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Double speak. De l'ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien Noël Burch

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Double speak. De l'ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien

Noël Burch

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Burch Noël. Double speak. De l'ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien. In: Réseaux, volume 18, n°99, 2000. Cinéma et réception. pp. 99-130;

doi : https://doi.org/10.3406/reso.2000.2197

https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_2000_num_18_99_2197

Fichier pdf généré le 12/04/2018

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objectivement commerciale visant à plaire à des sensibilités diverses (spécialement celles des hommes et des femmes), avec le renforcement du Code Hays au milieu des années trente, l'ambiguïté deviendra aussi un moyen de faire passer des idées mal vues par les censeurs. Tout au long de l'époque classique, l'ambiguïté institutionnelle devient représentation rigoureuse des contradictions sociales. A partir de la fin des années soixante, l'approfondissement des clivages sociaux (guerre du Vietnam, luttes des Noirs, des femmes et des gays), donne naissance à une ambiguïté plus sophistiquée. De nos jours enfin est apparue une stratégie calculée, cynique, (post-) moderniste, chez des réalisateurs comme Verhoeven, par exemple.

Abstract

The author draws on recent studies in the English-speaking world to formulate the hypothesis that textual ambiguity was cultivated in Hollywood films from the outset. Initially, the strategy was objectively commercial, intended to satisfy all tastes and opinions (especially those of both sexes). In the mid-thirties, with the reinforcement of the Hays Code, ambiguity also became a way of getting across ideas likely to be censored. Throughout the classical period institutional ambiguity became rigorously representative of social contradictions. From the late sixties the deepening of social divides (the Vietnam war, the struggle of African-Americans, women and gays) spawned a more sophisticated form of ambiguity. Finally, a calculated, cynical, (post-)modernist strategy has recently appeared in the work of directors such as Verhoeven.

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De l'ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien

Noël BURCH

© Réseaux n° 99 - CNET/Hermès Science Publications - 2000

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années soixante-dix, l'apparition d'un nouveau type de film à Hollywood qu'il désigne sous le vocable de texte incohérent. Il s'agit de films « qui ne savent pas ce qu'ils veulent dire ». Par exemple, Taxi Driver

(Martin Scorsese, 1976), dont l'analyse domine son essai1, suscite activement et simultanément deux lectures contradictoires : une lecture

« western » - Travis (Robert De Niro) en justicier vengeur (de la défaite du Vietnam) en « nettoyant la ville » des sales hippy-apaches et en renvoyant chez elle la prostituée de treize ans qu'il a arraché de leurs griffes, (tout comme John Wayne, 20 ans auparavant, avait arraché Debbie aux Indiens pour la ramener à la maison dans La Prisonnière du désert (John Ford, 1956), film dont ces auteurs de la film- school generation se réclament) ; et une lecture « film d'horreur » - Travis en monstre psychopathe surgi du cauchemar vietnamien pour hanter les paysages infernaux de Manhattan la nuit, abattre froidement un minable braqueur d'épicerie, puis des hippies souteneurs qui ne méritent pas plus la mort. La première interprétation est notoirement celle d'un public populaire blanc, visionnant le film à répétition et applaudissant à tout rompre aux exploits de ce héros des temps modernes qui règle ses comptes avec la nouvelle « lie » de la société ; la seconde, celle des libéraux, typiquement lecteurs (voire chroniqueurs) du Washington Post ou du New York Times, pour qui ce personnage effrayant est le symptôme d'une société malade. Cette habile fusion de genres, loin d'être un

« simple » effet de style, accomplit donc une sorte de grand écart idéologique, en même temps qu'il constitue une stratégie de box-office auprès de deux publics mutuellement exclusifs, (et dont le premier est de loin le plus nombreux).

Robin Wood admet que dans ce cas particulier l'« incohérence » est sans doute surdéterminée par la collaboration entre le réalisateur «libéralo- humaniste » qu'est Martin Scorsese, et le scénariste « proto-fasciste » qu'est

1. WOOD, 1986. Les deux autres films analysés sont A la recherche de Mr. Goodbar (Richard Brooks, 1977) et Cruising.

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Paul Schrader. Si la vision du premier se rapproche de celle du New York Times, pour le second, outre que son conservatisme flatte objectivement les haines populaires2, le film relaterait en fin de compte une expérience cathartique, d'ordre protestant-existentialiste.

Désormais banale à Hollywood3, ce n'est pas par hasard si cette incohérence est apparue au terme d'une décennie qui avait été, avant même le mouvement contre la guerre, celle du combat pour les droits civiques des Noirs, pour l'avortement libre, contre le racisme, le sexisme et l'homophobie. Si ce réveil de tous les groupes opprimés a amené quelques avancées sociales comme la légalisation de l'IVG (toujours férocement combattue), la discrimination positive dans l'emploi (gravement écornés depuis) ou l'abolition de la peine de mort (aujourd'hui rétablie par beaucoup d'états), il a surtout révélé, comme jamais auparavant, des contradictions sociales et idéologiques très profondes. Et qui étaient alors contenues de plus en plus difficilement - et de plus en plus violemment - par un pouvoir économique et politique qui avait désormais un visage, celui du patriarcat blanc et hétérosexuel4.

Il n'est besoin que de se souvenir de ces ouvriers blancs du bâtiment - hard- hats - frappant sur des étudiants pacifistes, ces « hippies », pour comprendre que Taxi Driver, réalisé l'année même de la chute de Saigon, s'adresse à des groupes sociaux radicalement antagoniques dans les Etats-Unis de l'époque.

Et qui le sont encore aujourd'hui. Or, quoiqu'il paraisse de loin, l'antagonisme entre gauche et droite aux Etats-Unis n'est plus vécu comme une confrontation de classe, politique au sens habituel. Déjà pendant la guerre du Vietnam, et même avant, communisme, impérialisme soviétique, guerre froide sont des concepts lointains et à peine compréhensibles pour la plupart des Américains5. Ce ne sont plus les enjeux politiques ou économiques, nationaux ou locaux, qui divisent profondément. Aujourd'hui

2. Cf. ses réalisations de l'époque : Rolling Thunder, Hard Core, Blue Collar.

3. Parmi de nombreuses études qui ont confirmé la thèse de Wood, voir FISHER et LAND Y, 1982.

4. Terry Eagleton, 1996, a montré comment ses nouvelles luttes ont débouché sur une pratique et une théorie... ambiguës : «La politique du postmodernisme a... été à la fois enrichissement et esquive. Si elle a posé des questions politiques essentielles et nouvelles, c'est en partie parce qu'elle a battu ignominieusement en retraite face aux enjeux politique plus anciens - non pas parce que ceux-ci seraient disparus ou résolus, mais parce que pour le moment ils se montrent insolubles... »

5. Cf. KOVEL, 1994.

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le grand contentieux se nourrit de la peur suscitée dans « l'Amérique profonde » par la nouvelle aspiration à l'équité chez des groupes historiquement désavantagés (Noirs, femmes, gays, Indiens...). On vient d'en avoir une illustration spectaculaire avec la croisade de Kenneth Starr, porte-parole de cette majorité silencieuse devenue minorité bruyante, contre un vrai libéralo-libertin, marié à une féministe, ami des Noirs et des gays, qui a fumé de l'herbe et combattu la guerre du Vietnam.

Dans Taxi Driver, le double sens est donc homologue de ce vaste conflit culturel : couches populaires blanches et masculines, chauvines, racistes, sécuritaires, s' identifiant au personnage De Niro, vs couches moyennes à la page, campées du bout des lèvres dans le personnage falot de Betty, employée bénévole d'un candidat démocrate, qui fait un bref passage dans le film pour s'en retirer aussitôt dégoûtée, avant de faire brièvement retour sur la fin, vaguement fascinée quand même... La lecture horrifiée du New York Times renvoie à une fascination secrète aussi. Mais le regard que la presse libérale jette sur la croisade de Travis est plus moral que celui

« flaubertien » de Scorsese, dont la mise en scène, fascinée par De Niro, est complice, n'en déplaise à Robin Wood, du message « humainement inacceptable » que celui-ci attribue à Schrader.

Délivrance (John Boorman, 1972) est l'un des premiers titres marquants de la nouvelle décennie, il sort à l'aube du Watergate et au plus fort du mouvement contre la guerre. Ici la duplicité textuelle renvoie à des contradictions au sein même des couches moyennes libérales blanches.

Celles qui divisent souvent l'individu lui-même, ce yuppie aux dents longues, dont l'une des etymologies (yippie + upwardly mobile ») indique la double appartenance : issu de la génération d'étudiants petits bourgeois ayant combattu la sale guerre, défendu les minorités ethniques et sexuelles, soutenu même la cause des femmes, il a opté, en fin de compte, pour les valeurs du patriarcat petit bourgeois et des grandes corporations, tout en gardant une certaine nostalgie...

Délivrance est un film important : il institutionnalise par son succès au box- office cette nouvelle incohérence qui sera théorisée par Wood et inaugure peut-être la grande vague de cynisme qui va déferler sur Hollywood - comme sur la pensée de toutes les élites nord-américaines, pour ne parler

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que d'elles6. Mais on peut aussi voir ce film comme marquant l'apparition d'un nouvel avatar de ce que je vois comme l'ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien. C'est d'elle que je veux esquisser ici un historique plus descriptif que théorique et qui n'a en tout cas aucune prétention à l'exhaustivité. Mais attardons-nous d'abord sur ce tournant crucial que je crois voir dans Délivrance.

Cette histoire de yuppies venus se mesurer avec la nature dans un geste

« survivaliste7 », est située par Carol G. Clover8 dans un cycle de films

« urbanoïaques », sous-catégorie du film d'horreur où s'illustrèrent des réalisateurs comme Wes Craven {La Colline a des yeux) et, sur un mode plus ironique, Tobe Hooper {Massacre à la tronçonneuse) : un groupe de citadins normalement civilisés s'aventure dans le monde rural où ils tombent sur des red-necks9 sous-humains qui vont les tuer un à un. Si ce modèle est probablement né dans les bas-fonds, avec un des premiers films gore {2000 Maniacs, 1962), pour le cinéma mainstream, il semble remonter à Easy Rider (Dennis Hopper, 1969), quand les yuppies de Boorman avaient cinq ans de moins, étaient encore des hippies purs et durs, fumant tranquillement leurs joints jusqu'à ce que les rednecks les tirent comme pigeons en foire10.

Ici, dès le générique, on nous sert (en voix-off sur des images d'une belle nature sauvage encore intacte) le point de vue des rednecks. Ou du moins une vision écolo-pessimiste qui prend objectivement le parti des ruraux, victimes des déprédations de la ville. Lewis, « leader naturel » du groupe,

6. Pour une analyse provocante de cette évolution de la société contemporaine américaine, consulter LASCH, 1981.

7. Il s'agit d'un mouvement de retour armé à la nature, souvent associé au fondamentalisme blanc extrémiste qui déferle sur les Etats-Unis à partir du milieu de la décennie. En vue de l'inévitable « catastrophe finale » (nucléaire ou autre) des hommes et des femmes s'entraînent à survivre dans un état de nature darwinien. Sur le survivalisme au sens large, la nouvelle guerre de tous contre tous sous le capitalisme avancé, et le culte narcissique de la jouissance individuelle qui l'accompagne, voir LASCH, 1981 op. cit.

8. CLOVER, 1992 p. 125 -136.

9. Travailleurs ruraux (à la nuque rougie par le soleil) sont devenus des boucs émissaires privilégiés précisément depuis que les nouvelles luttes identitaires ont interdit de faire du Noir, de l'Indien ou du Mexicain, l'Autre ontologiquement dangereux. CLOVER, op. cit., p. 135.

10. Deux films ayant marqué leurs époques semblent jouer la revanche de Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) sur les rednecks : dans Délivrance (John Boorman) du fait de ces yuppies aux abois, dans Tueurs -nés (d'Oliver Stone) de ce couple d'effrayants serial killers qui sont comme les spectres monstrueux des hippies de naguère. (C'est Thom Andersen qui me l'a fait remarquer.)

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car seul à connaître la forêt et les techniques de survie - camping, canoë, tir à l'arc - rappelle à ses amis sur un ton mi-indigné, mi-cynique que la rivière à laquelle ils sont venus « dire adieu » en la descendant en canoë, va bientôt être l'objet d'un « viol », à savoir la construction d'un barrage destiné à fournir encore plus d'énergie pour leurs climatiseurs en ville, tout en faisant disparaître la rivière, la vallée... et quelques villages.

Voilà qui devrait nous rendre sympathiques les victimes de ce viol écologique, ces montagnards que nos amis vont bientôt rencontrer. Mais leur hostilité envers ces citadins aisés est trop résolue. Elle va même aboutir au viol à la lettre d'un membre du groupe par deux « ploucs » goguenards...

dont l'un sera bientôt abattu d'une flèche par Lewis, et son corps jeté dans le torrent tandis que son compagnon s'enfuit. Le film justifie le meurtre : la mise en scène a rendu insupportable l'humiliation de leur victime par les

deux montagnards. Or, cette sodomisation (assurément une première dans le cinéma mainstream) renvoie ironiquement ces yuppies à la fois à leur confort citadin « féminoïde » et aux pratiques supposées polymorphes de leurs « antécédents » hippy. Lewis lui-même est donc clivé, à la fois porte- parole d'une conscience écologiste, née dans les années soixante, qui voit la violence du productivisme, et vrai mâle, rompu aux arts de la guerre, convenablement indigné par cette agression anale, et qui va maintenant se charger de rendre leur virilité à ses amis ramollis par la vie moderne - et par les idéologies douces, comme l'écologie !

A partir de ce premier meurtre, nous assistons à la construction par Lewis d'une histoire de « ploucs » vengeurs ayant juré la mort des citadins, lesquels vont s'enfuir par la voie des eaux...

Au cours d'une descente palpitante des rapides, l'un des hommes meurt...

mais a-t-il été tiré par « les ennemis » comme l'affirme Lewis... ou s'est-il jeté à l'eau délibérément ? Son cadavre retrouvé quelques bobines plus tard, fugitivement et dans des circonstances agitées, ne semble porter aucune blessure... (A l'analyse, cette scène de « meurtre » laisse penser qu'il s'agit plutôt d'un suicide de la part du membre du groupe atteint de scrupules dans les scènes précédentes). Quant à cet autre « plouc » qui se promène avec un fusil de chasse, est-il vraiment à leur poursuite pour mériter que l'un de nos héros improvisés lui plante une flèche dans la poitrine, ou bien n'est-il qu'un innocent chasseur comme le prétendra à la cantonade son frère, vers la fin du film ? (Là aussi, à revoir la scène, les gestes du personnage

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paraissent innocents : s'il lève son fusil en apercevant un homme qui le vise avec un arc tendu, c'est un réflexe de défense tardif11).

Il y a donc assurément des indices pour dire au spectateur attentif - et idéologiquement informé - qu'en rendant compte de ces événements, le film ne rallie pas vraiment le camp des citadins, laisse percer le soupçon qu'il ne s'agit pas d'un film «urbanoïaque» au premier degré mais d'une étude clinique - certes bien subtile - de « Furbanoïa » elle-même : cette vision des rednecks en redskins serait d'ordre pathologique, elle ne serait pas celle de Délivrance. Mais ce n'est pas ainsi que le film a été généralement compris.

Même si rien dans le film n'indique que le délire paranoïaque de Lewis est feint, tout se passe comme s'il procédait délibérément à une mise à l'épreuve des trois blancs-becs dont il a la charge. Ce qui nous ramène au sens générique et nullement ambiguë du film urbanoïaque proposée par Clover : une épreuve à subir par les couches moyennes blanches. C'est sans doute la lecture confiante faite de ce film et d'autres plus transparents, par un large public citadin aux Etats-Unis : à la question « les gens de la ville sont-ils une espèce décadente, vouée à succomber sous les hordes sauvages après la Grande Catastrophe à venir ? », le film urbanoïaque des années soixante -dix, dont Délivrance est le prototype de luxe, répond résoluement

« Non ! les gens de la ville sont à la hauteur12 ! » Ici, abandonnés à leurs improvisations hystériques mais résolues, suite à la blessure de leur viril capitaine, les deux yuppies survivants vont savoir déjouer les pièges supposés des ploucs hostiles, vont rendre coup pour coup, vont aller jusqu'au bout de l'éthique narcissique du survivalisme en parvenant à cacher à la justice leurs actes criminels. Ils ont certes un peu honte de ce qu'ils ont été obligés (peut-être) de faire, mais ils ont appris la leçon de Lewis : la société, c'est la jungle. Et le film programme massivement l'identification du spectateur avec ces personnages et les risques qu'ils courent, si peu glorieux soient-ils... y compris avec leur petit frisson de culpabilité sociale : dans la scène finale, le cimetière qu'on déménage nous rappelle le viol de la vallée et la noyade du village au nom du confort de ces

11. Une accroche publicitaire du film semble même vouloir attirer l'attention du public sur cette ambiguïté : « What did happen on the Cahulawassee River? »

12. En tout cas, parmi leur nombre il y a toujours au moins une femme qui l'est, que Clover nomme Final Girl (voir par exemple la série des Massacres à la tronçonneuse).

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citadins qui viennent de tuer deux hommes de sang-froid... pour prouver que leur confort ne les a pas féminisés13.

Ici encore le clivage de l'ambiguïté est culturel : entre une élite sophistiquée sensible au « second degré » et le spectateur des vastes couches moyennes américaines, blanc, masculin, normalement homosocial. Si, par-delà ces lectures contradictoires, le film a quelque chose à dire, ce serait encore vaguement existentialiste : « Tout est vain, tout est foutu, endurcissons-nous pour survivre face à l'enfer des autres », discours qui peut réconcilier libéral et conservateur, à plus forte raison les classes blanches (sauf sans doute dans un milieu rural effectivement en voie de disparition). Et c'est par-là que ce film peut aussi être vu comme signalant l'avènement de cette culture narcissique du cynisme, devenue aujourd'hui l'idéologie dominante aux Etats-Unis14.

Ce nouveau cynisme, largement partagé par les milieux politiques - et qui se traduit dans la population par une abstention massive - a, dans les universités, son pendant savant, le relativisme post-moderniste. Spécialiste des médias, chercheur contestataire de gauche, Herbert Schiller met en garde contre les théories à la mode aux Etats-Unis depuis la fin des années soixante-dix qui veulent que le public des médias soit « avant tout un assemblage de producteurs individuels de sens... puisque sous le 'capitalisme tardif15' il se composerait d'abord d'une grande variété de groupes sociaux et de sous-cultures... lesquels soit partagent, soit contestent la gouvernance de l'ordre social. Dans l'un ou l'autre cas, cela débouche sur la même perspective pluraliste bien connue : aucun groupe ne gouverne réellement. Les diverses enclaves sont structurées selon les appartenances de race, d'ethnie, de profession, de sexe, d'âge, etc. Chacun possède sa propre

13. Dans ce sens, le film inaugure aussi peut-être cette tendance profonde de

« remasculinisation du mâle américain » suite à la défaite au Vietnam, qui va traverser Hollywood jusqu'à nos jours. Cf. JEFFORDS, 1994. Et aussi, MEININGER, 2000.

14. Ce cynisme, Christopher LASCH, 1981, en voit le prophète dans Sade, le premier à avoir pressenti que « l'anarchisme organisé » de la société capitaliste la plus avancée aurait pour conséquence que « le plaisir devienne l'unique objet de la vie - mais un plaisir qu'on ne peut distinguer du viol, du meurtre, d'une agressivité sans frein. Dans une société qui a réduit la raison à de purs calculs, rien ne saurait imposer des limites à la poursuite du plaisir ».

15. Terme post-moderniste où est implicite que le capitalisme serait en train de se dépasser.

Schiller, comme moi, emploie ce terme entre guillemets, Terry Eagleton ne l'emploie pas :

« Après tout, » rappelle-t-il, « nous ne savons pas quand le capitalisme finira. » (EAGLETON, 1996.)

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histoire, sa propre expérience et, surtout, ses intérêts spécifiques. Les lignes de partage entre eux se modifient et se déplacent sans cesse16. »

Pour Schiller, qui analyse bien l'hégémonie des classes capitalistes et leurs alliés sur les médias et sur le reste, une telle vision, qui prétend décharger les producteurs des images et des sons de la responsabilité du sens, ne servirait qu'à masquer le pouvoir de manipulation du cinéma, de la télévision, de la publicité, etc. « Voilà qui est une bonne nouvelle pour les producteurs et un démenti cinglant apporté à ces Cassandre qui prônent l'établissement d'un nouvel ordre international de l'information. Quel encouragement pour les fabricants de messages culturels que d'apprendre que l'impérialisme culturel, ça n'existe pas ! Chaque public reçoit et fabrique son propre message17. »

Schiller a sans doute raison de mettre en garde contre la déresponsabilitation des médias, notamment si l'on songe au monopole de Hollywood sur le spectacle cinématographique et télévisuel dans les pays du sud où ses produits ne peuvent sans doute fonctionner que de façon grossièrement standardisée et stérile. Mais les exemples que j'ai donnés montrent que, dans le contexte culturel d'origine, des textes filmiques de grande consommation18, peuvent activement solliciter des lectures divergentes selon différents profils de spectateur. C'est une règle qui s'étend. Parmi les blockbusters de la décennie écoulée, citons Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991). Le succès de ce film est intimement lié à sa polysémie19, à ce mixte de féminisme de base - « ras-le-bol des mecs » - et mise en garde patriarcale - voyez ce qui arrive aux femmes laissées à elles-mêmes. La double lecture est proposée tout au long du film. Le crime de Louise lui-même est ambigu puisqu'elle punit de mort les injures d'un violeur frustré par son intervention : une sensibilité féministe agressive - très répandue aux Etats- Unis) peut approuver ce geste (au cinéma), mais non un public plus

16. SCHILLER, 1989, p. 148.

17. Id. p. 149.

18. C'est sans doute moins vrai des téléfilms. A la télévision on prend en compte la variété des publics (peut-être moins sophistiqués, certainement moins attentifs) par l'abondance de l'offre, de plus en plus énorme, de plus en plus différencié, plutôt que par l'ambiguïté des produits. Et le financement direct par les clients publicitaires induit aux Etats-Unis une vision consumériste monologique.

19. Les éditeurs de Film Quarterly ont reconnu cette polysémie en sollicitant auprès de huit chercheurs éminents des analyses souvent divergentes mais dont beaucoup insistent sur l'ambiguïté du film.

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respectueux de la loi du père. Et si l'on ridiculise un routier macho en faisant sauter sa citerne, on nous rappelle aussi que Louise aurait justement bien besoin d'un père comme Harvey Keitel. Enfin la joyeuse appropriation par les deux femmes d'un genre masculin (le « road movie »), célébrée par tant de critiques féministes, est pourtant punie comme il se doit, car même au cinéma on n'échappe pas à la loi du Père.

Dans l'attention qu'il porte au spectateur, le postulat post-moderniste d'une pluralité irréductible de lectures rejoint l'esthétique de la réception de l'Ecole de Constance20. Il rejoint aussi les cultural studies anglo- américaines, sauf que les spécialistes de celles-ci ramènent de plus en plus la culture de masse à un lieu de résistance populaire et collective aux structures d'autorité. Janet Staiger cherche à faire la synthèse de ces deux approches dans celle qu'elle propose de l'histoire du cinéma, placée sous le signe du matérialisme historique et dialectique21. Mais ses analyses de l'histoire de la réception de certains films anciens, qui puisent inévitablement aux seules sources imprimées - notices critiques, rédactions publicitaires - ne rendent compte que de la parole d'un ou de plusieurs publics particuliers, dotés de leur spécificité, leur porte-parole. De plus, Staiger semble vouloir transformer en mauvais objet toute lecture textuelle - text-activated - qui prétendrait repérer, dans le film lui-même, le sens produit par celui-ci, qu'il soit universel (version idéaliste) ou historiquement contingent (version faussement matérialiste, apparemment). Le film, selon cet auteur, semble n'« exister » que dans un nombre considérable de lieux, tous extérieurs au texte lui-même. Il est vrai qu'en bonne matérialiste, Staiger évite la dérive post-moderniste du « chacun son film », puisqu'elle reconnaît toujours les déterminations idéologiques liées aux appartenances

de groupe - de nation, de sexe, d'ethnie.

Mais à la réflexion, est-elle si irréductible, cette opposition entre lecture textuelle et analyse de réception, du moins en ce qui concerne les films de l'industrie hollywoodienne ?

Les logiques ambiguës que nous avons évoqué jusqu'ici sont bien textuelles, elles précèdent toute déduction quant aux destinataires. Des chercheurs anglophones les décèlent comme telles depuis les années soixante-dix. Or,

20. JAUSS, 1978.

21. STAIGER, 1992.

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n'ont-elles pas toujours été destinées précisément à accueillir une multiplicité de lectures, les divers discours du film étant répartis selon un nombre fini de modèles, analysables en sociologie certes, mais aussi en psychanalyse.

J'entends le mot ambiguïté dans l'acception de William Empson dans son ouvrage classique : « Dans le parler ordinaire, une ambiguïté est quelque chose de marquant, généralement spirituel ou trompeur. Je me propose d'employer le mot dans un sens étendu, et considérerai comme pertinent pour mon travail toute nuance verbale, si minime soit-elle, qui rend possible plusieurs lectures du même fragment de langage22. » II ne s'agit donc ni d'une ambiguïté métaphysique à la Bazin, ni d'une ambiguïté de l'indécidable à la manière post-moderniste. J'entends ici une multiplicité structurellement articulée de polysémies, déterminant des lectures diverses et parfois contradictoires du film dans son ensemble.

Or, cette ambiguïté hollywoodienne ne date pas de la fragmentation sociale consécutive aux bouleversements des années soixante/soixante-dix. En fait, le cinéma nord-américain a toujours joué sur l'ambiguïté, depuis au moins les débuts de Griffith à la Biograph. Ne remontons ici jusqu'au célèbre Forfaiture (The Cheat, 1915) de Cecil В. DeMille, qui eut en 1916 un impact décisif sur la gestation alors en cours de la cinéphilie française, faisant découvrir à Gance et à L'Herbier, à Colette et à Musidora, que « le cinéma pouvait être un art23 ». Il s'agit certes d'un cas limite, en ce sens que le film n'était guère consensuel aux Etats-Unis. Mais précisément l'ambiguïté s'inscrit historiquement dans le cinéma américain en écho aux contradictions sociales - entre classes, entre sexes, entre races. Selon Lewis Jacobs, en tant que « premier film américain à parler favorablement des riches et de leur point de vue24 », Forfaiture brisait déjà un premier tabou, avant même que son caractère scandaleux ne le fisse interdire dans de nombreux Etats. Mais le film exercera longtemps une réelle fascination, ne

22. « ...which gives room for alternative reactions to the same piece of language ».

23. Canudo et Delluc le savaient déjà, grâce entre autre aux westerns de W.S. Hart. Delluc n'aimait pas Forfaiture, trop boulevard, trop mélo, trop européen. Le naturalisme indécodable pour lui des westerns des frères Ince ou de Reginald Barker convenait admirablement à sa sensibilité à la fois conservatrice et moderniste, comme à celle de ses continuateurs qui fonderont les Cahiers du cinéma et la « politique des auteurs ». Cf. John Hess : « La politique des auteurs - l'esthétique comme vision du monde » in HENNEBELLE (éd.), 1979 et BURCH, 1994, introduction.

24. JACOBS, 1969.

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serait-ce que par l'énorme popularité, tout au long des années vingt, de la vedette qui s'y révéla : Sessue Hayakawa.

Forfaiture, c'est cette histoire sulfureuse d'une femme du monde qui cède à la tentation de spéculer en bourse (avec des fonds qui ne lui appartiennent pas), défiant ainsi un mari financier qui désapprouve son désir de consommation sans frein. Elle se retrouvera créancière d'un riche japonais, attentif, beau, esthète androgyne et raffiné dont elle partage les goûts de luxe, et dont le désir rencontre chez elle un écho... Mais ce pêché-là, elle ne pourra le commettre, elle sera même atrocement punie de sa velléité, le marquage au fer rouge déplaçant le viol désiré.

Pour les historiens du cinéma (si longtemps français ou sous influence française) l'importance de Forfaiture est dans son écriture - le montage plus souple, la fonction expressive des ombres portées25, le rôle nouveau accordé aux angles de caméra - et dans son érotisme : le beau visage impassible de Hayakawa, l'anecdote scabreuse, proche d'un certain théâtre de boulevard mais susceptible aussi d'une lecture sadienne, surréalisante26.

En fait, cette lecture libertine au premier degré entrevoit peut-être le

«secret» d'une textualité profondément ambiguë au sens où j'entends ce mot, et que Gina Marchetti, dans un ouvrage magistral27, analyse en fonction de l'impact probable du film sur l'imaginaire américain de l'époque28. Elle y voit un discours qui en traverse un autre : l'un explicite, sur le viol intolérable de la femme blanche par un homme de couleur et le triomphe métaphorique de la loi du lynchage ; l'autre implicite, adressé aux femmes des couches moyennes en cours d'émancipation, prises entre l'éthique du travail des hommes et les tentations de la société de consommation qu'ils ont créée, entre la frustrante morale patriarcale et le désir de l'Autre interdit. Double discours propre à ce cinéma « puritain » où, si souvent, « les désirs coupables sont réalisés contre la volonté de

25. J'ai moi-même insisté sur l'introduction d'une nouvelle perspective cinématographique par le recours à des angles de prises de vue obliques et légèrement plongeants. BURCH, 1979.

26. Démarche semblable à celle de Breton (dans Nadja), « détournant » une pièce de boulevard misogyne et homophobe : Les Dépravées.

27. MARCHETTI, 1993.

28. C'est-à-dire les années vingt, puisque la sortie du film fut retardé dans bien des endroits par des censeurs scandalisés.

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l'héroïne29 ». D'ailleurs, au cœur de l'ambiguïté du cinéma américain n'y a- t-il pas précisément sa capacité exceptionnelle à rendre séduisant ce qu'en apparence il condamne ? A courtiser les opprimés en même temps qu'il donne raison à ce qui les opprime ?

Quoi qu'il en soit, la dualité manifestée ici est celle qui va caractériser tout au long de la période classique la représentation hollywoodienne de l'exotique, invariablement donné comme lieu du désir barré pour les femmes. La popularité en son temps de Sessue Hayakawa auprès des spectatrices américaines était immense (comparable à celle de Valentino, cet autre « métèque » féminoïde30) alors même qu'il ne jouait pratiquement que des rôles de sinistre asiatique. Dans Forfaiture, en marquant au fer rouge une héroïne coupable d'indélicatesse mais surtout d'un adultère symbolique, le Japonais31 se fait aussi le bras punitif de cette société patriarcale blanche qui, ironiquement, le tient à l'écart en dépit de ses richesses (il sera symboliquement lynché pour sa peine par le public masculin du procès).

L'ambivalence envers ce mâle exotique de la part du personnage de Fanny Ward - en échange du remboursement de ses pertes en bourse, elle s'offre puis se refuse - sera un schéma récurrent dans bien des films à venir, et nous pouvons donc supposer qu'il rencontrait un écho favorable dans le public féminin américain32.

Or, jusqu'en 1945 au moins, les patrons de Hollywood savent - ou croient savoir - que les femmes tiennent un rôle décisif dans la réussite ou l'échec d'un film sur le marché intérieur. Des sondages montrent que, dans les

29. MARCHETTI, op. cit. p. 22.

30. Cf. HANSEN sur Valentino dans RAYNAUD et VINCENDEAU (eds) 1993 et le chapitre que lui consacre STUDLAR, 1986.

31. Devenu Birman trois ans après la sortie du film en raison de l'entrée tardive du Japon dans la guerre aux côtés des Alliés.

32. MARCHETTI, 1995, analyse aussi Le Lys brisé, 1919, de Griffith et Le Thé amer du Général Yen (autre traduction de ce film La grande muraille, 1932, de Frank Capra) en fonction d'une semblable ambivalence des spectateurs/trices. J'ajouterai pour ma part un cas d'école plus tardif, Frontière chinoise, {Seven Women, John Ford, 1966) (analysé sous cet angle par Geneviève Sellier et Reynold Humphries dans une étude inédite, communiquée par les auteurs). Enfin, BERENSTEIN, 1995, fait une démonstration analogue pour King Kong (de Meriam Cooper ou Schoetsack, 1933), qu'elle analyse comme l'expression à la fois d'une nouvelle admiration (mâtinée de craintes) pour les Noirs et leur prouesses sportives et artistiques dans certains milieux libéraux blancs, et de la fascination-répulsion qu'inspire le désir d'une femme blanche pour un Noir.

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familles, ce sont elles qui gèrent la culture, organisent les sorties, choisissent les films à voir. On peut donc penser que pendant la période classique, l'un des facteurs qui déterminent l'ambiguïté tendancielle que je postule, c'est cette nécessité commerciale de plaire à un public féminin - d'où le grand nombre de femmes scénaristes à Hollywood après l'avènement du parlant - sans pour autant heurter de front les hommes, décideurs ou spectateurs. Non seulement parce qu'il fallait essayer de satisfaire les deux sexes au box- office, mais aussi parce que les femmes, cibles privilégiées, apprécient mieux ces dualités textuelles, ces entre-deux, ces messages gris, elles qui sont socialisées à être constamment dans un rapport aux autres non pas pour soi mais pour autrui, en position de compromis, de conciliation... ou encore d'enjeu affectif33.

L'ambiguïté de Forfaiture était sans doute plus palpable en tant que telle pour la spectatrice que pour le spectateur. Celui-ci pouvait se complaire dans l'abnégation héroïque du mari, s'accusant d'avoir tiré sur le sinistre asiatique pour sauver sa femme ; compatir sans doute aussi avec la blanche et blonde victime de la barbarie orientale, lui pardonner son impatience à payer ses propres chapeaux ; applaudir enfin à la remise en ordre du procès, culminant dans l'arrestation publique et l'humiliation du vrai coupable. Ce serait cependant trop dire que pour un spectateur homme, seul le texte manifeste - et somme tout naïf - était perceptible ; à un niveau plus ou moins enfoui, la situation lascive devait l'émoustiller aussi... Pourtant l'essentiel du spectacle s'adresse aux femmes, tout ce qui se passe dans l'intérieur raffiné, luxueux du play-boy japonais, où l'on admire ses ivoires et son port gracieux du kimono. C'est là que le film met en place le « sous- texte » propre aux mélodrames populaires du XIXe siècle, une erotique perverse. Pour les ménagères de cette société soumise à l'éthique du travail et au plaisir différé - shopping et/ou sexe - Hayakawa incarne des rêves interdits.

33. MODLESKI 1987, p. 85-109, analyse les structures des soap operas télévisés en fonction de l'aptitude féminine, socialement et historiquement construite, à s'identifier à des points de vue opposés. Linda Williams fait un usage intéressant de ce concept dans son analyse de ce mélodrame d'une ambiguïté exemplaire qu'est Stella Dallas de King Vidor. « Autre chose qu'une mère » dans BURCH (éd.), 1994. Pour une approche plus générale de la question de la différence des « mentalités » féminine et masculine sous la règne du patriarcat, cf. HUDSON et JACOT, 1991.

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Palpable pour la spectatrice, disions-nous, mais à quel niveau de conscience ? Et qu'est-ce qui le prouve ? Notamment en l'absence de témoignages de femmes de l'époque, la critique étant à peu près

uniformément masculine aux Etats-Unis comme ailleurs34. Pour les théories de la réception, c'est là, bien entendu, la pierre d'achoppement de l'analyse textuelle du type Marchetti. Et certes, l'hypothèse d'un partage, dans l'imaginaire public, entre un discours masculin et blanc - manichéen, qui oppose la Loi patriarcale aux désordres féminin et exotique - et un discours de désirs féminins diffus, ambivalents, n'a été formulable que par l'analyste d'aujourd'hui. Pourtant, il est difficile de penser que cette latence textuelle n'a pas tenu un rôle au box-office américain. Et aussi dans l'intronisation du film par le public sophistiqué parisien, moins divisé selon les sexes, moins dupe du discours d'ordre, adepte du second degré « sadien » du Grand Guignol, sensible à l'ambiguïté au sens de « trouble ».

En ces débuts héroïques de Hollywood, et tout au long de l'époque dite classique, il semble donc que l'ambiguïté soit structurée ainsi autour de la ligne de tension centrale qu'est la différence de sexe, dont Leslie Fiedler nous a montrés de manière décisive le gouffre qu'elle représente depuis les origines de l'Amérique35. Autour des rapports de race aussi. Moins fréquemment, certes, mais à l'instar de ce qui se passe dans Forfaiture, il semble que leur représentation soit invariablement ambiguë. On sait que le fameux melting pot a pu fonctionner plus ou moins pour les ressortissants de l'Europe, mais que tout ce qui vint d'Afrique, d'Asie ou des autres Amériques est resté durablement à l'état de « grumeaux »... que le Hollywood classique n'a jamais pu prendre qu'avec des pincettes. Rien d'étonnant à ce que dans les années 1970, quand la conscience ethnique se développe comme jamais, La Prisonnière du désert ait tant inspiré la génération du « texte incohérent ». Film ambigu par excellence, il avait été conçu l'année même où tomba le célèbre arrêt de la Cour suprême ouvrant la voie à la déségrégation forcée des écoles et des lycées. Le compagnonnage malaisé entre le personnage de John Wayne, un ancien combattant sudiste, raciste, mais centre d'attraction du film, et un jeune homme qui se réclame d'un huitième de sang indien, est en résonance avec l'angoisse refoulée de l'Amérique blanche face au péril mortel des mariages

34. Le célèbre notice de COLETTE, 1975 ne parle que des avancées formelles du cinéma « de là-bas », comme il convient en France depuis Canudo et Delluc pour tout représentant de l'élite qui daigne se pencher sur le cinématographe. Cf. BURCH, 1994b.

35. Cf. FIELDER 1966 ; cf. aussi, pour le vécu moderne de ce gouffre, CARLANDER, 1973.

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mixtes et du métissage36. Et constater que ce sont des enjeux de parenté qui sont au cœur des craintes racistes des Blancs américains, c'est confirmer la primauté des rapports sociaux de sexe dans la dialectique sociale.

La Prisonnière du désert reconnaît à sa façon cette primauté, en reprenant le vieux récit du « rapt par les sauvages », en faisant de la femme l'objet et de la quête et du débat moral.

Avec l'arrivée du parlant, l'importance du public féminin et de tout ce que Hollywood fera pour l'attirer dans les salles37 continuera à être facteur d'ambiguïté. Et d'abord à travers le womens' film stricto sensu. Le mélodrame féminin est un genre ambigu par excellence : il analyse et déplore les injustices sociales, notamment celles qui affectent les femmes, tout en les pérennisant en tant que « condition humaine », à laquelle personne ne peut rien : « Le mélodrame ne propose pas de remplacer le patriarcat par autre chose de globalement meilleur ; le sujet (féminin ou masculin) ne peut rien attendre de mieux qu'une sorte d'adaptation à la culture dominante. Si l'espoir du changement subsiste, même les protestations les plus violentes du mélodrame n'appellent pas un changement radical38. » On songe à ces « films de femmes tombées » que sont Back Street, Jenny Gerhardt, Blonde Venus, Anna Christie, Susan Lennox : Her Rise and Fall, dans lesquels retour à l'ordre (ou fin tragique) peut contrebalancer mais jamais effacer les abus, les sacrifices, les vérités gênantes39.

A la même époque, une ambiguïté qu'on devine savamment contrôlée est offerte par deux scénaristes féministes, Anita Loos et Katharine Brush, dans Red-headed Woman (La belle aux cheveux rouges, Jack Conway, 1931).

Taillé taillé sur mesure pour Jean Harlow, le film met en scène cette

« blonde explosive » première manière, en aventurière sans scrupules.

Comme il était courant à l'époque, il s'agit d'un film mi-mélo, mi-

36. HENDERSON, 1980-81.

37. L'une des batailles essentielles que Hollywood avait dû mener tout au long des années dix pour créer un public de masse fut d'attirer dans les salles obscures les femmes de couches moyennes, par le contenu des films mais aussi par la sécurité et la discipline dans les salles et même par des primes (parfums, vaisselle) offertes aux spectatrices (door-prizes).

38. Cf. Robert LANG, 1989.

39. Linda WILLIAMS est l'auteur d'une étude inédite, Melodrama Revised, où elle montre de manière convaincante que tout film hollywoodien, y compris même le Sel de la terre

(Herbert Biberman, 1954), est en dernière analyse, un mélodrame... et donc ambigu ?

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comédie40, ce qui permettait souvent, dans ces années qui précédèrent la stricte application du Code Hays, au vice de triompher dans la bonne humeur.

Les premiers plans du film donnent le ton d'un féminisme individualiste qui défie le pouvoir masculin avec les armes à sa disposition : essayant une robe dans un grand magasin, Harlow se tient devant une baie lumineuse : « Can you see through this dress? » « I'm afraid you can, Madame » répond la vendeuse navrée. « I'll take it ! » Et la petite secrétaire sexy de rompre ensuite avec le minable bootlegger qui la « sortait » jusque-là, pour aller séduire son riche patron, l'acculer au divorce et l'épouser. Hélas, l'ascension sociale (qui en fin de compte lui importe plus que les richesses) sera bloquée par les snobs du milieu de son mari qui refusent de l'admettre parmi eux. La voilà partie pour New York, où elle séduit le beau-père ; et quand celui-ci la fera prendre en flagrant délit avec son chauffeur français (le jeune Charles Boyer) elle s'exile à Paris pour atteindre enfin la

« gloire », au bras d'un millionnaire octogénaire... Et avec, sur la banquette avant de la limousine qui l'emporte, Charles Boyer !

Ce film prend pour héroïne une femme moralement condamnable selon tous les critères alors en vigueur dans la société américaine, au nord comme au sud, à droite comme à gauche. Pourtant, le féminisme cynique de Loos qui fait de cette rousse une sorte d'ennemie publique dont le corps tiendrait lieu de mitraillette, aura le dernier mot... mais à Paris, où l'imaginaire américain sait qu'il n'y a jamais eu de loi morale !

En dépit de son immoralité ultime, le film aménage habilement des refuges pour la bienséance bourgeoise, grâce aux réticences moralisatrices de la confidente de Harlow, à la sincérité ingénue des bourgeois dont elle éveille les sens, et surtout à la très digne et très émouvante figure de l'épouse délaissée. A la fin du film, celle-ci se retrouvera à Longchamp, entre le mari, le beau-père et les enfants, pour contempler à bonne distance, à travers des

40. On ne mesure pas assez me semble-t-il à quel point le cinéma hollywoodien a toujours mélangé les genres, sans doute dans un esprit semblablement racoleur, même si à l'époque classique, un Hitchcock et quelques autres pouvaient en faire la substance de leur art.

Aujourd'hui, cela est devenu une banale stratégie de distanciation cynique, aussi bien dans la série populaire des Arme Fatale (Richard Donner) que dans un film d'auteur comme le malodorant Fargo des frères Coen.

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jumelles, le couronnement de « cette horrible femme »... La rousse rira la dernière avec la scène dans la limousine, mais la morale est sauve.

Ainsi, le public, sans doute majoritairement désapprobateur devant un tel comportement, peut prendre plaisir aux impertinences (et aux charmes) de Harlow, en même temps qu'il applaudit au triomphe de la vertu, avec

« déportation » de la garce vers un Paris fantasmatique et réunion de la famille nucléaire. Mais entre morale bourgeoise et guerre des sexes iconoclaste, le film aménage un troisième « tiroir » unificateur, le ressentiment de classe.

En cette même année de 1931, le caractère monstrueux de l'ennemi public incarné à l'écran par James Cagney est adouci par la description de ses origines pauvres, par la satire des riches profiteurs de la prohibition, par le pathétique de sa mort. La femme rousse bénéficiera de même de circonstances atténuantes liées à ses origines sociales. Les pointes de sympathie à son égard placées ici et là se cristallisent dans une scène émouvante où elle s'emporte contre le snobisme insultant des riches, ce qui devait lui faire bénéficier du ressentiment des petites gens des deux sexes à l'endroit de la classe des spéculateurs, deux ans à peine après le Krach. Et en même temps, une majorité de ces petites gens, hommes et femmes, partageaient sans doute les valeurs morales des riches...

La période 1944-1954 est marquée par des tensions sociales, des affrontements idéologiques encore plus forts qu'à l'époque du New Deal : les discours critiques affleurent plus près de la surface, dans la vie comme dans les films (rien qu'à Hollywood : grèves et lock-out, chasse aux

sorcières, liste noire...).

Or, c'est pendant ces dix années que vont s'épanouir deux genres, le film noir et le « film gothique » que je vois jumeaux, précisément parce qu'ils trouvent leur raison d'être dans l'ambiguïté que je tente de cerner ici. Celle- ci constitue sans doute l'un des traits pertinents de ce genre aux confins flous qu'est le film noir41 comme de nombreux chercheurs l'ont souligné

41. Nous parlons ici du film noir stricto sensu, que l'on fait naître avec Le Faucon Maltais (John Huston, 1940) et La Grande évasion (Raoul Walsh, 1941) mais qui ne s'épanouit qu'à partir de 1944 pour disparaître, affirme-t-on souvent, avec La Soif du mal (Orson Welles, 1956). On sait qu'à cette époque le «noir» contamine d'autres genres: le mélodrame {Mildred Pierce), le film de gangster {L'Enfer est à lui, White Heat, Raoul Walsh, 1949),

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dans des perspectives diverses - mais s' accordant généralement pour y voir soit un phénomène sui generis, soit un effet d'auteur42.

L'ambiguïté du genre se manifeste par exemple à travers ses récits en

flashback, où les dires du protagoniste sont souvent mis en doute ou démentis par la diégèse {Laura, Otto Preminger, 1944, Gilda, Charles Vidor, 1946, Détour), où les points de vue peuvent s'emboîter les uns aux autres selon diverses configurations de « flash-back », ceci de manière subtilement contradictoire et avec une liberté qui peut encore surprendre aujourd'hui : on songe par exemple au Médaillon (The Locate, John Brahm, 1946), où le noir est mâtiné de mélo. Un homme sur le point d'épouser une femme à qui on donnerait le bon dieu sans confession l'entend dénoncer comme une garce diabolique par une série d'hommes que le spectateur, cependant, trouve de plus en plus louches. Bien que la femme soit in extremis conduite à un geste (peut-être) criminel, le mystère de son « vrai » caractère demeure entier, susceptible d'un déchiffrage misogyne ou gynophile, au choix.

Même en l'absence de telles structures baroques, l'ambiguïté du film noir se manifeste dans les psychologies et comportements ambivalents des personnages : rappelons-nous simplement ce classique, Le Facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946) : une Cora à la fois mortellement dangereuse et profondément innocente, tant la franchise de son désir de réussite et de sécurité matérielle représente le banal credo de toute une société ; et Frank, homme à la fois viril et impuissant, bon et en même temps profondément coupable aux yeux de cette morale chrétienne proclamée par le titre, par l'omniprésent « poids de la fatalité » et par le dénouement tragique... morale cependant incarnée dans le film par une machine judiciaire cynique et inhumaine43.

Grâce aux nombreux travaux anglophones, nous avons une conception assez claire de la surdétermination socio-historique de cette dualité du film noir, né des bouleversements de la Deuxième Guerre, et qui s'éteindra au plus fort du maccarthysme, victime indirecte de la Liste noire et de la prudence tous azimuts que celle-ci a insufflée à Hollywood. George Lipsitz a montré comment le film noir exprime tout à la fois le désarroi des petites gens

Quand la ville dort, (Asphalt Jungle, John Huston, 1950) le western (Le Désert de la peur, Raoul Walsh, 1951), etc., et notamment par ses héros ambigus.

42. Par exemple, pour le premier, Cf. POLAN (1994) ; pour le second, BERGSTROM, 1993.

43. Cf. DE COTIGNIES, 1998.

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d'Amérique, pour qui l'après-guerre n'a pas tenu ses promesses, et la fameuse paranoïa de guerre froide, inventée de toutes pièces par les gouvernants (et à sa façon, par Hollywood) parce que nécessaire à la doctrine Truman44. Ainsi, un film noir, dans son temps, connote deux énoncés contradictoires, par les mêmes images, le même récit...

Dans les années trente, beaucoup de westerns, et même certains films de gangsters louchaient encore vers le public féminin45. Le film noir, en attendant le renouveau résolument masculiniste du western dans les années cinquante, sera le premier grand genre hollywoodien où s'exprime aussi fortement une subjectivité masculine. Le premier aussi - et le dernier - à exprimer, quoique de manière globalement pessimiste, celle de la classe ouvrière.

Depuis plus de vingt ans maintenant, d'innombrables chercheuses/eurs anglais(es) et américaines46 ont montré que l'ambivalence sexuelle des héros du film noir, ce côté louche, sans précédent dans le cinéma hollywoodien, qui fait surgir des relents homoérotiques et nécrophiles dans Laura, par exemple, est le symptôme d'une masculinité en crise. C'est un phénomène commun à tous les après-guerre, et pour les mêmes raisons : séparation d'avec les femmes et perte de contrôle sur elles ; promiscuité des casernes, avec angoisses homoérotiques ; sentiment de n'avoir pas été « à la hauteur » au moment du combat (la « couardise G.I. » n'est pas qu'un mythe) ; confrontation au retour avec des femmes à qui leur nouvelle autonomie a donné des idées d'émancipation ; et, pour les non-combattants restés au pays, honte secrète de n'avoir pas combattu... D'où ces héros qui exhibent leur virilité pour en imposer à leurs ennemis (généralement des vamps ou des invertis) mais chez qui cette virilité est constamment mise en doute, et qui vont de frustration en échec dans des films où le retour à l'ordre laisse si souvent un goût amer.

44. George LIPSITZ, 1982 (extraits dans Revoir Hollywood, op. cit.) La doctrine Truman (1947) opte pour la conquête des marchés extérieurs (et le blocage de la volonté révolutionnaire des peuples de l'Europe du sud et du tiers monde) plutôt qu'un effort volontariste de réduction des inégalités sociales en Amérique et dans le monde. Cf. l'œuvre de William Appleman WILLIAMS, et notamment 1972 et 1978.

45. Cf. mon analyse de L'Ennemi public dans ANDERSEN et BURCH, 1996.

46. Cf. les études de MODLESKI, HARVEY et DYER dans BURCH, op. cit. La meilleure somme en anglais jusqu'à ce jour me paraît être KRUTNIK, 1991. On peut également consulter KAPLAN, 1980. Pour une saisie étonnamment précoce de la dimension

psychosociale de la question, cf. DEMING, 1969 (écrit en 1950).

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L'apparition à la même époque d'autres genres marqués par une subjectivité féminine tout aussi intense, souvent portée par une voix off47, est sans doute liée elle aussi aux bouleversements de la guerre, quand tant de femmes au foyer sont amenées à travailler... et à se poser des questions nouvelles sur leur subordination dans le mariage ; et ceux de l'après-guerre, quand leur mise au pas, par la psychothérapie et la nouvelle consommation, sera comme une grande cause nationale48. Cette subjectivité féminine d'une intensité nouvelle aura d'abord été dramatisée en temps de guerre, notamment dans le home front movies, nouveau type de women 's films destinés à soutenir le moral des civils. Dana Polan a montré que ces films propagandistes sont souvent d'une linéarité exemplaire, dénués d'ambiguïté49.

D'autres, cependant, situés dans un « contemporain vague » et où ne résonnent qu'un écho lointain des épreuves de la guerre, reconduisent, sur un mode intensifié par la voix off et le flash-back, l'ambiguïté des mélos d'avant-guerre. Now Voyager {Une Femme cherche son destin, 1942), prêche à la fois la jouissance et l'abstinence, la désirabilité de l'homme nouveau, intelligent, doux, « continental », mais qui en fin de compte pèsera moins dans la balance que l'amour « entre femmes » (Bette Davis et sa fille adoptive). Sacrifice stéréotypé ou amour « pervers » qui défie le patriarcat50 ?

Mentionnons aussi The Hard Way (1943), mélo déjà mâtiné de noir, illuminé par Ida Lupino : une femme trop forte et qui fait peur aux hommes gère en manager le succès de sa sœur qui chante et danse et qui est très féminine ; trahie en amour et tourmentée par ses méfaits - elle a poussé un homme qui l'aimait au suicide - Lupino se suicide à son tour. Elle est le mauvais sujet du film, mais la spectatrice (le spectateur aussi, sans doute) ne peut que s'identifier aux ambitions et aux frustrations de celle qui raconte le film en flash-back sur son lit de mort et qui l'écrase de sa présence.

Mais à la même époque, un autre nouveau type de women 's film prend place aux côtés du film noir comme son exact pendant féminin. Il s'agit du film gothique, que Mary Ann Doane a désigné comme le « film de femme

47. Cf. SJOGREN, à paraître.

48. WALKER, 1993.

49. POLAN, 1993 et 1986.

50. Cf. JACOBS, 1981 ; et aussi BRITTON, 1992.

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paranoïaque51 ». Reprenant la thématique et la structure des romans noirs anglais à la manière d'Anne Radcliffe, ces films racontent l'histoire d'une femme qui épouse un séduisant inconnu pour s'apercevoir qu'il veut la tuer.

C'est par l'Angleterre, d'ailleurs, que ce genre, à la suite du succès du premier Gaslight de Thorold Dickinson, a gagné Hollywood, avec Rebecca et Soupçons de Hitchcock, puis le Gaslight de George Cukor (Hantises).

Après la guerre, il fleurira plus modestement que le film noir mais aura la vie plus longue (c'est un schéma courant de téléfilm encore aujourd'hui, alors que le noir ne revit que par pastiche). Ici le face à face homme-femme est plus radical que jamais auparavant à Hollywood. Bien que ce soit parfois par malentendu... en apparence, du moins.

L'ambiguïté du genre est programmée dès l'énoncé du sujet, ce mélange trouble de désir et de peur féminins, que l'on peut toujours ramener à l'Œdipe mais qui renvoie beaucoup de femmes à leur vécu dans le couple.

Notre identification à l'un ou l'autre partenaire est clivée par l'herméneutique même : l'héroïne a-t-elle raison ? a-t-elle compris le vrai secret de son mariage (du mariage lui-même, selon tant de films de Hitchcock : « Wedlock is deadlock52 ») ; ou bien est-elle effectivement folle, masochiste, frigide, etc. Et le mari est-il un meurtrier sadique ou un

gentil amoureux ? Et puis quoi qu'il en soit, tous les maris ne sont-ils pas des meurtriers sadiques ? Et toutes les épouses des frigides qui prennent l'acte sexuel pour une attaque meurtrière ? Dans les films qui donnent raison à la femme qui craint pour sa vie (Hantises, The Spiral Staircase, The Two Mrs. Carrols), même une fois la menace écartée, le soupçon demeure qu'elle appelait de ses vœux son sort tragique. Dans les films où elle se trompe (Rebecca, Soupçons, Le Secret derrière la porte) le doute persiste aussi, et sur les intentions du mari, et sur ses propres désirs. Pour Soupçons, on sait que Hitchcock a été contraint d'abandonner la fin originale du roman (où les soupçons sont fondés et où la femme accepte la mort par amour masochiste de son assassin). Mais le happy end abrupt et maladroit qu'il a aménagé fait que l'ambiguïté reste entière mais selon une axe

« moderniste » : soit Cary Grant se fiche de Joan Fontaine, soit Hitchcock se fiche de nous.

51.D0ANE, 1987.

52. Le jeu de mots est de James B. MacLaughlin. La phrase signifie à la lettre « le mariage est un impasse » mais deadlock évoque une étreinte mortelle.

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Quant au film de Lang, Reynold Humphries a montré la profonde perversité de ce texte où, pendant que la jeune mariée découvre un à un les signes inquiétants de la « folie meurtrière » de son mari, elle laisse elle-même toute une série de traces manifestes de son propre déséquilibre, sa « frigidité » et son désir de mort53.

Je résume mes hypothèses jusqu'ici : il y aurait eu une première forme d'ambiguïté jusqu'au début des années quarante, fruit des négociations entre les différents censeurs d'une part, les scénaristes et même des producteurs libéraux, progressistes, féministes, d'autre part. Cette négociation aurait toujours existé, au moins implicitement. Si 1934 constitue une rupture, ce serait dans le sens indiqué par Wood, 186 : « [les] prescriptions [du Code Hays], docilement acceptées par les studios et par le public, ne correspondaient ni aux films que les uns voulaient faire ni aux films que les autres voulaient voir54 ». Dorénavant, la négociation avec la morale dominante devient simplement plus explicite et plus subtile. Et l'ambiguïté qui en ressort s'apparente souvent à de la résistance au Code55.

A la fin des années trente intervient un changement décisif dans le « look » du film hollywoodien, une certaine rudesse de facture va disparaître, les techniques et les codes d'éclairage s'affinent, la piste sonore est mieux homogénéisée, tout va être plus « léché ». Avec l'aggravation des tensions sociales mentionnées plus haut, cette évolution interne surdéterminera l'émergence dans les années quarante d'une ambiguïté moins calculée sans doute dans les deux genres où elle règne suprême, « noir » et « gothique ».

C'est une ambiguïté qui est moins un compromis entre différents points de vue qu'un travail sur l'ambivalence du spectateur-sujet même. C'est une ambiguïté déjà présente dans certains mélodrames des années trente (Stella Dallas où Blonde Vénus, même Back Street, sont déjà des films très modernes dans ce sens). A Г encontre d'une ambiguïté à l'ancienne qui cherchait à ménager la chèvre et le chou, à courtiser tantôt les hommes, tantôt les femmes, tantôt les libéraux tantôt les conservateurs, à rassurer les censeurs par des affirmations contradictoires, l'ambiguïté des années quarante est donc plus « organique ». Dans le « noir » et le « gothique », tout au moins, le film s'adresse en priorité soit aux hommes, soit aux femmes, mais en tant que sujets clivés, socialement et psychiquement. Et c'est dans 53. HUMPHRIES, 1981.

54. WOOD, 1986.

55. Cf. Baxter, Eckert, dans BURCH (éd.) op. cit.

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cette époque de l'immédiate après-guerre que l'ambiguïté va commencer à être élevée, dans quelques films et même chez quelques auteurs, au statut d'analyse dialectique.

Dans son étude sur Taxi Driver, Robin Wood, évoquant « les conflits idéologiques qui sous-tendent le choc entre Scorsese et Schrader » suggère que « dans une certaine mesure le film [les] met en scène ».

Il est, d'autre part, clair que pour lui l'incohérence de ces films (qui «ne savent pas ce qu'ils veulent dire ») est idéologique et politique, elle revient à une incapacité à se positionner dans le monde, à choisir entre une attitude progressiste ou réactionnaire... Or l'« existentialisme » fascisant de Schrader est une expression de la « culture du narcissisme » issu des bouleversements des années soixante et soixante-dix. Ce « message-là », où il est sous- entendu que « Г auto-définition existentielle peut légitimement s'obtenir à n'importe quel prix en vies humaines », Wood l'évoque in extremis et avec dégoût, comme « moralement indéfendable, pernicieux et irresponsable ».

Certes. Mais c'est un énoncé qui, en soi, n'a rien ď incohérent.

Or, au cours de cet âge d'or hollywoodien qui va, grosso modo, de la fin des années trente à la fin des années cinquante, qui a donc vu naître et mourir le film noir et un certain film gothique, quelques auteurs ont élevé, dans nombre de leurs films, cette ambiguïté tendancielle au statut de représentation nullement incohérente mais bien dialectique, des contradictions fondamentales de la société américaine.

Tania Modleski a consacré un mince ouvrage à sept films d'Alfred Hitchcock qui m' apparaît comme un modèle d'analyse textuelle informée par les lumières de la psychanalyse et de la critique sociale féministe. Elle montre en quoi ces films - et potentiellement, je pense, la plupart des films parlants du maître - se nourrissent d'une ambivalence spécifique envers les femmes.56 Non analysé par Modleski, Mamie (Pas de printemps pour

56. SCHEIB (1976) avait déjà noté une autre ambivalence hitchcockienne : « II est rare qu'Hitchcock, surtout dans les films américains, cherche à montrer la société pour autre que répressive, stérile et fondée sur les inégalités et les contradictions - pour autre qu'un ordre maintenu par la force. Simplement, il fait en sorte que toute forme d'alternative, toute velléité de changement, soit perçu comme une véritable boîte de Pandore de forces sexuelles et sociales bien pire que les maux originaux. » N'est-ce pas au fond l'ambivalence du mélodrame lui-même ?

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Mamie, 1964), est pourtant un cas d'école. Tout en traitant le personnage central comme une malade à soigner et en la faisant brutalement prendre en main par Sean Connery, le film nous positionne sans cesse du côté de la femme, la construisant en victime de ce « James Bond » si raisonnable et si répressif. Il offre ainsi tout à la fois un regard moralisant et thérapeutique sur la protagoniste tout en privilégiant une identification à la victime de ce regard contrôleur.

Modleski repère ce type de matrice dès les premiers films parlants anglais : Chantage, où l'ambivalence concerne la responsabilité de la victime d'un viol qui a tué son agresseur, et Meurtre /, où l'androgynie mauvaise du meurtrier répond à celle, expérimentale et héroïque, de Г acteur-détective.

Ce discours ambigu autour de tous les grands motifs de la différence sexuelle et de la menace bisexuelle atteindra à sa plus grande complexité dans les années cinquante, avec Fenêtre sur cour et Sueurs froides...

Ce que Modleski nous a appris c'est que l'admiration à peu près universelle pour Hitchcock n'est pas due seulement au miracle de sa mise en scène ou à sa maîtrise des codes du suspens, mais à une constance bien plus riche : la transmutation de ce que l'on peut supposer être ses ambivalences personnelles, « auteuriales » en effet, via l'ambiguïté propre au texte hollywoodien, en une vision dialectique des rapports sociaux de sexes sous le patriarcat.

Je connais trop mal les années soixante à Hollywood - période très peu étudiée, semble-t-il, par les chercheurs anglo-américains. Mais il semble que ce soit bien une véritable rupture qui va intervenir au tournant des années soixante-dix et qui va entraîner entre autres l'apparition de F« incohérence » dont parle Wood. Les analyses de Délivrance et de Taxi Driver semblent indiquer que cette « nouvelle ambiguïté » qui apparaît alors est le fruit d'un compromis à l'ancienne manière. Sauf qu'elle est beaucoup plus sophistiquée, sans doute en raison d'une nouvelle intelligence idéologique, aussi bien chez les cinéastes de la film school generation, que dans d'importants secteurs du public, y compris populaires. Elle rend possible ces films brillants qui paralysent l'esprit, Délivrance, Taxi Driver, mais aussi, pour ne citer que quelques titres marquants, L'ExorcisteÇNilliam Friedkin,

1973), Network, Les Guerriers du Bronx, Les Yeux de Laura Mars.

Or, nous connaissons tous, depuis une dizaine d'années, un autre mode d'ambiguïté à Hollywood, ouvertement cynique et moderniste (ou post-

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