les vipères, Paris, Claude Barbin, 1671.

43 Réponse de Monsieur l’abbé Bourdelot à la lettre de Mr Boccone [...] sur l’embrasement du mont Etna, s. l. n.

d.

44 Bourdelot est l’auteur d’une Histoire de la musique et de ses effets depuis son origine usqu’à présent, Paris,

C. Cochart, 1715, publiée à titre posthume par son neveu Jacques Bonnet.

45 L’arrivée de Bourdelot donna une tout autre orientation à l’Académie de Stockholm, comme le constate

Susanna Åkerman : This was the beginning of a new French Libertine influence on the meeting. [...] In 1653,

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son retour en France, il relança son académie en 1664 ; elle poursuivit ses travaux jusqu’en 1684, à la veille de sa mort. Elle n’était pas la seule à Paris. Le père Marin Mersenne avait ouvert la voie en 1635 en s’entourant d’un brillant cénacle de mathématiciens ; Le Pailleur prit le relais à la mort du religieux minime, tandis que Théophraste Renaudot organisait des conférences dans son Bureau d’adresse dont sa Gazette rendait compte ; vinrent ensuite les académies de Habert de Montmor et de Thévenot qui ont servi de matrice à la fondation de l’académie royale sous l’égide de Colbert. L’Académie de Bourdelot tenait des réunions chaque semaine. Elle avait un secrétaire et un modérateur. On y discutait de très nombreuses questions touchant à la médecine, aux sciences naturelles, à la physique et à la chimie, comme en témoignent le recueil de Conversations publié par Le Gallois. Certes, tous les sujets abordés ne relevaient pas des problématiques de la science moderne. La liste des « conversations » ressemble encore à ces cabinets de curiosités anciens, où s’accumulaient dans un certain désordre les objets les plus disparates. Il manquait alors bien des cadres théoriques et méthodologiques pour que les savants pussent évoluer avec rectitude dans les perspectives dégagées par les principes qu’élaborait la science moderne en gestation… Il n’en demeure pas moins que si cette dernière a pu triompher dans la République des Lettres au cours du dernier tiers de siècle, c’est en grande partie grâce à ces laboratoires d’idées qu’ont été les académies comme celle de de Bourdelot. N’y croisait-on pas les physiciens Étienne et Blaise Pascal, Edme Mariotte, Gilles Personne de Roberval, les médecins Jean-Baptiste Denis et Jean Pecquet, le philosophe Pierre Gassendi, les cartésiens Jacques Rohault et Géraud de Cordemoy, le naturaliste danois Nicolas Stenon, le médecin hollandais Reinier de Graaf et son confrère italien Giovanni Alfonso Borelli, parmi d’autres ? Cette simple liste ne suffit-elle pas à compenser quelque peu l’image bien négative que les relations de son séjour suédois auprès de Christine ont transmise à la postérité ?

Bien d’autres motifs que médicaux pour perdre Bourdelot à Stockholm

Bourdelot, par la place éminente qu’il a occupée auprès de la reine, s’est trouvé au centre de bien des enjeux. Ses traits de caractère, son arrogance, les humiliations qu’il a fait subir autour de lui et le souci de tirer honneurs et profits bien tangibles de sa position ne pouvaient que soulever la jalousie des courtisans de toutes nationalités46.

Le caractère anticonformiste de ses enseignements, sa propension à mépriser l’érudition au profit des théories nouvelles qui agitaient le monde des lettres et des sciences, la place qu’il accordait aux loisirs et aux divertissements à côté des études, discréditaient bien des savants qui avaient trouvé grâce auprès de la souveraine. Les étrangers, que l’on avait traités avec beaucoup de déférence pour les attirer dans une contrée éloignée des centres de la République des Lettres, pouvaient à juste raison se sentir floués par le traitement que leur faisait subir le fantasque médecin, sous le couvert d’une protectrice qui semblait fascinée par lui. Là est la source de bien des anecdotes et des médisances qui, de Stockholm à Paris et dans toute l’Europe savante, ont terni la réputation de Bourdelot.

Mais il y a plus grave encore. Les cercles dirigeants suédois avaient en effet bien d’autres motifs de redouter l’ascendant rapide du médecin sur une reine qui, depuis son jeune âge, s’était montrée imprévisible, incontrôlable et indépendante. Christine était à la tête d’un État puissant et conquérant. Dominant tout l’espace nordique, ce pays était une clé de voûte du nouvel ordre international sanctionné par les traités de Westphalie en 1648. La moindre

46

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des décisions de la souveraine avait un poids considérable, non seulement sur le destin de son pays mais encore sur celui de l’Europe. La laisser sous l’influence d’un aventurier, tenu par beaucoup pour un « bouffon », représentait un réel danger politique. Qu’il y ait eu dans l’aristocratie du ressentiment et de l’envie envers ce favori, une telle situation n’était pas propre à la Suède. Que son statut d’étranger ait servi de motif pour susciter une haine xénophobe47, c’était un procédé là encore bien courant au bord de la Baltique comme loin de ses rivages. Mais, qu’il s’agisse de Bourdelot ou d’un autre, la Cour se sentaient légitimement en droit de chercher à écarter un individu sorti du néant, dont les idées et le comportement étaient d’autant plus suspects, qu’il entretenait des relations cordiales avec un autre personnage inquiétant de la cour, l’ambassadeur d’Espagne Pimentel, qui avait lui aussi ses entrées privées auprès de la reine.

La Guerre de Trente Ans était terminée mais la France et l’Espagne n’avaient pas déposé les armes. Principal allié de Louis XIV, la Suède ne pouvait se passer de cet appui et devait veiller à ne pas compromettre l’alliance des deux pays. Il était donc essentiel que Paris fût pleinement rassuré sur ce point. Or les agissements de Bourdelot avaient de quoi préoccuper Chanut et Picques, les diplomates français en relation avec Stockholm48. Leur prévention envers Bourdelot n’était pas sans fondement : ce dernier avait longtemps servi les Condés et Christine entretenait une correspondance régulière avec le vainqueur de Rocroi49. Or, alors que la Fronde venait tout juste de s’achever, le prince, principal adversaire de Mazarin, poursuivait son combat, non plus dans une guerre civile mais dans le camp ennemi, au sein même de l’armée espagnole. Les liens entre Pimentel et Bourdelot prenaient ainsi une autre dimension que celle d’une simple affaire de jalousie entre courtisans. Tant du côté français que suédois, ruiner le crédit de Bourdelot et l’éloigner de Christine étaient d’une importance politique cruciale pour contrer d’éventuels agissements du parti condéen et de ses alliés espagnols50.

Il y avait enfin une autre raison de chercher à perdre le médecin français. Christine n’avait jamais manifesté un grand intérêt pour le luthéranisme. Ce n’est pas la leçon de Bourdelot qui devait rassurer sur ce point les pasteurs de la capitale. Le calviniste Van Beuningen, diplomate des Provinces-Unies en Suède, était lui aussi préoccupé par la perte de tout repère chrétien dans l’entourage de la reine sous l’influence de son médecin :

47 Avant l’arrivée de Bourdelot, les Français étaient déjà nombreux à Stockholm, occupant souvent une place

éminente – et tout autant éphémère – dans l’entourage de la reine : les poètes Marc Duncan de Cérisantes, Jacques Carpentier de Marigny (qui étaient des aventuriers plus que des savants), Henri Valois (frère d’Adrien) et Saint-Amant ; Descartes, dont les thèses philosophiques rencontraient beaucoup d’adversaires ; François Du Ryer, un médecin, moine défroqué, qui joua ensuite un grand rôle dans le développement des études médicales en Suède ; Du Piquet, secrétaire particulier de la reine ; Claude Saumaise (qui dut quitter la Suède à cause de la jalousie de son épouse à l’encontre des familiarités de Christine envers son mari) et son fils, Josias, qui servait dans la garde royale… Pendant son séjour, d’autres les ont rejoints : outre Bochart, Huet, Chevreau et Naudé, le poète Hercule de Lacger, que Bourdelot attira à Stockholm pour qu’il occupe la fonction de secrétaire particulier de la reine, M. de Meursault, Sébastien Bourdon, peintre de la reine, et Raphaël Trichet du Fresne, chargé des collections de tableaux et de médailles de la couronne…

48 Les Mémoires de Chanut en signalent de nombreux exemples pour l’année 1653. 49

De surcroît, Condé entretenait des relations étroites avec les Jésuites, notamment avec Goswin Nickel, nommé général de la Compagnie en 1652 et artisan, l’année précédente alors qu’il était provincial en Allemagne, de la venue de deux missionnaires de son ordre pour convertir Christine ; voir H. Chérot, op. cit., pp. 137 et s. et la contribution de Véronique Castagnet-Lars dans le présent recueil.

50 En mars 1653, apprenant le retour de Mazarin à Paris, Christine, « qui n’ignorait pas que le sieur Piques

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Ce bon monsieur […] enseigne l’impiété : qu’il n’existe pas de dieux, que le ciel est une espace vide, que la vertu n’est qu’un mot et le bois sacré [des reliques de la Croix] rien d’autre que du bois de chauffage51.

Bourdelot ayant fini de discréditer la religion de ses pères et de ses sujets dans l’esprit de Christine, les entretiens discrets qu’elle avait avec Pimentel représentaient une réelle menace. Contrairement à la France, grande puissance catholique qui ne confondait pas ses intérêts géopolitiques avec la défense de la foi romaine et qui, de François Ier à Mazarin, avait fait de l’alliance avec les pays réformés une constante de sa politique étrangère face aux Habsbourg, l’Espagne faisait figure de fer de lance de la reconquête catholique en terre protestante. Les luthériens de Suède le savaient et avaient tout lieu de voir dans les manigances de Pimentel auprès de Christine autre chose qu’une manœuvre strictement politique.

À la mi-juin 1653, cerné de toute part et de plus en plus faiblement soutenu par la reine qui, soumise à de multiples pressions, n’avait pu que retarder son départ en intriguant pour lui faire obtenir de Mazarin le bénéfice d’une abbaye et en le couvrant de somptueux cadeaux, Bourdelot n’avait d’autre choix que de prendre le chemin du retour. La conversion de Christine au catholicisme quelques mois plus tard justifia pleinement les craintes de ses ennemis ; ce qui, par contrecoup, ne contribua pas à donner plus de lustre à son bref passage auprès de la Minerve du Nord.

51 Lettre à I. Vossius du 5 décembre 1652, citée par F. F Blok, op. cit., p. 425. Il est vrai que la plupart des

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