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TOUT PASSE, SAUF LE PASSE LUC HUYSE

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Academic year: 2022

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TOUT PASSE, SAUF LE PASSE

LUC HUYSE

(2)

Aan O.,

voor alles en nog veel meer

Publié par AWEPA, 2009 www.awepa.org

Titre original :

Alles gaat voorbij, behalve het verleden

© Luc Huyse & Van Halewyck (2006)

Éditeur original :

Van Halewyck, Leuven, 2006

Traduction: Haasl BVBA

© de la traduction française : Luc Huyse & Van Halewyck (2009)

Photo de couverture : Corbis Conception de couverture : ????

Conception graphique : ????

Imprimé par : ?????

ISBN : ??????

SOMMAIRE

Préface 7

Prologue 9

Partie I –

contre l’oubli 15

1 Un regard étonné sur le passé 17

2 Des victimes et des bourreaux 21

1 Les proies 23

2 Les chasseurs 38

3 Quand les victimes et les bourreaux

changent régulièrement de rôle 46

Partie II –

effAcer lA douleur et

déblAyer le terrAin 55

1 La politique de la fermeté 57

1 De Solferino à Rome 58

2 Le juge pénal, fournisseur de justice 74

3 Trois voies 77

2 La justice, mais par d’autres voies 107 1 En quoi les tribunaux échouent 110

2 Anciens rituels, nouvelles applications 118

3 Un bilan intermédiaire 123

3 Amnistie, le péché originel 125

1 L’amnistie est un mot contaminé 126

2 Pourquoi effacer la faute ? 129

3 Pourquoi pas ? 131

4 Et alors ? 139

4 Exhumer le passé 141

1 Vérité et réconciliation, à la sud-africaine 142

2 La troisième voie 169

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Partie III –

l’Avenir du pAssé non Assimilé 183

1 Une évolution spectaculaire 185

2 Plaidoyer pour le réalisme 189

1 Les leçons de l’Argentine 190

2 Chaque chose en son temps 195

3 Pas de carte blanche 200

3 Aux gardes-champêtres de la justice 203 1 Fondamentalisme juridique ? 204

2 Investir dans quoi ? 208

Epilogue 217

Signet 221

PRÉFACE

U

ne guerre civile, une répression brutale, l’apart- heid : ça ne meurt jamais complètement. Le cha- grin que ces tragédies causent et les questions restées sans réponse hantent l’esprit de ceux qui ont survécu.

Ils habitent, telle une douleur fantôme, le corps de ceux qui viennent après eux, de leurs enfants et des enfants de leurs enfants.

L’auteur de Tout passe, sauf le passé relate comment, de l’Argentine au Zimbabwe, des hommes et des femmes luttent contre une douleur qui ne veut pas les quitter.

En Éthiopie, il suit le procès du dictateur Mengistu ; en ex-Yougoslavie, il écoute les survivants d’un massacre ; en Espagne, il voit comment on enterre une nouvelle fois Franco ; en Afrique du Sud, il s’entretient avec les membres de la commission de vérité ; enfin, il s’inter- roge sur les raisons du succès de ces mères et grands- mères argentines de la Place de Mai. Apprivoiser le pas- sé, c’est cela qui compte à chaque fois. Et, si possible, mettre du baume au cœur de ceux qui vivent au- jourd’hui et demain. Mais ce qui semble passé ne passe pas.

Ce livre se lit aussi comme le récit d’une expédition personnelle en terre inconnue. L’auteur s’appuie sur les expériences qui ont été accumulées dans les pays (plus particulièrement, la Belgique, la France et les Pays-Bas) qui, après la seconde guerre mondiale, ont été confron- tés au douloureux héritage de l’occupation allemande.

Avec cette histoire comme toile de fond, il examine les

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défis auxquels sont confrontées tant de sociétés ailleurs dans le monde.

Tout passe, sauf le passé n’est pas un ouvrage académique.

Il ne comporte pas de notes, presque pas de jargon. Ce rapport est composé comme un guide pratique qui sera présenté aux sociétés qui sont confrontées à un passé de guerre et de répression. Il sera distribué gratuitement aux parlementaires, aux leaders de la société civile ainsi qu’aux journalistes de ces pays. L’AWEPA (l’Associa- tion des parlementaires européens pour l’Afrique) utili- sera cette publication pour des actions de renforcement des institutions en Afrique. Cette organisation travaille en coopération avec des parlements sur ce continent.

Elle pense que des parlements forts constituent des conditions préalables essentielles au développement de l’Afrique car ils contribuent à la paix, à la stabilité et à la prospérité sur ce continent. Les politiques axées sur le traitement de l’héritage des multiples atrocités ont une incidence directe sur la quête de la paix, de la stabilité et de la prospérité. Telle est la raison d’être du présent ouvrage.

La traduction et la diffusion du présent rapport ont été rendues possibles grâce à l’aide du service ‘Consoli- dation de la Paix’ du Service Public fédéral des Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au Dé- veloppement. L’AWEPA et Luc Huyse en remercient chaleureusement l’Ambassadeur Luc Teirlinck et ses collaborateurs. (L’auteur est seul responsable des opi- nions exprimées dans cet ouvrage.)

PROLOGUE

C

omment un homme en vient-il durant à peu près la moitié d’une vie à lire et à écrire sur le thème des séquelles de la guerre et des misères qui l’accompa- gnent ? C’est une question que j’ai souvent l’occasion d’entendre. Le divan du psychiatre pourrait peut-être mettre au jour un événement s’étant produit au cours des journées de septembre 1944. La ville belge où je vi- vais était libérée. Maman entendait dire par les voisins que l’on était en train de piller les maisons de Belges partisans des Allemands. Il y avait bien quelque chose à chiper disait-elle : du beurre, du charbon, des chandails en laine. Ainsi, mon père m’a emmené, je n’avais pas encore sept ans, où la manne était à ramasser. Je m’en souviens : un trottoir où des meubles, des livres, des marmites et des poêles étaient jetés sur la rue, et les pro- priétaires, hagards, attendant ce qui pouvait encore arri- ver. Papa a trouvé deux tomes d’une encyclopédie fran- çaise. Des livres, cela avait plus de valeur qu’un peu de lard ou de fromage pour le typographe qu’il était. Une fois de retour, maman lui a demandé comment elle de- vait cuire ce papier. Mes journées de libération à moi et une paire de livres, est-ce en cela que réside une partie de l’explication ?

Ou bien cette fascination a-t-elle des racines encore plus profondes ? J’entendais parfois la guerre en plein milieu de mes cours. C’est le premier jeudi du mois, il est douze heures et les pompiers de Louvain essaient les sirènes. Un hurlement. L’alerte aérienne. Le garçonnet

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qui s’enfuyait en pleurant dans la cave, en mai 1944, lorsque sa ville était bombardée presque chaque jour par les Américains, s’éveille quasi instantanément en moi. Où est l’établi en bois de mon père sous lequel on pouvait se cacher avec tant de confiance ? Je me suis ar- rêté au beau milieu d’une phrase pendant mon cours. Je vois des visages étonnés, aussi je demande à mes étu- diants s’ils connaissent le bruit qui pénètre par les fe- nêtres ouvertes. Mais aucun d’eux n’a même entendu les sirènes.

Chaque guerre survit sous d’innombrables aspects. Dans la littérature, des films, des monuments, des musées, des cimetières, des commémorations. Mais, plus important encore, elle s’incruste dans nos sens, comme le hurle- ment des sirènes me l’a fait éprouver si souvent. Et elle se cache dans le paysage et manifeste encore sa présence de temps à autre. À moi également. Juste à côté de l’habitation de mes parents se trouve un champ sur le- quel un étrange phénomène peut être observé chaque été. Quelque part au milieu, les cultures ne poussent presque pas. Elles s’étiolent. Une bombe est tombée là il y a plus de soixante ans. La terre calcinée reste impro- ductive, saison après saison.

Au cours de la première moitié du vingtième siècle, les guerres étaient essentiellement des confrontations entre des États. Les choses ont changé et les conflits san- glants se déroulent à présent principalement à l’inté- rieur des frontières d’un pays. Des guerres civiles donc, quelque cent trente depuis 1945. Chaque fois, le prix en a été épouvantablement élevé : 18.000 morts en moyenne et un nombre incalculable de blessés. Certaines ont été

de courte durée, d’autres se sont éternisées pendant des décennies. Il s’est agi parfois de l’agonie d’un régime colonial. Ailleurs, c’était un régime répressif qui a été à l’origine d’une guerre civile. Le plus souvent encore, des groupes de population se sont battus pour des ma- tières premières, des terres agricoles, de l’espace. Dans le pire des cas, cela a abouti à un génocide. Chaque fois, il y a la confrontation individuelle avec un grand cha- grin et des communautés entières cherchent inlassable- ment à assimiler ce qui leur est arrivé. Il s’agit toujours de dompter le passé et, si possible, d’apporter la paix dans l’esprit et dans le cœur de ceux qui vivent aujourd’hui et qui vivront demain. Mais ce qui semble passé ne s’ef- face pas. Tel est le thème du présent ouvrage.

Mon premier pas dans l’univers du passé non assimi- lé a été une étude sur le jugement, après la seconde guerre mondiale, des Belges ayant collaboré avec l’occu- pant allemand. Un peu plus tard, c’est le sort de leurs congénères français et néerlandais qui a constitué mon centre d’intérêt. L’implosion du communisme en Eu- rope centrale et orientale a, à son tour, fourni du nou- veau matériel. Ensuite, cela a été le tour de l’Afrique.

L’Éthiopie a constitué une première étape. Mengistu, le chef d’un régime brutal, a dû prendre la fuite en mai 1991. Trois ans plus tard, les procès contre ses partisans ont débuté. Il a été possible de bien suivre certains d’entre eux, grâce à la traduction simultanée à partir de l’amharique. Par la suite, j’ai pu observer sous d’autres aspects encore la liquidation des anciennes blessures en Afrique du Sud, au Burundi et au Zimbabwe.

C’est pourquoi, ce livre se veut également le récit d’une expédition personnelle dans un domaine encore

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largement inconnu. Au cours de cette expédition, quatre personnages me tiennent compagnie. Ils montrent com- ment la confrontation avec l’héritage d’une guerre ou d’une dictature peut dégénérer. Ils suscitent de nom- breuses questions. Pourquoi l’intervention des tribunaux, la voie des représailles pour la souffrance endurée, est- elle pleine de risques ? Quand l’accumulation organisée du souvenir, les travaux des commissions de vérité ap- portent-ils plus de guérison que de douleur aux vic- times ? Le pardon et l’oubli, l’amnistie donc, se soldent- ils à coup sûr par un échec ? Existe-t-il somme toute un meilleur choix en cette matière ?

Paulina Salas a quarante ans et a été victime de tor- ture et de viol. Elle est l’une des trois protagonistes de la pièce de théâtre d’Ariel Dorfman, La jeune fille et la mort.

La pièce, écrit Dorfman en 1992, se déroule aujourd’hui – dans un pays qui est vraisemblablement le Chili, mais il pourrait s’agir de n’importe quel pays ayant accédé à la démocratie après des années de répression. Son époux, Gerardo Escobar, va prochainement siéger dans une Commission de vérité qui vient d’être créée. Une rencontre fortuite avec son présumé tortionnaire réen- clenche la bombe à retardement du souvenir qui vit en elle. Pourra-t-elle survivre à la remémoration de ce qui s’est passé ?

Vera M. habitait, en 1991, dans la ville assiégée de Vukovar en Croatie. Elle a été déportée en même temps que des milliers d’autres habitants par les militaires serbes qui ont pris la ville. Elle est passée par cinq camps. En cours de route, elle a perdu son père, son frère et son fiancé. Lorsque je m’entretiens avec elle dix ans plus tard, je constate à quel point elle se sent encore

blessée. « Justice n’a pas été faite » déclare-t-elle. « En Serbie, règne le complot du silence. » C’est pourquoi, la haine contre ses tortionnaires faisait encore rage en elle.

Gideon Johannes Nieuwoudt a 26 ans lorsqu’il frappe à mort Steve Biko, combattant contre l’apartheid, avec une barre de métal dans un bureau de police d’Afrique du Sud. Dans les années qui suivent, il assassine et mar- tyrise au nom de la Bible et de ses supérieurs. Lorsque Nelson Mandela accède au pouvoir, Nieuwoudt de- mande l’amnistie. La Commission de vérité, qui cherche à se faire une idée de ses crimes et de ceux d’autres au- teurs lui demande ce qui l’a poussé. Il se tait. Il semble dire qu’il n’y a d’autre apaisement pour lui que celui qui vient des victimes.

Mamo Wolde était un marathonien éthiopien, ayant remporté des médailles aux Jeux olympiques de 1968 et 1972. Vingt ans plus tard, quand son pays veut régler les comptes avec une junte militaire qui a commis des mé- faits, il se retrouve également en prison. Wolde est accu- sé de complicité dans l’assassinat d’un jeune opposant.

La nouvelle Éthiopie s’y prend mal avec les procès par lesquels elle veut se blanchir d’un passé dictatorial. Il n’y a pour ainsi dire pas de juges ni d’avocats. Wolde at- tend un jugement en prison pendant neuf ans. Ensuite, il est libéré et décède quelques mois plus tard.

Quatre personnages. Deux victimes, un auteur et un cas douteux. Ils couvrent ensemble un demi-siècle de ra- tage dans l’affrontement avec les fantômes du passé. Ils se promènent dans ce livre. Le plus souvent dans les coulisses, parfois à l’avant-scène. Ils recherchent avec moi ce qui a raté. Mais parallèlement, je m’efforce de rassembler des preuves qu’il est également possible de

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PARtI I

COntRE L’OUbLI

les violAtions grAves des droits de l’homme ne meurent jAmAis complètement, c’est une certitude. les questions sAns réponse

et le chAgrin qu’elles suscitent restent dAns l’inconscient de celui qui A vécu les événements. elles subsistent comme une douleur fAntôme dAns le corps de ceux qui

viennent à lA suite, leurs enfAnts et leurs petits-enfAnts. il n’y A pAs trente-six mAnières

d’Affronter ces démons du pAssé. ce qui s’est pAssé est pArdonné ou puni, enfoui ou mémorisé Avec précision, refoulé ou exposé ouvertement.

le premier chApitre montre que cette problémAtique gAgne en force et en significAtion depuis quelque temps déjà.

dAns le deuxième chApitre, les projecteurs sont brAqués sur les personnAges-clés du récit,

les victimes et les Auteurs.

faire autrement, qu’il y a également des réussites. De sorte que Paulina Salas, Vera M., Gideon Nieuwoudt et Mamo Wolde peuvent avoir la compagnie de bien d’autres protagonistes.

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1

Un REGARd ÉtOnnÉ SUR LE PASSÉ

P

our les dictateurs, le passé semble un léger fardeau.

Ils le détruisent comme l’a fait Pol Pot au Cam- bodge. Ou bien, ils le réécrivent jusqu’à ce qu’il corres- ponde parfaitement au présent. Les faussaires de Staline gommaient ce qui ne convenait pas de manière minu- tieuse et routinière. D’autres imposent l’oubli par des lois. En Yougoslavie, Josip Tito avait interdit toute discussion sur ce que les Serbes, les Croates et les Bos- niaques s’étaient faits au cours de la seconde guerre mondiale. Mais les despotes ne se sentent vraiment en sécurité que lorsque les trésoriers du passé ont, eux aussi, été réduits au silence. C’est pourquoi, les colonels grecs qui ont pris le pouvoir en avril 1967 ont immédia- tement fermé les instituts dans lesquels l’histoire et la sociologie étaient pratiquées. Mais le passé revient. Tôt ou tard, de manière brusque ou furtive.

Lorsque la démocratie triomphe d’un régime auto- ritaire ou que la paix met fin à une guerre civile, les choses se déroulent autrement. Une longue lutte avec le passé s’engage immédiatement : le Chili et l’héritage de Pinochet, les mères et les grand-mères de la Place de Mai en Argentine, les victimes et les responsables de l’apartheid, la population serbe en ex-Yougoslavie, les enfants-soldats au Sierra Leone, les survivants des mas- sacres perpétrés par l’Indonésie au Timor oriental.

La lutte avec une histoire qui continue à faire mal est de toutes les époques. Cette problématique a toutefois

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connu une spectaculaire augmentation de volume ces trente dernières années. Des centaines de livres et de films montrent la difficulté de l’assimilation d’un passé tragique. « Dealing with a painful past » (l’affrontement d’un passé douloureux) est le thème de chaires universi- taires et d’un nouveau jargon académique de plus. Des musées de l’holocauste sont ouverts ou en construction.

La Belgique a chargé une commission d’enquête de déterminer si le pays a une part de responsabilité dans l’assassinat du premier ministre congolais Patrice Lu- mumba, un peu plus de quarante ans plus tard. En Europe et en Amérique du Nord, des banques se sont mises à rechercher dans leurs coffres les avoirs juifs

‘oubliés’ par elles. Plus d’un demi-siècle après, les Pays- Bas se sont livrés à un examen de conscience approfon- di sur leur intervention militaire dans ce qui constitue à présent l’Indonésie. Après soixante ans, l’Espagne ex- hume les opposants assassinés du général Franco et leur donne des funérailles convenables. Dans une trentaine de commissions de vérité, on écoute les récits des bruits du passé. Des tribunaux en matière de génocide sont en activité à La Haye et à Arusha. Et une Cour pénale in- ternationale permanente, le couronnement de toute cette évolution, a débuté ses activités. On ne peut pas faire davantage.

Cette évolution n’a rien d’étonnant. Au cours du der- nier quart du vingtième siècle, on a assisté à la dispari- tion d’un grand nombre de régimes autoritaires : En Es- pagne et au Portugal dans les années soixante-dix, au Chili et en Argentine dans les années quatre-vingts, un peu plus tard également, dans les pays situés derrière le rideau de fer. Des guerres civiles se sont terminées. Tel a

été le cas en Amérique latine, en Afrique du Sud et dans des régions de l’Asie. Des génocides ont été commis au Biafra, au Cambodge, en Irak, au Rwanda, en Bosnie et au Kosovo. Chaque fois, qu’on le veuille ou non, se pose la question de savoir ce qu’il convient de faire de l’héritage lancinant. Car le nouveau reste fragile, s’il n’est pas possible d’assimiler l’ancien de l’une ou l’autre manière. Au cours de cette même période, la guerre froide a pris fin. Dorénavant, de nombreux pays pou- vaient affronter leur passé quasiment sans restriction. Il y a toujours eu, à l’Est ou à l’Ouest, une bonne raison de ne pas regarder en arrière. Par peur qu’une alliance puisse occasionner un dommage ou que l’équilibre chancelant entre les grandes puissances soit rompu. Ce verrou n’existe plus.

Simultanément, notre regard sur la scène du passé a changé. Pendant assez longtemps, le culte du héros et du vainqueur a prospéré. Il en a également été ainsi après la seconde guerre mondiale. Toute l’attention s’est portée vers les soldats triomphants, les résistants et les réfractaires. Les Juifs ayant survécu aux massacres étaient passés sous silence. Cela n’a changé que dans les années soixante. Depuis, les victimes de la guerre et de la violence sont davantage mises en avant. D’impor- tantes ONG leur servent de caisse de résonance. L’opi- nion publique prête davantage l’oreille à leurs récits.

On le perçoit dans la forme qu’adoptent depuis les mo- numents aux morts. Le soldat inconnu est de plus en plus remplacé par la victime inconnue. Ce revirement culturel est également bien perceptible dans la redécou- verte d’une douleur subie il y a longtemps : les Tziganes dans l’holocauste, les travailleurs forcés du Troisième

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Reich, les esclaves sexuels de l’armée japonaise, les abo- rigènes d’Australie, les ‘native Americans’ aux États- Unis, les noirs dans les plantations de caoutchouc du roi Léopold II, les victimes de l’esclavage. Le moment est enfin venu, entend-on à présent déclarer, de parler de responsabilité et de châtiment pour ce qui a eu lieu dans un lointain passé. Ou, tout au moins, de conserver le souvenir de toute cette douleur.

Il y a plus. Ce ‘memory boom’ constitue également une forme de démocratisation, bien que dans une signi- fication curieuse du terme. Nous nous rendons tous compte aujourd’hui à quel point l’avenir de la démocra- tie est devenu incertain. La globalisation et toutes sortes d’évolutions technologiques pèsent sur son développe- ment futur. C’est comme si, confrontés à cette constata- tion d’impuissance, nos regards ne se portaient plus sur demain, mais sur hier ou sur avant-hier. Nous repesons le passé à la lumière des codes actuels. Nous estimons à présent que ce que nous avons fait en tant que puis- sances coloniales était mal, car génocidaire ou en tout cas contraire aux valeurs que nous chérissons à présent et nous plaidons coupable. C’est la démocratisation du passé, en tant que substitut de la démocratisation pro- blématique de l’avenir.

2

dES vICtIMES Et dES bOURREAUx

A

ddis Abeba, le 22 septembre 1998. Depuis quatre ans déjà, je suis les procès intentés contre les hauts dirigeants du régime Mengistu qui, au nom de Lénine et de Mao, a assassiné des milliers d’opposants dans l’Éthiopie des années soixante-dix et quatre-vingts. Le témoin numéro 522 est une femme de soixante-dix ans.

Elle relate l’assassinat de sa fille. J’écoute son récit. La fille a tout d’abord été forcée de broyer des grains de poivre séchés, ensuite elle a été fouettée et attachée nue sur un lit des épices caustiques jusqu’à ce qu’elle meure d’épuisement. Le tribunal éthiopien qui juge les hauts dirigeants du régime Mengistu en est à sa énième au- dience. Le récit des tortures et des exécutions paraît in- terminable. La torture psychologique des survivants re- vient dans chaque récit. Des parents dont un enfant a été abattu ont dû payer les balles ayant servi à son exé- cution. Il était interdit d’exprimer son chagrin en pu- blic. Cela a fait accroître terriblement la douleur de la perte car, en Éthiopie, les funérailles sont un événement auquel tout le voisinage participe. Dans la rue du dé- funt, on dresse une grande tente. Pendant trois jours, les gens restent assis à pleurer, parfois à se lamenter tout haut. Celui qui interdit cette manifestation commet un deuxième assassinat, cette fois sur l’âme du défunt.

Le témoin 522 montre les nombreuses formes sous lesquelles les victimes apparaissent : le défunt, sa fa- mille, ses voisins, toute une communauté parfois.

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Les auteurs sont également polymorphes. À Kigali, Bill Clinton a demandé pardon pour l’absence d’inter- vention américaine au cours des cent jours du géno- cide. Demander pardon pour un génocide que les Amé- ricains n’ont pas commis ? Mais, cela n’est tout de même pas aussi étrange qu’il y paraît. On peut être res- ponsable de nombreuses manières. Les juges statuent sur le comportement que le code pénal considère comme fautif, sur la responsabilité au sens juridique, en fait sur la culpabilité de ceux qui ont assassiné avec la ma- chette à Kigali. À côté de cela, existe la notion de com- plicité, elle-même juridique. Par omission coupable, par exemple. Et il y a surtout ce l’on appelle la respon- sabilité politique ou morale. N’avoir pas fait ce que l’on aurait pu faire. Les Pays-Bas ont, eux aussi, été en butte à cette problématique dans les années quatre-vingt-dix.

À l’époque, la guerre sévissait en Bosnie. La fièvre a at- teint un pic lorsque Srebrenica est tombée aux mains des troupes serbes. Les soldats néerlandais de l’ONU qui étaient responsables de la protection de l’enclave, n’ont-ils pas eu une part de responsabilité dans les mas- sacres qui ont suivi ? Ou la question de la responsabili- té n’était-elle pas plutôt du ressort du gouvernement de La Haye ? C’était tout de même lui qui avait envoyé le bataillon néerlandais là-bas avec un mandat limité ? Ou n’est-ce tout de même pas la faute des médias qui avaient amené les ministres à improviser en les soumet- tant à une forte pression ? Toute cette discussion, aussi pénible qu’elle ait été

,

a toutefois mis une chose en évi- dence : la responsabilité est un monstre à plusieurs têtes.

Le moment est donc venu de présenter une photo de

groupe plus large, tout d’abord des victimes et ensuite des auteurs.

1 Les proies

Q

ui est la victime d’une guerre civile, d’un génocide ou d’un régime répressif ? Cette question paraît simple à première vue, mais elle ne l’est pas. La recon- naissance en tant que victime crée des droits : à des re- présailles, à la consolation, à la considération, à une indemnisation peut-être. Il n’est pas étonnant que la question suscite de vives discussions. Il a fallu des an- nées aux Nations unies pour élaborer une définition pouvant faire l’objet d’un consensus assez général. Le premier pas a été accompli fin 1985, lorsque l’Assemblée générale a défini dans une déclaration solennelle qui devait être considéré comme victime d’un ‘abus de pou- voir’. Le texte comportait encore pas mal de flou. Avec la mise en place de la Cour pénale internationale, la défini- tion de la victime a été affinée. Il s’agit à présent de celui qui a subi une douleur physique ou mentale, une souf- france émotionnelle ou une perte économique à la suite d’un crime qui relève de la juridiction de la Cour pénale.

Les personnes se trouvant dans l’environnement de ce que l’on appelle les ‘victimes directes’ relèvent égale- ment de la définition, en premier lieu les membres de la famille. Si le crime affecte des organisations, on parle de victimes collectives. Le document de la Cour pénale se réfère à cet égard aux institutions qui sont actives dans le domaine de l’enseignement, de la religion, de la bienfai- sance, de l’aide aux malades, de l’art et de la science.

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Il règne une grande diversité

Ce que les Nations unies ou d’autres organismes offi- ciels couchent sur papier est extrêmement important.

Mais, les victimes, les politiques, les chefs religieux, les universitaires vont généralement bien plus loin. Ainsi, ils utilisent parfois une définition fort large de la fa- mille. Un exemple frappant peut en être trouvé en Afrique du Sud. La Commission de vérité mise en place dans ce pays a considéré comme membres de la famille des victimes directes : les parents (ou ceux qui s’étaient substitués à un parent), l’époux ou l’épouse (également au sens du droit coutumier ou selon les lois religieuses ou indigènes), les enfants (nés dans le mariage ou en de- hors de celui-ci, également les enfants adoptés) et tous ceux qui étaient placés sous la protection de la victime selon le droit coutumier ou en vertu d’une autre législa- tion. Il doit en être ainsi si l’on veut tenir compte de la réalité africaine de l’extended family et de la polygamie.

Une autre extension bat en brèche l’espoir que le temps guérit toutes les blessures. La douleur ne connaît pas d’échéance. Un récit singulier a été publié à ce sujet dans le Washington Post du 22 août 2005. Quelques di- zaines d’Américains d’origine japonaise d’un âge avancé avaient enfin obtenu la veille le diplôme qui leur avait été refusé au cours de la seconde guerre mondiale. Se- lon le journal, cette nouvelle avait suscité des larmes chez les plus vieux et des cris de joie chez leurs enfants et petits-enfants. Le gouvernement américain avait, entre 1942 et 1945, interné dans des camps plus de cent vingt mille Japonais de souche, dont un grand nombre était né aux États-Unis. Comme s’ils étaient tous des traitres

à la patrie. Toshiko Aiboshi, âgée de 77 ans et enfin di- plômée a déclaré au journaliste qu’elle et bon nombre de ses congénères n’avaient jamais complètement assi- milé cette période. En 1988, le gouvernement a certes présenté officiellement ses excuses. Les survivants ont reçu vingt mille dollars de dommages et intérêts pour préjudice moral. Mais le passé a continué de tenailler les survivants. Bien souvent, la douleur s’insinue également dans l’existence des générations suivantes et fait une victime de celui qui n’a pas vécu lui-même les événe- ments. Le traumatisme que l’holocauste a suscité dans les familles subsiste parfois encore dans l’esprit des pe- tits-enfants, comme s’il avait été génétiquement trans- mis.

Dans une guerre civile ou sous une dictature brutale, le sort de chaque victime est marqué par la tragédie. La souffrance des femmes et des enfants a pourtant encore augmenté ces derniers temps. Cela n’est pas étonnant, car les guerres se déroulent à présent beaucoup moins sur les champs de bataille où des militaires, donc des hommes, s’entretuent. La stratégie et la technologie des armements ont élargi le théâtre des opérations de ma- nière exponentielle. La population civile est devenue une cible à part entière. Là où opèrent les seigneurs de la guerre, comme dans de nombreux pays africains, les femmes et les enfants sont souvent les premières vic- times.

Les femmes

Martien Schotsmans est une juriste belge. Elle a tra- vaillé pour Avocats sans frontières au Rwanda et inter-

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viewé des victimes du dictateur Hissein Habré au Tchad. En Sierra Leone, elle a été chef de la ‘legal and re- conciliation unit’ (unité juridique et de réconciliation) de la Commission de vérité. Elle m’a montré un passage du journal qu’elle tenait lorsqu’elle s’entretenait dans ce pays avec des femmes ayant été victimes de sévices :

« La fille a environ vingt ans à présent. Un jour, elle a été emmenée par les rebelles. Porter des affaires, cuisi- ner, nettoyer, être battue et violée dans la même foulée, et cela, pendant des mois, des années, peut-être. L’exis- tence dans la brousse est pénible, mais elle y a survécu.

Par sécurité, les initiales du groupe rebelle ont été en- taillées dans sa poitrine : RUF. Il n’est alors plus pos- sible de s’enfuir, car on est alors certain d’être liquidé par les autres. Elle est assise devant moi : forte et dure.

Oui, elle viendra témoigner ; non, elle n’amènera per- sonne de sa famille pour l’assister ; oui, elle se sent assez forte ; elle racontera tout à la commission ; non, elle n’a plus besoin de relire sa déclaration ; elle se souvient par- faitement de chaque détail ; non, elle n’a pas besoin de soins médicaux et, oui, les initiales ont été effacées de sa poitrine et elle me montre la cicatrice rugueuse : environ trois centimètres sur six. C’est tout ce que j’en vois. Elle ne me montrera pas le reste de ses cicatrices. Tout au moins pas aujourd’hui. »

Les abus sexuels constituent le sort de bon nombre de femmes en période de guerre et de répression. Les hommes violent pour le plaisir, pour humilier, pour dé- truire une communauté par ce moyen. Ce qui prolonge la douleur parfois de manière infinie, c’est le fait que les abus sexuels continuent de se faire sentir longtemps après. C’est un stigmate. Il y a souvent peu de compré-

hension de la part des membres de la famille, des amis et des voisins, et moins encore d’aide dans l’assimilation des sévices. C’est également l’objectif des violeurs : oc- casionner un dommage permanent à une communauté.

Dans une guerre civile, les femmes ne sont même pas épargnées par les membres de leur propre camp. Ce fait a été démontré de manière cruelle au Zimbabwe. Dans les années soixante-dix, des femmes ont participé comme rebelles à la lutte contre le régime blanc. Elles ont par- fois été victimes d’exploitation sexuelle dans les camps des mouvements de libération. Ce n’est qu’une bonne vingtaine d’années plus tard que certaines d’entre elles ont osé dénoncer ces faits. L’ouvrage « Women of Resi- lience. The Voices of Women Ex-Combatants » / Des femmes qui résistent. Les voix des anciennes combattantes (2000) relate les péripéties de neuf d’entre elles.

La guerre est une source de perturbations familiales.

Les femmes restent souvent en arrière comme unique soutien de famille. Elles-mêmes et leur famille devien- nent alors bien plus vulnérables sur le plan écono- mique. Cela les conduit parfois à la prostitution, avec le risque de contracter le SIDA. Lorsque l’époux revient comme ancien combattant ou après une captivité, il est confronté à une femme qui s’est mise à penser et à agir de manière plus indépendante par la force des choses.

Une violence familiale avec la femme à nouveau dans le rôle de la victime peut alors s’ensuivre.

Dans le passé, le sort des femmes faisait l’objet de peu d’intérêt. On constate à présent une évolution pro- gressive dans ce domaine. La justice pénale accorde une importance plus grande aux abus sexuels. UNIFEM (United Nations Development Fund for Women / Fonds de dévelop-

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pement des Nations unies pour la femme) a déjà plaidé à plu- sieurs reprises pour une recherche plus orientée sur le sort des femmes lorsqu’un conflit dégénère. Les com- missions de vérité récentes tiennent des séances d’audi- tion spéciales à ce sujet.

Les enfants

Fin octobre 2005, des jeunes du camp de réfugiés de Kalma (Darfour) ont ‘pris en otage’ pendant trois jours une trentaine de coopérants soudanais et étrangers. Leur revendication était la suivante : les enfants sont les pre- mières et les plus faibles victimes de la brutalité de la guerre, aidez-nous ! L’incident a à peine été relaté par les médias.

Rien qu’en Afrique, on estime à dix-huit millions le nombre de jeunes qui ont pris la fuite avec ou sans des membres de leur famille et qui tentent de survivre dans un camp. La famine, qui accompagne les guerres civiles, tue de nombreux enfants là et ailleurs. Il en meurt d’autres dans les champs de mines, pendant et parfois longtemps après un conflit. Les seigneurs de guerre en- lèvent les garçons et les filles et en font des soldats.

Dans le Nord de l’Ouganda, des milliers d’enfants, ap- pelés navetteurs de nuit, quittent chaque soir la cam- pagne pour la ville. Ils vont s’y cacher des rebelles de l’armée de résistance du seigneur (Lord’s Resistance Army) par peur d’être enlevés. Martien Schotsmans écrit à pro- pos des enfants de Sierra Leone : « Les enfants revien- nent ou non. Certains sont morts. D’autres ont disparu pour toujours. Certains étaient trop jeunes, ne savent pas de quel village ils proviennent, quel était leur nom.

Un garçonnet de huit ans est assis dans mon bureau.

Un de nos conseillers bavarde avec lui. Il raconte com- ment il a été enlevé lorsqu’il avait trois ans. Quel était le nom de son père ? Peut-il se le rappeler ? Il a l’air si frêle pour un garçonnet de huit ans. Je le fais dessiner. Est-ce sa maison ? Oui, il habitait là autrefois. C’est sa télévi- sion, son horloge. Mais il confond la maison de son père avec celle de la rebelle qui l’a recueilli, avec celle de son père adoptif. Il confond ses petits congénères avec son frère. Il aimerait savoir si ses parents sont encore en vie. Mais il ne sait plus de quel village il provient, ni de quelle région. Il existe toutes sortes de programmes de recherche, des photos, des listes de noms qui sont diffu- sées dans tout le pays. Qui connaît cet enfant ? Personne ne s’est manifesté. Peut-être les parents sont-ils morts.

Peut-être, y a-t-il tout de même encore de l’espoir ; des réfugiés rentrent encore de Guinée chaque jour. Qui sait, les parents se sont-ils enfuis là-bas ? Il raconte sa vie chez les rebelles. Il a à présent été recueilli par un gentil monsieur et par sa femme, qui l’envoient à l’école, le considèrent un peu comme leur enfant, le gâtent, leurs propres enfants ont déjà quitté la maison et ils veulent bien garder le garçonnet. Il ne se sent que trop bien là, aussi ne raconte-t-il rien à son père adoptif, ni de son passé, ni de son désir de retrouver ses parents, déchiré par des sentiments de loyauté comme peuvent en avoir les enfants. Il faut donc également parler avec le père adoptif, longuement et prudemment, jusqu’à ce qu’il ac- cepte que nous diffusions à nouveau le signalement du garçonnet sur le réseau de recherche. Non, il n’y a pas de happy end pour le moment, il faut continuer d’attendre.

Et qui dira où le garçonnet sera finalement le mieux ? »

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La souffrance des jeunes victimes persiste longtemps.

Les conséquences sont perceptibles pendant de nom- breuses années. Des traumatismes qui ne veulent pas s’effacer. La confrontation forcée avec la violence qui peut les amener à adopter un comportement agressif par la suite. Des opportunités d’éducation perdues occa- sionnant un handicap qui ne pourra plus être surmonté.

La lutte avec ce passé dépasse le plus souvent les forces des communautés tout de même déjà lourdement affli- gées. Il y a pourtant des exceptions. Dans quelques pays africains et asiatiques, les autorités et la population ont élaboré des activités qui préparent les anciens enfants- soldats à mener une existence aussi normale que pos- sible. L’aide étrangère constitue une autre possibilité.

Au Liberia, Christian Children’s Fund (www.christianchil- drenfund.org), une ONG américaine, a accompagné des milliers d’enfants dans l’assimilation de la misère qu’ils ont connue durant la guerre. La formation d’aidants lo- caux était, et est toujours, au cœur du programme. Leur matériel consiste en un mélange de rituels anciens et de techniques occidentales. Les guérisseurs traditionnels jouent également un rôle.

Qui est victime et qui ne l’est pas ?

En 2000, quatre journalistes irlandais ont publié un livre hallucinant intitulé Lost lives (Vies perdues). Il ra- conte, comme l’indique son sous-titre, « the stories of the men, women and children who died as a result of the Northern Ireland troubles » (les histoires des hommes, des femmes et des enfants qui ont perdu la vie à la suite des troubles en Irlande du Nord). Sa force de frappe réside dans la

portraitisation sèche des victimes. Numéro 1, un homme de 28 ans, est mort le 11 juin 1966. Numéro 3638, un père de trois enfants, a été assassiné le 10 janvier 2000.

Mille six cents pages de noms, d’âges, de rencontres avec la mort. Rien de plus. C’est un ‘qui est qui’ lugubre, une encyclopédie de la violence absurde.

Cet inventaire est, tout comme toute autre liste de victimes, le résultat d’une sélection. Il ne comprend que les personnes décédées, pas celles qui ont été mutilées.

Des choix s’imposent toujours, car on devient victime en deux étapes. Tout d’abord, il y a l’atteinte à l’intégri- té physique, au bien-être psychique ou aux biens maté- riels. Ensuite, il y a la reconnaissance du fait que l’on a souffert. Cette deuxième phase est un processus compli- qué et souvent imprévisible. Bon nombre de mécanismes, tant politiques que culturels entrent en jeu. Le résultat en est inconcevablement radical. Certains bénéficient d’une reconnaissance et ils acquièrent ainsi les droits qui y sont liés, bien que cela ne soit pas automatique.

D’autres resteront dans l’ombre avec leur douleur ; in- connus, si ce n’est pour leurs proches. Le risque est grand que leur confrontation avec le passé soit bien plus douloureuse.

L’importance des décisions politiques

Le rapport de la Commission de vérité sud-africaine compte plusieurs milliers de pages. Le tome sept, qui en comporte 967, contient les noms de 21.523 hommes et femmes, qui ont été reconnus comme victimes de la lutte contre l’apartheid. Mais derrière ces personnes se cachent encore plusieurs centaines de milliers de noirs, de métis et de blancs. Leurs lésions restent anonymes.

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C’est la conséquence de décisions politiques. La com- mission avait un mandat limité. Seules les violations im- portantes des droits de l’homme entraient en ligne de compte pour être relatées : assassinat, torture, kidnap- ping et sévices graves. Une arrestation arbitraire, par exemple, n’en faisait pas partie, même si l’intéressé avait été emprisonné pendant une période assez longue. Le rapport lui-même mentionne qu’au moins 70.000 per- sonnes ont connu cette cuisante expérience. La période que la commission pouvait examiner était comprise entre le 1er mars 1960 et le 10 mai 1994. Cette limitation a également eu pour effet d’exclure des milliers de per- sonnes. Le mandat de la commission avait initialement une durée de deux ans et demi. Par la suite, il a été un peu prolongé, mais il est resté beaucoup trop court pour recenser toutes les victimes de l’apartheid. Alex Boraine, le numéro deux de la commission, a écrit dans son A Country Unmasked. Inside South Africa’s Truth and Re- conciliation Commission / Un pays démasqué. À l’intérieur de la commission de vérité et de la réconciliation sud- africaine (2002) que cela aurait demandé vingt à trente ans. Le coût de la commission a représenté une autre source de limitations, bien que près de 22 millions de dollars américains aient été mis à disposition annuelle- ment. D’autres commissions de vérité ont encore été da- vantage limitées dans leurs possibilités que leur homo- logue d’Afrique du sud. Cela signifie qu’elles ont encore pu identifier moins de victimes. Les programmes d’in- demnisation de la souffrance subie par les personnes de- mandent également des décisions politiques qui fonc- tionnent comme un crible.

Affronter un passé cruel comporte une large part de

tragédie, mais être forcé de faire abstraction de victimes n’est certainement pas la moindre manifestation de celle-ci.

La culture joue un rôle

Chaque guerre civile, chaque génocide, chaque régime dictatorial a son caractère propre. Les valeurs et les normes, la culture au sens large du terme, jouent égale- ment un rôle important dans l’approche d’un héritage aussi âpre. Les conséquences en sont bien perceptibles dans la recherche des victimes. Les interprétations larges de la notion de famille, courantes dans les sociétés afri- caines, élargissent le cercle dans lequel le chagrin fait l’objet d’une reconnaissance. Lorsque les abus sexuels ne sont pas considérés comme un crime grave, c’est l’in- verse qui se produit. C’est pourquoi un nombre de femmes beaucoup moins élevé que l’on pouvait s’y at- tendre figure sur la liste de la Commission de vérité sud- africaine.

Se faire connaître comme victime, par exemple auprès d’une commission de vérité, exige une panoplie d’apti- tudes sociales. Il faut pouvoir donner un nom approprié à ce que l’on a subi (naming), connaître parfaitement l’auteur (blaming) et savoir ce qui existe en matière d’in- demnisation (claiming). Il s’agit d’un obstacle sérieux. Et le traumatisme peut être si profond que les gens ne croient plus en l’une ou l’autre forme de réparation.

Cela les rend passifs. Ou bien, ils recherchent l’ombre par remords, parce qu’ils ont survécu et d’autres pas.

La vision individuelle du statut de victime est certai- nement aussi importante. Certains refusent radicalement

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l’appellation de victime. Ils se considèrent comme com- battant de la liberté, martyr, héro et ils veulent être ap- pelés ainsi. D’autres préfèrent être qualifiés de ‘survi- vant’. Cela paraît moins nécessiteux, plus axé sur l’ave- nir que sur le passé.

Compétition

La tentation est grande de considérer tous ceux qui ont souffert comme des alliés naturels, comme des membres d’une famille harmonieuse. Mais il n’en est pas ainsi en réalité. Cela se bouscule sur le marché de la compassion et de la compréhension. L’enjeu est élevé : compensa- tions, discrimination positive sur le plan de l’éducation et du logement, marques d’estime sous la forme de mo- numents, de médailles, de musées et de commémora- tions, une place dans la mémoire collective.

Après la seconde guerre mondiale, un débat passion- né a éclaté en Belgique, en France et aux Pays-Bas entre les victimes de l’occupant allemand. Les résistants, les déportés, les prisonniers politiques, les communistes et les Juifs survivants ont tenté de faire reconnaître leur souffrance comme plus importante que celle des autres.

Ce débat n’est toujours pas complètement clos. Au Rwan- da d’après le génocide également, on observe quelque chose de ce genre. Plusieurs organisations de sinistrés se battent dans ce pays pour obtenir la priorité. On est loin de la solidarité.

Dans une autre arène, des groupes luttent pour ce que Peter Novick, un historien américain, a appelé l’Olympics of genocides (Les jeux olympiques des géno- cides). Certains groupes de pression juifs vont très loin dans ce domaine. Selon eux, l’holocauste est tellement

unique comme génocide que les autres cas d’extermina- tion de peuples ne méritent pas cette qualification.

Que veulent les victimes et leurs héritiers ?

Au cours de 2006, une commission officielle a examiné les actes de violence raciste s’étant déroulés à Wilming- ton (États-Unis). Ce genre d’examen n’est pas rare en Amérique, mais il y a quelque chose d’étrange en l’es- pèce. Plus de cent ans se sont écoulés entre les faits et l’enquête, puisque les événements qui sont examinés à présent se sont produits en 1898. À l’époque, soixante noirs ont été assassinés et plus de deux mille ont été contraints de fuir. La commission propose aujourd’hui d’indemniser les descendants des victimes.

Mon dossier de coupures de journaux regorge de ré- cits de ce genre. J’en extrais quelques articles récents.

Autrefois, entre 1884 et 1915, la Namibie était une colo- nie allemande. En 1904, la population Herero s’est sou- levée contre le colonisateur. Lothar von Trotha, général de service, a donné l’ordre de tuer chaque Herero. Les hommes, les femmes, les enfants et leur bétail. Ce fut le premier massacre de ce qui allait devenir un siècle san- glant. En 2004, le gouvernement allemand a présenté ses excuses et offert beaucoup d’argent. Mais l’affaire n’est pas terminée. Une ONG locale a assigné en justice l’Allemagne et deux sociétés, dont la Deutsche Bank.

Elle réclame 2,35 milliards de dollars américains de dommages et intérêts. Cela s’appelle une dette impayée.

Fin 2005, deuxième exemple, le gouvernement brésilien a levé l’embargo sur 1200 boîtes pleines d’archives rela- tives à la dictature militaire (1964-1985). Des dizaines de

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milliers de documents témoignent de violations des droits de l’homme. Le passé ressuscite donc là aussi. En avril 2009, l’Allemagne, de son côté, a donné le libre accès aux archives de l’holocauste. Celles-ci contien- nent des informations sur plus de 17 millions d’internés de camps de concentration, de travailleurs forcés et d’autres victimes du Troisième Reich. L’Allemagne s’y était refusée pendant soixante ans. Pour des centaines de milliers de survivants ou de membres de la famille des personnes décédées, cette opportunité représente une fenêtre grande ouverte sur ce qui ne peut être oublié. Ou prenons l’affaire des enfants des lebensborn norvégiens où les nazis ont voulu élever une race pure durant l’occupation. Un père allemand, une mère nor- végienne. Après la guerre, les enfants ont été rejetés. À présent quelques-uns d’entre eux traînent le gouverne- ment norvégien devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Ils estiment avoir été insuffi- samment protégés dans les homes où ils ont été aban- donnés. L’enfant le plus connu des lebensborn est Anni- Frid Lyngstad, la chanteuse du groupe ABBA. La Cour a également été saisie par des Polonais en avril 2006. Il s’agit de membres de la famille d’officiers ayant été as- sassinés en 1940 sur l’ordre de Joseph Staline. Ils veu- lent, après tout ce temps, faire établir les responsabilités de manière très précise. La justice russe s’est déclarée in- compétente et ils se tournent donc à présent vers la juri- diction de Strasbourg. L’Australie est encore confrontée chaque jour avec l’héritage des injustices commises à l’égard des aborigènes. La vérité sur ce point a long- temps été tue et ce silence a ainsi eu des conséquences.

N’étant pas gênés par le moindre remords, les Austra-

liens blancs ont laissé s’opérer toutes sortes de formes de discriminations graves. C’est ainsi que la coutume de retirer les enfants des familles aborigènes et de les pla- cer dans des familles ou des foyers blancs a survécu jusqu’en 1970-1975. En 1997, un rapport ahurissant a été publié à ce sujet, Bringing Them Home. (Les ramener chez eux) L’émotion soulevée n’était pas encore retombée qu’un autre rapport a de nouveau suscité une grande ef- fervescence. De l’argent qui était destiné aux aborigènes au cours du dernier quart du vingtième siècle s’était re- trouvé dans la caisse noire du gouvernement et y était resté. Lors des Commonwealth Games (jeux du Common- wealth) de Melbourne (2006), des tracts évoquaient in- variablement les Stolenwealth Games (jeux de la richesse volée). En Australie, avant-hier, hier et aujourd’hui co- habitent très étroitement.

L’indemnisation de la douleur subie figure en première position pour nombre de victimes. Cela est compréhen- sible s’il s’agit d’une perte récente, quotidiennement perceptible, mais les très anciennes blessures suscitent également encore des demandes de compensation du dommage, qui se fait encore sentir. Dans certains cas, c’est une réparation morale qui est demandée, une simple reconnaissance comme victime par exemple. Ou bien, on veut ouvrir des affaires pour finalement en- tendre ce qui s’est produit dans le passé. D’autres en- core réclament à la fois un dédommagement, une recon- naissance et des informations.

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2 Les chasseurs

I

l y a Adolf Hitler et il y a Arthur Neville Chamberlain, le premier ministre britannique qui a laissé faire le dictateur en 1938. Il y a Joseph Staline et il y a ses parti- sans en occident qui défendaient les goulags. Il y a Saddam Hussein et il y a le gouvernement américain qui a doublé l’aide à l’Irak en 1989, quelques mois après le gazage de centaines de Kurdes. Il y a Gideon Johannes Nieuwoudt, tortionnaire de noirs et de métis et les amis étrangers de l’apartheid. Il y a les journalistes de la radio de la haine Mille Collines à Kigali et il y a le Pentagone qui n’a pas voulu détruire l’émetteur. Il y a les chasseurs qui tuent et torturent et il y a les specta- teurs qui applaudissent ou qui ferment les yeux. Tous sont responsables de l’une ou l’autre manière.

La responsabilité est un monstre à plusieurs têtes Chaque conflit brutal engendre une grande diversité de coupables. Des hommes et des femmes, des instances of- ficielles et des particuliers, des locaux et des étrangers, des généraux et de la piétaille. Le poids de leur respon- sabilité détermine leur place dans la hiérarchie du mal.

Ceux qui ont transgressé les lois pénales de la com- munauté internationale figurent en tête de liste. Les crimes contre l’humanité, les génocides, les crimes de guerre et les violations graves des droits de l’homme constituent les catégories qui parlent le plus à l’imagination. Elles attirent également le plus l’attention.

Bien plus loin, dans une zone grise étendue, il y a la faute qui n’est pas de nature criminelle, mais d’ordre

politique ou moral. Dans les dernières années de l’apart- heid, un doigt accusateur a souvent été pointé vers tous ceux qui avaient profité du système. Ils n’avaient ni assassiné ni torturé, mais ils se trouvaient toujours au premier rang lors de la distribution des emplois, pour bénéficier des soins de santé, de l’éducation, de loge- ments. Antjie Krog, poétesse et journaliste afrikaner les a décrits dans son livre La douleur des mots (2004). Dans l’avant-propos de la traduction néerlandaise de cet ou- vrage, Adriaan van Dis prolonge encore la nécessité de sentiments de culpabilité. Je cite ces propos : « Bon nombre des choses qui se sont passées en Afrique du sud concernent notre avenir. Le rapport entre blanc et noir équivaut à riche et pauvre, Nord et Sud. (…) Les questions qu’Antjie Krog se pose, sont des questions que nous pouvons nous poser ici également : dans quelle mesure est-ce que je profite du fait qu’autrui est lésé ? En suis-je personnellement responsable ? Que va- lent pour les victimes ma culpabilité et ma honte ? Qu’exige la victime du coupable ? Le passé me sera-t-il reproché à moi et à mes petits enfants ? » [traduction libre]

Autour de ces silent beneficiaries (bénéficiaires silencieux) comme on les appelle dans la littérature, gravite un autre groupe : les spectateurs qui regardent dans l’autre direction, qui ne lèvent pas le petit doigt. Samantha Power, une journaliste américaine en a dressé le portrait en termes durs dans Bystanders in genocide (Les spectateurs du génocide), un article qui est paru dans l’Atlantic Monthly de septembre 2001. Dans cet article, elle exa- mine la responsabilité des États-Unis (et incidemment de la Belgique et de la France) dans le génocide commis

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au Rwanda. Les responsables politiques de ces pays sa- vaient ce qui se passait. Ils avaient la possibilité d’inter- venir, mais ils ont préféré déclarer forfait – essentielle- ment pour des considérations de politique intérieure.

La dernière catégorie d’acteurs est la plus probléma- tique car il n’est pas toujours certain qu’ils ont vraiment une responsabilité morale. J’illustre la question par un exemple. Au cours de l’été de 1994, des centaines de mil- liers de Hutus ont fui le Rwanda. Ils se sont retrouvés dans des camps de l’Est du Congo. Quelques sections nationales de Médecins sans frontières y ont joué un rôle important dans l’accueil des réfugiés malades et sous-alimentés. Après quelque temps, il s’est toutefois avéré que des extrémistes Hutus utilisaient les camps pour le regroupement des milices Interahamwe. Les membres de MSF se sont alors retrouvés devant un pé- nible dilemme. Partir pouvait signifier l’arrêt de mort d’innombrables réfugiés. Rester pouvait déboucher sur une complicité avec des actions futures des Interaham- we. L’équipe belge a encore continué de travailler pen- dant un an. Cette attitude lui a valu de violentes cri- tiques, également d’organisations sœurs. Des personnes peuvent ainsi se voir également imputer une responsabi- lité morale, involontairement et même de bonne foi.

Une multitude de motifs

L’objectif poursuivi dans les tribunaux et les commis- sions de vérité consiste à préserver autant que possible le passé de la guerre civile, de la dictature ou de la ré- pression sanglante. Il est important en l’espèce de par- venir à comprendre ce qui pousse ceux qui planifient et

qui exécutent les grandes atrocités. Celui qui décèle leurs motifs, est mieux en mesure d’intervenir préventi- vement en cas de menace de nouveaux excès.

Il y aurait de quoi remplir une fameuse bibliothèque avec les publications relatives aux sources des compor- tements violents. On peut y lire que les auteurs peuvent être poussés par des stimuli biologiques, psychiques, politiques et culturels. Je me bornerai à faire un bref tour de la littérature concernant la politique et la culture en tant que fournisseurs de motifs.

1. Les dictatures, surtout leur variante militaire, ont tou- jours et partout eu recours à un mobile évident : les ordres sont les ordres. Ce raisonnement était renforcé, si nécessaire, par la contrainte physique pour les hésitants.

Depuis les procès de Nuremberg, un ordre d’en haut n’exonère plus un coupable de sa responsabilité. Mais à ce jour, l’expression ‘un ordre est un ordre’ reste l’un des stimuli les plus puissants pour inciter les gens à as- sassiner et à torturer.

2. En outre, chaque régime répressif élabore des lois qui couvrent complètement les crimes perpétrés au nom de l’État. Cela supprime des hésitations éventuelles chez des coupables potentiels ou confère un sentiment d’in- nocence à celui qui a commis des crimes. La France a connu au cours de la seconde guerre mondiale ce que l’on appelle une collaboration d’État. Un appareil adminis- tratif du pays, le régime de Vichy, a fait sien un ordre transmis par l’occupant allemand. Beaucoup, croyant que ‘Vichy’ était un gouvernement légitime, ont agi selon les lois de celui-ci, même lorsque cela les a conduits à

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collaborer à la chasse aux Juifs. C’est également un pro- blème fondamental en Europe centrale et orientale post- communiste. La police secrète et ses informateurs, les juges et les censeurs ont agi selon les instructions. Le comportement en résultant n’était pas selon eux interdit par la loi pénale en vigueur à l’époque.

3. Adriaan Vlok, ministre de la loi et de l’ordre dans le dernier gouvernement de l’apartheid en Afrique du Sud, a expliqué devant la Commission de vérité com- ment des personnes étaient induites par des détours à commettre des crimes atroces. L’utilisation ambiguë de la langue dans les milieux politiques devait supprimer les obstacles éventuels. Dans les communications avec la police et l’armée, il n’était donné aucune définition précise des termes tels que ‘détruisez’, ‘faites disparaître’,

‘éradiquez’, ‘éliminez’, ‘neutralisez’, ‘taking out’, ‘informal policing’, ‘methods other than detention’ (suppression, main- tien de l’ordre informel, méthodes autres que la déten- tion). Cela laissait une large marge d’interprétation à ces instances. Ce sont des mots qui assassinent.

4. Le recours à des termes qui retirent sa nature hu- maine à l’opposant va encore un peu plus loin. C’est une technique qui transforme en assassins des hommes et des femmes tout à fait ordinaires. Le Rwanda a en fait une démonstration convaincante au printemps de 1994.

La radio Mille Collines qualifiait les Tutsis de cancre- lats. Pour des dizaines de milliers de Hutus, cela a constitué un alibi pour éliminer leurs voisins. Les membres des milices serbes, quant à elles, qualifiaient les musulmans de chiens que l’on peut abattre.

5. Un mobile par excellence est l’opinion qu’un acte (criminel) repose sur une base politico-idéologique. La violence est alors considérée comme moralement justi- fiée. C’est un instrument dans la lutte pour la liberté par exemple. Ou bien cela constitue la réponse à une vio- lence encore plus grave de la part d’un État répressif ou de l’ennemi.

6. Une culture d’impunité engendre des coupables.

C’est une dernière source de mobile, mais certainement pas la moindre. Si année après année, conflit après conflit, on passe l’éponge sur les violations des droits de l’homme, il ne reste plus beaucoup d’obstacles à un comportement violent.

Il y a des auteurs chez lesquels tous ces mobiles sont réunis. Ils constituent le noyau le plus sombre de ce que les guerres civiles et les régimes répressifs occasionnent comme violence. Même après, ils restent incurables. En voici un exemple sud-africain.

Truth and lies / Mensonges et vérités (2001) est un livre de photos de Jillian Edelstein sur la Commission de vérité d’Afrique du sud. Elle dresse le portrait, en marge des audiences publiques, des coupables en quête d’amnistie et des victimes en quête de reconnaissance.

Michael Ignatieff, un écrivain canadien, a rédigé l’intro- duction. Je regarde une des photos à travers ses yeux.

Deux hommes. Un agent de sécurité et Gideon Johannes Nieuwoudt, assassin et tortionnaire notoire, après sa plaidoirie en vue d’obtenir l’amnistie. Ignatieff déclare :

« C’est un cliché remarquable. Nieuwoudt regarde droit dans l’objectif, une cigarette tenue de manière virile et

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nonchalante dans une main, l’autre dans la poche du pantalon. Mais il y a surtout l’ébauche d’un sourire. Cet homme a torturé des hommes et des femmes avec la ci- garette qu’il tient si nonchalamment dans la main droite. Il se délecte de l’attention de l’appareil. Son re- gard semble me dire : oui, je suis un des secrets les plus profonds de l’apartheid. Je me trouvais au cœur de ce- lui-ci. Jugez-moi autant et aussi longtemps que vous voulez. I don’t care. » [traduction libre] La photo montre ce que la Truth and Reconciliation Commission (Commission de vérité et de réconciliation) n’a pu montrer : l’aplomb de celui qui décidait de la vie ou de la mort, qui conti- nue à mentir sans se gêner, de l’apartheid après l’apart- heid.

Nieuwoudt, Afrikaner jusqu’à la moelle des os, est âgé de vingt et un ans lorsqu’il se mue en born-again Christian (chrétien ‘nouveau-né’). Cinq ans plus tard, il est alors officier dans la police de sécurité, il assassine Steve Biko, militant anti-apartheid. Non pas parce que celui-ci était un opposant particulièrement dangereux, mais, dixit Nieuwoudt, parce qu’il s’agissait d’un Cafre particulièrement arrogant. Rendez-vous compte, il ne voulait pas se lever durant son interrogatoire. Biko a été le premier d’une longue liste de liquidations auxquelles Nieuwoudt a participé. Devant la Commission de vérité, lorsqu’il a justifié sa demande d’amnistie, il n’a pas nié la plupart des assassinats. Il s’est seulement abstenu de révéler la vérité sur ce qui s’était exactement passé. Il ne s’est guère exprimé sur les raisons pour lesquelles ces hommes devaient mourir et sur la manière dont il a pro- cédé. Il n’a pas obtenu d’amnistie générale, a été arrêté et a été condamné à 20 ans d’emprisonnement, ce qu’il

n’a pas compris. Lors de sa condamnation, il a déclaré à un journaliste : « À présent, je constate combien le désir de réconciliation est faible ici ». Nieuwoudt est le proto- type du coupable qui croit dur comme fer qu’il a raison.

Il y a une composante religieuse : la bible à portée de main, le fait d’être un membre fidèle de l’Église réfor- mée hollandaise favorable à l’apartheid, la haine des communistes également. Son psychiatre a déclaré à la Commission de vérité qu’il avait été marqué toute sa vie par un événement survenu dans sa jeunesse. À l’école, un pasteur qui s’était enfui de Roumanie est venu ra- conter comment il avait été torturé pendant des années.

Et Nieuwoudt est convaincu de la suprématie de la race blanche. Selon ses propres dires, il a assassiné pour Dieu et pour l’Afrique du Sud blanche.

L’apitoiement sur soi-même n’est pas rare chez les personnes de cette espèce. Dans sa plaidoirie pour l’am- nistie, Nieuwoudt s’est plaint d’être victime d’un stress posttraumatique. Ou selon les paroles de son psy- chiatre : « I think Mr Nieuwoudt just killed too many people and it just became too much for him » (Je pense que M. Nieuwoudt a simplement assassiné trop de gens et cela est simple- ment devenu trop pour lui). L’empathie est également étrangère à lui et à ses congénères. Dans les années quatre-vingts, Nieuwoudt a assassiné Siphiwo Mtim- khulu, un leader étudiant noir. En 1998, il a demandé et obtenu de la Commission de vérité l’amnistie pour cet acte – bien qu’il soit resté vague, à la grande consterna- tion de la mère de la victime, sur les circonstances dans lesquelles le jeune homme avait été tué. Peu après, il s’est rendu dans la famille de Mtimkhulu en compagnie d’une équipe de télévision, soi-disant pour demander

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pardon. Tout le pays a pu voir au journal télévisé le fils de Siphiwo le frapper sur la tête avec un vase. Les bour- reaux voient toujours les événements qui se sont dérou- lés d’une manière entièrement différente des victimes.

Chez des personnes comme Nieuwoudt, ce fossé est in- franchissable.

Gideon Johannes Nieuwoudt est décédé fin août 2005, à l’âge de 54 ans. Il avait un cancer du poumon.

La cigarette avec laquelle il avait torturé les noirs et les métis a exécuté la sentence.

3 Quand Les victimes et Les bourreaux changent réguLièrement de rôLe

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ui sont les bons ? Qui sont les méchants du film ? Voilà ce qu’en Europe les Européens bien intentionnés, Européens de gauche ou progres- sistes et autres intellectuels, veulent savoir avant toute chose. Pendant la guerre du Vietnam, c’était facile. Le peuple vietnamien était la victime, les Américains du mauvais côté. Avec l’apartheid, pareil : l’apartheid était un crime, combattre pour la libération nationale, pour l’égalité et la dignité humaine était juste. » C’est par ces phrases qu’Amos Oz débute son ouvrage Comment guérir un fanatique (2006). Mais, ajoute-t-il, dans le conflit israé- lo-palestinien, les choses sont moins claires. On ne sait pas qui sont les anges et qui sont les démons. Le puzzle compliqué que représente la situation au Moyen-Orient n’est pas une exception. Il suffit de parler de génocide au Burundi pour que les Hutus et les Tutsis évoquent une période différente de l’histoire sanglante de leur

pays. Ils sont empêtrés dans une spirale d’accusations mutuelles. J’ai vécu cela lors d’une séance spéciale con- sacrée à la réconciliation au parlement burundais.

L’ex-Yougoslavie constitue un autre exemple frap- pant de cette divergence de points de vue. Pas mal de Serbes trouvent notamment dans la guerre avec les Turcs, au quatorzième siècle, des motifs de mépriser en- core à présent les musulmans bosniaques. S’agissant des Croates, ils n’ont pas oublié que ceux-ci ont terrorisé les Serbes au nom des nazis entre 1940 et 1945. Chaque groupe de population colonise ainsi un épisode du pas- sé pour en faire un bon et un mauvais usage. La guerre dans cette région a rendu encore plus explosif le cock- tail des ingrédients historiques. À chaque fois, la mé- moire se concentre sur les périodes au cours desquelles on a été victime. C’est à cet égard que Vera M., un de mes personnages, rejoint mon expédition dans le pays du passé non assimilé.

Une responsabilité partagée

Le 18 novembre 1991, la ville croate de Vukovar tombe aux mains des troupes de l’armée populaire yougoslave, après un siège de trois mois. Plus de 90 % des habita- tions étaient déjà détruites à ce moment, mais le pire était encore à venir. Deux jours plus tard, les vainqueurs sortent 250 blessés et membres du personnel soignant de l’hôpital local, les conduisent dans une porcherie dans l’agglomération voisine d’Ovcara, les exécutent et jettent leurs corps dans une fosse commune. Quelque cinq mille autres habitants sont rassemblés dans un han- gar, un peu en dehors de la ville. Leur terminus – pour

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