Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Cinq cent mille francs de
rente, roman de moeurs, par
le Dr L. Véron...
Véron, Louis (1798-1867). Cinq cent mille francs de rente, roman de moeurs, par le Dr L. Véron.... 1855.
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CINQ CENT
MILLE FRANCS '
DE
RENTE
PARIS, — TYP. DONDEY-DUPRÉ,RUE SAINT-LOUIS , 16.
CINQ CENT,
DE RENTE
ROMAN DE MOEURS
PAR
LE DR
L.
VÉRONII
PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, EN FACE DE LA MAISON DORÉE.
La traduction et la reproduction sont réservées.
1855
Le Bal.
Sur les incitations du
baron,
le général Crouart se rendit près d'une de ses vieilles amies, madamela marquise de Pommereuse,retirée au fond du quartier du Luxembourg, et voluptueusement blottie sous un édredon
de cinquante mille francs de rente.
4 CINQ CENT MILLE FRANCS
— Marquise, lui dit-il, un des gros bon-
nets de la finance
m'a
rendu- en galanthomme un service d'argent. Il fait son mé- tier d'homme riche : il donne des dîners et
des bals splendides. Parti, je crois, d'un peu
bas, le banquier Picard étale un grand luxe ;
il a une riche galerie, un nombreux domesti- que, des salons dorés; il ne lui manque qu'une compagnie de gens comme il faut. Il donne un bal clans douze jours; s'il pouvait vous plaire d'y assister, vous m'obligeriez!
Les salons de Picard n'ont probablement, jamais vu une marquise.
Florine de Pommereuse, née de Courta-
Jin, avait aimé le monde et les plaisirs ; ses beaux jours dataient de la- restauration.
Présentée sous Louis XVIII, elle tenait un
DE BENTE. 5
haut rang à la cour et dans la noblesse du
faubourg Saint-Germain. Issue d'une noble
et riche famille du midi, elle épousa encore
jeune le marquis de Pommereuse, officier supérieur des gardes du corps du
roi,
quidevait
un jour
mourir en Allemagne,où,
sujet fidèle, il suivit, après 1830, la branche aînée des Bourbons.
L'indemnité des émigrés avait arrondi les revenus de l'ancienne maison des Pomme- reuse.
,
Malgré ses soixante ans, on retrouvait
dans la marquise des restes de beauté et des
traces de coquetterie. Elle mettait du rouge,
se préoccupait de ses coiffures, de sa toilette.
Elle se plaisait à se parer de bijoux, de ba-
6 CINQ CENT MILLE FRANCS ,
gues, de pendantsd'oreilles, de carcans,
dé
colliers. Elle avait conservé de la gaieté,
un
espritjeune, un
coeur tendreet
char-mant.
Le général remit à la marquise, pour le
bal du nouveau millionnaire, une invitation qu'elle accepta. Il lui assura que toutes les personnes présentées par elle seraient ac-
cueillies avec distinction dans les salons du banquier.
Cette fête fut tout de suite pour la mar-
quise une, grande affaire. Elle était au nombre
de ces dames respectables qui portaient le plus vif intérêt
à
Marie Durand; elles'em-
pressa de faire venir madame Dominique, la
protectrice, la seconde mère de Marie.
DE RENTE.
— Madame Dominique, lui dit-elle, vous
savez combien j'aimevotre intéressante pro- tégée. Je tiens à lui causer une surprise, à
lui ménager un divertissement. Je suis in- vitée à un grandbal, chez un de ces financiers
qui font aujourd'hui, en trois mois,
d'ef-
frayantes fortunes à la Bourse. Je veux y présenter Marie comme une de iiies nièces ;
vieille marquise, je serais isolée, délaissée au milieu, de ce monde où je ne rencon- trerai certainement personne à qui parler :
la compagnie de Marie me vaudra des assi- duités et des empressements^ la beauté de la nièce attirera les galants autour de
la
tante. Je me charge, bien entendu, de la toi-
lette de
bal:
tous ces préparatifs, auxquelsil faut vite songer; m'égayent déjà; cela me rappelle mon bon temps!
8
CINQ CENT MILLE FRANCSMarie accepta avec reconnaissance l'aima-
ble et flatteuse proposition de la marquise ; bien élevée, elle n'éprouvait aucun embarras
à se présenter dans un salon; fille
d'un
co-lonel, cominandeur de la Légion d'Honneur,
elle avait le droit d'y tenir dignementsaplace.
Elle ne pouvait d'ailleurs se douter que le banquier Picard ne fut autre que le céliba- taire EugèneRémpnd qu'elle avaitplus d'une
fois reçu chez elle. '
Il fut convenu que le jour du bal, Marie
dînerait de bonne heure chez la marquise
et
qu'elle s'y habillerait.Madame de Pommereuse et madame Do- minique se faisaient une joie de présider à
la toilette de Marie, d'en surveiller, d'en
DE RENTE. 9
soigner les moindres détails ; elles étaient peut-être toutes deux plus émoliomiées que
la jeune fille elle-même.
Pendant douze jours, cette toilette devint le sujet de tous leurs entretiens, de leurs
études les plus sérieuses ; elles en arrivaient aux discussions, à force de zèle. Elles
te-
naient à ce que leur protégée, qu'elles re-
gardaient comme leur enfant, fût la perle du bal.
Enfin, le grand jour arriva
;
Marie se retira dans la chambre à coucher de madame de Pommereuse, se fit coiffer ; elle se chaussa de bas de soie blancs et de
souliers de satin blanc ; elle revint ensuite à
10
CINQ CENT MILLE FRANCSmoitié vêtue dans le salon qu'éclairait un grand nombre de bougies : un peignoir garni
de dentelles appartenant à la maîtresse du
logis lui couvrait à peine les épaules, les bras et la poitrine.
La marquise lui enleva en riant le pei- gnoir...
— Madame Dominique, s'écria-t-elle...
mais voyez donc cette petite morveuse !
a-t-elle le bras blanc et potelé! a-t-elle une
belle poitrine! a-t-elle une peau de satin ! Peste I ma mie ! si tu n'avais pas pris le bon parti de rester sage, tu ne manquerais pas d'amoureux!
Marie, un peu embarrassée de cette sortie
DE RENTE. 11
sur les grâces de sa personne, se hâta, en rougissant, de passer sa robe de bal. C'était une simple robe de tarlatane, à trois jupes relevées par une rose entourée de quelques
boutons et d'un léger feuillage.
Une rose était aussi le seul ornement
choisi par le goût de la marquise pour parer
les beaux cheveux de Marie, dont les nom- breuses nattes aux brillants reflets étaient
assez longues pour tourner deux ou trois fois autour de sa tête.
A peine madame Dominique eut-elle atta- ché la dernière épingle, à peine eut-elle re- levé le dernier pli, que par un mouvement presque involontaire, Marie courut devant une glace pour se regarder des pieds à la tête.
12 CINQ CENT MILLE FRANCS
— Mon père et ma mère, dit-elle en sou- riant
, seraient bien surpris et bien heureux
s'ils voyaient leur pauvre fille ainsi parée !
— Ma toute belle, répliqua la marquise, bien des duchesses envieraient les trésors
de la pauvre fille. Je donnerais tout ce que je possède pour être jeune et jolie comme
toi. On m'a dit aussi, à moi, que j'étais belle... il y a longtemps ! J'ai même reçu , autant que
je
puis m'en souvenir, plusd'une
brûlante déclaration : c'était peine perdue I J'estimais et j'aimais M. de Pommereuse;
mais les galants propos, les déclarations font toujours plaisir. C'est même un devoir, pour
les femmes, de se donner la peine de plaire.
— Si je plais dans ce bal, répondit Marie
DE RENTE. 13
en riant, ce sera grâce à vous ! Je suis Cen-
drillon, et vous êtes ma bonne fée, madame
la marquise!
— Tu n'arriveras pas au bal du banquier
Mirliflor dans une voiture attelée de six chevaux gris pommelés; mais
j'ai
donnél'ordre
à mou cocher et à mon valet de pied deporter
la grande livrée de ma maison.Tout était
prêt
pour le départ; madameDominique jeta une pelisse noire sur les
épaules de la marquise, vêtue en grande
dame, toute couverte de diamants; elle jeta une pelisse rose sur les épaules de Marie, ravissante par son bon air, par sa modestie, par son élégante simplicité.
On remarquait une grande foule, beau-
14 CINQ CENT MILLE FRANCS
coup de mouvement, aux abords de l'hôtel
Picard, splendidement illuminé.
Des gardes municipaux à cheval, des sergents de ville, maintenaient
l'ordre
aumilieu des curieux et des nombreux équi-
pages qui se succédaient sans interruption.
Dix heures et demie sonnaient, lorsque la voiture de la marquise
s'arrêta
devant le perron. Un moelleux tapis en recouvrait les marches et se prolongeait tout lelong
du grand escalier, où des masses de camélias s'épanouissaient dans dès jardinières autreillage
doré,
à la lumière éblouissante de riches torchères qui portaient des milliersde bougies.
Dans la première antichambre, des valet
DE RENTE. 15
de pied, des chasseurs, des huissiers, for- maient une haie pour le passage des arri- vants. Les dorures étincelaient partout dans
cette antichambre, d'où l'on pouvait en- tendre déjà les vives mélodies d'un orches-
tre
nombreux, aux soli les plus coquets,aux basses les plus puissantes.
Le valet de pied de la marquise, dont la
livrée de grande maison fut remarquée, prit les pelisses de ces deux dames ; la mar- quise et Marie eurent ensuite à traverser un
salon dont-les glaces descendaient jusqu'au parquet, et devant lesquelles les invités pou-
vaient réparer jusqu'au moindre désordre de leur toilette.
Le suisse frappa deux coups de sa halle-
16 CINQ CENT MILLE FRANCS
barde,
et un huissier put annoncer avecfierté, d'une voix de stentor :
—Madame la marquise de Pornniereu.se !
Ce
litre
et ce nom de noble famille reten- tirent dans toutes les salles dubal,
nonsans
y.produire
un grand mouvement de surprise et -de curiosité. La société quiremplissait les salons se composait surtout
de femmes d'avoués, de banquiers, de no- taires, d'agents de change et d'hommes d'af-
faires !
Tous les regards se dirigèrent vers la
porte d'entrée, et chacun d'admirer les grands airs de la
marquise
et la beauté sympathique de Marie, séduisante de grâce,de
distinction et de timidité.DE RENTE. 17
Que de questions on se faisait déjà à l'o- reille !
D'où vient cette marquise de Pomme- reuse? — Quelle est cette jeune personne
qui l'accompagne, si charmante, si modeste,
si élégante?
Tout le monde se rangeait sur leur pas- sage; elles étaient les bienvenues!
Picard, chamarré de plaques sur la poi- trine, ,de grands cordons d'ordres étrangers,
se précipita, avec le vieux général Crouart, au-devant de la marquise de Pommereuse.
— Je vous présente ma nièce, dit la mar-
quise à Picard ; et la jeune Marie, baissant
II. 2
18 CINQ CENT MILLE FRANCS
les yeux, fit au maître de la maison la plus charmante révérence ; mais quelle surprise, quelle émotion pour tous deux, quand tout à coup leurs regards se rencon- trèrent.
Picard croyait rêver ! Malgré cette ressem-
blance
qui le frappait, il se disait que la nièce de la marquise ne pouvait être MarieDurand, et pourtant il se disait aussi avec assurance, avec conviction : C'est bien elle!
Picard cherchait à Vaincre et à cacher
toute là tendresse respectueuse qu'il res- sentait pour Marie, et dont l'expression in- volontaire ne devait pas échapper à la pé- nétration de la marquise.
De son côté, Marie
n'y
fut point trompée :DE RENTE. 19
du premier coup d'oeil, elle reconnut dans
Picard, Eugène Rémond; elle s'affligea d'un
mensonge, d'une ruse dont elle avait été la dupe ; elle mesura avec effroi de quels dangers l'avaient entourée les perfidies
habilement calculées du baron de Longue- ville. En se rappelant les lettres d'invitation pour ce bal, elle pouvait constater que le
prétendu célibataire Eugène Rémond, ou plutôt que Picard était marié?
Le banquier et le vieux général escor-
tèrentla
marquise et la jeune Mariejusqu'au^près de madame Picard et de sa fille. Après les révérences d'usage, les deux nouvelles
arrivées
prirent
place sur des fauteuilsà
côté de la maîtresse et de la fille de la mai- son. Marie, au milieu des premiers embarras
20 CINQ CENT MILLE FRANCS
de la conversation, trouva le moment de dire à Picard, à la dérobée :
—Que je suis heureuse, monsieur, de pou- voir aujourd'hui, sans rougir, être présentée
à la femme, à la fille de M. Eugène Ré- mond !
Marie conquit tout de suite les sympathies
de Blanche et de sa mère. Ces deux coeurs
pleins de tristesse semblaient attirés vers
la pauvre orpheline, dont le
naturel, l'air
gracieux et décent les charmaient.
A la vue de cette mère de famille qui lui inspirait déjà
un
vif sentiment d'intérêt,Marie éprouvait une joie secrète d'avoir échappé aux périls qui l'avaient menacée.
DE RENTE. 21
— Que je serais malheureuse, se disait-
elle, si en me laissant tromper, j'avais rem-
pli cette maison de chagrin et de désespoir! Picard offrit son bras à la marquise pour la conduire dans tous les salons, et le gé- néral offrit le sien à Marie.
Au milieu des flots de curieux qui se
pressaient, forcés de s'arrêter un instant,
Picard, séparé tout à coup de madame de Pommereuse, se rapprocha de la jeune fille et sollicita son
pardon.
— Croyez bien, lui dit-elle, que je suis venue ici comme à un bal masqué, sans me douter surtout que je pourrais vous y ren- contrer. La marquise, si bonne pour moi, a
22 CINQ CENT MILLE. FRANCS
tout
arrangé;
elle s'est fait une partie de plaisir de me parer, de m'amener au bal etde me présenter comme sa nièce.
.
Cette nouvelle Cendrillon et sa bonne fée
revinrent prendre,place près de Blanche et
de madame Picard; il se forma autour de
ces dames un cercle de chevaliers empressés et galants. Marie fut bientôt assiégée d'invi-
tations à danser; les plus entreprenantscher- chèrent même, comme
l'avait
prévu la mar- quise, à engager des commencements de conversation avec la tante, pour se faire bien venir de la nièce.Le jeune de Rhétorière se glissa
an
premierrang dans cette foule ; mais tous ses.regards et toutes ses invitations n'étaient que pour
DE RENTE. 23.
Blanche. N'avaient-ils pas bien des choses à
se dire? ils profitèrent du bruit de l'orchestre
et du mouvement des quadrilles.
.
-—-Sachez bien, lui dit-elle, que tout est
fini pour nous : mon père exige que je sois la femme du comte de la Roserie; mais je tiendrai les serments que je me suis faits à
moi-même : il me serait impossible
d'obéir.
—-J'ai perdu
tout
espoir, répondit l'ailecien et modeste commis, depuis que votre père à su amasser en si peu de temps une
si colossale fortune. Je vous aime, je vous
aimerai toujours,
je
n'aimerai jamais que vous; mais, écoutez-moi : il y a dans cette maison un homme dangereux qui conspire contre la fortune et l'honneur de vôtre père;2Û CINQ CENT MILLE FRANCS
je ne peux suivre que de loin toutes ses me- nées; éveillez contre ce Ledain la défiance
de M. Picard. Je ne suis point un calom- niateur ; qu'on m'interroge si l'on veut. Les faits ne me manqueront pas pour l'accuser
et
le
confondre.Ledain, cet affreux personnage, conti- nuait
, même au milieu du
bal,
son infâmemanége contre celui qui lui accordait toute sa confiance. Exploitant la vive impression que causait sur tous la beauté de Marie, il
fit tant que ce bruit calomnieux rasa bientôt le parquet des salons :Marie est la. maîtresse
de Picard.
Quelques vagues indiscrétions de la Car- doville, sa digne amie, avaient inspiré à
DE RENTE, 25
Ledain cette atroce insinuation; il ajouta même que cette jeune fille n'était pas la nièce de la marquise, et que cette prétendue mar-
quise n'était qu'une aventurière.
Les méchants propos font vite leur che-
min. Ces révélations, qui furent accueillies avec joie par tous ceux dont Picard excitait
l'envie, égayèrent un grand nombre
d'in-
vités.
Pendant les premières heures du bal, le
baroride Longuevilie s'était trouvé cloué par une perte de trente mille francs à une table
de baccarat; il avait entendu vanter les grands airs de la marquise et la beauté an-
gélique dé sa nièce. Mais les moeurs du
ba-
ron ne l'attiraient guère que vers les anges
26 CINQ CENT MILLE FRANCS
en vacances, qui font leurs farces dans ce monde.
Cependant, dès qu'il eut entendu accuser Picard d'avoir présenté à sa femme et à sa
fille une drôlesse dont il était
l'amant,
il seleva tout indigné pour démentir une plai- santerie si cruelle, qui pouvait tout à la fois porter atteinte au caractère honorable de Picard et révolter, en arrivant jusqu'à sa
femme, la tendresse d'un coeur honnête et
dévoué. Le baron obéissait quelquefois à des sentiments généreux, surtout lorsqu'il ne
s'agissait pas d'argent.
Longueville protesta avec tant de chaleur,
avec tant d'honnêteté, qu'on crut à ses pa-
roles. Quelques personnes honnêtes qui con-
DE RENTE. 27
naissaient Picard comme époux, comme
père
de famille, comme galant homme, se joigni-
rent au baron pour repousser
avec énergie de si folleset
si perfides inventions.— Il suffit de
regarder
cettejeune
fille,ajoutaient-ils,
pour être
certain qu'elle est bienélevée, d'une bonne
famille,d'une bonne
conduite.Il
suffit de voiret
d'enten-dre
la marquisepour être
certain que cen'est point là une aventurière.
Cette réaction de
l'opinion publique,
en faveur dePicard,
déconcerta Ledain, quiprit
le parti des'esquiver pour
éloigner delui
tout
soupçoncompromettant,
Au milieu de toutes ces agitations, le
28 CINQ CENT MILLE FRANCS
comte de la Roserie ne trouva qu'un très-
froid accueil auprès de Blanche; il ne put
danser avec elle qu'une seule fois, et malgré
ses aimables instances, ils n'échangèrent
que d'insignifiantes paroles.
Picard se plaignait à sa femme et à sa fille,
devant la marquise, de ce que M. de la Ro- serie s'était rendu presque invisible pendant
la soirée.
— Le comte de la Roserie? s'écria la marquise ; mais il est mort depuis plus de deux ans ! Je les ai beaucoup connus, les la
Roserie...
— Madame la marquise, répliqua Picard,
il s'agit de leur fils, jeune homme de vingt- quatre à Vingt-cinq ans.
DE RENTE. 29
— Mais, madame de la Roserie
n'a
jamais eu de fils ; dans ma jeunesse, la comtesse,que j'aimais beaucoup, me parlait souvent de son vif chagrin de n'avoir point d'enfants : nous avions toutes deux le même regret,
la
même peine! Prenez-y garde, M. Picard : il y a là-dessous quelque mystère, et la per-
sonne dont vous paraissez faire un grand
cas ne peut être qu'un faux comte de la Roserie.
.
Dans son franc parler, la marquise laissait voir toutel'indignation que lui causait
l'usur-
pation
d'un titre
de noblesse.Les paroles de madame de Pommereuse, prononcées avec l'accent de la vérité, cau-
sèrent
àPicard une
grande surprise,un
30 CINQ CENT MILLE FRANCS
grand désappointement, sa femme et sa
fille en ressentirent au contraire une joie
secrète qu'elles se gardèrent bien de laisser
deviner.
Dans cette cohue de gens de Bourse et d'in- connus qui avaient reçu une invitation per-
sonnelle ou qui s'étaient fait présenter le soir même au maître du logis, Picard
eut
encoreà subir plus d'une humiliation, plus d'une
blessure d'amour-propre.
,
Soit qu'il parcourût les salons, soit qu'il
se tînt presque caché derrière les rangs pressés des danseurs et des
curieux,
plus d'une fois des propos fâcheux pour sa per- sonne, .hostiles même, vinrent frapper son oreille.DE RENTE. 31
—Ce
sont nos différences qui payent toutce luxe! disait l'un.
— Il m'a fait perdre cent mille francs à
la dernière liquidation des chemins ! disait
l'autre.
— Ces gros capitalistes, ajoutait celui-ci,
jouent contre nous avec des dés pipés!
—
Je
l'ai pourtant connu, répliquait enriant
celui-là, garçon épicier rue de la Ver-rerie ; les plaques et les grands cordons
d'alors...
c'étaitune
serpillière.— Ne trouvez-vous pas, messieurs, s'é- criait le docteur Burdin, aigri par quelques pertes de Bourse, tourmenté d'un besoin d'ingratitude envers Picard,qui l'avait admis
32 CINQ CENT MILLE FRANCS
dans plus d'une affaire, que les fleurs
de
cessalons sentent le poivre et la cannelle ?
Toutes ces magnificences, toutes ces splendeurs et surtout les millions qu'elles représentaient avaient provoqué, chez bien
des gens plus ou moins étrillés par la hausse et par la baisse, de mauvais sentiments qui
se trahissaient en grossiers quolibets.
Par une compensation assez triste, des
flatteurs dont le banquier avait acheté le semblant de dévouement, en les mettant
quelquefois dans son
jeu,
ne tarissaientpas d'éloges sur la somptuosité, sur les richesses de l'hôtel Picard.
— On est trop heureux
, répétaient-ils
DE RENTE. 33
bien
haut, que
les millionstombent
dans des mains généreuseset
enrichissentun
hommed'esprit et
de goût !Ainsi, on ne se faisait aucun scrupule, soit
de maltraiter en
paroles, soit deduper par d'hypocrites
flatteries, celui que la fortune avait pris au colletpour
le combler de ses faveurs.Dans cette fête où se succédaient des inci- dents plus
ou
moins piquants pourl'obser- vateur, le jeune
Anatole faisaitauprès de
tous, sans
prétention,
sansembarras,
en bon garçon, leshonneurs
de lamaisondesonpère.
Il dansa plus
d'une
fois avec Marie,dont
la physionomie, dont
l'altitude
gracieuseet
II. 3
34 CINQ CENT MILLE FRANCS
distinguée l'avaientbien vite séduit. Ce jeune étourdi commençait à se lasser des Cardo-
ville.
La marquise, de son côté, se montrait
pleine de sympathie pour Anatole. Elle re- grettait que ce beau jeune homme, spirituel et d'un si grand air, ne fût pas duc ou mar-
quis.
Les assiduités du jeune Picard près de
Marie furent remarquées, et les faiseurs de nouvelles croyant deviner l'énigme de
la
si- tuations répandirent le bruit que la main de cette jeune personne était destinée au riche et brillant Anatole.C'est sans doute une fille bien née
,
DE RENTE; 35
niais
pauvre,
dontlà
marquise veut faire la fortunepar un riche
mariage1Deux
heures
du matinsonnèrent.
Picardvint arracher
le baronde
Lorigueville de latable
de baccarat, où ils'était
installé de nou- veau,et l'avertir
qu'il- étaitl'heure
de don-ner
le signaldu
souper.Il
luiraconta
à l'oreille toutel'histoire
de la marquiseet
deMarie; il le
pria
degarder
le plus profond silencesur tout
cequ'il
savait;il lui
recom- mandad'éviter toute rencontre
avec lajeune orpheline,
depeur
de lui causer quelquetrouble et
quelqueembarras
jprudente
re- commandationdont n'avait
pas besoinle
dévouement dubaron.
Les danses cessèrent, et
toutes
les dames36 CINQ CENT MILLE FRANCS
furent conduites
jusqu'à l'entrée
dela
gale-rie où devait
être
servi le souper.C'était un spectacle féerique auquel
ne
faisaient point défaut les spectateurs.
Deux cents personnes à la fois
purent
s'as-seoir ;
le
service se fit avecun
ordre et uneméthode
admirables, sous la surveillancedu contrôleur général Alexandre, qui se distin- guait au milieu de tous par son impassibilité,par son regard d'aigle, par les diamants qui brillaient à sa chemise et-à ses doigts.
Un orchestre dont les instruments de Sax avaient été bannis, exécutait avec les plus
fines nuances les quadrilles de la Fée aux
roses, du Prophète et du Caïd, les grands
succès de théâtre les plus récents.
DE RENTE. 37
Pendant le souper, dont le
riche
etrare menu
rappelait celuidont
nous avonsrepro-
duit les pittoresques détails, Anatole redou- bla dé soinset d'attentions
auprès de la marquiseet
de Marie; il allaplus
loin : il sollicita de madame de Pommereuse la per- mission de seprésenter
chez elle.— Vous m'intéressez, monsieur Anatole,
répondit la
marquise,et je
ne veux pas vousjouer un
mauvaistour. J'aurais grand
plaisir à vousrecevoir,
mais dans vos visites, vous nerencontreriez
que moi seule : ma nièce mequitte demain pour retourner
danssa
fa-mille. A
votre
âge,on
a toujours mieux à faire que de causer avec une vieille femme.Cette
réponse
désespéra cejeune homme
38 CINQ CENT MILLE FRANCS
déjà bien épris de la nièce de madame de Pomrnereuse.
— Après, Je souper du moins, répondit-il;
mademoiselle Marie me donnera une con- tredanse?
Marie consulta du regard la marquise;
elle accepta.
Le souper à peine fini, l'orchestre du bal
se fit entendre. Anatole
et
Marie, au milieudu mouvement, du bruit, du tumulte géné- ral, trouvèrent presque l'occasion d'un tête-
à-tête.
— Mademoiselle, il est impossible que
vous. refusiez de me recevoir, soit chez
DE RENTE.
madame de
Pommereuse,
soit dansvotre
famille.
La
jeune
fille déconcerta cette passion su- bitepar un
éclat derire.
— Il se
joue ici,
monsieur, répondit-elle,une
comédie assez plaisante; mais commela vérité n'a rien dont je
doiverougir, je
vous la
dirai tout
entière.Je
ne suis point la nièce de lamarquise.
Madame de Ponirmereuse,
quim'honore
de saprotection, tenait, pour
obliger son ami legénéral, à venir
à cette fête ; elle m'aparée, m'a
"faitmonter
dans soncarrosse, et m'a
présentéecomme, sa nièce. Cette