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ITINÉRAIRE PROVENÇAL

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Academic year: 2022

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ITINÉRAIRE PROVENÇAL

I

Chère Ariane, vous partez pour la Provence, où vous ne fûtes encore jamais et vous voulez bien me proposer d'y être, de loin, votre guide : « Dessinez-moi mon itinéraire. Dans ce pays qui vous est cher, faites-moi aimer ce que vous y aimez vous-même. N'écri- vez pas un volume ; une cinquantaine de pages me suffiront... »

Cinquante pages, et toute la Provence ! Comment, Ariane, voulez-vous que je m'en tire ? Enfin : essayons... Et, au seuil de ce promptuaire où i l va s'agir d'une province de France pour laquelle le passé est resté un passé vivant, plaçons, afin de créer tout de suite l'atmosphère, ces quelques lignes de Michelet : « L a Provence a hébergé tous les peuples, tous ont chanté ses chants, dansé ses danses. Les pâles et belles filles d'Arles, les vives filles d'Avignon ont pris par la main le Grec, l'Espagnol, l'Italien ; leur ont bon gré mal gré mené la farandole. Ils ont fait en Provence des villes grecques, mauresques, italiennes... Ce pays traversé par tous les peuples aurait pu oublier davantage ; mais non, i l s'est obstiné dans ses souvenirs... Sous plusieurs rapports, i l appartient à l'Italie, à l'antiquité. »

Regardons maintenant la Provence sur la carte... Quelles frontières magnifiques, dans leur simplicité et leur diversité ! A l'Occident, l'un des fleuves souverains de l'Europe ; au M i d i , une mer millénairement civilisée ; à l'Est et au Septentrion, tout un jeu de montagnes aux altitudes étagées, aux ramifications capricieuses.

Rhodanienne, méditerranéenne, alpestre, les frontières naturelles de la Provence l'enceignent parfois despotiquement. L e tableau dépend du cadre. Microcosme de la création, le royaume provençal concilie des contrastes ; son harmonieuse complexité laisse dans la mémoire un souvenir comparable à celui qu'y laisse une symphonie.

Avant de vous mettre en route, Ariane au nom prédestiné,

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I T I N É R A I R E P R O V E N Ç A L 441 tressons votre « fil conducteur ». Nous sommes, vous et moi, des

« franchimands », c'est-à-dire des gens du Nord : ce sera donc par le Rhône que nous entrerons en Provence. Nous suivrons le cours du fleuve, et, jusqu'à ses embouchures, visiterons le.s régions que sa rive gauche arrose : Comtat-Venaissin, Arlésie, Camargue, Crau. Ensuite, par le littoral, nous gagnerons Marseille, que nous quitterons pour rôder dans A i x et dans la campagne aixoise.

Puis le littoral derechef, c'est-à-dire Toulon et la Côte d'Azur, d'Hyères à Menton. Après quoi nous pénétrerons dans la mon- tagne, et, ayant atteint les points culminants des Alpes-Maritimes, nous redescendrons à travers la Haute Provence jusqu'au con- fluent du Verdon et de la Durance, que nous remonterons jusqu'à Sisteron, notre porte de sortie.

Notre porte d'entrée, où sera-t-elle ? — L a Provence rhoda- nienne est précédée par un long « vestibule », qui la présage. O ù ce « vestibule » commence-t-il ? A en croire le félibre Roumanille, L y o n serait « la porte de soie et d'or » de la Provence. Je suppose que Roumanille fait de L y o n la porte de la Provence parce que c'est à L y o n que le Rhône se laisse subitement aimanter par le Sud.

D u temps où l'on descendait le Rhône en bateau, si l'on s'embar- quait à Lyon, l'on n'avait qu'à se laisser porter par le courant du fleuve. Jadis, les meilleurs nautoniers du Rhône n'étaient point Provençaux ; on les recrutait dans une bourgade de la rive droite, à Condrieu. E n vérité, c'est de Condrieu que, idéalement, je vous conseillerais de partir, sur l'une des grosses barques « condrillotes » qui sillonnaient le fleuve, aujourd'hui désert. Pourquoi pas sur la barque que chante Mistral dans le Poème du Rhône et qui a pour romanesques passagers le beau Guilhem, prince d'Orange, et la petite Anglore, la mystérieuse Fée des Eaux ? E n compagnie de ce couple né de l'imagination et de la foi d'un poète de génie, vous verriez peu à peu, entre la rive « Empire » et la rive « Royaume », le Dauphiné devenir la Provence. Vous guetteriez les premiers cyprès vers Valence, où le ciel se transfigure parfois en coup de théâtre. I l s'illumine, s'approfondit et abandonne ses bleus ardoisés pour arborer ses bleus céruléens. — Et c'est autour de Montélimar qu'apparaissent, encore grêles et manquant un peu de confiance, les premiers oliviers, les premiers amandiers...

Les véritables Portes de la Provence approchent. Elles sont deux ; l'une, œuvre de la nature, l'autre, œuvre de l'homme. Voici l'étranglement de Donzère, ses roches abruptes entre lesquelles

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le Rhône se précipite « comme un taureau » ; et voici, « porte sainte et couronne de la terre aimée », le pont Saint Esprit, qui fut long- temps, avec le pont d'Avignon, le seul qui franchît le Rhône, entre L y o n et la mer. Vieux de neuf siècles, ce pont roman atteste que

« les frères pontifes » qui l'édifièrent étaient les disciples et les égaux des bâtisseurs romains.

Etes-vous maintenant en Provence ? Non. Vous êtes dans le Comtat-Venaissin et, à en croire les Provençaux pur-sang, le Comtat Venaissin n'est qu'une pré-Provence. Certes, la Provence monar- chique, telle qu'elle exista de Louis X I à Louis X V I , pas plus qu'elle n'englobait le Comté de Nice, n'englobait ce Comtat ; cependant, cinq cents ans sont peu de chose, et la Provincia romaine, qui baptisa la Provence, est vieille de plus de deux mille ans. Elle règne toujours ici par de grands vestiges. Ils vous accueilleront tout le long de votre voyage. Que de fois aurez-vous, du Rhône aux Alpes, l'illusion d'être en Italie ! Demain, en Avignon, ce sera l'Italie des papes. Aujourd'hui, quittons le fleuve et allons finir le jour à Orange. Rome vous y attend.

D'Auguste à Constantin régna dans la Gaule « la Paix Romaine ».

Pour ses vétérans, pour ses colons, pour les autochtones, — dont la latinisation, par la langue, les lois, les mœurs, fut rapide, — Rome éleva des monuments. Leurs proportions colossales, leur solidité massive proclament une imperturbable volonté d'annexion, d'adop- tion : « Nous sommes ici pour toujours. Ce pays, nous le faisons nôtre. Voyez notre force ; et voyez nos bienfaits... » Aujourd'hui, la petite ville d'Orange ne se différencierait point de ses voisines sans son théâtre, sans son arc de triomphe. Il n'y a pas, en Italie, un théâtre antique comparable à celui-ci, et cet arc de triomphe rivalise avec ceux du Campo vaccino.

Tout le long de l'année, le théâtre est en léthargie. I l se réveille l'été, lorsque l'on y donne des représentations nocturnes, que le lieu et l'heure magnifient. J'ai assisté jadis à ces « chorégies », quand de grandes œuvres y étaient confiées à de grands interprètes. Je revois en face de l'immense « M u r », l'immense public, comblant de la base au faîte les gradins lovés dans la colline ; et, au-dessus de celle-ci, l'immense ciel criblé d'étoiles. Dans sa pathétique nudité, ce M u r n'a plus d'époque, n'a plus d'âge. Selon l'œuvre représen- tée, i l se métamorphose mystérieusement : le voici grec avec Œdipe et Prométhée ; romain avec Horace et Jides César : roman-

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I T I N É R A I R E P R O V E N Ç A L 443 tique avec Hamlet et les Burgraves. Et je ne doute pas que, demain, il ne fasse siennes des œuvres d'aujourd'hui : Y Electre de Giraudoux, le Soulier de satin de Claudel, la Reine morte de Montherlant.

Arausio était une ville de garnison : César l'avait donnée aux vétérans de la I Ie légion ; et i l est fort probable que, sur ce théâtre, alors surchargé de stucs, de marbres, de statues, les représentations' ne devaient en rien ressembler à celles d'à présent. Jamais, on peut le gager, ce théâtre malgré ses restaurations ne fut aussi beau.

On a beaucoup restauré aussi à Vaison, qui, dans le voisinage d'Orange, ville plébéienne, était une petite cité patricienne. Vaison fut longue à se laisser désensevelir, et ce n'est que d'hier* qu'elle se fait fièrement appeler Vaison-la-Romaine. Son véritable trésor est un trésor de sculptures. Les plus belles furent razziées par les musées d'Europe ; toutefois, ce qui demeure atteste l'opulence des premiers occupants, et leur culture raffinée.

N'ai-je pas eu tort de vous promettre l'Italie des papes en Avignon ? A h ! comme la présente Avignon est française ! Par ses mœurs, par son animation, par son tempérament ; et, aussi, somme toute, par son architecture. Certes, lorsque vous franchirez la place qui s'étend devant le palais, lorsque vous vous trouverez devant Notre-Dame-des-Doms, vous penserez à Ferrare, à Flo- rence. Mais ce palais lui-même, ces églises, ces chapelles de con- fréries et tant de beaux vieux hôtels ne sont-ils pas de chez nous ? Comme, aussi, des édifices plus récents, parfois peu heureux, qui datent de la I I Ie République, laquelle a percé (et baptisé) la large rue inexorablement droite qui coupe cruellement la ville en deux.

« LTsle Sonnante » de Rabelais a beaucoup souffert des démo- lisseurs. L a disparition partielle de ses remparts n'est point par- donnable. Toutefois, le grand passé d'Avignon offre toujours des témoignages impérissables. A u tournant du fleuve, qu'il surplombe sur sa rocca athlétique, le palais des Papes, comme l'abbaye du Mont Saint-Michel, comme le couvent de Saint François à Assise, compte parmi les monuments « hors série » qui, nés de la main de l'homme, se sont, avec le temps, incorporés à la nature. Ce palais ne se conçoit pas ailleurs. Construit par des pontifes pour la plupart français, i l n'a rien d'un édifice importé ; aussi « indigène » que le

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Parthénon sur l'Acropole, que Notre-Dame dans l'île de la Cité.

L'intérieur de l'édifice mérite assurément votre visite ; mais i l s'en dégage assez vite une impression de mélancolie d'autant plus frappante que Avignon est toute vie, expansion, gaîté. Les jeux violents du mistral (patientez, vous aurez affaire à lui...) permettent peu aux Avignonnais l'engourdissement, l'apathie. Ici, l'oisiveté n'engendre pas la somnolence ; la paresse même y a quelque chose d'effervescent, de pétulant. L e charme d'Avignon est double, en ce sens que la vie d'aujourd'hui et la vie d'autrefois s'y harmonisent, s'y apparient. Privilège qui n'est pas réservé, vous le verrez, en Provence, à la seule Avignon.

Les sortilèges du passé vous retiendront dans les rues Banasterie et Joseph Vernet, restées très « ancien régime », toutes bordées de vieilles demeures. L a plus belle est l'hôtel Villeneuve-Martignan, aujourd'hui musée Calvet. Entrez dans son jardin, que vante Sten- dhal : « Jardin solitaire, où i l y a de grands arbres. I l règne en ce lieu une tranquillité profonde. L'âme, déjà à demi séparée des vains intérêts du monde, est disposée à sentir la beauté sublime. » Les collections du musée Calvet sont parmi les plus riches et les mieux logées de nos collections provinciales. Elles assemblent de très précieux Primitifs, et, entre autres mémorables tableaux, la Nymphe endormie de-Chassériau, digne d'être égalée aux plus beaux « nus couchés » de l'école vénitienne.

L e Musée quitté, allez retrouver, sinon « les vains intérêts du monde », du moins ses plus aimables attraits, en ces heures de fin d'après-midi qui lâchent, dans la déjà nommée rue de la République, des essaims serrés de jeunes Avignonnaises, jubilantes de bonne humeur. L a plupart sont hardiment bien bâties, sur un très bon modèle, et l'on peut s'amuser (j'ai joué à ce jeu) à les métamorphoser par l'imagination en nymphes, en bacchantes... Pourtant, ne laissez point venir la nuit. I l est, en Avignon, un heu où je vous invite d'aller au moment du coucher du soleil. C'est le jardin aménagé au-delà du palais papal, au point le plus élevé du rocher des Doms.

On y parvient par une longue allée déclive, sous un tunnel de belles yeuses. D'autres arbres, sur la plate-forme, font d'heureux premiers plans à des échappées ouvertes sur de vastes vues que l'on peut, elles aussi, qualifier stendhalienement de « sublimes ». A l'Est, la fertile plaine du Comtat, dominé par le solennel mont Ventoux.

A u Nord et au Sud, le Rhône. I l se jette de tout son élan sur Avignon, et contourne, juste à nos pieds, la roche en à-pic qui nous porte.

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Admirez-le, ce fleuve indomptable, faisant son bruit puissant d'armée en marche. I l semble fourmiller de cuirasses et de bou- cliers, que les traits horizontaux du soleil frappent et ensan- glantent... Et, au-delà du fleuve, en terre « Royaume », vous aper- cevrez, faisant pendant aux monuments d'Avignon, les monuments de Villeneuve. Leurs pierres ont la couleur délicate et charnelle de la rose-thé. Vous les reconnaissez : elles posèrent pour Corot.

Demain, avant de quitter Avignon, vous irez à Villeneuve.

Maintenant, allez prendre un repos bien gagné, près de la défunte porte de l'Oulle, dans un hôtel de bon vieux style. Sa cave, naguère, possédait une collection exemplaire des excellents vins de la région : Tavel, Hermitage, Château-neuf des Papes, etc..

Hélas ! le lendemain, Ariane, je vous le prédis, le mistral possédera Avignon. U n mistral intégral ! E n votre honneur, le musculeux démon soufflera de tous ses poumons. Sine vento venenosa, cum vento pericolosa, disait-on d'Avignon, au temps des Papes. Les Anciens avaient fait du mistral un dieu. Purifiant l'espace, ce dieu exalte follement la lumière. I l désépidermise en quelque sorte la chair du ciel, dont l'azur, de l'horizon au zénith, brille d'un éclat cruel qui donne au regard l'impression d'être en contact avec de la glace. L'azur d'avant le premier jour de la Création.

Pourtant, le mistral, qui semble un ennemi, est un bienfaiteur. O n peut se fier à ce « mange-fange » pour nettoyer, pour assainir, et, aussi, pour compenser, par ses violences rafraîchissantes, les brûlantes violences du soleil.

Votre première rencontre avec le mistral vous fera si peur que vous refuserez de vous hasarder sur le pont suspendu qui, u n peu en aval du fameux pont Bénézet (celui où l'on danse), franchit le Rhône. Vous renoncerez à Villeneuve et entreprendrez, vers l'Est, l'exploration du Comtat. Grâce aux rideaux de cannes et de cyprès qui bordent les routes, vous pourrez croire que le mistral a cessé de souffler ; et i l ne sera presque plus sensible lorsque vous attein- drez l'Isle-sur-Sorgue, charmante petite cité où, sous d'épais pla- tanes, frétillent les cinq bras de la rivière Sorgue. Les usines, hélas ! en ont exilé les truites. Après quoi, en touriste docile, vous irez vous pencher sur le lac couleur d'aigue-marine qui creuse sa cuve

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sous le vertigineux surplomb d'un colossal rocher doré... Mais la Fontaine de Vaucluse, que l'on soit sensible ou non au prestige de Pétrarque, est, malgré sa renommée, un « site » quelque peu déce- vant : trop de guinguettes ourlent ses lisières. N'est-ce pas, Ariane, les beautés de la nature, lorsque cette nature ne règne plus en sou- veraine absolue, ne nous disent rien...

Vous voici engagée dans cette plantureuse campagne carpen- trassienne qu'une bulle pontificale nomme « l'Enclos des Délices ».

Lorsque les papes eurent regagné Rome, ce fut à Carpentras que résidèrent leurs légats. Ils fortifièrent la ville. Ces remparts furent stupidement détruits au siècle dernier. Les légats s'étaient logés au centre de la cité. Leur palais, qui date du XVIIe siècle, a conservé, à l'extérieur, sa noble allure. Mitoyenne du palais est l'église Saint- Siffrein, ci-devant cathédrale. A son ombre gothique, allez dénicher l'arc romain qui gît dans une cour où i l fut oublié pendant des siècles . Zébré de vert par la lèpre des moisissures, i l semble taillé dans un immense morceau de gorgonzola, quelque peu rongé.

Que de choses belles, curieuses ou gracieuses pourrais-je encore vous signaler dans Carpentras ! Ses baroques chapelles de Pénitents ; ses demeures anciennes surgies aux tournants de petites rues sinueuses ; sa synagogue où rien n'a été touché depuis trois cents ans ; sa bibliothèque : F « Inguimbertine », rivale de la

« Méjanes » aixoise ; enfin, son splendide Hôtel-Dieu, noble bâti- ment du x v me siècle, l'un des plus beaux que je connaisse en France ; parfait par sa façade, par ses sculptures, par son escalier monumental, par sa pharmacie où rien n'a été touché : boiseries, faïences, verreries, cuivres, carrelages, le tout entretenu « dans son neuf » par les religieuses qui vous y accueillent parmi les bouquets...

Aimable petite Carpentras, qui, les jours de marché, prend l'aspect d'une vaste corne d'abondance, débordante des légumes et des fruits que sa campagne produit ! Contemplez-là, cette campagne, dominée par le mont Ventoux, la première, pour vous, des grandes divinités minérales qui veillent sur la Provence et en rythment la beauté. Je l'ai vu couronné de neige rose ; aujourd'hui, i l a les teintes onctueuses du plumage du ramier, et l'œil s'y caresse comme la main à du velours.

Autour du Ventoux, dans une région tantôt accidentée et aride, tantôt plate et féconde, maints bourgs sont épars qui vous attendent pour vous faire entrer dans l'intimité de ce beau Comtat : —Pernes, où trois cents familles, pendant quatre cents ans, constituèrent une

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ITINÉRAIRE PROVENÇAL 447 petite aristocratie : leurs hôtels sont toujours là, devenus hospice, halle, mairie, cinéma, comme sont encore là vingt vivantes et ja- santes fontaines. Vénasque, qui a pris son nom d'un temple de Vénus (aujourd'hui baptistère) ; Malemort, où subsiste, déchue, la seigneuriale demeure d'été des légats ; Sault, que vous atteindrez par la grandiose gorge de la Nesque ; Banon, toute odorante de truffes et prodigue de fromages de chèvre... Et vous voici parvenue aux abords du Luberon, qui fait frontière entre le Comtat et la Provence. Ce long et épais massif boisé de formation géologique très ancienne est hanté de sangliers et de renards, et parfois, dans le haut du ciel, i l lance, comme le Parnasse grec, des aigles. Là encore, d'antiques bourgades méritent que vous alliez jusqu'à elles : Ménerbes, Oppède, Buoux, Bonnieux, Gordes au pied de laquelle, dans une gorge profonde, gît, comme un secret, la belle abbaye romane de Senanque ; Roussillon, dominant un éden de vergers dont la terre d'argile rouge a les couleurs des succulentes confitures fabriquées à Apt, rêveuse petite sous-préfecture qui conserve le corps et le voile de la Mère de Marie.

D u cœur du Luberon, par Lourmarin, — dont le château exemplairement restauré est peuplé de poètes et de peintres, — vous atteindrez la Durance, cette « maîtresse débraillée du Rhône ».

Fort redoutée, hier, des riverains pour ses brusques « sautes d'humeur », la Durance, grâce à un savant système d'irrigations, a fait désormais de sa large vallée le ventre d'une Cybèle nourri- cière : les melons de Cavaillon, les asperges de Lauris ne sont pas moins réputés que les fraises de Carpentras. Vous conviendrez, Ariane, que l'idée que l'on se fait dans le Nord d'un Provençal enclin à la paresse s'accorde mal avec le travail astreignant qu'exige la prospérité de ces vastes « maraîcheries ».

...Mais si nous flânons ainsi dès le début de notre promenade, jamais nous n'arriverons au bout !... Cependant, est-ce seulement pour visiter des lieux célèbres que nous nous mîmes en route ? Dans ce cas, filons droit sur le Rhône, vers une ville qui, bien malgré elle, a donné au monde une idée trompeuse de la Provence ; c'est Tarascon.

A coup sûr, Tartarin est un Provençal ; mais l'idée générale- ment admise que tous les Provençaux sont des Tartarin est très fausse. Je laisse la parole à un enfant du pays : « Malgré les appa- rences, écrit le poète Joseph d'Arbaud, le Provençal ne se

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livre pas pleinement. Sous ses allures vives et hardies, i l reste réfléchi ; i l ne dit que ce qu'il veut dire... Mais le Provençal exagère ? Comme son ancêtre grec, comme son vieil ennemi l'Arabe, le Provençal est conteur et aime à entendre conter. I l se plaît aux proportions d'une histoire qu'il adopte ; i l fait sa partie dans un jeu subtil, enchante son auditoire, et n i l'un n i l'autre ne sont dupes. E n revanche, i l éprouve une répugnance extrême à livrer son émotion, à dévoiler le fond de lui-même. Sa pudeur, à cet égard insurmontable, est cause de bien des méprises... I l est des Provençaux fermés, réservés et taciturnes... » Les Provençaux n'ont pas à être défendus : ils s'en chargent parfaitement eux- mêmes. Aux personnages d'Alphonse Daudet, poussés à la cari- cature, s'opposent, dans la littérature d'aujourd'hui, ceux de Charles Maurras, d'Edmond Jaloux, d'Alexandre Arnoux, de Jean Giono, d'Armand Lunel, d'Henri Bosco ; dans la littérature d'hier, ceux de Paul Arène, et, cela va sans dire, ceux de Frédéric Mistral. Vous êtes maintenant dans son pays où vivent à jamais les êtres qu'il mit au monde et que son génie lyrique n'a point transfigurés, mais révélés.

Nous voici au seuil d'une terre toute mêlée de légende et d'histoire ; une terre qui ne consent point à méconnaître un grand passé que perpétuent les traditions, les mœurs, l'aspect physique et le comportement spirituel de l'habitant. Arles (et le royaume d'Arles) est le sanctuaire de la Provence.

Je vous conseille d'arriver en Arles la nuit et de dédier votre première promenade à l'Arles romaine. Engagez-vous dans la ville presque déserte. N e vous préoccupez point de chercher les monuments ; laissez-les, au caprice de vos pas, surgir devant vous comme autant de spectres. Les clartés pâles de la lune accuse- ront les profondeurs de l'ombre et enroberont ces grands corps mutilés d'une paix solennelle. Ainsi vous apparaîtra le Théâtre gréco-romain et ses deux divines colonnes jumelles ; ainsi vous apparaîtront les massives Arènes, qui, dans la cendre humaine que vous foulez, ont l'air enlisées, comme un vaisseau à demi sombré. Fatalement, votre exploration vous portera jusqu'au Rhône.

Immense et vide, i l gronde furieusement dans sa prison de digues

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I T I N É R A I R E P R O V E N Ç A L 449 modernes et semble survoler le taciturne palais où Constantin, avant d'élire Constantinople, rêva de faire d'Arles la capitale du monde latin. Une fois de plus, écoutez Mistral : « A cette heure, tu es moissonneuse, Arles ! et, couchée sur ton aire, tu rêves amoureusement de tes gloires passées. T u étais reine alors, et mère d'un si beau peuple de navigateurs que le mugissement du vent ne pouvait traverser l'immense flotte de ton port... » U n port ? Oui, Ariane, Arles naquit de l'union du fleuve et de la mer. Len- tement, de siècle en siècle, les alluvions du Rhône comblèrent la lagune qui s'étendait au pied du plateau arlésien. Creusés dans cette lagune, de profonds chenaux conduisaient les vaisseaux jusqu'en un havre à la fois commerçant et guerrier. Dans ses arsenaux furent construites les galères grâce auxquelles César défit Pompée.

Ferai-je ici l'histoire d'Arles ? I l y a tant d'Arles en une seule ! Une Arles ligure, une Arles phénicienne (qui n'ont pas laissé la moindre trace) ; une Arles grecque ; et cette Arles romaine. Arles s'est appelée « L a Rome des Gaules ». Elle a compté cent mille habitants. Elle fut ce que Marseille est aujourd'hui. Tant que le trafic ne se faisait que sur la mer et les neuves, elle reliait la Médi- terranée aux mers du Nord, à l'Océan. Et il y a une Arles chrétienne ; il y a une Arles médiévale... Mais gardez-les pour une promenade au grand jour. S i vous vous aventuriez jusqu'aux Alyscamps, j'aurais peur pour vous, seule vivante, en pleine nuit, parmi les troupeaux de fantômes qui encombrent l'un des plus vieux champs- élysées d'ici-bas. Regagnez donc votre hôtel ; les deux colonnes robustement cannelées auxquelles i l s'appuie — elles proviennent du Forum — veilleront sur votre sommeil et l'illustreront de songes romains...

... Comme i l fait beau !... Enivrez-vous de cette immortellement jeune lumière ! Vous l'avez déjà entendu dire : « L a Provence est le Royaume du Soleil ». Des Alpes au Rhône et du Rhône à la mer, il confère à ce pays sa souveraine unité, son apollonienne beauté.

Je vous conduis place de la République. Les monuments qui l'enceignent font d'elle une petite sœur, fort ressemblante, des places de la Ville Eternelle. Sa forme est née de la naumachie qu'elle surplombe (il y a aussi une Arles souterraine). Comme les places de Rome, celle-ci a son obélisque. Son noble Hôtel de Ville est un municipio. Voici deux églises chrétiennes. Vous entre-

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rez tout à l'heure dans l'une, aujourd'hui musée lapidaire ; l'autre est Saint-Trophime. Sa façade, son cloître, sont trop fameux pour que je vous les vante. Ce chef-d'œuvre incontestable de l'architecture romane est, par consanguinité, un chef-d'œuvre attardé de l'art romain.

L a basilique succède en ce lieu à une chapelle qu'un mission- naire de Saint Pierre consacra à « la Mère de Dieu encore Vivante... » Oui : c'est une légende ; mais les légendes ne sont-elles pas les plus éloquentes lettres de noblesse d'une cité ?... De la légende passons à l'histoire. D u temps du « Royaume d'Arles », qui dépen- dait de l'Empire germanique, c'est dans Saint-Trophime que les empereurs d'Allemagne se faisaient couronner ; et cette couronne arlésienne, Charles-Quint, quatre siècles après Frédéric Barbe- rousse, vint la revendiquer. Quant à Trophime, ayant évangélisé la région, i l mourut en Arles, et, enterré aux Alyscamps, y multiplia les miracles.

Les Alyscamps... Une page énamourée de Maurice Barrés a fait, de loin, pour vous, de ce champ de repos un champ de poésie.

Hélas ! Ariane, je crains que vous ne soyez un peu déçue ! Que reste-t-il de ce cimetière dont l'origine se perd dans la nuit des temps ? Q u i fut cimetière païen, et où les premiers chrétiens étaient ensevelis dans des sarcophages aux parois sculptées de faux dieux ? Pendant six cents ans, des légions de trépassés, pour l'atteindre, se confiaient au Rhône, liés à des planches et les dents serrées sur l'obole des fossoyeurs. Spécialisés dans cette pêche macabre, ceux-ci tiraient les morts au rivage et leur trouvaient place dans ce campo-santo démesuré, qui s'étendait sur des lieues, -de part et d'autre de la Voie Aurélienne.

Les promesses de repos éternel que garantissait ce cimetière ne furent pas tenues. Les tombes des Alyscamps, profanées, allèrent peupler des glyptothèques dans toute l'Europe. Aujour- d'hui encore, des barques, dit-on, sont naufragées dans le Rhône, lourdes de sculptures volées aux Alyscamps, sous le règne des Valois. I l fut un temps où le cimetière était plus grand que la ville : Arleas ditior sepulta quam viva... Aujourd'hui, l'endroit est de ceux qu'il faut regarder avec la collaboration de l'imagination.

« — Arles est donc une ville morte ? me direz-vous. Vous me promenez dans un tombeau ! » N o n , Ariane, Arles est une ville fort vivante ; mais son passé commande sa vie présente, i l coule

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ITINÉRAIRE PROVENÇAL 451 dans ses veines ; i l fait la noblesse de son sang. Vous avez vu, au Louvre, la Vénus d'Arles. Trouvée dans le sol du théâtre, elle fut offerte à Louis X I V par courtisanerie. A Versailles, Girardon lui refit un nez, des bras et offensa ce beau marbre grec par maintes retouches détestables. U n moulage de cette Vénus, pris avant ces attentats, est conservé dans le musée lapidaire. Or, n'en doutez pas : la beauté « des pâles et belles filles d'Arles », lorsqu'elles sont de bonne lignée, est un héritage ; c'est la beauté grecque, la beauté d'Ionie. Ecoutez le félibre Aubanel : « O douce Vénus d'Arles ! O fée de jeunesse ! T u fais la beauté de nos filles et la santé de nos garçons. Et leur sang toujours vif, toujours chaud, est ton sang... » Dans ce même musée, vous verrez une autre statue, bien plus ancienne que cette Vénus : une représentation de Mithra, le Dieu-Soleil auquel l'antique Orient dédiait les tauroboles.

Or, là encore, n'en doutez pas : les courses de taureaux que l'on donne aujourd'hui dans les Arènes sont la survivance millénaire du culte mithriaque ; et les jeunes hommes de la « Nation Gar- diane » qui se vouent en Camargue à l'élevage des taureaux sont les authentiques descendants des prêtres de Mithra. Ils n'ont pas eu à choisir leur destin : « Songeons que, avant-coureurs, nos an- cêtres coururent pour nous... Si nous possédons cette ter-re, ô frères, c'est que nos aïeux l'ont eue... Toutes nos vivaces énergies nous sont venues d'eux... » Quel aède chante ainsi ? Mistral, qui, de son vivant, inaugura sa propre statue en Arles et y fonda le

« Museon arlaten », émouvant reliquaire d'une race dont le Félibrige ranima la conscience et la foi.

Une pléiade de poètes, voici bientôt cent ans, fit, pour la langue d'oc, ce que la Pléiade de notre Renaissance avait fait pour la langue d'oil. L a Pléiade occitane eut son Daurat en Roumanille, son Ronsard en Mistral, son Joachim du Bellay en Aubanel.

Pour eux, i l ne s'agissait point de ressusciter un cadavre, mais de faire d'une langue toujours parlée par autant de gens qu'il y en avait pour parler grec du temps d'Homère, une langue écrite que ces gens pussent lire et adopter. I l s'agissait de réhabilitation, de maintenance. Une grande œuvre servit ce grand dessein :

l'immortalité de Mireille garantit, en quelque sorte, l'immortalité de la Provence. « L'existence d'une langue et la réalité d'une race sont étroitement liées, et un pays perd son âme si la langue vient à s'effacer... » Les félibres — c'est l'un d'eux que je cite — ont rendu son âme à leur pays.

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Arles est aujourd'hui la capitale d'une région rurale, pastorale.

A u nord de la ville, de beaux vergers d'oliviers et d'amandiers — vous les connaissez par les peintures fiévreusement fidèles de Van Gogh, — se déploient jusqu'à la petite chaîne des Alpilles, aux agiles et délicates découpures. Dans ce paysage bucolique se dressent les « Antiques » de Saint Rémy : un arc et un mausolée dorés comme des brioches. Ils survivent, presque intacts, à la ville romaine de Glanum, que l'on commence de déterrer. Peine que l'on n'eut pas à prendre pour les ruines des Baux, qui, non loin de là, cadavres sans linceuls, gisent à ciel ouvert sur un escarpe- ment de roches « dantesques ».

Résidence et repaire d'une puissante famille féodale, siège d'une Cour d'Amour célèbre, la ville des Baux qui compta cinq mille âmes fut rasée par Richelieu. Quatre siècles après leur destruction, ses ruines crient toujours de détresse, comme crient les ruines martyrisées de nos guerres. Elles ne semblent pas encore avoir accepté d'être mortes. Est-ce pourquoi je n'ai jamais eu beaucoup le courage, malgré le pouvoir évocateur de ces lieux, d'y prolonger mes séjours ? J'y éprouve un cruel serrement de cœur. I l tient peut-être aussi à ce que les Baux sont aujourd'hui aménagés pour le Tourisme. Une vie parasitaire les occupe, profanent leur solitude, leur abandon.

Peu distantes des Baux, les ruines de l'abbaye fortifiée de Montmajour, elles, sont aussi peu que possible « touristifiées ».

Construits dans une pierre aux blancheurs marmoréennes, ces bâtiments conventuels donnent une fière idée du pouvoir temporel des bénédictins qui en furent longtemps les maîtres...

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Jusqu'à présent, je ne vous ai guère parlé que du passé romain de la Provence. Mais la Provence n'est pas seulement le berceau de notre civilisation ; elle est aussi le berceau de notre religion.

L e moment est venu de vous conduire aux Saintes-Maries-de-la- Mer.

Entre les bras du Rhône, nous pénétrons dans un royaume étrange, fermé, comme hors du temps. L a Camargue, qui s'étend sur plus de cent mille hectares, s'est lentement et patiemment faite des énormes alluvions charriées par le Rhône. Terre uni-

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I T I N É R A I R E P R O V E N Ç A L 453 formément plate, limoneuse, spongieuse, parsemée de grands étangs poissonneux aux berges incertaines ; ici velue d'une courte toison végétale : ingannes, tamaris, genévriers, salicornes, pis- tachiers, lentisques, où gîte toute la « sauvagine » des oiseaux migra- teurs ; là, portant des forêts taciturnes que l'on se figure hantées de sylvains et d'aegipans ; là, au contraire, hâve et stérile, sous une écorce amère toute scintillante d'efflorescences salines. Terre d'où s'évaporent de grands mirages qui se dissolvent rêveusement dans l'immensité du ciel, et qui ne livre point les secrets de ses magies silencieuses à ceux qui, comme vous et moi, ne font que passer. Pour se donner, la Camargue exige que l'on se donne â elle. Ses initiés l'aiment d'une passion exclusive. L a Camargue, pour eux, est une « Nation ». Ses chevaliers sont.les « Gardians », maîtres des troupeaux à demi sauvages qui y pâturent dans une liberté plus ou moins surveillée : « manades » d'intrépides petits taureaux noirs, qui descendent peut-être des taureaux divinisés de l'antiquité chaldéenne ; « manades » de petits chevaux râblés et nerveux, à la robe blanche, à la peau et aux sabots roses, assez pareils à ceux qui cavalcadent sur les frises du Parthénon. L'élevage et le dressage de ces bêtes archaïques ont leurs rites, leurs tradi- tions, leurs fêtes aussi. Puissiez-vous être aux Saintes au moment du pèlerinage du printemps. Vous y verriez une « abrivade », une « ferrade » ; ou, dans une arène primitive, l'une de ces « courses à la cocarde » (sans mises à mort) ; ou encore quelques-uns de ces nobles « jeux gardians », legs du temps passé, qui allient l'adresse des jeunes hommes à la grâce des jeunes filles et auxquels les vifs petits chevaux participent intelligemment.

Ces divertissements foncièrement locaux sont offerts aux Saintes le lendemain des cérémonies religieuses. Ces Saintes, vous le savez, sont Marie-Jacobé, sœur de Notre-Dame, et Marie- Salomé, sœur des apôtres Jacques et Jean. L e lendemain de la mort du Christ, elles abordèrent sur cette basse plage, amenées de Judée par une barque sans voiles n i rames. Voyageaient avec elles Lazare le ressuscité, ses sœurs Marthe et Marie-Madeleine, Maxime, Sidoine, et les deux servantes Marcelle et Sara l'Egyp- tienne. Tandis que ces saints personnages se dispersaient en Pro- vence pour y accomplir leur mission évangélique, les deux Maries et Sara restèrent en Camargue et y moururent. Leurs ossements furent placés en une châsse, dans l'église fortifiée élevée à l'empla- cement où aborda la barque légendaire. Cette église elle-même

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apparaît comme une immense châsse dorée, ayant pour seul ornement ses créneaux, qui lui font une couronne. Les reliques des deux Maries occupent, au-dessus du chemin de ronde, une chapelle aérienne, au seuil de laquelle Mireille vint mourir d'amour. Les reliques de Sara logent dans un coin de la crypte, humblement.

Deux fois l'an, en octobre et en mai, la châsse des Saintes est descendue solennellement dans l'église. L a fête de mai est la plus courue. C'est alors que les Bohémiens viennent honorer Sara, leur noire patronne. Bien que maintes roulottes soient aujourd'hui à traction mécanique, ces campements ont, cela va sans dire, beaucoup de pittoresque. Pendant deux jours et une nuit, la foule bigarrée emplit l'église et en déborde, sans que cessent de retentir les cantiques. Pèlerinage qui ne ressemble à aucun autre : les pèlerins ne s'y renouvellent pas, comme à Lourdes ; ce sont des

« habitués », des « familiers ». Les mêmes Provençaux (et Langue- dociens), les mêmes Bohémiens reviennent ici chaque année, de l'enfance à la vieillesse, fidèles à un culte qui se transmet de génération en génération. I l faut entendre les folles acclamations de bonheur qui explosent au moment où la châsse des Saintes quitte les altitudes de sa chapelle ; entendre aussi les délirantes clameurs d'adieu qui se jettent vers la voûte, lorsque les chères reliques s'en vont. Quant à la châsse de Sara, elle ne quitte point sa crypte, où les Romanichels, paraît-il, couronnent leur Reine.

On dit aussi qu'ils s'y marient. L a Bénédiction de la M e r par les Saintes est le moment culminant des fêtes. Escortées par les gardians et par un peuple de pêcheurs, deux très antiques statues, juchées sur une non moins antique petite nef, quittent le rivage, portées par des hommes vigoureux et suivies de la barque où M g r l'Archevêque d'Aix, en chape et mitre, lève un grand bras d'or ciselé et trace le Signe de la Croix au-dessus des flots...

I l se peut que la peinture que j'esquisse ici de la Camargue cesse, dans l'avenir, d'être ressemblante. L a « grande culture » guette ces terres fécondes et menace leurs sauvages mystères.

U n jour viendra où ces étangs, comme le Zuydersée hollandais, comme les Marais Pontins, seront asséchés. Des vignobles, des rizières les remplaceront ; les remplacent déjà.

Voisine de la Camargue, la Crau, à l'est du Rhône, risque de subir un sort analogue. Pour rendre la Crau cultivable, i l ne s'agira

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I T I N É R A I R E P R O V E N Ç A L 455 point de l'assécher, mais de la désempierrer. Cette vaste plaine est uniformément jonchée de gros cailloux blancs ; d'où son nom, craig étant le mot celte qui signifie caillou. Ces cailloux ont une origine fabuleuse.

Et voici qu'entre en scène, millénairement antérieur à Rome et au christianisme, le premier en date des civilisateurs de la Pro- vence... Sur le Caucase, Prométhée, délivré par Hercule, lui confie la mission d'affronter et de vaincre, au-delà du monde connu, les forces aveugles de la nature. L e « champion de la Justice » part docilement et, ayant, en cours de route, mis en se jouant un peu

1 d'ordre dans le chaos primitif parvient aux lieux prédits par Pro- méthée. Je cite ici un passage d'une tragédie d'Eschyle : « T u arrive- ras dans une contrée battue par Borée. Méfie-toi ; la violence du

" souffle peut t'emporter de terre. Là, tu rencontreras le peuple des Ligures. Malgré ta valeur, tu te trouveras sans défense ; tu ne trouveras même pas une pierre pour la lancer contre tes adversaires.

Mais ton père Jupiter couvrira le ciel de nuages épais et fera pleu- voir une grêle de pierres rondes sous lesquelles tes ennemis seront anéantis... » L e champ de pierres célestes est toujours là. I l n'a rien pour vous retenir. Vous n'y verrez guère que de vastes trou- peaux. Ils broutent comme une friandise l'herbe rase qui pousse, presque invisible, entre les cailloux fabuleux. Quant au mistral (le Borée d'Eschyle), i l soufflette toujours si violemment la Crau qu'il parvient (ceci n'est plus une fable) à faire chanceler les grands

« rapides » de la ligne Paris-Marseille, qui passe par là.

Nous ne nous déplaçons pas en « rapide » ; c'est par la côte que nous gagnerons Marseille, après avoir dit non « adieu » mais

« au revoir » à Hercule. Nous le retrouverons : frayée par lui, la route qui joint l'Espagne à l'Italie traverse la Provence ; elle s'ap- pelle toujours « la Route d'Hercule ». L a nôtre passe par l'étang de Berre et les Martigues. Etang et ville ont fort changé depuis l'époque où le peintre Ziem pouvait s'imaginer être ici à Venise.

De gigantesques « travaux d'art », — le canal et le tunnel du Rove,

— font désormais de l'étang de Berre un bassin intérieur du port de Marseille. Pas plus que Ziem ne reconnaîtrait ses Martigues, Cézanne ne reconnaîtrait son Estaque... C'est du haut du cap Couronne que vous apparaîtra, entre l'azur du ciel et l'azur de la mer, dans un des plus beaux décors naturels qui soient au monde, la plus vieille ville de France (elle est née six cents ans avant Jésus- Christ), et — après Paris — la plus peuplée.

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Certaines très vieilles villes conservent leur passé, ou sont conservées par lui. Les voici devenues « villes d'art », « villes mortes ».

D'autres, au contraire, sont jeunes à perpétuité. Entre ce qu'elles furent, sont et seront, point de solution de continuité. Port de commerce phénicien, puis grec, puis gallo-romain, Marseille est demeurée, d'ère en ère, port de commerce, s'agrandissant dans la mesure où s'agrandissait le monde. Elle n'a point trahi son destin.

Pas un vestige du temps où elle était grecque, mais une puissante . colonie grecque est toujours là ; pas une ruine romaine, mais un peuple d'Italiens y pullule. Comme dans l'antiquité, elle commande les trafics du négoce entre l'Orient et l'Occident. Transméditer- . ranéenne par le Canal de Suez, transatlantique par les Colonnes . d'Hercule «...Quel besoin Marseille pourrait avoir de conserver

des pierres ? écrit le Marseillais Gabriel Audisio. Ses monu- ments ? C'est le canal du Rove, ce sont les docks, les gares mari- times, les môles de la Juliette... Sa gloire? L e commerce. Ses grands hommes ? Les armateurs. Sa vérité ? L a vie. » Et un autre Marseil- lais, Joseph Méry, disait jadis « I l y a seulement ici deux monu- ments : la mer et le ciel. »

Entre cette mer et ce ciel, cette vie fait l'irrésistible attrait de Marseille. Vous n'allez qu'y passer alors que, pour la connaître, la comprendre, i l faut y séjourner longuement. Je viens à Marseille depuis mon enfance. Puis-je dire que je la connais ? Chaque fois que j'y retourne, j'y découvre de nouvelles raisons de m'y plaire.

Son premier accueil est sans secrets ? Oui, Marseille a l'air de tout dire d'elle, tout de suite, à tout le monde. Elle vous prend tout de go, par sa vitalité joyeuse, par cette apparence d'oisiveté passion- née qui remplit sa Canebière, son Vieux-Port, ses Corsos marchands.

Oui, vous avez d'abord l'impression que les Marseillais ne font rien ; qu'ils sont tous et toujours dehors, sur les trottoirs, aux ter- rasses des cafés. Toutefois, cette impression-là, ne l'éprouve-t-on pas dans le centre de toute très grande ville ? Si elle frappe plus sur la Canebière que place de l'Opéra, c'est que la lumière qui ensoleille Marseille donne à l'existence un air prépondérant de fête et de plaisir, une indélébile couleur de paresse et de facilité.

Mais cette cité impulsivement heureuse est, en réalité, profondé- ment laborieuse. Vous ne soupçonnerez pas ses faubourgs d'usines

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I T I N É R A I R E P R O V E N Ç A L 457 et d'ateliers ; mais vous verrez « l'empire énorme » de son port où, nuit et jour, le travail est roi, un roi tyranniquement exigeant.

A h ! que je voudrais avoir le loisir de vous faire connaître la Marseille des Marseillais ! Vous entreriez en contact avec cette ville si diverse, où chaque quartier a ses mœurs, sa physionomie.

Des quartiers aussi différents entre eux que le sont, à Paris, le Marais et la Plaine Monceau. Je vous montrerais les belles demeures patriarcales du Cours Pierre Puget. Je vous montrerais ce vaste parc fait d'une succession ininterrompue de villas harmo- nieuses ; i l occupe tout le Prado et, par le château Borély, Sainte- Marguerite, Mazargues, Montredon, atteint la mer. Nous revien- drions par la Corniche, aux roides pentes proliférantes de pavillons saugrenus, bariolés de couleurs vives... Et je ne parle que pour mémoire de ces régions de la ville moins proches des rivages : les Chartreux, la Plaine, Longchamp, avec leurs couvents, leurs hôpitaux, leur cimetière, et qui « font province » autant que cer- taines rues de Vannes ou de Riom... N o n , Marseille n'est pas seule- ment peuplée, comme on vous l'a dit et répété, de « Marius » ; le

« Marius » des « galéjades » et des « troun de l'air, mon bon ! » Personnage, au surplus, sympathique et pittoresque, mais qui ne symbolise pas davantage Marseille que Tartarin ne symbolise Tarascón. I l existe une race de Marseillais authentiquement pro- vençaux, réservés, méditatifs ; très capables de s'intéresser à autre chose qu'à des tournées de « pastis » et à des tournois de boules.

Ce ne sont pas de très bons personnages de comédie... A u musée, vous verrez les portraits que fit d'eux leur compatriote Gustave Ricard ; visages empreints de songeuse gravité, et dont les regards expriment une vie intérieure intense.

Carrefour ouvert à tous, Marseille a su préserver, dans une cer- taine mesure, ses coutumes, ses traditions. J'aimerais que vous puissiez voir, sous les platanes des Allées de Meilhan, la foire de la Saint-Jean, que parfument robustement toutes les plantes des potagers, des champs et des garrigues, et, plus encore, la foire de Noël, du « Calendaû », aux mêmes lieux. Là, les Marseillais vont rituellement s'approvisionner, pour « faire la crèche », de santouns (ou santons) naïves figurines d'argile crue, gaiement peinturlurées et qui représentent exclusivement des « gens du pays », du pâtre au berger, de la vieille au fagot au vieux à la lanterne, du tambou- rinaire au « ravi » (l'ébahi). « Faire la crèche », en Provence, est un double acte de foi : foi en l'Enfant-Dieu, foi dans le pays natal.

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Notre rapide exploration de Marseille accomplie, nous nous ferons hisser par le funiculaire jusqu'à Notre-Dame-de-la-Garde, juchée sur son roc comme sur line acropole. De ce belvédère, vous recomposerez et ordonnerez toute la cité, épanouie dans la merveilleuse conque de montagnes qui lui font, devant la mer, un grandiose amphithéâtre... Mais accordez-moi de convoquer en ce haut lieu l'ombre fraternellement chère de mon ami Edmond Jaloux, avec lequel j'ai tant rôdé dans sa ville, et auquel je dois de l'aimer. Ecoutons-le : « Pas de cité moins romantique que Marseille.

Ici tout est clarté, nombre, transparence. Il y a dans Marseille ainsi contemplée une sorte de pureté géométrique. Cela satisfait l'esprit sans le tourmenter ; cela ne lui donne pas de grands désirs, ni des aspirations démesurées... Peu de villes offrent une pareille impression de bonheur ; et quand on descend par l'un des innom- brables sentiers de la colline, cette impression augmente à chaque visage qui passe et que l'on regarde en passant... »

Nous revoici, par l'un de ces sentiers, conduits au Vieux Port. Conformons-nous à l'usage, et, à la terrasse de l'un des petits restaurants qui foisonnent sur le quai de Rive-Neuve, dégustons les oursins et la rituelle bouillabaisse, arrosés d'un vif petit vin blanc. Ce Vieux-Port, c'est l'antique Lacydon. Là, six siècles avant notre ère, abordèrent, venus d'Ionie, les premiers colons phocéens et leur jeune chef Protis, si beau garçon qu'il séduisit en coup de foudre la fille du roi du pays, et l'épousa. Représentez-vous la calanque primitive, profonde, dérobée, et, sur ces collines, alors arides, là naissance du petit havre grec — Massalia — qui, devenu grande ville sera « l'Athènes des Gaules, la sœur de Rome, la rivale de Carthage » et demeurera grecque pendant dix fois cent ans.

Rien n'en reste, sinon quelques monnaies ; de même que rien ne reste, désormais, hélas ! sur ces mêmes collines, du Vieux Marseille et de ce surprenant dédale de ruelles « réservées », d'une mauvaise réputation universelle. Tout, ou presque tout, fut sauvagement détruit, en une nuit, pendant l'occupation, par les Allemands.

U n temple d'Astarté, croit-on, s'élevait là où s'élève aujourd'hui la nouvelle cathédrale. J'ai souvent et vainement demandé à mon père, qui en fut l'architecte après mon grand-père, d'y faire des fouilles. Qui sait, dans les entrailles de ce beau monument néo-byzantin dorment peut-être quelques colonnes antiques, ou h statue mutilée d'une déesse ?

Ariane, je vous en prie, contemplez avec attention, avec respect,

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I T I N É R A I R E P R O V E N Ç A L 459 cette colline présentement livrée aux prouesses des constructeurs de gratte-ciels. A ses pieds, devant cet Hôtel de Ville louisquator- zien, notre pays reçut de la Grèce trois présents sacrés : le blé de Cybèle, la vigne de Bacchus, l'olivier de Minerve. Pour l'être autrement, ce quai du Vieux Port n'est-il pas aussi émouvant que la plage camarguaise des Saintes ?

Avant de vous éloigner de Marseille, ne manquez pas d'explo- rer un peu ses proches environs. Vers l'Est, à peine les faubourgs franchis, la nature reprend ses droits. Pour leurs délassements dominicaux les heureux Marseillais ont l'embarras du choix. Une aimable petite rivière, l'Huveaume, abreuve et désaltère pour eux — à Géménos, à Saint-Pons — un vallon aux ombrages épais, aux prairies toujours vertes, chantantes de sources. Puis, brusquement, toute végétation disparaît, et vous voici perdu dans un monde lunaire : la tragique Gineste, où les brigands, jadis, détroussaient les diligences. Elle domine farouchement la mer et cache, au bord de celle-ci, dans des plis abrupts, de profondes calanques. Ces

« fjords du Sud » pourront vous donner l'idée de ce qu'était le Lacydon, lorsque les Phocéens y survinrent.

Vers le Nord, c'est la route d'Aix. Une route ? N o n , désormais une magnifique autostrade. Sur ses côtés subsistent encore, dans leurs retraites de platanes et de pins, quelques-unes de ces Vieilles

« campagnes » couleur d'or et de rouille, où la bourgeoisie marseil- laise fuyait les grandes chaleurs. Elles ont résisté jusqu'ici aux i n - nombrables bastides modernes qui les assiègent. Elles parlent d'un âge révolu et seront pour vous comme un prélude au concert de beautés monumentales que vous ménage l'ancienne capitale parle- mentaire de la Provence.

J E A N - L O U I S V A U D O Y E R . (A suivre).

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