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model à travers une approche par les flux de valeur
Mariyam Lakhal
To cite this version:
Mariyam Lakhal. Le modèle économique des structures à finalité sociale : analyse du processus d’articulation avec le business model à travers une approche par les flux de valeur. Gestion et man- agement. Université de Limoges, 2019. Français. �NNT : 2019LIMO0063�. �tel-02989110�
Université de Limoges
ED 613 - Sciences de la Société, Territoires, Sciences Économiques et de Gestion (SSTSEG)
Centre de Recherches sur l’Entreprise, les Organisations et le Patrimoine (CREOP) Thèse pour obtenir le grade de
Docteur de l’Université de Limoges Spécialité : Sciences de Gestion
Présentée et soutenue par Mariyam LAKHAL
Le 21 octobre 2019
Thèse dirigée par Mme Martine Hlady-Rispal, Professeur à l’IAE de Limoges, Université de Limoges
JURY
Président du jury :
M. Alain Rivet, Professeur émérite, CREOP, IAE de Limoges, Université de Limoges
Rapporteurs :
Mme. Céline Barrédy, Professeur des universités, IAE de Metz, Université de Lorraine M. Eric Séverin, Professeur des universités, IAE de Lille, Université de Lille
Examinateur :
M. Nabil Khelil, Professeur des universités, UFR, Université de Caen Normandie
Le modèle économique des structures à finalité sociale : analyse du processus d’articulation avec le Business
Model à travers une approche par les flux de valeur
À mes parents que j’aime plus que tout…
J’adresse mes remerciements les plus chaleureux au professeur Martine Hlady-Rispal qui m’a suivie et dirigée durant ces cinq années de doctorat. Il est de coutume d’exprimer sa reconnaissance et de manifester sa gratitude de manière formelle, en désignant son destinataire à la troisième personne. Ici, je souhaite m’adresser à ma directrice de thèse de façon plus intimiste et personnelle. Au-delà du cadre de la relation entre un directeur de thèse et son doctorant, j’ai eu une chance inestimable de trouver sur ma route une personne d’une grande qualité humaine.
Sans détour. Sans fard.
« Professeur, merci. Merci pour votre présence, votre intransigeance et votre patience durant ces cinq années d’étude. Merci de m’avoir aidée à construire une pensée scientifique et éclairante et de m’avoir poussée à mener un long et passionnant travail d’investigation.
Il est, sans doute, difficile d’échapper aux pathos et sentimentalisme suscités par la situation.
Au risque de mettre un peu d’emphase dans ces quelques lignes, je souhaite tout de même affirmer que ce travail n’aurait pu aboutir – et je le redis – sans votre présence, votre intransigeance et votre patience.
Votre présence puisque vous avez toujours été là même lors de la « partie terrain ». Votre intransigeance car malgré nos divergences, vous avez maintenu vos positions qui étaient souvent, pour ne pas dire tout le temps, les plus adéquates à la situation. Votre patience car vous m’avez écoutée lors de périodes tourmentées, récurrentes dans tout travail doctoral
Ces quelques lignes, vous l’aurez compris, pour vous dire simplement merci. Merci d’avoir éveillé en moi un esprit de curiosité et de découverte et d’avoir été le « passeur » qui m’a conduit à me transformer en la personne comblée et souriante que je suis aujourd’hui. ».
Je remercie également les membres de mon jury de thèse, les Professeurs Céline Barrédy
(IAE de Metz, Université de Lorraine), Nabil Khelil (UFR de Caen, Université de Caen
Normandie), Alain Rivet (IAE de Limoges, Université de Limoges) et Eric Séverin (IAE de Lille,
Université de Lille). Je leur exprime ma gratitude pour l’honneur qu’ils me font de juger ce travail
et l’intérêt qu’ils ont manifesté à l’égard de ma thèse. Un grand merci à M. Gauthier Castéran,
maître de conférences à l’IAE de Limoges, pour sa participation à ma pré-soutenance et pour les
reçue pendant deux ans en tant qu’ATER à l’IAE de Limoges et m’ont ouvert les portes du terrain limougeaud.
J’ai pu mener à bien cette recherche grâce à l’aide de plusieurs professionnels de l’économie sociale et solidaire qui m’ont accordé du temps. J’ai rencontré des gens passionnés et disponibles qui ont manifesté de l’intérêt et de la curiosité à l’égard de mon travail et se sont investis dans la discussion et la réflexion autour d’un sujet sensible. Les longues discussions avec Yann Barraud, Corinne Bouysse, Aurélie Coup, Teddy Gourinel et Arnaud Virrion m’ont permis de découvrir les subtilités de ce secteur atypique. Mes remerciements chaleureux vont à l’ensemble des personnes rencontrées lors de la phase qualitative exploratoire ainsi qu’à l’équipe de la CRESS Limousin et au Conseil Régional d’Aquitaine qui m’ont ouvert leur porte et apporté leur appui dans la phase de recherche de cas. Nos échanges se sont avérés de sincères moments de respiration sociale qui m’ont encouragée à terminer ce travail de doctorat.
Mes remerciements vont ensuite au personnel de l’IAE de Limoges et à l’équipe du
CREOP. Cette thèse ne serait pas la même sans mes collègues avec lesquels j’ai pu partager les
bons comme les mauvais moments. Je remercie également M. Frédéric Pirault, le responsable de la
BU Santé, de m’avoir gentiment aidé à résoudre l’ensemble des problèmes techniques rencontrés
dans la mise en page du document de la thèse. J’admets afficher une retenue naturelle à évoquer
mon entourage familial… Mais… Dans des moments de pessimisme, mes parents et ma petite
famille se sont transformés en cellule de soutien moral, affectif et matériel. Lors de saisons plus
fastes et plus joyeuses, ils se sont toujours réjouis de mes passions heureuses. Merci pour le bonheur
qu’ils m’apportent tous les jours. Même si mes mots, certes, ont un air banal, je terminerai en
adressant mes remerciements au Professeur Fouad Mehdi, mon ami de toujours.
INTRODUCTION GENERALE ... 1
1. CONTEXTE ET ENJEUX DE LA RECHERCHE : INTERET ET ACTUALITE DU SUJET ... 1
2. CHAMPS DE LA LITTERATURE : UNE JONCTION FECONDE DE L’ENTREPRENEURIAT SOCIAL ET DU MODELE ECONOMIQUE ... 5
3. PROBLEMATIQUE ET QUESTIONS DE RECHERCHE ... 8
4. LES INTERETS PRATIQUES DE LA RECHERCHE ... 11
5. LES INTERETS ACADEMIQUES DE LA RECHERCHE ... 13
6. POSITIONNEMENT EPISTEMOLOGIQUE ET METHODE MOBILISEE POUR LA REALISATION DU TERRAIN EMPIRIQUE ... 17
7. STRUCTURE ET PROGRESSION DETAILLEE DE LA THESE ... 19
CHAPITRE I. L’ECONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE APPREHENDEE A TRAVERS LE PRISME DE L’ENTREPRENEURIAT SOCIAL ... 22
SECTION 1.L’ECONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE, A LA CROISEE DE PLUSIEURS MOUVEMENTS ... 26
SECTION 2.L’ENTREPRENEURIAT SOCIAL COMME CONCEPT INTEGRATEUR DE DIMENSIONS ECONOMIQUES ET SOCIETALES ... 39
SECTION 3.DE LA NECESSITE DE MENER UN TERRAIN QUALITATIF EXPLORATOIRE POUR ETUDIER LES MUTATIONS DU MODELE ECONOMIQUE DES ORGANISATIONS A FINALITE SOCIALE ... 67
CONCLUSION DU CHAPITRE I ... 88
CHAPITRE II. THEORIES ET PRINCIPES D’ACTION EN MATIERE DE GOUVERNANCE ET DE CREATION DE VALEUR DES STRUCTURES SOCIALES ... 91
SECTION 1. LES SOUBASSEMENTS THEORIQUES DE LA GOUVERNANCE AU SEIN DES STRUCTURES SOCIALES ... 94
SECTION 2. VERS UNE THEORIE DU BUSINESS MODEL ET DE SON MODELE ECONOMIQUE ... 113
CONCLUSION DU CHAPITRE II ... 145
CHAPITRE III. DE LA PROBLEMATIQUE A LA CONCEPTION DE LA METHODE : VERS LA DEFINITION DES CHOIX METHODOLOGIQUES ET DU CADRE OPERATOIRE ... 148
SECTION 1.POSITIONNEMENT EPISTEMOLOGIQUE RETENU ... 151
SECTION 2.LE CHOIX DE LA METHODE DES CAS EN TANT QUE STRATEGIE D’ACCES AU REEL ... 157
SECTION 3.LE DESIGN DE LA RECHERCHE ... 176
CONCLUSION DU CHAPITRE III ... 186
CHAPITRE IV. QUATRE ANALYSES INTRA-CAS ... 188
SECTION 1. ANALYSE INTRA-CASDE L’ENVOL ... 190
SECTION 2.ANALYSE INTRA-CAS D’ARCINS ENVIRONNEMENT SERVICE ... 208
SECTION 3.ANALYSE INTRA-CAS DE MAXIMUM 87 ... 234
SECTION 4.ANALYSE INTRA-CAS DE L’APAJH87 ... 251
CONCLUSION DU CHAPITRE IV ... 269
CHAPITRE V. DISCUSSION SUR L’UTILITE DE LA MOBILISATION D’UNE APPROCHE PAR LES FLUX DE VALEUR DANS LA COMPREHENSION DU MODELE ECONOMIQUE DE L’ENTREPRENEURIAT SOCIAL ... 270
SECTION 1.ANALYSE INTER-CAS DU MODELE ECONOMIQUE DE LA STRUCTURE A FINALITE SOCIALE ... 272
SECTION 2.ELABORATION DES PROPOSITIONS ET D’UN MODELE CONCEPTUEL DES FLUX DE VALEUR ... 279
SECTION 3.VERS UN MODELE CONCEPTUEL CARACTERISANT LE MODELE ECONOMIQUE DE L’ENTREPRENEURIAT SOCIAL A TRAVERS LES FLUX DE VALEURS ... 315
CONCLUSION DU CHAPITRE V ... 321
CONCLUSION GENERALE ... 322
4. LES CONTRIBUTIONS MANAGERIALES ... 328 5. LES LIMITES DE LA RECHERCHE ET LES PROLONGEMENTS POSSIBLES ... 331 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ... 335 ANNEXES ... ERREUR ! SIGNET NON DEFINI.
Figure 1 : Plan général de la thèse ... 21
Figure 2 : Plan d’avancement de la thèse (chapitre I) ... 25
Figure 3 : L’organisation de l’économie sociale ... 31
Figure 4 : Les deux dimensions de l’économie solidaire... 33
Figure 5 : Les objectifs de la loi ESS de Juillet 2014 ... 36
Figure 6 : Les traditions américaines et européennes de l’entrepreneuriat social ... 53
Figure 7 : La définition de l'entreprise sociale selon le réseau EMES ... 54
Figure 8 : Les types de ressources mobilisées : quel rapport au marché ? ... 64
Figure 9 : Plan d’avancement de la thèse (chapitre II) ... 92
Figure 10 : Trajectoires institutionnelles et modèles d’entreprises sociales ... 98
Figure 11 : Le gouvernement associatif selon Boncler (2006) ... 111
Figure 12 : Valeur générée et captée par l’exploitation d’une ressource ou compétence (Warnier et al., 2004) ... 127
Figure 13 : Les caractéristiques du modèle économico-financier de l’entreprise ... 129
Figure 14 : Modèle économique simplifié ... 131
Figure 15: Les leviers du modèle économique associatif ... 132
Figure 16 : Plan d’avancement de la thèse (chapitre III) ... 147
Figure 17 : Schéma récapitulatif du cheminement de la réflexion vers la question de recherche 149 Figure 18 : Démarche de la méthodologie de la recherche qualitative adoptée. ... 156
Figure 19 : Les contributions des recherches qualitatives au champ de l’entrepreneuriat ... 164
Figure 20 : Schéma de synthèse représentant les thématiques abordées dans le guide d’entretien adopté lors de la phase empirique. ... 179
Figure 21 : Processus opératoire de la thèse ... 184
Figure 22 : Plan d’avancement de la thèse (chapitre IV) ... 187
Figure 23 : Le BM de l'Envol, adapté à partir des travaux de Hlady-Rispal et Servantie, (2018 ; 2017). ... 193
Figure 24: Le modèle économique de l'ENVOL... 204
Figure 25 : Le BM d'AES, adapté à partir des travaux de Hlady-Rispal et Servantie (2017, 2018) ... 210
Figure 26 : Une première lecture des sources de revenus d'AES ... 218
Figure 27 : Une seconde lecture de la répartition des revenus d'AES ... 219
Figure 28 : Évolution des subventions de fonctionnement d'AES ... 220
Figure 29 : Évolution des aides aux postes d'AES ... 221
Figure 30 : Évolution des ventes d'AES ... 222
Figure 31 : Évolution des sources de revenus d'AES ... 226
Figure 34 : Le BM de Maximum, adapté à partir des travaux de Hlady-Rispal et Servantie (2017,
2018) ... 236
Figure 35 : Évolution du CA réalisé par le CI de Maximum ... 241
Figure 36 : Estimation du tonnage d'encombrants collectés en porte-à-porte ... 242
Figure 37 : Volume des débarras réalisés ... 242
Figure 38 : Tonnage de réemploi collecté en déchetteries ... 243
Figure 39: Évolution du tonnage recyclé ... 243
Figure 40 : CA total des ventes de réemploi et d'électroménagers ... 244
Figure 41 : Une activité économique multiple ... 245
Figure 42 : Évolution des subventions accordées ... 247
Figure 43 : Évolution du résultat comptable ... 247
Figure 44 : Le BM de L'APAJH 87-EA, adapté à partir des travaux de Hlady-Rispal et Servantie, (2017, 2018) ... 253
Figure 45 : Répartition du CA de l'entreprise adaptée de l'APAJH 87 ... 260
Figure 46 : Les aides AGEFIPH ... 262
Figure 47 : Résultats comptables de l'entreprise adaptée de l'APAJH 87 ... 264
Figure 48 : Plan d'avancement de la thèse (chapitre V) ... 271
Figure 49 : Analyse des singularités du BM de l’entrepreneuriat social (Adaptée à partir des travaux de Hlady-Rispal et Servantie, 2018). ... 280
Figure 50 : Représentation de l’articulation du modèle économique avec le BM à travers une
approche par les flux de valeurs ... 317
Tableau 1 : Renouveau des modèles d’ESS et typologie d’entrepreneurs ... 47
Tableau 2 : Typologie des différentes formes d’entrepreneuriat ... 58
Tableau 3 : Quelques définitions de l’entrepreneuriat social ... 59
Tableau 4 : Description de l’échantillon d’experts de la phase exploratoire ... 72
Tableau 5 : Synthèse de la phase exploratoire ... 83
Tableau 6 : Les principaux paradigmes de recherche d’après Giordano (2003) ... 152
Tableau 7 : Position épistémologique du paradigme interprétativiste (Girod-Séville et Perret, 2003, p. 14-15). ... 154
Tableau 8 : Typologies des entretiens de recherche ... 159
Tableau 9 : Une définition adaptée des tests qualité (Adapté de Hlady - Rispal, 2002). ... 167
Tableau 10 : Formulation d’un dénominateur commun aux cas sélectionnés ... 168
Tableau 11 : La nature de l’échantillon ... 173
Tableau 12 : Déroulement de la première phase du protocole de recherche ... 181
Tableau 13 : Extrait du dictionnaire des thèmes ... 183
Tableau 14 : Synthèse du chapitre III ... 185
Tableau 15 : Rappel de l’objet social de l'échantillon ... 188
Tableau 16 : L’évolution du CA réalisé par les ateliers de l’Envol ... 199
Tableau 17 : L’évolution des sources de revenus de l’Envol ... 205
Tableau 18 : Situation socio-professionnelle des salariés en insertion à l'AE ... 213
Tableau 19 : Chiffre d'affaire par typologie de clientèle (2018) ... 224
Tableau 20 : Chiffre d'affaire par donneur d’ordre ... 224
Tableau 21 : Le coût des formations assurées en 2017 ... 228
Tableau 22 : Sorties intervenues au cours de l'année 2017 à AES ... 232
Tableau 23 : Résultat de l’accompagnement social sur la période de conventionnement N-1 .... 233
Tableau 24 : Évolution des principales sources de revenus de Maximum... 246
Tableau 25 : La dynamique des postes d'insertion ... 249
Tableau 26 : Évolution des produits de l'EA ... 259
Tableau 27 : Les charges d'exploitation de l'APAJH 87 (EA) ... 263
Tableau 28 : Particularités de l'architecture financière de l'échantillon étudié ... 273
Tableau 29 : Les dimensions de la proposition de valeur d'une structure à finalité sociale ... 282
INTRODUCTION GENERALE
« Au quotidien, nombreux sont les entrepreneurs sociaux qui créent des solutions innovantes et durables pour répondre aux enjeux sociaux ou environnementaux non ou mal satisfaits de notre temps. Pour que ces solutions soient à la hauteur des défis sociétaux, il est nécessaire qu’elles puissent changer d’échelle, c’est à dire qu’elles maximisent leur impact (…) Pour autant, développer un modèle économique durable est bien souvent un vrai défi, voire un casse-tête », Extrait du rapport présenté par Ashoka
1et ScaleChanger
2– Juin 2019, p. 2
1. Contexte et enjeux de la recherche : intérêt et actualité du sujet
Depuis les années 1970, une littérature importante et multidisciplinaire a été mobilisée pour expliquer la genèse du champ de l’économie sociale et solidaire (Dana, 1995 ; Cornwall, 1998 ; Flora, 1998 ; Laville et Nyssens, 2001 ; Boncler et Hlady-Rispal, 2003, 2004 ; Gardin, 2006 ; Pedro et Chrisman, 2006, etc.). Les recherches académiques s’inspirent tout à la fois du modèle de la fondation philanthropique fondé sur la contrainte de non-distribution des excédents ainsi que de celui de la firme à gouvernance démocratique incarnée par l’entreprise associative, coopérative ou mutualiste (Codello-Guijarro et Béji-Bécheur, 2015). Dans ce contexte d’économie « plurielle », les entreprises sociales et solidaires (ESS) font figure de bons élèves (Demoustier, 2001 ; Valéau, 2001 ; Boncler et Hlady-Rispal 2003, 2004 ; Valéau et al., 2004 ; Emin et Schieb-Bienfait, 2007). Les études systématiques menées par l’Insee depuis quelques années soulignent que l’ESS est un secteur particulièrement dynamique du point de vue des créations d’emplois : l'ESS représente 10 % du PIB et près de 12,7 % des emplois privés en France. Ce secteur compte environ 200 000 entreprises et structures et 2,38 millions de salariés
3. Ces entreprises couvrent des champs d’intérêt général et des secteurs diversifiés. Elles développent des activités ou des services dans les domaines de l’environnement, du service à la personne, du patrimoine, des énergies renouvelables ou encore de la santé (Draperi, 2011).
1 Ashoka est une ONG qui agit en faveur de l’innovation sociale. Elle a construit depuis 1981 le plus grand réseau mondial d’entrepreneurs sociaux, présent dans 92 pays.
2 ScaleChanger est une entreprise sociale qui accompagne les organisations à impact social et environnemental en termes d’enjeux de changement d’échelle et d’essaimage, en France et à l’international.
3 https://www.economie.gouv.fr/entreprises/chiffres-cles-less
L’entrepreneuriat social, champ incontournable de cette économie (Bacq et Janssen, 2012), suscite l’engouement de nombreux chercheurs (Dees, 1998, Defourny et Nyssens, 2011 ; Dacin et al., 2011 ; Bacq et Janssen, 2008 ; Santos, 2012 ; Choi et Majumdar, 2014 ; Dato-On et Kalakay, 2016). Il a fait l’objet de nombreux débats sans être pour autant explicitement défini : « L’entrepreneuriat social peut être vaguement défini comme l’utilisation de comportements entrepreneuriaux à des fins sociales » (Hibbert et al., 2002, p.288). On dénombre de nombreuses définitions éclectiques et imprécises à son sujet (Zahra et al., 2009 ; Dacin et al., 2010 ; Bacq et Janssen, 2011). De ce fait, l’entrepreneuriat social est un processus dynamique et évolutif qui ne correspond à ce jour à aucune définition officielle (Grimes, 2010 ; Boughzala et al., 2019). Il renvoie cependant à une réalité plurielle, à la croisée de l’initiative privée et de l’intérêt collectif (Boncler et al., 2013). Dans une acceptation large, les entreprises sociales sont considérées comme des organisations dont la spécificité est de poursuivre en priorité une finalité sociale tout en s’appuyant sur un modèle économique reposant sur une activité continue de vente de biens ou de services (André, 2015). Sans entrer dans le détail des développements qui suivent, nous retiendrons ici que le modèle économique
4est la composante du Business model qui considère la logique par laquelle une organisation capture des flux de valeur afin d’assurer sa pérennité (Santos, 2012). Singularité de l’entrepreneuriat social, cette valeur n’est jamais exclusivement économique, mais prioritairement sociale, souvent environnementale ( Friedman et Desivilya, 2010). Ainsi, à travers la mise en place d’un ensemble d’activités et de processus, les structures relevant de l’entrepreneuriat social créent et soutiennent la valeur sociale en mobilisant des approches entrepreneuriales innovantes et en tenant compte des contraintes de l’environnement externe (Brouard et al., 2010)
Au-delà de la sphère académique, cette nouvelle façon d’entreprendre se trouve également relayée, depuis plusieurs années, par l’actualité des politiques publiques qui ont renforcé les dispositifs de soutien en faveur des entrepreneurs sociaux (i.e. le vote d’une loi en 2014, l’accélération de la dynamique économique des territoires par le biais des dispositifs locaux d’accompagnement (DLA) ou des pôles territoriaux de coopération économique ( PTCE), l’émergence de contrats à impact social, le déploiement de nouveaux dispositifs de financements consacrés à l’entrepreneuriat social, l’insertion d’une nouvelle priorité d’investissement intitulée « économie sociale et entreprise sociale », la mise en place d’un volet « microfinance et entrepreneuriat social » dans le programme
4
Nous livrerons plus de détails sur notre acception du modèle économique (Chapitre 2, p 136)
ainsi que des échanges de flux de valeur avec les autres composantes du Business model défini par
Hlady-Rispal et Servantie (2017, p.430) comme « la représentation de la logique par laquelle une organisation
crée, capture et partage de la valeur au sein d’un réseau de valeur ».
européen pour l’innovation sociale et le changement, la mise en place du label « la France s’engage », etc.). Le but est en effet de reconnaître le rôle des entreprises sociales et de catalyser l’émergence d’initiatives dans ce secteur, que ce soit au niveau local, régional ou national. Selon OpinionWay en 2018
5, « le grand public estime à 68% (+5 points par rapport à 2017) que les entrepreneurs sociaux sont utiles pour répondre aux enjeux de société et les considère pour la première fois comme les acteurs les plus innovants dans l’apport de solutions, ex-æquo avec la société civile et devant les institutions publiques et les entreprises traditionnelles.”.
En dépit de la multiplication des mesures incitatives visant à encourager ces initiatives
6, les entrepreneurs sociaux butent sur l’équation économique qui leur permettra de pérenniser et évoluer leur solution et continuent à se heurter à de nombreux obstacles dès lors qu’ils cherchent à consolider leur modèle économique ( Fraisse et al., 2016). Aujourd’hui, l’entrepreneur social semble en même temps freiné et animé par des défis internes et externes, associés à sa nature hybride (Battilana et Dorano, 2012 ; Dubruc et Vialette, 2016). En effet, il doit combiner au quotidien deux logiques institutionnelles (Thornton et Ocasio, 2008) : l’une « sociale », par sa finalité, et l’autre « commerciale
», du fait de la nature de son modèle économique (Pache et Santos, 2012). Une telle dualité entre une performance économique et une mission sociale pousse l’entreprise sociale à privilégier des mécanismes hybrides conduisant à de nombreux questionnements d’ordre pratique et théorique (Janssen, Bacq et Brouard (2012) Lee, Bolton et Winterich, 2017 ; Nason, Bacq et Gras, 2018).
Au niveau de l’actualité, nombreux sont les rapports qui témoignent de l’intérêt et de l’originalité des initiatives portées par l’entrepreneuriat social parmi lesquels figurent plusieurs études centrées sur le modèle économique porté par ces structures et déplorant l’absence de travaux scientifiques à son sujet
7. Elles montrent à l’unanimité que les entrepreneurs sociaux considèrent le
5Enquête d’OpinionWay sur la perception de l’entrepreneuriat social en France. Étude accessible dans le Baromètre de l’Entrepreneuriat Social 2019.
6Pour plus de détails, le lecteur peut consulter le rapport suivant : « L’entrepreneuriat social en France Réflexions et bonnes pratiques », publié en 2013 : http://recma.org/sites/default/files/cas_ocde_entrepreneuriat_social.pdf 7 Ashoka et ScaleChanger, Juin 2019 « Entrepreneurs sociaux : Quels modèles économiques innovants pour changer d’échelle ? », Juin 2019 : https://www.ashoka.org/fr-FR/histoire/publication-entrepreneurs-sociaux-quels-modeles- economiques-innovants-pour-changer-d
Rameau, Novembre 2018, « Etat de l’art des modèles socio-économiques associatifs »,
https://modeleecoassociatif.wordpress.com/2018/11/29/etat-de-lart-des-modeles-socio-economiques-associatifs/
KPMG, Janvier 2017, « Rapport sur les stratégies des acteurs associatifs et proposition pour faire évoluer les modèles socio-économiques des associations », Janvier 2017 : https://lemouvementassociatif.org/wp-
content/uploads/2017/04/Extrait_Etude-KPMG_Modeles-socio-economiques-associatifs_BD.compressed.pdf France Active, Octobre 2017, « Entreprises sociales et solidaires : le modèle économique d'utilité sociale » : https://www.avise.org/ressources/entreprises-sociales-et-solidaires-le-modele-economique-dutilite-sociale,
modèle économique
8comme un vecteur de développement des projets à finalité sociale et émettent des interrogations quant aux leviers qui permettraient de développer ce modèle et de favoriser le déploiement à grande échelle
9des solutions sociales apportées. Les guides consultés témoignent de l’inquiétude des dirigeants et responsables associatifs qui s'interrogent sur l'évolution de leur modèle économique, non seulement celle des acteurs de l'accompagnement intervenant auprès des structures de l’ESS mais aussi des partenaires et financeurs du secteur. Ils insistent vivement auprès de la communauté scientifique sur la nécessité pour elle de s’emparer de ce sujet certes délaissé, mais pourtant essentiel pour la fertilisation des structures à finalité sociale.
Si l’entrepreneuriat social attire et fait de plus en plus d’adeptes, il n’en est pas moins vrai qu’une grande majorité d’entrepreneurs sociaux se trouve face à une véritable problématique lors de la conception d’un modèle économique solide permettant de garantir la durabilité de la valeur générée pour la société. Le quotidien de ces entrepreneurs d’un autre genre est rarement « un long fleuve tranquille ». L’équation devient bien plus difficile quand les bénéficiaires visés ont peu ou ne disposent pas de moyens financiers, que les subventions s’amenuisent et que l’environnement est très contraignant. Ce constat est d’autant plus prégnant au regard de l’étrange chassé-croisé que traverse la société entre l’économique et le social. D’un côté, l’entreprise, sommée ou, à tout le moins, pressée, de « faire du social », est appelée à produire « par-dessus le marché » et « au-delà du marché » (Cova, 1995) une autre forme de richesse que la seule richesse économique. De l’autre, à travers l’injonction faite aux structures à finalité sociale de rendre leur gestion plus efficiente et de se conformer aux orientations du marché, c’est le social qui est invité à se faire entreprise (Chanial et al., 2018).
Ces finalités antinomiques engendrent un contexte de tensions au sein du monde de l’économie sociale et solidaire, frictions qui semblent d’ailleurs intenses en France. En effet, la conception française de l’ESS est fondée sur plusieurs principes qui ne peuvent que difficilement cohabiter avec la cité marchande incarnée par le modèle capitaliste. Les exigences de performance des structures à finalité sociale sont moindres que pour l’entreprise classique : il s’agit uniquement d’atteindre un équilibre financier. Toutefois, les besoins et devoirs de ces organisations singulières
8 Nous livrerons plus de détails sur notre acception du modèle économique. Retenons pour le moment que l’on entend par modèle économique, l’ensemble des moyens mobilisés par une organisation auprès de ses parties prenantes pour
“créer, délivrer et recueillir de la valeur économique”. Dans l’entrepreneuriat social, cette valeur n’est pas seulement économique, mais également sociale et environnementale.
9 Il ne faut pas confondre le « changement d’échelle » avec la notion plus traditionnelle de « croissance », souvent associée à une augmentation de la taille de la structure. Ici, l’accent est mis sur la maximisation de l’impact social, mais ne s’accompagne pas nécessairement d’une augmentation de la taille de la structure.
évoluent. Alors que les premières définitions de l’entrepreneuriat social stipulaient la non recherche de profits (Non Profit Organisations) et rendaient donc caduque la recherche d’indépendance financière, le contexte actuel avec son cortège de pressions économiques enjoint ces structures à devenir économiquement viables (Mort et al., 2003). L’intérêt d’une problématique visant à comprendre les fondements de l’indépendance financière des organisations au service des plus démunis est donc aujourd’hui plus que jamais utile. Dans ce contexte, de nombreux défenseurs de l'économie sociale espèrent comprendre la façon dont une entreprise qui se donne une finalité sociale tout en maintenant un fonctionnement commercial classique peut bel et bien atteindre et garantir son objectif ainsi que sa qualité sociale.
Ce sujet d’actualité rassemble donc tout à la fois le monde universitaire et le milieu professionnel qui se rencontrent lors de diverses manifestations scientifiques, de conférences ou des Workshops afin de partager leurs expériences et d’échanger autour des bonnes pratiques. Si les connaissances relatives à cette question se développent progressivement, les besoins des praticiens demeurent cependant vifs.
2. Champs de la littérature : une jonction féconde de l’entrepreneuriat social et du modèle économique
Au niveau théorique, la connaissance des modèles économiques à finalité sociale suppose d’investiguer la jonction particulière entre les deux concepts que sont l’entrepreneuriat social et le modèle économique.
Le concept d’entrepreneuriat social a fait couler beaucoup d’encre, notamment dans la littérature anglophone (Choi et Majumdar, 2014 ; Santos, 2012 ; André, 2015). Mais, la notion d’entreprise sociale doit être davantage précisée car les acceptations retenues par les chercheurs divergent (Bacq et Janssen, 2011 ; Dacin et al., 2010 ; Zahra et al., 2009, etc.) ce qui fait perdurer une certaine ambiguïté définitionnelle (Boughzala et al., 2019 ; Noguès, 2019).
En effet, l’émergence de la notion d’entreprise sociale intervient de façon parallèle aux États-
Unis et en Europe avec peu d’interactions au départ (Defourny et Nyssens, 2010) et selon deux
traditions différentes. Apparue au début des années 1990, cette notion désignant principalement des
activités commerciales marchandes mises en place par des organisations privées au service d’une
mission sociétale, est demeurée vague aux États-Unis (Defourny, 2004 ; Defourny et Nyssens, 2010 ;
Boncler et al., 2013). A l’unanimité, l’ensemble des définitions proposées par la tradition anglo-
saxonne, mettent en avant le rôle et la figure de l’entrepreneur qui saisit des opportunités pour servir une mission sociale et satisfaire des besoins sociaux non ou mal satisfaits (Thompson et al., 2000) et la valeur économique générée à travers les activités commerciales développées est considérée comme une stratégie permettant à la structure de dégager des ressources financières nécessaires à la mise en place et au développement de sa mission sociale. Cette vision américaine semble progressivement s’imposer en Europe, que ce soit au sein des milieux académiques, économiques ou même de l’économie sociale et solidaire (Defourny et Nyssens, 2008 ; Bacq et Janssen, 2011). Si les gains financiers réalisés sont mis à la disposition d’une finalité sociale, cette conception se caractérise par une quête de ressources marchandes dans le cadre de laquelle les organisations adoptent une orientation-marché et une logique « business ».
En Europe, l’entrepreneuriat social se distingue par son approche collective. La démarche est plus largement orientée vers le phénomène de l’entrepreneuriat social et ses incidences en termes économiques, sociaux et politiques. Ce concept a d’abord fait son apparition sous l’impulsion de l’Italie, pays où le parlement a voté, en 1991, une loi portant sur le statut des « coopératives sociales ».
Ces organisations se sont développées en réponse à des besoins non ou mal satisfaits par les pouvoirs publics (Defourny et Nyssens, 2010). La plupart des pays européens ont suivi ce mouvement en adoptant une approche fortement ancrée dans le tiers secteur (Bacq et Janssen, 2008). En France, il s’agit de groupements de personnes (et non de capitaux), tels que les coopératives, les mutuelles et la plupart des associations et des fondations, s’associant dans un but autre que la recherche de profit.
Derrière cette approche statutaire se cachent des principes fédérateurs de gestion : la libre initiative collective, la gestion démocratique selon le principe « une personne, une voix », la juste répartition des excédents, l’indivisibilité totale ou partielle des fonds propres, la solidarité, la promotion de l’individu, l’indépendance à l’égard de l’État ou de toute collectivité publique (Emin et Schieb- Bienfait, 2007). Depuis 1996, un réseau européen de chercheurs, le réseau EMES, étudie l’émergence des entreprises sociales en Europe et propose de caractériser l’entreprise sociale et solidaire à partir de neuf indicateurs (Defourny et Nyssens, 2010 ; Bacq et Janssen, 2011) regroupés en trois sous- ensembles : structure de gouvernance, dimension économique et dimension sociale.
Cette conception fait émerger une définition européenne qui est, selon Bacq et Janssen
(2008), la plus évoquée dans les discours académiques, à savoir que « l’entreprise sociale est une organisation
avec un but explicite de service à la communauté, initiée par un groupe de citoyens et dans laquelle l’intérêt matériel
des investisseurs est sujet à des limites. Les entreprises sociales placent une grande valeur dans leur autonomie et
supportent les risques économiques liés à leur activité socio-économique » (Defourny et Nyssens, 2006, p. 2 dans
Bacq et Janssen, 2008, p. 13). Depuis une dizaine d’années, l’économie sociale se trouve relayée par de nouvelles formes d’action désignées sous le vocable d’économie solidaire qui s’affirment par des initiatives visant à répondre aux nouveaux besoins des personnes, notamment en matière d’insertion par l’activité économique, de protection de l’environnement et de création de services adaptés aux populations défavorisées. L’économie solidaire revendique quant à elle un droit à entreprendre et à produire autrement de la valeur sociale. Elle aborde les activités entrepreneuriales non par le statut (associatif, coopératif, mutualiste), mais par le biais de la double dimension politique et économique qui leur confère leur originalité (Laville, 2005 ; Hlady-Rispal et Boncler, 2010). L’économie solidaire s’appuie ainsi sur les valeurs véhiculées par l’économie sociale traditionnelle, qu’elle cherche à revivifier (Demoustier, 2001). Cette nouvelle forme entrepreneuriale fait désormais l’objet d’un fort engouement aussi bien de la part des pouvoirs publics que des milieux universitaires, succès qui s’accompagne cependant d’une prolifération des définitions se caractérisant par une absence de consensus communément admis (Bouchard, 2008 ; Bacq et Janssen, 2011), situation symptomatique d’un paradigme dont la construction demeure en cours (Kuhn, 1970). L’une des particularités de ces dynamiques entrepreneuriales est leur ancrage territorial dans un contexte bien précis, car elles sont souvent co-construites avec les collectivités locales (Bouchard, 2008).
Ainsi, dans l'approche européenne, l'économie sociale se positionne comme une réelle
alternative au modèle capitaliste tout en défendant l'importance d'un État providence fort qui soit
capable de fournir des services de qualité aux citoyens les plus démunis. L'entreprise sociale est alors
définie de manière « normative » par des statuts juridiques et des principes fondamentaux qui
régissent ses modes de fonctionnement et sa dimension collective d'entreprendre. En revanche dans
la conception anglo-saxonne de l'entrepreneuriat social, c'est l'État qui agit comme subsidiaire du
marché. Le modèle économique régi par la logique du marché n'y est donc nullement remis en
question. Dans ce cas de figure, l'entreprise sociale est définie par des critères plus souples et moins
exigeants que ceux de l'économie sociale. Ces dernières années, la conception anglo-saxonne tend à
prédominer sur celle européenne, notamment en France, ce qui génère un amalgame entre les
notions d’entrepreneuriat social et d’économie sociale, donnant à l’entreprise sociale un caractère
plus individualiste et moins collectif. L’opposition entre ces deux courants met en lumière de
nombreux défis à relever. Elle explique combien il s’avère difficile, dans un premier temps, de définir
et reconnaître l’entreprise sociale par l’ensemble des acteurs et dans un second temps de réunir tous
les partenaires nécessaires à la construction d’un nouveau modèle économique capable de soutenir
cette nouvelle façon d’entreprendre. Cette opposition illustre également le risque de voir apparaître
une hiérarchisation des priorités et des défis sociaux en fonction de la logique de rentabilité du marché et non plus de celle de l’intérêt général défendu.
Au regard des développements précédents, il n’est pas déraisonnable de considérer que la singularité de l’entrepreneuriat social mise en avant, tout autant par ses praticiens que par les chercheurs en gestion, doit réapparaître dans le modèle économique proposé. Comme nous l’avons souligné précédemment, le besoin de recherche sur la compréhension des mécanismes de financement des structures à finalité sociale et des singularités de leur modèle économique se fait toujours sentir dans la littérature (André, 2015 ; Hlady-Rispal et Servantie, 2018). Afin d’approfondir l’analyse des modèles économiques des structures sociales, il nous a semblé pertinent de mobiliser la notion de BM centrée sur la notion de création de valeur (Zott et al., 2011) afin de comprendre les mécanismes permettant aux structures à finalité sociale de développer une activité économiquement
« pérenne » et socialement « innovante ».
3. Problématique et questions de recherche
Le contexte des mutations socio-économiques, marqué tout à la fois par une réflexion sur l’entreprise (Segrestin, Baudoin et Vernac, 2014) et par le regain d’intérêt pour l’entrepreneur dans sa capacité à inventer de nouvelles réponses aux besoins mal satisfaits (Boutillier, 2008 ; Marchesnay, 2008), fait de l’Économie sociale et solidaire (ESS) un champ d’observation pertinent de ces transformations. Cette dernière repose désormais sur une autre manière de produire des richesses, plus respectueuse des citoyens et des territoires, remettant en cause une gestion dépourvue d’éthique et laissant la place à une nouvelle façon d’entreprendre combinant efficacité économique et utilité sociale (Duverger, 2016). Forte de plus de 220 000 établissements et 2,37 millions de salariés
10, l’ESS apporte des réponses innovantes et pertinentes aux besoins sociaux en France et contribue ainsi à renforcer la cohésion sociale dans les territoires.
Pourtant et paradoxalement, plusieurs rapports
11montrent que le monde de l’ESS se retrouve
10 CNCRESS – Panorama de l’économie sociale et solidaire en France, 2015.
Dossiers annuels JURIS Associations sur les modèles socio-économiques associatifs, coordonné par Le RAMEAU : - Juillet 2018 : « un moteur hybride » (Juris associations, n° 582),
- Juillet 2017 : « Des racines et des ailes » (Juris associations, n°563), - Juillet 2016 : « Des modèles au top ? » (Juris associations, n° 543),
- Juillet 2015 : « Le changement c’est maintenant ! » (Juris associations, n° 523),
- Juillet 2014 : « Face à l’usure, le sur mesure ! » (Juris associations, n° 503), - Juillet 2013 : « Sur quel piler danser ? » (Juris associations, n° 483).
11 Rapport sur le financement de l’économie sociale et solidaire par la CRESS, 16 mars 2017.
aujourd’hui fragilisé par un environnement en profonde transformation. Dans ce contexte, le dynamisme apparent des organisations à finalité sociale ne peut cacher les difficultés auxquelles elles sont aujourd’hui confrontées, notamment en raison de la baisse des budgets de la république (Tchernonog, 2012 ; Fayolle, 2015). Les structures à finalité sociale sont confrontées à un environnement exigeant et plus complexe, notamment en termes de contraintes réglementaires ou de productivité des salariés (Sibille, 2008 ; Boncler et Valéau, 2010 ; Laville et Sainsaulieu, 2013).
Elles sont désormais soumises à des contrôles plus stricts en matière comptable, et l’obtention de subventions les oblige à rendre des comptes aux interlocuteurs publics ( André, 2015). Ce mouvement de professionnalisation, marqué par des évolutions législatives récentes, est symbolisé par la montée d’un impératif de gestion. Afin de survivre, les structures à vocation sociale sont donc amenés à repenser leurs missions, à revoir leur organisation, à réaliser des économies d’échelles et à repenser leur modèle économique pour rester à l’équilibre.
Au-delà de ces constats, certes alarmants, il devient urgent pour les organisations à finalité sociale de mettre en place des solutions pouvant pallier ces carences et de repenser leurs structures financières et économiques. Nombre d’entreprises sociales, de plus en plus soutenues par des politiques publiques volontaristes, visant tantôt la réinsertion de travailleurs marginalisés, tantôt la fourniture de services à des populations vulnérables, doivent faire face à un autre défi. En effet, les risques inhérents à de tels appuis publics sont, d’une part, de voir l’innovation sociale figée à un certain stade par son institutionnalisation et, de l’autre, les entreprises sociales instrumentalisées dans le cadre d’agendas politiques qui les priveraient de l’essentiel de leur autonomie et de leur créativité.
Nous relevons le risque, voire la tendance à la banalisation de l’ESS, par isomorphisme institutionnel, dès lors qu’elle adopte les pratiques de gestion dominantes, caractéristiques des entreprises capitalistes, par volonté de se « professionnaliser » ou plus sûrement encore de rationaliser l’activité de travail dans des environnements où la concurrence s’accroît. Cependant, il convient de remarquer que les recherches académiques étudiant les spécificités du modèle économique des organisations sociales font défaut (Hlady-Rispal et Servantie, 2017 ; 2018). Alors que le modèle économique constitue une notion centrale en entrepreneuriat (Zott et al., 2011 ; DaSilva et Trkman, 2014), son analyse est peu développée au sein des travaux académiques portant sur le monde de l’ESS (Ranjatoelina et al., 2015 ; Boncler et al., 2012 ; Tchernonog, 2012). Très peu d’études s’intéressent à la capture de la valeur dans le domaine de l’entrepreneuriat social (Hlady-Rispal et Servantie, 2014).
Nous souhaitons ainsi focaliser notre recherche sur la dimension financière qui nécessite que davantage d’analyses théoriques soient menées afin d’en saisir les particularités et les spécificités dans un contexte singulier qui est celui du monde associatif. Une compréhension fine de la nature et du
« comment » de la gestion de la tension entre « l’économique » et le « social » demeure un enjeu pour la progression des connaissances sur l’ESS (Doherty et al., 2014 ; Bouchard et Michaud, 2015). Notre travail s’inscrit dans une réponse à cet appel de la communauté scientifique à produire de la connaissance sur le Business Model de l’entreprise sociale, et son modèle économique en particulier.
Comment les structures à finalité sociale conçoivent-elles un modèle économique viable et créateur de valeur(s) ?
Cette problématique se décline en deux questions de recherche :
Question de recherche 1. Quels flux de valeur conditionnent un modèle économique viable et créateur de valeur sociale ?
La première question de recherche vise à mettre en lumière les interactions qui ont lieu entre
les ressources nécessaires au projet à utilité sociale, l’usage de la ressource, la compétence qu’elle
contribue à développer et la partie prenante qui l’apporte ou qui pourrait l’apporter. Il s’agit de
comprendre la nature des flux de valeur potentiels susceptibles d’exister entre les différentes
dimensions du projet et de s’interroger sur la dynamique existant entre ces dimensions qui
concourent ensemble à la réalisation du projet porté par la structure relevant de l’entrepreneuriat
social . Plus particulièrement, il convient d’identifier les différentes dynamiques – informationnelles,
organisationnelles, financières, etc., au sein desquelles circulent les flux de valeurs liés à la génération,
au partage et à la capture de la valeur à l’origine de la pérennisation du modèle économique à utilité
sociale. Autrement formulé, l’un des objectifs de la recherche consiste à saisir les échanges de flux
de valeur indispensables à la conception d’un modèle économique viable et créateur de valeur(s) en
interaction avec les autres composantes du BM. Ce faisant, il s’agit pour le chercheur d’aider ces
structures à raconter l’histoire de leur affaire, à concevoir et à expliquer leur stratégie auprès des
multiples parties prenantes potentielles qu’elles espèrent cristalliser autour de leur projet, le but étant
de décrocher de nouvelles opportunités de financement de manière à générer de la valeur sociale et
/ ou sociétale dans ce contexte de crise (Verstraete et Saporta, 2006).
Question de recherche 2. Quelles sont les singularités de l’architecture financière à l’origine de la capture d’une valeur économique et sociétale ?
Après avoir identifié et analysé les flux de valeur entre le modèle économique et les autres dimensions du BM, la seconde question de cette recherche se focalise sur le modèle économique en tant que tel. Elle implique l’identification des composantes d’un modèle économique à utilité sociale et la caractérisation de ses singularités. Elle répond au besoin de mieux cerner les leviers internes et d’identifier les bonnes pratiques à mettre en œuvre pour accompagner et soutenir les structures à finalité sociale dans la transformation et la consolidation de leur architecture financière ainsi que dans la réalisation de leurs missions sociales. En effet, la composition de la structure financière dépend fortement de la stratégie de l'entreprise – incluant les investissements, les financements et l'exploitation – mise en place, de son écosystème économique et de la nature de son activité. En analysant l’architecture financière de ces structures singulières, nous souhaitons faire un état des lieux de leur santé, vérifier leur solvabilité, leur viabilité et anticiper leur évolution sur du moyen et long terme (Rivet, 2003). Ces leviers internes d’évolution concernent notamment la structure des coûts, les modalités de financements et de partenariats, etc. A travers une étude multi-sites, nous souhaitons relever les caractéristiques idiosyncrasiques des modèles économiques des organisations à finalité sociale.
4. Les intérêts pratiques de la recherche
Le baromètre de l’entrepreneuriat social 2019
12révèle qu’au lieu de constituer un obstacle au développement des projets à impact social, le modèle économique peut être un levier du changement d’échelle. Comme l’indiquent les résultats de ce baromètre, les entrepreneurs sociaux sont contraints de repenser leur modèle économique au regard de nombreuses contraintes auxquelles ils sont confrontés. Les exemples développés dans le rapport publié en février 2019 montrent combien il s’avère important d’impliquer un large spectre de financeurs et de construire des modèles économiques hybrides rendant possibles des réponses systémiques aux grands défis de notre temps.
Dès lors, ils s’interrogent sur les manières de faire, les compétences à mobiliser, les stratégies à déployer et les partenariats qu’il convient de tisser. Les bénéficiaires visés ne peuvent payer pour le bien ou le service que propose l’entreprise sociale. Dès lors, comment faire financer autrement la solution sociale apportée et la rendre valorisable auprès de clients « solvables » ? Les subventions
12 URL :http://www.convergences.org/wpcontent/uploads/2019/02/BES2019_FINAL_WEB.pdf ( consulté le 26 juillet 2019)
(publiques ou privées) se réduisent, disparaissent ou s’avèrent insuffisantes pour couvrir les coûts de la structure. Ainsi, comment trouver de nouveaux relais ? A qui s’adresser ? Sous quelles conditions
? Dans quelle logique partenariale ? Les chaînes de valeurs ne sont pas optimisées, ce qui engendre une perte et du gaspillage d’argent, de temps et d’énergie. Comment optimiser une chaîne de valeur tout en créant un modèle viable ? Comment faire mieux avec moins ? Plusieurs questions demeurent vives : comment assurer la cohésion sociale en la conciliant avec une certaine autonomie des organisations, et ce, sans contribuer à leur émiettement et à leur fragilisation ? De plus, comment les structures à vocation sociale adoptent-adaptent-elles ce principe d’efficacité afin d’assurer la viabilité de leur projet dans le cadre des mutations organisationnelles actuelles ? Il s’agit là d’autant de questions et de difficultés soulevées par les entrepreneurs sociaux qui peinent à construire leur modèle économique.
Cette recherche doctorale s’intéresse aux liens de valeurs permettant de caractériser et de pérenniser un modèle économique à utilité sociale et répond donc à la demande des entrepreneurs sociaux. En leur offrant des pistes de réflexion, elle a pour ambition de les aider à lever les freins rencontrés et de démontrer l’importance, pour les structures à utilité sociale, d’impliquer l’ensemble des parties prenantes, notamment les bénéficiaires, afin de créer un modèle pérenne et favoriser l’émergence d’un espace de dialogue, de collaboration et d’expérimentation. Pour finir, un modèle conceptuel est proposé aux porteurs de projets à utilité sociale afin de les aider à mieux penser l’architecture financière de leur structure en l’abordant dans une perspective plus large englobant les jeux et enjeux du projet d’entreprendre. L’objectif est de les accompagner dans leur démarche en les sensibilisant aux leviers endogènes à actionner et aux obstacles exogènes à surmonter lors de la levée de fond. En décryptant des modèles économiques à utilité sociale et en analysant les conditions de leur réplicabilité, cette étude se veut ainsi une source d’inspiration, tout à la fois pour des entrepreneurs sociaux qui cherchent à consolider leur modèle et à changer d’échelle, et pour des acteurs de l’écosystème désireux de comprendre leur condition de réussite et de créer un environnement favorable à leur développement.
Ainsi, sur le plan managérial, nous souhaitons, dans le cadre de l’approche praxéologique qui
est la nôtre, aider les responsables des structures à finalité sociale à mieux comprendre les spécificités
d’un modèle économique efficient. Le terrain empirique nous a permis d’identifier de nombreux
entrepreneurs sociaux qui ont su tirer parti des difficultés qu’ils rencontraient pour bâtir des modèles
économiques solides, en valorisant la singularité de leur solution et de leur approche, leur expertise
ou encore leur impact social ou environnemental, afin de générer des revenus ou d’obtenir des
financements auprès de parties prenantes publiques ou privées. Nous en tirons des conclusions et des recommandations sous la forme de propositions figurant à la fin de ce document. Dans cette perspective, nous nous attacherons à ce que les apports de notre recherche puissent être transférables à l’ensemble des structures à finalité sociale bénéficiant à une collectivité. Les entrepreneurs sociaux trouveront une meilleure compréhension des mécanismes qui leur permettent de se développer compte tenu des singularités de leur modèle économique. Outre l’identification des spécificités des modèles économiques de l’entrepreneuriat social, ce travail de thèse vise à en étudier les diverses stratégies d’évolution, qui portent sur les modalités opérationnelles des changements à engager afin de permettre aux structures à finalités sociales de faire face à l’urgence d’ agir compte tenu de la baisse des subventions publiques.
5. Les intérêts académiques de la recherche
La littérature consacrée à l’entrepreneuriat social s’est largement répandue avant de connaître un essor considérable par le biais de la conduite d’études empiriques (Short, Moss et Lumpkin, 2009 ; Janssen et al., 2012). Du fait de l’intérêt croissant que porte la communauté scientifique à ce mouvement, plusieurs numéros spéciaux
13ont été consacrés à l’étude des contours de l’entrepreneuriat social, notamment dans le monde anglo-saxon (Granados et al., 2011 ; Hill et al., , 2010 ; Short et al., 2009). La recherche scientifique s’est davantage orientée vers l’étude de l’individu (Thompson et al., 2000 ; Alvord et al., 2004 ; Sharir et Lenrner, 2006 ; Dart, 2004 ; Zahra et al., 2009 ; Smith et al., 2012 ; Dacin et al., 2010, etc.) et de l’organisation (Smallbone el al., 2000 ; Madill et Ziegler, 2004 ; Dixon et Clifford, 2007 ; Santos, 2012 ; Choi et Majumdar, 2014 ; Doherty et al., 2014, etc.). Des études se sont également emparées du processus entrepreneurial ancré dans une approche évolutive et dynamique et ont mis en avant des contributions intéressantes (Haugh, 2007 ; Bloom et Chatterji, 2009 ; Lumpkin et al., 2013 ; Hlady-Rispal et Servantie, 2017, etc.) tout en laissant en suspens de nombreuses questions relatives aux ressources et aux moyens financiers mis à la disposition de ces organisations singulières (Lepak et al., 2007 ; Santos, 2012 ; Janssen et al., 2012 ; Morris et al., 2013). La recherche s’accorde sur la nécessité d’une théorisation solide et d’une validation empirique de l’entrepreneuriat social et appelle à une réflexion plus approfondie sur le
13 Plusieurs numéros spécifiques ont par exemple été édités par différentes revues bien classées telles que International Journal of Entrepreneurship Education (2003), Journal of World Business (2006), International Journal of Social Economics (2006), International Journal of Entrepreneurial Behaviour and Research (2008), Emergence : Complexity and Organization(2008), International Review of Entrepreneurship (2010), Entrepreneurship and Regional Development(2011), Entrepreneurship : Theory & Practice (2010, 2012), Journal of Business Ethics (2012), Academy of Management Learning and Education (2012), La Revue des sciences de gestion (2012), Small Business Economics (2013), Revue internationale PME (2013), etc.