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Les trois vies philosophiques de Socrate

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Problèmes, Renaissances, Usages

 

20 | 2020

Nouvelles figures de Socrate

Les trois vies philosophiques de Socrate

George Rudebusch

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/philosant/3663 DOI : 10.4000/philosant.3663

ISSN : 2648-2789 Éditeur

Éditions Vrin Édition imprimée

Date de publication : 31 octobre 2020 Pagination : 49-74

ISBN : 978-2-7116-2977-0 ISSN : 1634-4561 Référence électronique

George Rudebusch, « Les trois vies philosophiques de Socrate », Philosophie antique [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 31 octobre 2021, consulté le 10 décembre 2021. URL : http://

journals.openedition.org/philosant/3663 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosant.3663

La revue Philosophie antique est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

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George Rudebusch Northern Arizona University George.Rudebusch@nau.edu

Résumé. Selon la description de Platon, Socrate est devenu célèbre après avoir

« changé de direction et examiné les paroles du dieu », c’est-à-dire après avoir mis à l’épreuve l’oracle selon lequel il n’existe aucun homme plus sage que lui. Une telle description soulève plus d’une question. En effet, quelle direction Socrate avait-il adoptée avant de tester l’oracle de Delphes  ? Qu’avait-il donc fait pour inciter Chéréphon à s’enquérir auprès de l’oracle s’il existait un homme plus sage que lui  ? Sans aucun doute, avant même de consulter l’oracle, Chéréphon devait être convaincu du caractère extraordinaire de Socrate. Toutefois, selon le témoignage de Socrate dans l’Apologie, ce n’est qu’après avoir été mis au fait des paroles de l’oracle qu’il a enfin atteint la grande notoriété que nous lui connaissons. Le témoignage contenu dans l’Apologie apparaît donc comme contradictoire. Je propose une solution à ce casse-tête en distinguant trois moments dans la vie philosophique de Socrate. Tout d’abord, je montre comment, durant la première étape de sa vie, Socrate tient des conversations qui, à défaut de le rendre célèbre, donnent à Chéré- phon un motif suffisant pour consulter l’oracle de Delphes. Je distingue ensuite deux étapes ultérieures, caractérisées par des actions différentes : la période durant laquelle Socrate essaie de résoudre l’énigme et celle durant laquelle il l’a résolue.

Summary. As Plato presents him, Socrates became notorious after he “changed direc- tion so as to investigate the god”—that is, to test the oracular pronouncement that no one was wiser. This raises questions: what was his direction before he tested the oracle? And what did Socrates do that gave Chaerephon a reason to ask the oracle whether anyone was wiser? Evidently, Chaerephon must have known something extraordinary about Socrates before the oracle spoke. But Socrates’ testimony in the Apology is that his extraordinary notoriety came to him only after the oracle spoke. There seems to be a contradiction in the testimony. I propose a solution to this puzzle. I explain why his conversations before that time, in the first stage of his life, did not make him notorious yet gave Chaerephon reason to go to the oracle. My account distinguishes two later stages of his life: Socrates’ actions while trying to solve the riddle of the oracle and his actions after solving that riddle.

Philosophie antique, n°20 (2020), 49-74

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Arrivé à Delphes, Chéréphon interroge l’oracle pour lui demander s’il existe un homme plus sage que Socrate1. La Pythie lui répond alors qu’il n’y a pas d’homme plus sage. La réaction de Socrate à cette réponse de la Pythie, décrite dans l’Apologie de Socrate de Platon, permet de diviser son parcours intellectuel en trois étapes distinctes2. La première étape se rapporte à l’existence menée par Socrate avant qu’il ne soit mis au fait de la réponse de la Pythie. La seconde étape, quant à elle, débute lorsque Chéréphon lui transmet la réponse de l’oracle. Connaissant sa propre ignorance, Socrate tente alors de comprendre le sens de l’oracle, soumettant même ce dernier à l’épreuve en interrogeant diverses personnalités publiques de sa cité. Enfin,

1. Cet article représente une version révisée de Rudebusch 2009, p. 30-46. Mes plus vifs remerciements vont aux éditeurs de la revue Philosophie antique, aux évaluateurs anonymes et à Geneviève Lachance, qui a traduit cet article d’anglais en français et y a apporté de nombreuses améliorations.

2.  McPherran 1996, p.  214 et Graham & Barney 2016, p.  278 ont également mis en lumière trois étapes distinctes. Dans le cadre de cet article, je n’examinerai pas le lien entre le témoignage littéraire de Platon et le caractère historique du personnage de Socrate. Dans leur important article, Graham & Barney 2016, p. 256-257, n. 9 remarquent que, bien que la plupart des lecteurs antiques reconnaissent la véracité du discours de Socrate, y compris Plutarque (Adversus Coloten 1116f ), deux auteurs ont fait preuve de scepticisme à son égard, soit Colotès (Plutarque, ibid. 1116e-f ) et Athénée (Deipnosophistae, 5, 218e-f ). Parmi les commentateurs contemporains qui ont accepté – explicitement ou non – le caractère histo- rique véridique de l’oracle de Delphes (et ce, en préférant habituellement la version de Platon à celle de Xénophon), Graham & Barney mentionnent Burnet 1924, p. 90-92 ; Amandry 1950, p. 159 et n. 1 ; Brickhouse & Smith 1983 ; Kraut 1984, p. 270-271 ; Vlastos 1991, p.  288-289  ; De Strycker 1994, p.  74-77  ; Taylor 1998, p.  16-17. En ce qui concerne les auteurs contemporains qui se disent sceptiques à l’égard de l’historicité du récit de Chéré- phon, Graham & Barney mentionnent dans la même note Stokes 1992, p. 26-81 ; Bowden 2005, p. 82 ; Waterfield 2009, p. 10-11 ; Dorion 2012. Enfin, en ce qui concerne la conception nuancée selon laquelle « Plato’s works are indeed fictional, but they do not for that reason misre- present Socrates », Graham & Barney 2016, p. 275 citent Vlastos 1991, p. 45-106 ; Graham 1992 ; Brickhouse & Smith 2010, p. 11-42.

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la troisième étape débute lorsque Socrate résout l’énigme posée par l’oracle3. Cette dernière étape de sa vie, Socrate la passera à défendre l’oracle et, fort de cette mission spirituelle, à convertir quiconque à la philosophie. Or, il convient de soulever quelques questions sur ces trois étapes. Pour ce faire, il sera toutefois plus utile de présenter chacune des étapes en suivant un ordre inversé.

La dernière étape de la vie de Socrate se rapporte à sa mission dans le monde. Comme Socrate le décrit lui-même dans l’Apologie – tout juste après avoir résolu l’énigme de l’oracle – sa propre activité intellectuelle consiste à

« philosopher », c’est-à-dire à interroger ou à poser des questions. Il ne s’agit pas ici de faire étalage, à la manière d’un sophiste, de son expertise à enseigner la vertu ou l’excellence, mais bien d’une manifestation du désir de posséder une telle sagesse. « Philosopher » consiste ainsi à « exhorter et raisonner » (29d5-6), comme le montre l’exemple qui suit :

Quoi ! cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui est plus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune, pour l’accroître le plus possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs ; mais quant à ta raison, quant à la vérité, quant à ton âme, qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes pas ! (Ap. 29d7-e34.)

Une telle exhortation a pour objectif de provoquer une réaction de protestation (« Si, je m’en soucie ! »). L’examen pourra alors commencer, sous la forme d’un interrogatoire ou d’une réfutation (29e3-5), et se conclura peut-être par un aveu d’ignorance et la résolution commune d’accorder toute priorité à la découverte de la sagesse5. Socrate affirme en revanche :

Alors, s’il me paraît certain qu’il ne possède pas la vertu, quoi qu’il en dise, je lui reprocherai d’attacher si peu de prix à ce qui en a le plus, tant de valeur à ce qui en a le moins. (Ap. 29e5-30a2.)

De tels reproches expliquent pourquoi Socrate a été considéré durant des décennies comme une source de désordre public. Ils expliquent également pourquoi Socrate s’est fait des ennemis et, pour finir, a été mis à mort.

3. Sur les raisons pour lesquelles l’oracle de Delphes représente une telle énigme pour Socrate, voir Rudebusch 2009, p. 17-29.

4. La traduction des textes de Platon est tirée de la CUF.

5. Un exemple de ce résultat se trouve à la fin du Lachès :

Socrate : Les choses étant ainsi, voici mon conseil ; vous jugerez ce qu’il vaut. J’estime que nous devons tous ensemble – personne ne trahira notre secret – chercher d’abord pour nous- mêmes et ensuite pour nos enfants, un maître aussi parfait que possible, car nous en avons besoin, sans ménager l’argent ni quoi que ce soit. Quant à rester tranquillement tels que nous sommes, je ne l’admets pas…

Lysimaque : Ton discours me plaît, Socrate, et je veux, comme le plus vieux, être le plus empressé à étudier avec mes enfants. (La. 201a1-b8.)

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La deuxième étape de la vie philosophique de Socrate se rapporte quant à elle à la mise à l’épreuve de l’oracle de Delphes. Socrate commence cette phase intermédiaire de sa vie lorsqu’il entend parler de l’oracle et s’en trouve déconcerté.

Lorsque je connus cet oracle, je me dis à moi-même : « Voyons, que signifie la parole du dieu ? quel sens y est caché ? j’ai conscience, moi, que je ne suis savant ni peu ni beaucoup. Que veut-il donc dire, quand il affirme que je suis le plus savant ? Il ne parle pourtant pas contre la vérité ; cela ne lui est pas possible. » Longtemps, je demeurai sans y rien comprendre. (Ap. 21b2-7.) Déconcerté durant une «  longue période de temps  », Socrate prend une décision capitale : « je décidai de changer de direction et d’examiner les paroles du dieu » (21b7-8).

Socrate décide alors de mener une enquête systématique parmi les habi- tants d’Athènes. Sa stratégie consiste à « réfuter l’oracle » (21b8-9), c’est- à-dire à trouver un individu doté d’une grande sagesse. Il mène son enquête chez trois types particuliers de citoyens athéniens : les politiciens, les poètes et les artisans (21b-22e). S’il trouve une personne dotée d’une grande sagesse, il en avisera l’oracle et lui dira : « Voilà quelqu’un qui est plus savant que moi, et toi, tu m’as proclamé plus savant. » (21c1-2.)

Interrogeant plusieurs fois ses concitoyens, demeurant incapable de trouver un individu qui possède une sagesse véritable sur la vertu, Socrate parvient finalement à résoudre l’énigme de l’oracle :

(…) et, par cet oracle, il [le dieu] a voulu déclarer que la science humaine est peu de chose ou même qu’elle n’est rien. Et, manifestement, s’il a nommé Socrate, c’est qu’il se servait de mon nom pour me prendre comme exemple.

Cela revenait à dire : « Ô humains, celui-là, parmi vous, est le plus savant qui sait, comme Socrate, qu’en fin de compte son savoir est nul. » (Ap. 23a6-b4.) L’étape intermédiaire de la vie philosophique de Socrate se termine une fois qu’il a trouvé cette solution.

Le sujet, la forme et le résultat des discussions menées à l’étape intermé- diaire sont généralement similaires à ceux de l’étape finale. Dans les deux cas, les sujets principaux se rapportent à la vertu dans la vie humaine et à notre expertise à produire une telle vertu. Quant à la forme, comme indiqué plus haut (29d5-6 et 29e4-5), elle est celle d’une conversation. La mission de Socrate durant la dernière étape de sa vie consiste à interroger ses interlocu- teurs et à tenter de leur démontrer leur ignorance et leur absence d’expertise.

Un même examen est mené au stade intermédiaire. Avec les personnalités publiques, Socrate « examine » en « causant » et « essaie de démontrer » l’ignorance de ses interlocuteurs (21c3-8). Avec les poètes, Socrate prend

« ceux de leurs poèmes qu’ils paraissaient avoir le plus travaillés » et leur demande de les lui expliquer (22b2-4). Socrate ne nous donne pas de détails sur les discussions qu’il mène avec les artisans – à l’exclusion de la mention

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qu’il « se rendit auprès d’eux » (22c9) – mais il ne fait aucun doute que les conversations qu’il a avec eux revêtent une forme similaire. Enfin, le résultat est le même : les gens interrogés par Socrate et ceux qui assistent aux discus- sions finissent par le haïr.

Bien que le sujet, la forme et le résultat des discussions soient les mêmes aux étapes intermédiaire et finale, le choix des interlocuteurs diffère. En effet, durant l’étape intermédiaire, Socrate choisit de manière systématique trois classes précises d’individus ; à l’étape ultime, toutefois, le choix des interlo- cuteurs devient aléatoire et moins systématique, Socrate décidant de parler

«  à qui de vous je rencontrerai  » (29d6). Le motif des entretiens diffère également. L’examen mené durant l’étape intermédiaire a pour objectif de résoudre l’énigme de l’oracle. Il s’agit de trouver un individu ayant une grande expertise sur la vie humaine, un individu plus sage que Socrate, lequel se reconnaît ignorant. Au contraire, le but de Socrate tout au long de la dernière étape de sa vie est de servir le dieu en démontrant aux gens leur propre ignorance (23b7). Il s’agit ici pour Socrate de convertir ses inter- locuteurs à la philosophie en faisant de cette dernière leur priorité absolue (29e5-30a2).

La première étape de la vie philosophique de Socrate soulève de nombreuses questions sur sa notoriété. Durant son procès, Socrate doit expliquer les raisons qui l’ont rendu célèbre : « Il me faut essayer de détruire dans vos esprits une vieille calomnie qui s’y est enracinée ; et je n’ai, pour le faire, que bien peu de temps. » (18e5-19a2.) Pour effacer cette calomnie, Socrate doit répondre aux questions suivantes : « Mais enfin, Socrate, de quoi t’occupes-tu ? D’où viennent ces calomnies dont tu es l’objet ? Car, après tout, si tu ne faisais rien d’exceptionnel, comment parlerait-on tant de toi ? et, si tu vivais comme tout le monde, d’où cette réputation ? » (20c4-d1).

Socrate répond à ces questions en affirmant que son comportement non conventionnel, celui-là même qui lui a apporté la célébrité, résulte de son enquête sur l’oracle. En d’autres mots, Socrate est devenu célèbre parce qu’il a « changé de direction et examiné les paroles du dieu » (21b7-8).

Une telle description soulève plus d’une question. En effet, dans quelle direction Socrate a-t-il tourné ses pas et quel chemin suivait-il avant de tester l’oracle de Delphes ? En particulier, qu’avait-il donc fait pour inciter Chéré- phon à consulter l’oracle de Delphes et à lui demander s’il existait un homme plus sage que lui ? Sans aucun doute, avant même de consulter l’oracle, Chéré- phon devait être convaincu du caractère extraordinaire de Socrate. Toutefois, selon le témoignage de Socrate dans l’Apologie, ce n’est qu’après le jugement de l’oracle qu’il a commencé à interroger ses concitoyens de manière peu conventionnelle et, ainsi, à atteindre une grande notoriété. Le témoignage

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contenu dans l’Apologie apparaît donc contradictoire6. À tout le moins, une explication est requise : que faisait Socrate avant qu’il ne devienne célèbre et qu’est-ce qui a incité Chéréphon à consulter l’oracle ?

Bien sûr, il est possible que le témoignage de Socrate soit faux : peut-être ment-il ou est-il confus ? Il existe cependant une meilleure interprétation. En effet, il est possible de déterminer le moment exact – soit la période allant de l’hiver 424 à l’hiver 423 – durant lequel Socrate est devenu célèbre. Je montrerai pourquoi, durant la première étape de sa vie, les discussions auxquelles Socrate a pris part ne lui ont pas apporté la célébrité. J’expliquerai également les raisons qui ont incité Chéréphon à consulter l’oracle avant même que Socrate ne gagne en notoriété. Enfin, j’émettrai une hypothèse sur la date à laquelle Chéréphon s’est rendu à Delphes pour consulter l’oracle.

Cette hypothèse porte sur une période d’un à deux ans.

Les dialogues de Platon contiennent non seulement des arguments philo- sophiques attribués à Socrate, mais également des éléments dramatiques.

De tels éléments dramatiques, qui nous informent sur la date potentielle à laquelle les dialogues ont eu lieu, permettent à Platon de brosser un portrait des activités philosophiques de Socrate, de son adolescence à sa mort à l’âge de 70 ans7. Plus particulièrement, le cadre dramatique nous renseigne sur la période durant laquelle Socrate est devenu célèbre à Athènes, c’est-à-dire lorsqu’il « changea de direction et examina les paroles du dieu » (21b7-8).

La date de cet événement s’accorde avec le peu d’informations historiques dont nous disposons sur la vie de Socrate. Ce faisant, peut-être Platon a-t-il voulu refléter les faits historiques de la vie de Socrate, du moins dans certains de ses dialogues. D’autres explications sont également possibles. Après tout, nous n’avons aucune certitude que les dates dramatiques des dialogues de Platon soient historiquement exactes.

Les éléments dramatiques contenus dans le Lachès nous donnent à penser que Socrate menait une vie socialement acceptable durant cette première période et avant celle-ci. Ainsi, au début du dialogue, Lysimaque et un autre père de famille invitent Lachès et Nicias –  deux généraux de l’armée et figures publiques d’importance – à assister à une démonstration de combat en armes. Après celle-ci, lorsque les vieux pères demandent des conseils sur la meilleure façon d’améliorer le caractère de leur fils, Lachès et Nicias recom-

6. « Whether or not the oracle story is true, the way it is told in the Apology strongly suggests that Socrates must have been engaged in his critical examinations of others before the oracle was (supposed to have been) consulted, and that it was the singular nature of that activity which (was supposed to have) prompted the consultation, whereas the explicit wording of the story reverses the temporal and causal order. Why, then, does Plato present the story as if it were the explanation of Socrates’ having set out upon his characteristic path of critical examination of people’s moral beliefs? » (Taylor 2014, p. 109). Voir également Reeve 1989, p. 31-32.

7. Par exemple, dans le Parménide, Socrate est un adolescent prodige qui ne se préoccupe pas de questions éthiques, mais ontologiques (formes intelligibles séparées).

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mandent tous deux de consulter Socrate :

Lachès  : (…) mais ce qui m’étonne, c’est que tu demandes conseil pour l’éducation des jeunes gens à Nicias et à moi, et que tu négliges de consulter Socrate, ici présent, citoyen de ton dème, et qui passe tout son temps dans les endroits où l’on peut trouver ce que tu cherches, l’étude ou l’exercice qui convient le mieux à un jeune homme.

Lysimaque : Que dis-tu, Lachès ? Socrate s’occupe de ces questions ? Lachès : Assurément.

Nicias : Je puis moi-même te l’affirmer aussi bien que Lachès : tout récem- ment, il m’a procuré, pour enseigner la musique à mon fils, Damon, disciple d’Agathocle, qui n’est pas seulement un musicien délicieux, mais qui, sur tous les sujets, est pour les jeunes gens de cet âge un maître parfait.

Lysimaque : Les hommes de ma génération – ô Socrate, et vous aussi Nicias et Lachès, – connaissent mal la génération qui les suit ; car notre âge nous retient le plus souvent à la maison. Mais si tu as quelque bon conseil à me donner, à moi qui suis de ton dème, ô fils de Sophronisque, tu dois me le don- ner. Ce sera justice, car tu es lié avec moi d’amitié par ton père : nous étions, lui et moi, compagnons et amis, et il est mort avant d’avoir eu avec moi son premier dissentiment. (La. 180b7-e4.)

Dans ce passage, Lachès affirme que Socrate « passe tout son temps » dans les endroits propices à l’éducation physique et intellectuelle. Nicias ajoute que, dans le cas de son propre fils, Socrate connaissait mieux que lui le meilleur professeur à rechercher. Lachès et Nicias sont des citoyens honnêtes et conventionnels et ils ne sont nullement scandalisés par le comportement de Socrate. À l’époque où cette conversation a lieu, Socrate passe son temps un peu à la manière d’un conseiller académique d’une université. Il conseille les jeunes gens sur la bonne façon d’obtenir une éducation appropriée et leur recommande les professeurs adéquats. À la différence de ceux-ci, toutefois, Socrate ne demande pas de salaire, alors qu’il pourrait – les dialogues ne le disent nulle part – recevoir une certaine somme d’argent à titre de gratifica- tion pour ses services. Ce qui importe ici est le point suivant : le mode de vie de Socrate est socialement acceptable. Il n’enfreint en aucun cas les limites des règles conventionnelles de la bienséance.

Le même passage montre également que Socrate n’est pas encore célèbre à l’époque où se déroule ce dialogue. En effet, Socrate appartient au même dème que Lysimaque et Mélésias. Pourtant, aucun des deux hommes ne connaît ses occupations, et ce, même s’ils habitent depuis des décennies dans le même quartier. Plus que de simples voisins, Lysimaque et le père de Socrate étaient « compagnons et amis » ; les deux familles sont si étroitement liées que Lysimaque va jusqu’à dire que « tout est commun entre nous » (citation suivante). Ce ne sont pas ici des étrangers qui ont besoin de présentation : Lysimaque sait que « Socrate, ici présent », est le « fils de Sophronisque ».

Avec un lien aussi étroit, il est frappant de constater que Lysimaque ne

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connaît rien au mode de vie de Socrate. Ces détails montrent que Socrate n’est pas célèbre à ce moment précis et que ses activités demeurent inconnues du grand public.

Pour s’excuser de ne pas connaître les faits de la vie de Socrate, Lysimaque déclare : « notre âge nous retient le plus souvent à la maison ». Par cette réplique, Lysimaque ne prétend pas ignorer la vie des personnages célèbres ou des figures publiques. Au contraire, il recherche activement la présence d’hommes qui se présentent publiquement comme des professeurs (entre autres, l’homme faisant la démonstration du combat en armes). Ses excuses servent plutôt à expliquer les raisons pour lesquelles il ignore les occupations de ses voisins, et ce, même si l’un d’entre eux est le fils d’un ami.

Des détails supplémentaires nous renseignent sur la réputation de Socrate parmi ceux qui le connaissent. Bien qu’il ne soit nullement une personnalité publique, Socrate jouit d’une réputation honorable auprès des gens qui le côtoient. À cette période précise, c’est-à-dire au moment où la discussion du Lachès se déroule, les admirateurs de Socrate ne l’associent à aucun scandale pour lequel ils devraient l’excuser.

Lysimaque : D’ailleurs, il me revient à la mémoire des propos de ces jeunes gens qui, dans leurs conversations chez moi, prononcent souvent le nom de Socrate avec beaucoup d’éloges. Mais je ne leur ai jamais demandé s’ils par- laient du fils de Sophronisque. Dites-moi, mes enfants, Socrate que voici est bien celui dont vous parlez à tout bout de champ ?

Les enfants : C’est lui-même, mon père.

Lysimaque : Par Héra, Socrate, je te félicite de faire honneur au nom de ton père, le meilleur des hommes, et je serai heureux que tout soit commun entre nous. (La. 180e4-181a6.)

Lysimaque est un citoyen d’Athènes des plus conventionnels. Sa réaction nous informe que le mode de vie de Socrate – passer son temps dans les lieux où les jeunes hommes reçoivent un enseignement et une formation respec- table – est jugé louable. Un tel mode de vie perpétue la bonne réputation de son père et est admiré par les familles qui entretiennent des relations avec la famille de Socrate. Bien que cette occupation soit largement connue, elle n’a pas rendu Socrate célèbre.

La prochaine réplique de l’échange nous fournit toutefois un indice sur le moment où Socrate est devenu célèbre.

Lachès : Attends, Lysimaque ; ne lâche pas encore notre homme : car je l’ai vu faire honneur non seulement à son père, mais aussi à sa patrie. Dans la retraite de Délion, il marchait à mes côtés, et je te déclare que si tous avaient eu la même attitude, Athènes aurait gardé la tête haute au lieu de subir un tel échec. (La. 181a7-b4.)

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La bataille de Délion a eu lieu à l’automne 424. Le Lachès, dialogue dans lequel Socrate n’est pas encore célèbre, se déroule donc après cette dernière8. Or, la première des Nuées d’Aristophane a eu lieu au plus tard en mars 423.

Représentée dans le cadre des Dyonisies, cette comédie remporta le troisième prix derrière le Connos d’Amipsias. Le Connos est maintenant perdu, mais nous savons que, tout comme les Nuées, cette pièce ridiculisait Socrate. Selon toute vraisemblance, Aristophane et Amipsias n’auraient pas pu s’en prendre à un citoyen honorable, conformiste et inconnu du grand public. À Athènes, l’année débute au milieu de l’été9. Si nous supposons qu’Amipsias et Aristo- phane ont écrit leurs pièces de théâtre pendant l’ hiver 423 pour qu’elle soit présentée au printemps suivant, il appert alors que Socrate est devenu célèbre au cours de la période qui s’est écoulée de l’hiver 424 à l’hiver 423.

Les renseignements biographiques donnés par Socrate dans l’Apologie s’accordent avec cette date. En effet, Socrate affirme que les calomnies dont il fait l’objet sont anciennes (19a), si anciennes que la plupart des jurés – qui sont probablement dans la quarantaine, c’est-à-dire au-delà de l’âge néces- saire à l’époque pour exercer un travail physique – les connaissent depuis leur enfance (18b). Les calomnies ont donc vingt-cinq ans ou plus, et sont appa- rues lorsque Socrate avait 45 ans ou moins. Comme Socrate est âgé de 45 ans en 423, il est fort probable que les calomnies à son égard soient apparues avant cette date, mais tout juste après son retour de Délion à l’automne 424.

Pourquoi Socrate est-il devenu célèbre ?

Le Lachès met en scène un Socrate de 45 ans qui n’est pas encore célèbre.

Deux autres dialogues pertinents ont des dates dramatiques antérieures à celle du Lachès : le Charmide et le Protagoras. Le Charmide s’ouvre sur le retour de Socrate à Athènes après la bataille de Potidée. Le Charmide a donc lieu en 429, à une époque où Socrate est âgé de 40 ans10. Le Protagoras, qui se déroule également à Athènes, débute quant à lui par une brève remarque sur l’âge d’Alcibiade, lequel arbore sa toute première barbe. En 432, Alcibiade quittera Athènes durant trois ans pour servir comme soldat à Potidée aux côtés de Socrate. Il doit donc avoir plus de 19 ans11. À son retour, Alcibiade a de loin dépassé l’âge de la première barbe. Par conséquent, la date drama- tique du Protagoras doit se situer avant 43212. Dans le Protagoras, Socrate doit donc être âgé de 36 ou 37 ans.

8. Selon Nails 2002 p. 312, la date dramatique se situe à l’hiver 424.

9. Nails 2002, p. xlii.

10. Nails 2002, p. 311 situe la date dramatique en mai 429.

11. Nails 2002, p. 13.

12. Nails 2002, p. 309 situe la date dramatique à plus ou moins 433/432, c’est-à-dire durant l’année solaire commençant au milieu de l’été 433 ou environ durant cette période (ibid. p. xlii).

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Les différents éléments dramatiques contenus dans le Protagoras nous montrent qu’à l’époque où se déroule le dialogue – durant la première étape de sa vie philosophique, alors qu’il est dans la trentaine – Socrate s’était déjà fait un nom dans les milieux intellectuels d’Athènes, sans pour autant devenir célèbre. Protagoras évolue dans les cercles intellectuels des villes qu’il visite et attire à lui des étudiants prêts à le payer. Hippocrate, un jeune homme impatient d’étudier avec Protagoras, souhaiterait approcher lui-même le célèbre sophiste d’Abdère, mais deux éléments le retiennent. Il se confie à Socrate : « Car, pour moi, je suis trop jeune, et d’ailleurs je n’ai jamais ni vu ni entendu Protagoras : la première fois qu’il est venu ici, je n’étais encore qu’un enfant.  » Pour ces raisons, il demande à Socrate de parler à Prota- goras en sa faveur (310e2-5). Protagoras est arrivé à Athènes il y a deux jours et Hippocrate suppose que Socrate ne l’a pas encore vu (310b). Il s’ensuit donc que Socrate a déjà fait la connaissance de Protagoras dans le cadre de sa visite précédente (310e), c’est-à-dire il y a dix ans, lorsque Socrate était dans la vingtaine. En effet, Socrate connaît suffisamment Protagoras pour savoir qu’il passe le plus clair de son temps à l’intérieur (311a). À la fin du dialogue, Protagoras confirme que Socrate s’est forgé une certaine réputation lorsqu’il dit : « (…) et j’ai dit bien souvent à ton sujet que tu es, parmi tous ceux que je rencontre, celui que je prise le plus, t’accordant même, par comparaison avec ceux de ton âge, une admiration sans réserve (…) » (361e2-3.) Protagoras va même jusqu’à prédire que Socrate deviendra « célèbre pour sa sagesse » (361e4-5). Bien que connu de Protagoras et des gens de son cercle, Socrate n’est pas encore reconnu pour sa sagesse et n’est pas encore célèbre à Athènes.

Le Protagoras, le Charmide et le Lachès nous brossent un portrait de Socrate durant la première étape de sa vie, alors qu’il n’est pas encore célèbre.

Dans chacun de ces dialogues, Socrate philosophe et, à bien des égards, cet exercice philosophique est semblable à celui des étapes ultérieures. Toutefois, il existe une différence fondamentale. Cette différence permet d’expliquer les raisons pour lesquelles l’exercice philosophique de Socrate ne l’a pas encore rendu célèbre à Athènes. Qui plus est, elle montre pourquoi Socrate n’a pas encore été reconnu comme une source de désordre public par ses conci- toyens. Commençons par les similarités.

L’exercice philosophique de Socrate durant la première étape de sa vie est semblable à bien des égards à celui des étapes ultérieures. Les thèmes abordés durant les discussions et la forme de ces dernières sont similaires. En effet, les thèmes de prédilection des discussions demeurent la vertu et la capacité ou l’expertise à la produire. Quant à la forme utilisée, les discussions de cette première étape sont semblables à celles de l’examen de l’oracle : il s’agit d’éta- blir la prétention à la sagesse de la personne interrogée et de montrer son absence de sagesse.

Ainsi, dans le Protagoras, Socrate cible la sagesse apparente du sophiste d’Abdère de la manière suivante :

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– Si je te comprends bien, repris-je, c’est de la politique que tu veux parler, et tu t’engages à former de bons citoyens ? 

– C’est cela même, Socrate, et tel est bien l’engagement que je prends.

(Prt. 319a3-7.)

Dans le Charmide, il adopte une démarche similaire avec Critias : – Mon cher Critias, lui dis-je, il n’est pas étonnant qu’un très jeune homme ne voie pas le sens de ces mots. Il est naturel aussi que ton âge et tes études te permettent de les entendre. Si tu admets que la sagesse soit ce qu’il dit et si tu consens à prendre sa place dans la discussion, il me sera beaucoup plus agréable d’examiner avec toi si cette définition est juste ou non.

– J’admets la définition, dit Critias, et je prends la place de Charmide.

(Chrm. 162d7-e6.)

Une telle démarche est également adoptée dans le Lachès :

– Ne faut-il pas alors que nous possédions avant tout la connaissance de la vertu ? Car si nous n’avons aucune idée de ce que la vertu peut être, comment pourrions-nous donner à personne un conseil sur le meilleur moyen de l’ac- quérir ?

– Ce serait impossible, Socrate.

– Nous disons donc que nous savons ce qu’est la vertu ? – Oui, nous l’affirmons.

(La. 190b7-c5.)

Dans ces trois dialogues, les discussions de Socrate se soldent par la démonstration de l’ignorance de ses interlocuteurs. Une telle démonstration apparaît ainsi à la toute fin du Protagoras :

– Soit ; mais seulement après t’avoir posé encore une question : crois-tu tou- jours, comme au début, qu’il y ait des hommes fort ignorants et cependant fort courageux ?

– Tu veux, Socrate, dit-il, faire étalage de ta victoire en m’obligeant à ré- pondre moi-même. Eh bien, je te ferai ce plaisir, et je déclare que cela me paraît insoutenable après tout ce que nous venons de reconnaître.

– Si je te pose toutes ces questions, dis-je, c’est uniquement pour voir ce qu’il en est de la vertu, et en quoi consiste cette chose qu’on appelle la vertu. Je suis sûr que, cette question une fois résolue, il sera facile d’élucider celle qui a provoqué de notre part à tous deux de si longs discours (…) 

(Prt. 360e1-361a2.)

Dans le Charmide, la démonstration de l’ignorance de Critias devient claire pour le personnage éponyme du dialogue :

Charmide répondit alors : « Par Zeus, je ne sais, Socrate, si je suis sage ou non. Comment saurais-je si je possède ce que vous êtes incapables de définir, à t’en croire ? » (Chrm. 176a7-b1.)

Dans le Lachès, Nicias reconnaît quant à lui sa propre ignorance, ainsi que celle de Lachès :

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Nicias  : (…) et peu t’importe, à ce qu’il semble, d’ignorer avec moi une chose que devrait savoir tout homme qui se croit quelque mérite.

(La. 200a7-8.)

Durant la première étape de sa vie philosophique, Socrate n’est pas détesté par ceux qui assistent aux discussions qu’il mène, et ce, malgré le malaise qu’il provoque chez les gens qu’il interroge. Dans le Protagoras, par exemple, le grand sophiste d’Abdère, en dépit de son insatisfaction à être supplanté par Socrate, vante «  son zèle et sa manière de conduire les discours  » et reconnaît l’admiration qu’il éprouve pour ce dernier (361d7-e2). Dans le Charmide, après avoir été reconnu ignorant par Socrate, Critias cautionne le désir du jeune Charmide de fréquenter Socrate (176a-b). Dans le Lachès, tant Lachès que Nicias admettent qu’ils ne sont pas de bons conseillers et, même s’ils ont été réfutés par Socrate, reconnaissent ce dernier comme le meilleur professeur pour l’éducation des jeunes gens (200c-d).

Pourquoi Socrate n’est-il pas détesté par les gens qui assistent à ses discus- sions ? Je suis d’avis qu’il en est ainsi parce que Socrate se comporte d’une manière appropriée d’un point de vue social. En particulier, en dépit de l’in- terrogatoire pointu qu’il fait subir à ses interlocuteurs, Socrate respecte les conventions sociales propres au lieu où se déroulent les conversations et aux personnes qu’il interroge.

Dans le Protagoras, Socrate se rend sur le domaine privé de Callias dans le but d’interroger Protagoras, une figure publique. Il ne s’y rend pas pour tester l’oracle, mais pour offrir son aide à Hippocrate, un jeune homme qui désire s’améliorer (310e). Professionnel de l’enseignement venu à Athènes pour faire mousser ses affaires, Protagoras invite les gens à venir le voir et à lui parler, comme le fait Socrate (316b-c). Bref, il n’y a rien d’inapproprié à la façon dont Socrate décide de prendre part à la conversation avec Protagoras.

Dans le Charmide, Socrate se rend à la palestre de Tauréas, son lieu favori pour converser avec ses amis (153a-c). Bien qu’il finisse par réfuter Critias, il ne se rend pas à la palestre pour l’interroger et le réfuter. Au contraire, c’est Chéréphon qui invite Socrate à s’asseoir aux côtés de Critias (153c). Les inté- rêts de Socrate se rapportent plutôt aux questions suivantes : « que devenait la philosophie ? parmi les jeunes gens, quelques-uns se distinguaient-ils par la science, par la beauté, ou par l’une ou l’autre ? » (153d3-4). Critias lui parle alors de son cousin, le jeune Charmide. C’est avec ce jeune homme – qui n’est pas une figure publique – que Socrate désire s’entretenir (155a).

Dans le cadre d’un tel entretien, il convient toutefois de suivre certaines règles sociales, et Socrate n’y déroge pas. En particulier, il peut être incon- venant pour un homme plus âgé d’approcher et de converser avec un jeune homme dans un tel contexte. Toutefois, même si Charmide est plus jeune,

« un entretien de ce genre n’a rien de déplacé » en la présence de Critias : en tant que cousin majeur de Charmide, Critias est également le tuteur de ce dernier (155a4-7).

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Dans le Lachès, Socrate assiste à une démonstration publique de combat armé. Lachès invite alors Socrate à participer à la conversation, laquelle vise à conseiller deux pères de famille sur l’éducation de leur fils (180c). Lachès et Nicias sont des figures publiques, et Socrate les interroge dans un lieu public.

Toutefois, ce n’est pas Socrate qui se rend auprès d’eux pour leur parler : ce sont Lachès et Nicias qui l’invitent à prodiguer ses conseils. Après avoir reçu une telle invitation, Socrate déclare : « (…) je te donnerai mon avis dans la mesure du possible (…). Mais n’est-il pas de toute justice, étant le plus jeune et le moins compétent, que j’écoute d’abord les autres et que je m’instruise par leurs discours ? » (181d1-5.) Socrate respecte fidèlement les conventions sociales et associe même ces dernières aux « actions justes ». Personne ne peut accuser Socrate de s’être ici immiscé dans la conversation.

Un changement important survient toutefois lorsque Socrate commence à tester l’oracle. Ce changement est responsable du sentiment de haine provoqué par les réfutations socratiques. Dans l’Apologie, «  après avoir changé de direction à contrecœur » (21b7-8) pour tester l’oracle, Socrate décrit ses conversations en les divisant en trois étapes : 1) il se rend auprès d’un personnage public réputé sage ; 2) il interroge ce dernier et démontre que sa sagesse n’est qu’une apparence ; 3) il tente de montrer à son interlo- cuteur qu’il n’est pas réellement sage. Un tel comportement attise la haine des personnes interrogées et de celles qui assistent à la réfutation. Comme le montrent le Protagoras, le Charmide et le Lachès, le comportement adopté par Socrate dans les deuxième et troisième étapes ne diffère en rien de celui de la première étape de sa vie philosophique. Un élément diffère cependant : Socrate ne limite plus ses entretiens à des lieux et à des personnes propices à de telles conversations, mais commence à s’adresser à des personnalités publiques. Ce changement explique pourquoi les personnes qui répondent à ses questions commencent à le détester.

Il y a une certaine inconvenance à s’adresser à des personnalités publiques, et cette dernière peut expliquer pourquoi Socrate a soudainement acquis une notoriété publique après plusieurs années de vie philosophique exempte de scandales. Pour les anciens Athéniens – comme pour nous – il est inconve- nant d’accoster publiquement un passant, qui plus est de la manière décrite par Socrate dans l’Apologie :

Quoi ! cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui est plus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune, pour l’accroître le plus possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs ; mais quant à ta raison, quant à la vérité, quant à ton âme, qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes pas ! Et si quelqu’un de vous conteste, s’il affirme qu’il en a soin, ne croyez pas que je vais le lâcher et m’en aller immédiatement ; non, je l’interrogerai, je l’examinerai, je discuterai à fond. Alors, s’il me paraît certain qu’il ne possède pas la vertu, quoi qu’il en dise, je lui reprocherai d’attacher

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si peu de prix à ce qui en a le plus, tant de valeur à ce qui en a le moins.

(Ap. 29d7-30a2.)

La pratique de la réfutation, associée à la menace d’humiliation publique qui lui était associée, a peu à peu gagné en popularité dans la société athé- nienne. Cette pratique explique aisément la haine soudaine de certains citoyens athéniens envers Socrate et la notoriété qu’il a acquise durant l’hiver 42413.

Les normes sociales contemporaines ne diffèrent pas à cet égard de celles de l’Athènes antique. Par exemple, en tant que professeur de philoso- phie, je sais par expérience qu’il est approprié, dans une classe préparatoire, de procéder à un examen pointu des connaissances des étudiants et, s’ils ignorent ce qu’ils disent savoir, de leur faire reconnaître leur ignorance. Une telle pratique n’est pas scandaleuse. Nombre des étudiants soumis à un tel examen décideront d’étudier la philosophie, et plusieurs parents et tuteurs de ces étudiants approuveront cet examen. Cependant, il serait totalement inap- proprié pour un professeur de philosophie d’accoster le président de l’uni- versité en dehors des salles de classe lors d’un événement public de la manière décrite par Socrate dans le passage ci-dessus. Les personnes qui assisteraient à l’événement percevraient un tel comportement – utilisation de la honte pour tenter d’arracher une conversation à une personnalité publique – de manière négative, et seraient indignées de l’accusation d’immoralité portée à la fin de la conversation.

Comme je l’ai remarqué plus tôt, le comportement de Socrate ressemble un peu à celui d’un conseiller pédagogique au sein d’une université. De toute évidence, dans un tel contexte pédagogique, sa pratique discursive est

13. Je remercie ici un évaluateur anonyme de la revue qui a soulevé l’objection suivante : les auteurs de comédie n’ont pas mis en cause l’insolence avec laquelle Socrate déconsidérait les personnalités publiques de la cité, mais bien son activité de chef d’école, activité qui menait à la corruption de ses élèves. Qui plus est, les élèves de Socrate n’étaient pas des hommes poli- tiques ou des poètes, mais bien des jeunes gens faméliques qu’il entraînait dans des recherches inutiles et impies en leur enseignant à faire triompher de mauvaises causes. Je répondrai à cette objection en distinguant deux questions. Tout d’abord, pour quelles raisons les auteurs de comédie ont-ils soudainement porté attention à Socrate ? Ensuite, pour quelles raisons l’ont-ils dépeint de cette façon ? Selon moi, le fait que Socrate ait soudainement commencé à interroger les diverses personnalités publiques d’Athènes explique la soudaineté de l’attention qui lui a été portée. Aucune autre explication du caractère soudain de la popularité de Socrate n’a été proposée jusqu’à maintenant dans la documentation savante. Quant à la question suivante – qui se rapporte aux raisons pour lesquelles les auteurs de comédie ont représenté Socrate comme ils l’ont fait –, elle se pose aussitôt que Socrate a attiré l’attention de ses conci- toyens (ce n’est qu’à ce moment qu’ils se demandent « qui est cet homme ? » et « comment ose-t-il interroger de cette façon les personnalités publiques d’Athènes ? »). La thèse que je propose, laquelle divise la vie philosophique de Socrate en trois étapes distinctes, ne tente pas de résoudre cette dernière question. De plus, elle n’essaie pas de répondre à la question connexe d’une possible quatrième étape dans la vie philosophique de Socrate (c’est-à-dire, de déterminer si Socrate s’est également intéressé à la philosophie de la nature).

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tout aussi convenable que celle d’un professeur d’université. Ainsi, bien que j’aime poser des questions aux étudiants qui parsèment les classes de l’uni- versité, j’éprouverais comme Socrate une grande réticence à accoster les personnages importants de la sphère publique pour les inciter à répondre à mes questions. Il est facile de comprendre pourquoi Socrate affirme dans l’Apologie qu’il n’a choisi de prendre ce chemin qu’en dernier recours, et ce,

« avec une profonde réticence ». Socrate respectait les convenances sociales dans ses discussions et il n’a adopté cette voie que pour tenter de résoudre l’énigme posée par l’oracle (21b8).

Pourquoi Chéréphon a-t-il consulté l’oracle ?

Durant son procès, Socrate affirme qu’il n’est devenu célèbre qu’après que l’oracle l’a incité à changer de direction et à soumettre à l’épreuve les personnalités publiques de la cité. Une question se pose aussitôt : pour quelles raisons Chéréphon a-t-il demandé à l’oracle s’il existait un homme plus sage que Socrate ? Le Protagoras nous permet de répondre à cette question.

Parmi les philosophes (anciens et contemporains), Socrate est resté célèbre pour avoir défendu la thèse de la vertu-connaissance. Une telle conception, qui assimile la vertu humaine à une forme de connaissance, réduit la morale à une simple question de compréhension intellectuelle, et ce, sans prendre aucunement en compte le caractère personnel des actions humaines. Un tel intellectualisme va à l’encontre de la conception que l’on se fait habi- tuellement des choix moraux. En effet, un tenant de la conception morale conventionnelle avancerait l’objection suivante à la thèse de la vertu-connais- sance : « Sans aucun doute, la simple compréhension intellectuelle n’est pas suffisante pour acquérir la vertu ! Il faut également avoir un bon cœur, une volonté adéquate et des désirs appropriés. » Comme le suggère cette objec- tion, la connaissance de ce qui constitue le bien peut entrer en conflit avec certains désirs de l’âme. Qui plus est, une telle connaissance peut parfois s’avérer impuissante sous l’emprise de tels désirs.

À l’aide d’un argument percutant, Socrate démontre qu’une telle conception conventionnelle est fausse. Au contraire, comme il le montre dans le Protagoras, la connaissance de ce qui constitue le bien-être humain l’emporte sur tout autre élément lorsqu’elle est présente dans l’âme. Dès l’âge de 37 ans, Socrate avait déjà compris que la connaissance est primordiale d’un point de vue moral, tout en étant conscient de la conséquence paradoxale liée à une telle conception :

Or il me semble que notre discours même, en arrivant à sa conclusion (…) s’il pouvait prendre la parole, nous dirait : « Vous êtes de plaisants personnages, Socrate (…) en démontrant que tout est science, la justice, la tempérance, le courage, ce qui est le plus sûr moyen de montrer qu’on peut enseigner la vertu (…). (Prt. 361a3-b3.)

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En soulignant cette conséquence paradoxale, Socrate se révèle plus sage que Protagoras. Bien sûr, le sophiste d’Abdère souscrit à l’affirmation de Socrate selon laquelle le savoir possède une puissance de commandement lorsqu’il est présent dans l’âme humaine (352c-d). Toutefois, Protagoras ne donne son accord à Socrate que par simple fierté professionnelle, ayant préa- lablement admis enseigner la vertu humaine (« Il me serait plus honteux qu’à personne de me refuser à voir dans la sagesse et la science la plus grande des puissances humaines. » [352d1.]) D’un point de vue théorique, Protagoras ne comprend pas bien la position de Socrate, et il ne remarque pas qu’elle va à l’encontre de sa croyance conventionnelle selon laquelle le courage diffère de la sagesse (349d). Bref, Protagoras ne peut faire valoir sa supériorité et démontrer la position primordiale du savoir aux gens qui l’entourent  : il est contraint de suivre Socrate alors que ce dernier en fait la démonstration (352e-357b).

Mon argument repose essentiellement sur la prémisse suivante : en réus- sissant à réfuter le sophiste d’Abdère, Socrate apparaît plus sage que Prota- goras aux yeux de Chéréphon. En d’autres mots, la réfutation de Protagoras représente l’élément déclencheur qui a motivé le « compagnon » anonyme de Socrate à se demander s’il est réellement plus sage que «  l’homme le plus sage ». Or, tout commentateur qui considère les arguments philoso- phiques utilisés par Socrate dans le Protagoras comme médiocres – et, de façon plus importante, tout commentateur qui est d’avis que Platon a expli- citement voulu les décrire de cette façon – ne pourra voir dans ce passage un tel élément déclencheur. Taylor représente un bon exemple de cette posi- tion (1917, p. 115) : selon lui, Protagoras s’est forgé une opinion positive de Socrate (« je ne serais pas surpris si tu [Socrate] prenais rang parmi les plus illustres entre les philosophes »[Prt. 361e]) durant sa première visite à Athènes, lorsqu’il a fait la connaissance de Socrate, et non pas à partir de la conversation rapportée dans le dialogue lui-même. Taylor ne précise toute- fois pas pourquoi Platon aurait agi ainsi, c’est-à-dire pour quelles raisons il se serait contenté d’utiliser des arguments philosophiquement médiocres au détriment d’arguments plus convaincants. Un autre exemple de cette posi- tion consisterait à défendre la thèse selon laquelle, dans le Protagoras, Socrate ne parvient aucunement à avoir le dessus sur « l’homme le plus sage »14. Selon les tenants de cette interprétation, Socrate ne serait pas sorti vainqueur du combat avec Protagoras, mais aurait plutôt fait match nul avec le sophiste d’Abdère : ayant initialement contesté la possibilité même de la compétence revendiquée par ce dernier, à savoir celle d’enseigner la vertu, Socrate aurait ensuite été contraint – de par sa position intellectualiste – à soutenir que la vertu s’enseigne  ; quant à Protagoras, qui faisait profession d’enseigner

14. Je remercie un évaluateur anonyme pour cette objection éclairante.

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la vertu, il n’aurait pu éviter d’admettre l’intellectualisme de Socrate qu’en niant que la vertu soit une science, permettant ainsi à Socrate de conclure que la vertu ne peut être enseignée (Prt. 361a-b).

Si, comme les tenants de cette position, nous ne prenons en compte que la déclaration de Socrate en 361a-b, nous pouvons raisonnablement penser que le débat n’a aucun vainqueur ; si, au contraire, nous ne prenons en compte que la déclaration de Protagoras en 360e3-5 (citée ci-dessus), nous pouvons conclure que Socrate est celui qui remporte la victoire. Or, il est heureuse- ment possible de trancher la question en examinant l’argument lui-même et de déterminer quel est l’homme le plus sage. Ainsi, après avoir entendu Prota- goras parler, Socrate lui pose une seule question : « La vertu est-elle un tout unique, dont la justice, la tempérance et la piété seraient les parties, ou bien ces vertus que je viens d’énumérer ne seraient-elles que des noms différents d’un seul et même tout? » (329c7-d1.) Protagoras répond que « la vertu est une et que les vertus sur lesquelles tu m’interroges en sont les parties » (329d4), et ce, « de la même manière que les parties du visage à l’égard du tout » (329e1-2). En d’autres termes, Protagoras répond que les parties de la vertu diffèrent non seulement les unes des autres, mais également de la vertu dans son ensemble. Socrate réfute alors les paroles de Protagoras : « Ainsi donc, la tempérance et la sagesse ne feraient qu’un ? Déjà la justice et la piété nous avaient paru d’abord bien près d’être une même chose. » (333b4-6.) Bien que « de fort mauvaise grâce » (333b4), Protagoras avait en effet admis que son analogie relative aux parties du visage était inadéquate : les parties du visage ne sont « pas la même chose ».

Socrate n’a pas encore démontré la vérité de la thèse qu’il a proposée, à savoir que les noms des diverses vertus – justice, tempérance, piété, sagesse, etc. – se rapportent à une seule et même chose. Socrate ne présente toutefois pas cette thèse comme étant vraie ; qui plus est, si cette dernière se révèle fausse, il n’en subira aucune conséquence. Contrairement à Protagoras, Socrate ne considère pas la discussion comme une « lutte de discours » (335a4). Ses motifs sont plus sages : « (…) ne m’attribue pas d’autres motifs que le désir d’élucider des questions qui m’embarrassent moi-même.  » (348c5-715.) Après une brève digression, Protagoras souhaite ne plus répondre aux ques- tions de Socrate, mais les auditeurs l’en persuadent autrement (348a7-c4).

Socrate reformule alors les deux thèses en présence (349a8-c5 est une refor- mulation de 329c7-d1) et offre à Protagoras la possibilité de modifier celle qu’il défendra : « (…) je ne serais pas surpris que tu n’eusses voulu me mettre à l’épreuve en me parlant de la sorte. » (349c8-d1.) En d’autres mots, Socrate offre à Protagoras la possibilité de sauver les apparences : il laisse présumer que Protagoras a voulu l’éprouver à l’aide d’un énoncé faux pour déterminer

15.  Sur les motifs supérieurs de Socrate, voir Rudebusch & Turner 2014 et Rude- busch 2017.

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s’il sera en mesure de déceler la fausseté de ce même énoncé. Protagoras modifie sa thèse : il concède maintenant que la justice, la tempérance, la piété et la sagesse « sont assez voisines les unes des autres » (ἐπιεικῶς παραπλήσια ἀλλήλοις [349d3-4]). Il désire dorénavant défendre uniquement la thèse selon laquelle « le courage, au contraire, est tout à fait à part » (349d4-5).

Socrate réfute cette nouvelle version de la thèse au moyen d’un argument qui repose sur la confiance (349e1-350c5). La plupart des commentateurs interprètent au pied de la lettre l’évaluation de cet argument par Protagoras et, sur la base du prochain contre-argument qu’il utilisera (argument reposant sur la force [350c6-351b2]), sont d’accord pour dire avec lui qu’il est fallacieux. Toutefois, les objections habituellement lancées contre le type d’argument utilisé par Socrate ne sont pas convaincantes, et le contre- argument utilisé par Protagoras présente un caractère fallacieux16. Quoi qu’il en soit, Socrate ignore la critique de Protagoras et opte pour un argument qui repose sur le bien-vivre (351b3-360e5). La conclusion de cet argument (360e1-361a2) est présentée ci-dessus. Protagoras admet clairement qu’il a été vaincu. L’argument lui-même, par opposition aux paroles prononcées par la suite, confirme que Protagoras a raison d’admettre sa défaite17.

Protagoras a la réputation d’être l’homme le plus sage de toute la Grèce.

Ce fait est d’ailleurs souligné dès que le nom de Protagoras est prononcé.

Ainsi, au début du dialogue, un ami intime de Socrate lui demande : « D’où sors-tu, Socrate ? Je gage que tu viens de donner la chasse au bel Alcibiade ? » (309a1-2). Par l’utilisation de cette métaphore de la chasse, Platon souligne le charme irrésistible d’Alcibiade, lequel, se trouvant au paroxysme de sa beauté, est considéré comme le plus bel homme d’Athènes. Socrate répond alors à son ami en utilisant une comparaison surprenante. Il reconnaît d’abord, en s’appuyant sur l’autorité d’Homère, qu’Alcibiade se trouve à l’âge le plus aimable (309a6-7). Puis, il souligne que, bien qu’il se soit trouvé en présence d’Alcibiade, il a totalement oublié ce dernier, car son attention était captivée par un individu « encore plus beau » (309c4). L’ami de Socrate s’étonne :

«  Tu n’as cependant pu, je suppose, rencontrer à Athènes quelqu’un qui fût plus beau que lui [Alcibiade] ? » (309c2-3.) Toute la scène se déploie jusqu’à son dénouement surprenant : pour Socrate, la sagesse la plus grande est plus belle que la beauté physique (309c11-12). Socrate a rencontré « le plus savant des hommes d’aujourd’hui, si tu reconnais que nul savant ne peut

16. Voir Rudebusch 2009, p. 49-61.

17.  Les objections habituellement présentées contre le second argument ne sont pas convaincantes (voir Rudebusch 2009, p. 62-73). Socrate pose une énigme à la fin du Prota- goras : comment la vertu peut-elle s’assimiler avec le savoir s’il n’existe aucun professeur de vertu  ? En l’occurrence, la solution trouvée par Socrate à l’oracle de Delphes résout cette énigme : seul le dieu possède une telle expertise, et non l’être humain (Ap. 23a5-7). Sur les vertus pédagogiques des énigmes et des apories socratiques, voir Rudebusch 2009, p. 88-99.

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rivaliser avec Protagoras ? » (309d1-2).

L’ami de Socrate ne remet nullement en question le superlatif employé pour décrire Protagoras. Dès la fin du dialogue, toutefois, il devient vite clair que Socrate est plus sage que Protagoras. Ce dialogue précise donc les raisons qui ont incité Chéréphon à demander à la Pythie s’il existait un homme plus sage que Socrate. Mais Chéréphon avait-il été mis au courant de la discussion entre Socrate et Protagoras ?

Il est de mon opinion que « l’ami intime » auquel Socrate raconte sa discussion avec Protagoras n’est nul autre que Chéréphon. Platon dispose plusieurs indices dans la trame narrative de son dialogue pour que nous fassions une telle conjecture. Ainsi, par la date dramatique du Protagoras, Platon nous informe que Socrate est sur le point d’être déployé au sein de l’armée athénienne pour une période de trois ans. Dans l’introduction du Charmide, Platon nous informe également que Chéréphon est l’ami le plus enthousiaste de Socrate au moment de ce même déploiement. Enfin, dans l’Apologie, lorsque Socrate relate l’épisode de la consultation de l’oracle par Chéréphon, il décrit ce dernier comme un « ami d’enfance » en utilisant le même terme (hetairos, 21a1) que celui employé pour présenter l’interlocu- teur anonyme de Socrate dans le Protagoras.

L’ami intime avec lequel Socrate parle au début du Protagoras ne conteste pas le fait que Protagoras est l’homme le plus sage du monde. Or, après avoir écouté la narration de Socrate, cet ami aura de bonnes raisons de se demander s’il existe un homme plus sage que Socrate. Comme Platon nomme habi- tuellement les personnages de ses dialogues, il entend sans doute ici nous poser une énigme en ne nommant pas cet ami. La solution la plus élégante à l’énigme est la suivante : Chéréphon est l’interlocuteur anonyme de Socrate dans le Protagoras.

Dans l’Apologie, Platon nous apprend que Chéréphon était de « carac- tère passionné pour tout ce qu’il entreprenait  » (21a3). Il est donc fort probable qu’il ait consulté l’oracle aussitôt après que Socrate lui ait raconté sa conversation avec Protagoras.18 Le voyage de Chéréphon d’Athènes à Delphes a ainsi pu avoir lieu au printemps ou à l’été 43219. À la même époque

18. Platon nous donne un bon aperçu du caractère de Chéréphon dans le Charmide : il est le premier membre de l’entourage de Socrate à venir à sa rencontre à son retour d’une bataille sanglante : « Je me rendis donc à la palestre de Tauréas, en face du sanctuaire de Basilé.

La compagnie était nombreuse. Il y avait là des inconnus, et aussi des amis, qui ne m’atten- daient pas. Du plus loin qu’ils m’aperçurent, ils m’adressèrent des saluts ; mais Chéréphon, toujours un peu fou, bondit hors du groupe et, courant vers moi, me prit la main : “Socrate, comment t’es-tu tiré de la bataille ?” » (153a3-b4.) À mon avis, un individu doté d’une telle personnalité aurait pu quitter Athènes pour consulter l’oracle le jour même où le dialogue du Protagoras a eu lieu, soit aux alentours de 433-432.

19.  De nombreux chercheurs n’ont proposé aucune date pour la visite de Chéréphon à Delphes : Maier 1913, p. 111-112 ; Cross 1914, p. 111-113 ; Kraut 1984, p. 270-271 ;

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environ, Socrate quitte Athènes avec l’armée athénienne. Bien que le doute subsiste, l’histoire de la Grèce ancienne relative aux guerres et aux épidémies permet d’appuyer une telle datation. Ainsi, en 432, Athènes n’était toujours pas entrée en guerre avec Sparte puisque la guerre du Péloponnèse débuta en 431. En 430, les Athéniens, entassés entre les murs de leur ville, perdirent entre un quart et un tiers de leur population des suites de la peste, laquelle reviendra en 429.

Après avoir entendu la réponse de l’oracle, l’impétueux Chéréphon a sans doute voulu en informer son ami le plus tôt possible. Socrate resta trois ans à Potidée avec l’armée athénienne20. Potidée se trouvant loin d’Athènes, Socrate n’a probablement pas été en mesure de revenir à Athènes en hiver grâce à quelque forme de congé. Toutefois, l’envoi de messages d’Athènes aux troupes déployées à Potidée a sans doute été possible. Il est donc probable que Socrate ait été mis au fait de la réponse de l’oracle durant le déploiement militaire de Potidée.

Une telle datation relève bien sûr de la conjecture, mais elle permet tout de même d’expliquer un nombre plus important d’éléments du récit de Platon que les dates concurrentes. Tout d’abord, Socrate aurait essayé sans succès de résoudre l’énigme de la Pythie durant une période d’environ sept ans. Cette chronologie concorde avec ce qu’il nous dit dans l’Apologie : il est resté médusé par l’oracle de Delphes durant une « très longue période » (πολὺν … χρόνον, 21b7). Ce n’est que vers la fin de l’année 424 qu’il aurait commencé à accoster et à interpeller les différentes figures publiques de sa cité21.

McPherran 1996, p. 208-229 ; Taylor 1998, p. 16-17 ; Nails 2002, p. 86-87 ; les essais compris dans Destrée & Smith 2005 ; Pontier 2006, p. 181 ; les essais compris dans Ahbel-Rappe &

Kamtekar 2009 ; Hughes 2011, p. 189-192 ; Johnson 2011, p. 83 ; Ismard 2013, p. 117-118.

La date que je propose est en accord avec celle indiquée par Taylor 1917 : quelque temps avant 431 (la date proposée par Taylor 1917 est acceptée par Parke & Wormell 1956, vol. 1, p. 402 ; Fontenrose 1978, p. 34 ; Reeve 1989, p. 21.) Ferguson 1964 propose quant à lui une date diffé- rente : quelque temps après 421. Enfin, Graham & Barney 2016, p. 280-281 ont critiqué les suggestions de Taylor 1917 et de Ferguson, et ont proposé la date suivante : durant l’été 426.

20.  Socrate a été déployé à Potidée en été ou en automne 432 et est rentré à Athènes en mai 429 (Nails 2002, p. 264-265). Sur l’impétuosité de Chéréphon, voir le Charmide, 153a-b et l’Apologie, 21a3.

21. Selon la date proposée par Graham & Barney 2016, Socrate aurait été mis au fait de la réponse de la Pythie à l’automne 426 : il se serait débattu avec la réponse de la Pythie durant une période d’environ un an avant de se décider à interroger les figures publiques de la cité d’Athènes. L’expression πολὺν χρόνον se rapporterait ici à une période d’un an, ce qui est possible. Toutefois, l’expression peut tout aussi bien se rapporter à une période de sept ans. Graham & Barney 2016, p. 281 critiquent le long intervalle de temps requis par la date proposée par Taylor 1917 (avant 431) en se fondant sur le fait qu’elle n’indique guère un changement rapide et décisif dans le comportement de Socrate (« hardly suggests a rapid and decisive change in Socrates’ behavior »). Une telle critique ne s’applique pas à ma proposition : Socrate aurait lutté durant une période de sept ans avec les paroles de la Pythie avant de

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Deuxièmement, cette date permettrait d’expliquer un épisode étonnant de la vie de Socrate durant le déploiement de Potidée. Dans le Banquet, Alci- biade en donne le récit suivant :

Il s’était mis à méditer, et restait là debout, depuis le petit matin, à la pour- suite d’une idée. Comme cela n’avançait pas, il ne voulait pas lâcher et restait debout, à chercher. Il était déjà midi. Les hommes l’observaient, s’étonnaient, et disaient entre eux que Socrate était debout, en train de réfléchir, depuis le petit jour. Finalement, le soir venu, quelques Ioniens après leur dîner por- tèrent dehors leurs lits de camp, car on était alors en été, et couchèrent au frais tout en surveillant Socrate, pour voir s’il passerait encore la nuit debout.

Or, il resta debout jusqu’à l’aurore et au lever du soleil. Puis, il s’en alla, après avoir adressé sa prière au soleil. (Symp. 220c3-d5.)

En écrivant ces mots, Platon savait probablement qu’il serait impossible à ses lecteurs de ne pas se questionner sur les causes du trouble de Socrate.

Platon a sans doute voulu nous proposer une énigme avec ces mots, et la meil- leure solution à celle-ci reste liée à l’oracle de Delphes : Socrate avait été mis au courant des paroles de la Pythie et y réfléchissait sans succès.

Enfin, une telle date permet d’expliquer pourquoi Socrate adopte un comportement différent entre le Protagoras et le Charmide. Ainsi, dans le Protagoras, – soit durant la période précédant le déploiement de trois ans de l’armée athénienne à Potidée – bien qu’il reconnaisse comme toujours son manque d’expertise en ce qui concerne la vertu (361b), Socrate fait preuve d’une confiance en soi étonnante : il affirme être en mesure « de montrer aux hommes » que le savoir est primordial (352e5-6). En revanche, dans le Char- mide, Socrate adopte une attitude moins confiante et plus auto-dérisoire : dans ce dialogue plus que dans tout autre, Socrate fait tout son possible pour souligner sa propre ignorance, allant même jusqu’à se dire ignorant de la fa- çon de mener des recherches sur la vertu (« un sot, incapable de rien trouver par le raisonnement » [176a3-4]). Le Charmide présente la première conver- sation de Socrate à son retour de Potidée après une absence de trois ans. Par la mise en scène des personnages, Platon prend bien soin de nous montrer com- ment Socrate a créé la surprise chez Chéréphon et ses autres amis en se pré- sentant à leur lieu de rencontre préféré – ces derniers craignant qu’il n’ait été tué dans la bataille sanglante qui a mis fin à la campagne militaire (153a-b).

Or, nous savons que l’oracle de Delphes a provoqué chez Socrate une prise de conscience importante de sa propre ignorance (« J’ai conscience, moi, que je ne suis savant ni peu ni beaucoup. » [Ap. 21b4-5]). Une telle réaction

prendre (avec réticence) la décision d’interroger les figures publiques d’Athènes. La date proposée par Graham & Barney n’offre aucune explication des raisons qui ont incité Chéré- phon à consulter l’oracle, si ce n’est l’explication insatisfaisante selon laquelle, à ce moment précis, Socrate était « vraisemblablement une étoile montante des cercles intellectuels athé- niens » (« a rising star presumably known in intellectual circles » [Graham & Barney 2016, p. 283]).

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explique le changement de comportement de Socrate entre la période qui précède son départ pour Potidée et la période qui suit son retour. Même s’il prend soin de souligner sa propre ignorance à l’intention de Chéréphon et de ceux qui participent à la conversation, Socrate a surtout à cœur de montrer sa propre ignorance au dieu de Delphes.

Socrate aurait ainsi été mis au fait de la réponse de l’oracle durant la campagne de Potidée. Cette date laisse suffisamment de temps à Socrate pour réfléchir sur la signification des paroles de la Pythie. Elle permet également d’interpréter l’étonnant épisode raconté par Alcibiade dans le Banquet, lorsque Socrate est demeuré de longues heures durant à méditer sur un thème inconnu. Enfin, elle explique pourquoi Socrate met autant l’accent sur son ignorance après la campagne de Potidée.

Conclusion

Les dialogues de Platon regorgent d’arguments philosophiques et d’élé- ments dramatiques, dont plusieurs exigent une explication. Dans le cadre de cet article, j’ai porté mon attention sur certains éléments dramatiques précis et présenté des hypothèses qui permettent d’expliquer et de dater les trois étapes de la vie philosophique de Socrate. Ainsi, vers 433, alors qu’il est âgé de 36 ans, Socrate raconte à son ami Chéréphon la conversation qu’il a eue avec Protagoras. Ce récit incite Chéréphon à se demander s’il existe quelqu’un de plus sage que Socrate. De tempérament impétueux, Chéréphon se rend aussitôt à Delphes et demande à l’oracle s’il existe un homme plus sage que Socrate. Chéréphon consulte l’oracle au plus tôt au printemps ou à l’été 432.

Socrate a été mis au fait de la réponse de l’oracle durant les trois années de son affectation militaire, entre 432 et 429. La réponse de l’oracle lui apparaît alors comme une énigme qu’il n’est pas en mesure de résoudre, et ce, bien qu’il y ait réfléchi de longues heures, comme le personnage d’Alci- biade en fait mention. Tout en devant répondre à des urgences militaires, Socrate réfléchit longuement à la réponse de la Pythie, c’est-à-dire jusqu’à son retour à Athènes en 424. Bien que ses discussions philosophiques ne soient pas célèbres à cette époque – les amis de sa famille qui proviennent du même dème que lui ne sont pas au fait de son activité philosophique – Socrate acquiert soudainement la notoriété durant l’hiver 424, lorsqu’il décide d’accoster publiquement les personnages importants de sa cité pour les interroger.

Socrate a interrogé ses concitoyens en privé durant environ vingt ans sans pour autant devenir célèbre. Le fait d’interroger ses concitoyens n’est donc pas sujet d’opprobre ou de scandale dans sa cité. Toutefois, le fait d’accoster publiquement ses concitoyens pour les interroger est quant à lui scandaleux et considéré comme inapproprié d’un point de vue social. Socrate est peu disposé à faire fi des règles de la bienséance, mais il n’a pas d’autre choix

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