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La commune mixte de La Calle en Algérie. L'espace d'un voisinage contraint en contexte colonial (1884-1957)

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La commune mixte de La Calle en Algérie. L’espace d’un voisinage contraint en contexte colonial (1884-1957)

Christine Mussard

To cite this version:

Christine Mussard. La commune mixte de La Calle en Algérie. L’espace d’un voisinage contraint en contexte colonial (1884-1957). L’espace en partage. Approche interdisciplinaire de la dimension spatiale des rapports sociaux., 2016. �hal-01670927�

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1 La commune mixte de La Calle en Algérie. L’espace d’un voisinage contraint

en contexte colonial (1884-1957)

Dans l’Algérie coloniale de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’administration militaire cède progressivement la place au régime civil et au peuplement européen. Cette mutation s’accompagne d’un redécoupage administratif du territoire qui structure peu à peu l’ensemble de la colonie à partir de deux types de communes : les communes de plein exercice et les communes mixtes. Les premières s’apparentent à la commune telle qu’elle existe en France métropolitaine et se développent sur les littoraux à partir de sites urbains préexistants. Elles sont administrées par un maire élu par des conseillers municipaux français. En revanche, les communes mixtes constituent de véritables innovations administratives, des structures de circonstance conçues comme des outils de colonisation pour l’intérieur du territoire. Elles présentent une organisation singulière que favorise le contexte colonial. L’espace y est marqué par une forte asymétrie du peuplement, entre des populations colonisées dont le poids démographique va croissant sur l’ensemble de la période, en dépit des crises de la fin du XIXe siècle, et une présence quasi symbolique des colons qu’il s’agit d’attirer et de maintenir. Le peuplement de ces communes mixtes par des colons français est donc l’enjeu de la réussite du projet colonial.

La commune mixte est d’abord un espace administratif dont le maillage produit un « monde social » dual. Colons européens et populations algériennes colonisées coexistent dans un espace partagé dont le découpage précède en partie le peuplement. Celui-ci résulte de ce que Guy di Méo nomme la territorialisation autoritaire, orchestrée par « des autorités détentrices d’un pouvoir fort et rationaliste, parfois coercitif, parfois porteur d’utopie. » (Di Méo, 1998). Les relations originelles entre colons et colonisés sont ainsi conditionnées par le découpage strict et ségrégé dans lequel l’administration les inscrit. La fabrique de ce territoire produit des voisinages imposés dont il convient d’appréhender les dimensions spatiales et sociales à savoir « soit l’ensemble des voisins, soit l’espace qui se trouve à proximité. Mais au-delà du groupe social ou de l’unité spatiale, le voisinage englobe une autre dimension, d’ordre relationnel » (Dorier-Apprill et Gervais-Lambony, 2007).

L’évolution des formes du voisinage dans cette structure administrative en contexte colonial sera abordée en envisageant d’abord le voisinage en commune mixte comme projet, puis sa mise en oeuvre dans le cadre de la colonisation officielle. La dernière partie présentera les formes spontanées et inattendues de voisinage en lien avec les mobilités de l’ensemble des acteurs vivant dans cette circonscription.

La commune mixte, un espace partagé pour les besoins de la colonisation de peuplement

La commune mixte voit le jour dans le contexte de l’administration militaire, mais la forme qu’elle prend et qui se diffuse pendant la quasi-totalité de la période coloniale est celle qui lui est donnée avec la mise en place de l’administration civile et la volonté de peupler l’intérieur des terres, où peu d’Européens sont présents.

Une structure administrative inédite

C’est en 1868 que le maréchal Niel propose à l’Empereur Napoléon III un rapport qui constitue l’acte de naissance de la commune mixte. L’administration militaire domine alors sur le territoire mais le propos suggère la mise en place d’un voisinage entre colons et populations colonisées. Ainsi, la commune mixte est « là où la population européenne n’est pas assez agglomérée, assez compacte, assez dense, pour former une commune de plein exercice, mais cependant assez nombreuse pour qu’il y ait lieu d’admettre à prendre une part à la gestion des intérêts communs, et de la préparer, ainsi que les indigènes qui vivent à côté d’elle, à notre organisation communale63 ». C’est donc la nature du peuplement – et plus particulièrement la présence des Européens- qui détermine la création des communes mixtes dans l’intérieur du pays, où elles constituent de véritables fronts pionniers, des espaces-outils de colonisation. La cohabitation des populations européennes avec les tribus est également inhérente à ces circonscriptions administratives, dans une situation de voisinage explicite

Christine Mussard - Aix-Marseille-Université

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2 qui se matérialise par une proximité physique mais aussi par une gestion théoriquement concertée des intérêts communs. Ces entités administratives recouvrent de vastes étendues dont la surface est comparable à celle d’un département français. Leur maillage se superpose premier découpage initié par la présence française sur le territoire et matérialisé par les subdivisions et cercles militaires. Le peuplement est alors essentiellement composé de tribus encadrées par les officiers des bureaux arabes.

Le nombre de communes mixtes croît avec la volonté d’étendre l’administration civile et le peuplement européen. L’enjeu consiste alors à créer, au sein des espaces habités par des tribus, des villages ou centres de colonisation afin d’attirer et de maintenir des familles de colons. La constitution de ce maillage administratif inédit conduit ainsi à l’introduction et l’intrusion d’une population volontaire et attirée là par l’offre foncière, dans un espace qui lui est inconnu. Cet espace est partiellement façonné et transformé pour accueillir les futurs colons et leur permettre de pratiquer une activité agricole dans des conditions proches de celles de leur lieu d’origine. L’installation des colons se fait au détriment des Algériens, puisque les terres de ces derniers sont utilisées pour créer les périmètres de colonisation364. La commune mixte se présente comme une création artificielle, un espace confiné et ségrégé, qui introduit un rapport de coexistence inégalitaire entre les populations. Le projet de création des communes mixtes appréhende néanmoins les populations dites indigènes, qui seraient associées aux colons dans une démarche à caractère « civique », le voisinage favorisant une sorte de mimétisme des comportements européens. La commission municipale, organe de gestion de la commune mixte, est alors pensée comme un lieu d’apprentissage de la vie politique. Présidée par l’administrateur ou par son adjoint, elle rassemble des personnes élues et nommées. Les membres européens sont élus et représentent les colons, à raison d’un membre pour cent habitants et pour quatre ans. Les Algériens sont représentés par les adjoints indigènes, soit un adjoint par douar. Dans la pratique, la barrière de la langue et la surreprésentation des Européens font de cet espace politique un lieu de défense de l’intérêt des colons. Au fil du temps et des séances, la contestation est audible dans la salle de la mairie ; la commission municipale devient alors un espace d’apprentissage, mais pas au sens espéré par ses concepteurs. Les Algériens se familiarisent avec les intentions des colons et sont de plus en plus aptes à saisir les remises en cause de leurs intérêts.

La commune mixte est par ailleurs une configuration transitoire. Le projet prévoit en effet que les centres de colonisation puissent devenir des entités administratives autonomes (communes de plein exercice) et se détacher de la commune mixte, vouée à terme à disparaître. Mais cette situation transitoire dure : le texte annonçant la dissolution de ces entités paraît en 1947 et ce n’est qu’en 1958 que la commune mixte de la Calle prend fin.

La commune mixte, un espace partagé sujet à la critique

La structure communale développée en Algérie n’a pas son équivalent en métropole et sa création génère des critiques qui animent toute la période coloniale et suscitent des réformes successives. Les réformes émanent autant de ceux qui soutiennent la cause des Algériens autant que des farouches défenseurs de la colonisation. La partition de l’espace entre centres de colonisation et douars est au coeur de la controverse car elle contredit le principe même de la commune. Ainsi, en 1897, alors que la plupart des communes mixtes ont été érigées, le parlementaire Alexandre de Peyre en propose une réforme. Sa critique très appuyée de l’institution se fonde sur l’impossibilité de parvenir à l’harmonie communale tant recherchée, du fait des groupes aux intérêts opposés qui la composent : « Qu’est-ce qu’une commune, si ce n’est une agglomération d’intérêts communs ? Organiser et réunir dans une seule commune des territoires algériens et des centres de colonisation, c’est associer, au mépris du fait et du droit, des intérêts contraires » (Peyre (de), 1897). Selon l’auteur, le partage colonial de l’espace dans cette entité administrative stigmatise colons et colonisés tandis que son développement est incompatible avec les contraintes imposées aux seules populations autochtones. Le budget de la commune mixte, alimenté en grande partie par les habitants des douars, mais utilisé aux fins des centres de colonisation, est selon De Peyre en totale contradiction avec la constitution d’un intérêt collectif. Il va même au-delà de l’opposition colons/colonisés en considérant d’autres antagonismes :

« Il n’y a souvent pas beaucoup plus de communauté d’intérêts, dans une même commune mixte, entre deux douars éloignés l’un de l’autre, ou entre deux villages européens, qu’il y en a entre ces villages et

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3 ces douars. La commune mixte est plusieurs communes. Il faut donc séparer ces communes les unes des autres et rendre à chacune d’elle son individualité et son autonomie. » (Ibid.)

La création d’une commune mixte est également le fruit d’intérêts et de problématiques locales, et dans notre cas, elle est liée aux enjeux spécifiques de l’Est algérien. L’espace de la future circonscription est alors appréhendé comme une réponse à des failles du projet colonial dans cette marge du territoire. Il contribuerait à peupler un espace laissé, jusqu’à une date tardive, à l’occupation militaire du fait de l’instabilité tunisienne et favoriser des relations avec le protectorat. Par ailleurs, sa création permettrait de prendre appui sur ces centres pour dynamiser la commune de plein exercice limitrophe. Celle-ci, dont l’activité économique est principalement tournée vers la pêche, connaît une phase de déclin qui conduit ses habitants à chercher une compensation financière dans la spéculation foncière.

L’organisation du peuplement de la commune mixte : douars–communes et centres de colonisation

L’organisation du peuplement de la commune mixte relève de l’État colonial qui conçoit un cadre législatif spécifique à chaque groupe, colons d’une part et Algériens d’autre part. Dans ce cadre contraint et normé, les habitants prennent place dans les centres de colonisation et les douars- communes, qui leur sont dévolus.

Les premiers colons et leurs familles arrivent en 1885, dans un espace initialement peuplé par diverses tribus qui ont été partiellement réorganisées et déplacées par le sénatus-consulte. Le terme tribu ne désigne pas ici une catégorie employée pendant la période coloniale, mais un « groupe de solidarité » – ou tout au moins un groupe se représentant comme « solidaire » – et au sein duquel l’idéologie de la commune appartenance (bien souvent il s’agit de la commune ascendance) joue un rôle majeur » (Ben Hounet, 2010) L’organisation du peuplement s’effectue en effet selon deux cadres législatifs distincts : la territorialisation des tribus dans des douars-communes est menée selon les procédures définies par les sénatus-consultes de 1863, tandis que l’implantation des colons dans les centres de colonisation renvoie aux principes de la colonisation officielle. La mise en peuplement du territoire de la commune mixte est donc soumise à des normes législatives qui conduisent à une territorialisation autoritaire.

La territorialisation des tribus : la création des douars-communes

Dans l’organisation sociale traditionnelle, le terme douar désigne « une réunion de familles formée en raison de leur communauté d’origine ou d’après leurs sympathies ou leurs intérêts particuliers » (Brenot, 1938). Il est considéré comme la base de la constitution sociale arabe, l’unité de peuplement originelle. La législation française, par l’application du sénatus-consulte de 1863, définit des douars- communes, entités nouvelles qui regroupent tout ou partie des populations appartenant à une même tribu. Cette législation associe donc à un groupe humain un cadre spatial précis, un maillage spécifique qui fixe les hommes dans des périmètres dont la délimitation est désormais écrite.

À terme, la définition de ces nouvelles entités doit permettre de favoriser la propriété individuelle dans une société dominée par la possession collective et accélérer ainsi le transfert de terres aux Européens.

Entre les principes voulus par Napoléon III et l’application du texte sous la IIIe République, l’objectif du sénatus-consulte a donc changé pour favoriser l’expansion de la propriété européenne au gré de la dépossession foncière algérienne. Entre 1871 et 1919, près d’un million d’hectares ont été livrés aux colons (Ageron, 1979). L’application du sénatus-consulte de 1863 relatif à l’organisation de la propriété foncière doit ici être évoquée car sa mise en oeuvre participe de la constitution des communes mixtes. Les centres de colonisation y sont constitués à partir de terres soustraites à ces douars et l’identification de la nature des parcelles est déterminante dans les transactions qui président à la création des centres : ce sont généralement les meilleures terres qui sont dédiées à la constitution des villages de colonisation. Par ailleurs, ces douars regroupent les tribus qui constituent la majeure partie de la future population de la commune mixte. Les quatorze douars-communes de la commune mixte de La Calle ont été délimités en deux temps, sur une période de près de 30 ans, entre 1865 et 1894.

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4 De 1865 à 1870, a lieu la première phase de l’application du texte, qui prend fin après qu’une circulaire du commissaire extraordinaire de la République, datée du 19 décembre 1870, notifie un ordre de suspension des opérations en raison du conflit franco-prussien. La reprise des opérations de délimitation et de répartition en groupes de propriétés est effective pour l’ensemble de l’Algérie en 1873, mais elle n’a lieu sur le territoire devenu commune mixte qu’à partir de 1891. La définition de ces limites est déterminée par les connaissances que les membres des commissions de délimitation ont acquises auprès des membres des tribus. La coïncidence entre tribu et douar n’est pas systématique : la décision de regrouper plusieurs tribus dans un même douar ou au contraire de les fractionner revient à la commission, quelle que soit la période de mise en oeuvre du sénatus-consulte.

L’installation des colons par l’État

L’histoire de la commune mixte de la Calle commence véritablement avec celle des centres de colonisation. Si la constitution des douars-communes a marqué une étape essentielle dans la recomposition du territoire, elle s’effectue partiellement hors du projet de cette circonscription administrative. Les douars définis avant 1870 ne sont pas envisagés comme les futures sections d’une circonscription. En revanche, la création des centres matérialise l’existence de la commune mixte et de façon plus générale, de la colonisation. Il précède l’arrivée de ses habitants. Dans le cas de la commune mixte de La Calle, il ne naît pas d’un embryon de peuplement, qui croît par la suite et entraîne des modifications du paysage. Il est d’emblée circonscrit, équipé, compartimenté, en quelque sorte prêt à l’emploi.

Le peuplement du centre est organisé selon une procédure administrative qui établit la liste des colons retenus par le gouverneur général. Avant leur arrivée, divers aménagements transforment les paysages : tracé de la voierie, empierrement des rues, édification d’une mairie-école, plantation d’arbres. D’une certaine manière, ils mettent en évidence que l’essentiel est fait : la terre est prise. Ainsi, les premières opérations de délimitation des lots et de la voirie, les prémices d’aménagements qui précèdent l’installation des familles peuvent apparaître comme les premières manifestations de la présence coloniale. En réalité, ils succèdent à une phase majeure qui est celle de la prise de possession foncière.

Henri de Peyerimhoff envisage le centre de colonisation comme l’élément emblématique d’une domination effective : « la colonisation officielle est aux yeux de l’indigène la forme définitive, la manifestation la plus tangible de la conquête. Le soldat peut s’en aller, le colon reste ; le village est bâti pour toujours ; le fait est accompli. » (Peyerimhoff, 1906) Dans ces villages, l’identité du colon est d’abord liée aux lots de terres qui lui sont donnés. Immigrants depuis la métropole ou déjà présents sur le sol de la colonie, associés à quelques numéros de lots, ces paysans qui traversent la Méditerranée endossent un nouveau statut intimement lié à la terre. Appelés aussi concessionnaires, ils accèdent à des concessions gratuites, puis à leur pleine propriété, à condition de se soumettre à un certain nombre d’obligations définies par deux décrets (1878 puis 1904). Les familles retenues pour peupler ces villages ont fait acte de candidature auprès du service de la colonisation. Les dossiers de colons renseignés constituent des sources précieuses qui font état de leurs souhaits d’affectation. Ils ne postulent pas pour vivre dans la commune mixte, dont la dénomination est quasi absente des dossiers.

Seule l’instance administrative qui les gère en fait mention. Les futurs colons proposent leur candidature pour un village ou plusieurs, en indiquant dans ce cas leur préférence. Il n’est pas plus question des douars ni même des populations algériennes voisines des villages nouvellement construits. Les futurs centres sont envisagés de façon disjointe, par les candidats à une concession comme par l’administration, à l’exception de l’administrateur. Cela constitue certainement un premier obstacle à la constitution d’un espace social au sein de la commune mixte. Le colon admis pour s’installer dans un centre, s’il y reste, se dit de ce village et non de la commune.

Le caractère mécanique de l’attribution des lots de colonisation doit être néanmoins nuancé. La mise en place des relations de voisinage s’appuie parfois sur les requêtes mêmes des candidats à la concession : ponctuellement, quelques dossiers de colons font état d’une demande de lots précis, contigus à ceux d’anciens voisins de la commune de départ. Ces cas restent toutefois marginaux et le peuplement des villages s’organise de façon arbitraire. Chaque famille de colons reçoit une concession constituée de trois types de lots : lots d’habitation, jardins et lots ruraux, souvent distants de plusieurs centaines de mètres, ce qui génère multiples mécontentements et parfois l’abandon de la concession.

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5 Algériens et colons : une population mobile qui redéfinit le partage de l’espace

Dès les années 1890 et tout au long de la période coloniale, les mobilités des habitants recomposent les données du premier partage de l’espace dans l’ensemble des communes mixtes. À La Calle, l’afflux toujours plus important des habitants des douars vers les centres de colonisation et le départ de colons pour la Tunisie frontalière produisent de nouveaux voisinages qui contredisent le projet initial. Les centres de colonisation deviennent alors des espaces de proximité dans lesquels Algériens et colons se côtoient selon des modalités variables. L’activité agricole et les enjeux fonciers expliquent et définissent la nature de ces mobilités.

Dans les villages initialement destinés aux colons, la présence des Algériens va croissant dès la fin du XIXe siècle pour être parfois majoritaire dans la période de l’entre-deux-guerres. Elle s’explique par l’augmentation de la population algérienne, significative dans toute la colonie et particulièrement marquée dans des centres de colonisation de la commune mixte de La Calle. Dès le lendemain de la Première guerre mondiale, cette évolution du peuplement génère des craintes de la part de l’administration et de certains colons, comme en témoignent les circulaires préfectorales et la correspondance entre les acteurs locaux. Au début des années cinquante, face à l’ampleur du phénomène dans certains centres, l’administrateur de la commune mixte de la Calle tente d’introduire de nouvelles formes de partage contrôlé : il définit des espaces spécifiques dédiés à l’installation des Algériens, sur des terres éloignées du centre du village et de l’habitat des colons. Ils sont dits « mechtas officielles », par opposition aux « mechtas clandestines » que les Algériens constituent, contre la volonté de l’administration. L’assignation d’un groupe à un espace est ainsi progressivement remise en cause tandis que de nouvelles relations de voisinage se développent. Elles se différencient par leur fréquence, leur intensité, leur nature en fonction des modalités de présence des Algériens sur les exploitations agricoles. En voici une typologie selon les trois formes principales.

Les mobilités quotidiennes des Algériens dans les centres decolonisation

Les Algériens sont sollicités très tôt dans l’histoire de cette commune mixte pour aller travailler sur les terres des colons qui font appel aux habitants des douars pour servir de main-d’oeuvre, ou parfois devenir locataires des concessions, contre les préconisations de la colonisation officielle. Cet appel est spontané, organisé de façon locale par les colons qui ont acquis des terres en Tunisie tout en étant détenteurs d’une concession dans la commune mixte. Tous les Algériens qui vont travailler dans les centres n’ont ainsi pas un rapport direct et régulier avec l’exploitant qui les sollicite. Lorsqu’ils sont locataires des lots que les propriétaires délaissent pour se rendre en Tunisie, ils n’ont pas de relation quotidienne avec eux. Ils peuvent néanmoins avoir des liens avec les colons voisins qui viendraient exploiter les parcelles mitoyennes. Le contact est alors intermittent et indirect. On ne peut véritablement parler de voisinage dans ce cas dans la mesure où l’une des parties -les colons- en est quasi absente.

Algériens et colons sur une même exploitation agricole

Les rapports de voisinage se densifient lorsque les Algériens quittent leur douar pour résider de façon permanente sur les terres des colons dont ils deviennent les ouvriers agricoles. Ils entretiennent avec eux des relations quotidiennes. Elles se diversifient, à l’intérieur même de l’exploitation, en fonction du lieu précis d’habitation des Algériens. Il n’est pas rare en effet que plusieurs familles vivent sur une même exploitation agricole tout en ayant des formes et des lieux d’habitat distincts. Dans le cas de la commune mixte de La Calle, les exploitations agricoles des colons peuvent accueillir jusqu’à une douzaine de familles d’Algériens.

Certaines familles peuvent vivre sur l’exploitation même et regrouper deux à trois générations, dans les mêmes gourbis construits à proximité de la ferme, faits de bois et couverts de bruyères. Le confort y est particulièrement sommaire : une pièce unique meublée de deux grands lits, de billots pour s’asseoir, de coffres à linge ; un kanoun au centre de la pièce sert à la cuisson du repas. Cette proximité des lieux va de pair avec l’engagement des ouvriers algériens et de toute leur famille dans la vie de la maison. Les hommes travaillent au quotidien avec celui qu’ils appellent parfois « le patron »,

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6 et le remplacent lorsqu’il est absent dans l’ensemble des travaux de la ferme : plantation, récolte, entretien du matériel. Ils sont également amenés à gérer le reste du personnel et sont désignés comme

« ouvriers de confiance ». Les femmes, qui participent à la cueillette du tabac, sont régulièrement employées dans la maison au ménage et à la garde des enfants des colons. Ceux-ci fréquentent , avec les Algériens, l’école du village.

Le travail conjoint des ouvriers et des colons se poursuit au-delà de la ferme. Ils se rendent ensemble à la coopérative, « La Tabacoop » de Bône, pour vendre le tabac récolté et à l’issue de la vente, les ouvriers perçoivent leur part du bénéfice. Une bonne vente est alors conclue par un repas collectif sous le hangar de la ferme, seul temps de sociabilité commun. Le contact entre les familles algériennes et françaises y est alors quotidien. Nous pouvons nous interroger sur le caractère singulier de ces relations, présentes peut-être par ailleurs dans le même type d’exploitation en métropole, hors de tout contexte colonial.

Ce qui est plus spécifique en revanche, c’est la relation différenciée avec les familles, en fonction de leur lieu de résidence. Le positionnement du lieu d’habitation fait apparaître une hiérarchie entre ceux qui vivent sur l’exploitation, plus ou moins proches de la maison des propriétaires, et d’autres qui logent dans les mechtas du douar limitrophe. Comment cette hiérarchisation a-t-elle été introduite ? Pourquoi certaines familles vivent-elles sur l’exploitation et d’autres pas ? Qui en décide ? Ces questions restent ouvertes, mais elles renvoient aux relations entre des familles algériennes que l’activité agricole distingue à l’intérieur de la même exploitation. Il y a les familiers des exploitants, ceux qui entrent dans l’intimité du logis, montent en voiture avec « le patron » pour aller à Bône vendre le tabac récolté ou à Tunis pour aller chercher le fils de la famille qui étudie au lycée.

Cette promiscuité contraste avec les relations plus ponctuelles qui lient les colons propriétaires aux Algériens des mechtas.

Le cas des Algériens propriétaires dans les centres de colonisation

Très tôt, certains Algériens acquièrent des terres appartenant aux colons. Ce fait est identifié, évalué dès l’enquête de Peyerimhoff sur l’ensemble du territoire. Néanmoins, de 1899 à 1909, les ventes consenties par les Algériens aux Européens sont presque toujours supérieures à celles consenties par les Européens aux Algériens. Elles génèrent pourtant de fortes inquiétudes, exprimées par les colons et l’administration, face à ce que, pour une période plus tardive, Daniel Lefeuvre appelle « l’angoisse de la submersion » (Lefeuvre, 1997). Il situe « la prise de conscience de cette explosion démographique et de ses conséquences politiques, sociales et politiques » dans les années 1936-1937.

Ces transactions sont perçues comme des menaces à la réussite du projet colonial et conduisent colons et hommes politiques à adopter une posture défensive et souvent fermée à toute réforme en faveur des populations algériennes. L’historien André Nouschi a montré dans sa thèse que ces acquisitions ne constituent pas les dangers que craignent les membres de la chambre d’agriculture et du conseil général, qui exagèrent le phénomène, en le présentant comme une sorte de complot : « les indigènes sont décidés à supporter toutes privations pour conquérir le sol, s’associent, se syndiquent pour l’acquisition des plus vastes comme des moindres terrains » (Nouschi, 1961). Le journal l’Indépendant titre même son éditorial du 23 juillet 1908 : « La reconquête de l’Algérie par les Indigènes ». En revanche, après la guerre, le mouvement évolue en faveur des fellahs : en 1919, dans le Constantinois, ils auraient vendu 4 659 ha aux Européens, mais leur auraient acheté 22 908 ha.

La multiplication de ces transactions foncières est à l’origine de nouvelles formes de voisinage qui mettent en contact des Algériens qui ont racheté des parcelles aux Européens avec les colons restés dans le centre, et qui se développent particulièrement dans l’entre-deux-guerres. Résidents permanents et indépendants, ils investissent le sol et l’habitat.

Le regard porté sur l’Algérien propriétaire dans un centre de colonisation n’est pas le même que sur un ouvrier agricole logé sur l’exploitation des colons. L’accès à la propriété infléchit le rapport inégalitaire, dissymétrique qui organisait les relations entre les groupes. Pour certains colons, la relation de voisinage doit être alors repoussée, entravée. Ainsi, face à la multiplication des achats dans

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7 les centres de l’Est algérien, les adjoints spéciaux des centres organisent un mouvement de grève pour manifester leur opposition à la cession de lots qu’ils estiment réservés aux colons66. Cette initiative n’a pas d’influence sur le Service de la colonisation qui autorise la vente de lots initialement dévolus aux colons. Elle suggère néanmoins la montée des tensions, particulièrement aiguës dans notre cas au milieu des années Trente. Les départs des colons et l’installation des Algériens dans les douars contredisent le partage prévu de l’espace. À La Calle, comme dans d’autres communes mixtes, ces dynamiques de peuplement ont détourné le projet d’un peuplement européen à partir des villages de colonisation. Cela explique en partie la suppression de cette structure administrative inédite, effective par l’article 53 du Statut Organique de l’Algérie en 1947. Dans les faits, la dissolution concrète des 88 circonscriptions que compte l’Algérie française s’étend jusqu’à la fin des années Cinquante. La commune mixte de La Calle est supprimée par arrêté du 12 janvier 1957.

Conclusion

La création d’une structure administrative en contexte colonial, et plus précisément dans une colonie de peuplement, implique un partage de l’espace a priori et imposé qui est d’abord porté par l’État, en faveur des colons et au détriment des populations colonisées. La normalisation structurelle de l’espace alliant des héritages métropolitains et des innovations liées aux spécificités locales contribue à maîtriser l’espace conquis dans une démarche d’homogénéisation des maillages administratifs et de contrôle du peuplement ; c’est une forme de matérialisation de la domination coloniale.

Mais « la normalité étatique impose aussi la perpétuelle transgression » et les divers groupes qui se partagent l’espace inventent des pratiques qui le reconfigurent. Au gré de mobilités diverses et inattendues, les lieux du voisinage se diversifient et les frontières entre l’espace du colon et celui de l’Algérien se brouillent. Des relations nouvelles et des formes de contact se nouent hors des espaces autorisés par un cadre normatif.

D’autres partages de l’espace se superposent alors au maillage initial et a priori, presque réduit à une structure formelle. La dichotomie centres/douars de la commune mixte se dilue dans le développement d’autres lieux partagés, appropriés, produits « par le bas ». Les tenants de l’administration locale n’auront de cesse de vouloir contrôler ces partages spontanés qui apparaissent comme autant de coups portés à l’emprise coloniale. Le tracé de nouvelles limites locales produites a posteriori compartimente alors l’espace entre le normé et l’informel, l’officiel et l’interdit.

Bibliographie

- Ageron C.-R., Histoire de l’Algérie contemporaine 1871-1954, Vol. II, Paris, PUF, 1979.

- Blais H., Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Fayard, 2014.

- Ben Hounet Y., « La tribu comme champ social semi-autonome », L’Homme, 2/2010 (n° 194), pp.

57-74.

- Brenot H., Le Douar, cellule administrative de l’Algérie du Nord, Alger, V. Heintz, 1938.

- Di Méo G., Géographie sociale des territoires, Paris, Nathan, 1998.

- Dorier-Apprill E., Gervais-Lambony P. (dir.), 2007, Vies citadines, Paris, Belin, 2007.

- Lefeuvre D., Chère Algérie 1930-1962, SFHOM, 1997.

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8 - Peyre (de) A., Les communes mixtes et le gouvernement des indigènes en Algérie, Paris, A.

Challamel, 1897.

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