Culture e t identité
Parler d 'id e n tité : pourquoi ?
«•
Tu ne vas pas m'apprendre qui j e suis
»
Archéologie
et
identité
Serge Cleuziou (UMR ArScAn - Du village à l’État)
Dès leur création (1972), les « pays neufs » du Golfe persique o n t institué des autorités archéologiques et revendiqué hautem ent leur passé sur plusieurs millénaires. Le Bahreïn s'est ainsi identifié au pays de Dilmun des textes cunéiformes du IIIe millénaire - revendication que pourraient pa rta g e r le Koweït et, pour sa partie orientale, l'A rabie Saoudite - tandis que les Émirats arabes unis e t l'O m an s'appropriaient celui de M agan. L'étude scientifique d e c e passé est le fait d'archéologues européens e t nord-américains ou d e rares archéologues arabes formés dans les écoles occidentales. On peut, dès que l'on a p p ro fo n d it les raisons de c e t intérêt, appréhe nder to u te une série d'incom préhensions mutuelles e t d e contradictions qui m ontrent à quel point ces archéologues, par ailleurs fort bien accueillis, évoluent dans un terrain idéologique miné.
La société qui les laisse « reconstruire scientifiquement » son passé, e t les y encourage, se fait du passé une idée tota le m e n t différente d e la nôtre : pour elle, il n'est en aucun cas reconstructible mais « construit » depuis longtem ps et ne peut être au mieux que nous être présenté. Il est constitué de coutum es bonnes puisque établies jadis, d e hauts faits, d e généalogies e t de monuments d o n t la valeur tient à leur rôle ém inent mais certainem en t pas à leurs vestiges eux-mêmes. L'archéologue a aussi intérêt à savoir que les défauts du passé (il y en a eu) ont été corrigés par l'a vè n e m e n t de l'Islam. D'un autre côté, si les gouvernants ont établi des services d'a rchéologie, e ncourag é e t généreusem ent financé les fouilles étrangères, construit des musées somptueux, ils n'en g a rdent pas moins une certaine m éfiance. Les archéologues étrangers, accusés par la presse d e fabriquer « un passé falsifié » (c'est-à-dire moins grand que celui d e l'O ccid e n t) ont d o n c intérêt à présenter un passé irréprochable - la question é ta n t que tous n 'o n t pas toujours la m êm e co n ce p tio n d 'u n passé sans reproche.
Ces principes généraux posés, les attitudes varient profondé m ent selon,., le passé du pays. En Arabie Saoudite, on pe u t contradictoire m e nt arborer le Coran com m e seule source d e la science e t présenter dans les musées ou des expositions à l'étra nger des objets qui prouvent l'a n cie n n e té du peuple m e nt du pays, dès le paléolithique ancien. La m êm e émission télévisée fa it entendre le discours d 'u n préhistorien com m e Leroi- Gourhan, corrigé en contrepoin t par celui d 'u n dignitaire religieux qui rappelle les vérités d e la révélation divine. De toutes façons, « si l'ho m m e descend du singe com m e le prétend Darwin, il est bien surprenant que de bien plus grands savants co m m e Avicenne n'en aient rien su ! »
Dans les Émirats du Golfe, où le passé historique conscient est très bref, ces questions sont moins brûlantes e t la relation au passé plus form elle : il suffit qu'il soit bon e t ne d é range pas outre mesure. En Oman, héritier d 'u n e longue tradition historique, les choses sont plus complexes. Dans c e pays, passé en trente ans d 'u n e situation m édiévale à une m odernité affirm ée e t très conscient que son é ta t d'arriération avait été entretenu par les puissances européennes - alors que le Sultanat avait été a u p a ra va n t une des grandes puissances de l'O cé a n indien - les valeurs d e la tradition sont affirmées a v e c force, qu'il s'agisse des noms, du vê te m e n t ou d e bien d'autres choses encore, com m e les fumigations d'e ncens qui sont un élém ent im portant de la civilité e t d e la vie sociale. L'Oman, terre d'Islam ibadite, courant minoritaire e t replié sur lui-même, volontiers secret, est aussi de longue d a te un pays d e com m erçants e t d e navigateurs, tolérant avec l'étranger, a ve c lequel on évite toutefois soigneusement de se com prom ettre sur des points considérés com m e essentiels. L'archéologue pe u t ainsi être surpris que, alors que les brûle-parfums traditionnels sont un symbole du pays, reproduits en réduction sur les timbres-poste ou en m aquettes gigantesques au centre des ronds- points, la d écouve rte d 'u n m odèle vieux d e 4500 ans, preuve physique de l'a n cie n n e té d e la tradition saluée
Serge Cleuziou
a v e c enthousiasme par les ouvriers de la fouille et les habitants du village, soit fraîchem ent accueillie par les autorités.
La phrase titre : « Tu ne vas pas m 'ap prendre qui je suis », a é té prononcé e par le directeur des Antiquités du pays, pa r ailleurs un ami. Si on laisse l'archéologue porter ses outils dans les aspects physiques d 'u n passé d o n t on est bien conscient qu'il est une partie de soi, on n 'e n a q u e plus d e raisons d 'ê tre prudent, e t les découvertes anecdotiques, poteries e t si possibles trésors, sont dans c e t ordre d 'id é e moins dangereuses que celles qui to u c h e n t à l'essentiel. Ce passé-là n 'a p p a rtie n t pas aux autres et, puisqu'ils sem blent capa b le s d 'e n exhum er des éléments jusque-là inconnus, ce n'est pas à eux d e d é c id e r en quoi ils interviennent dans « qui je suis ».