La médecine est une machine à produire du nouveau. Elle ne cesse de changer les cadres de pensée. Prenez le rapport que nous entre
tenons avec le temps. A cause des progrès médicaux, l’espoir de vivre longtemps rempla ce celui de vivre éternellement. La médecine, en plus, s’impose comme la grande source mo
derne de prédiction, cette ancienne activité religieuse. Que ce soit grâce à la génétique ou à d’autres paramètres déterminant des fac
teurs de risque, chacun en sait chaque jour un peu plus sur son destin probable. De manière encore plus précise, tout diagnostic de maladie est désormais assorti d’un pronostic : d’une connaissance concernant son déroulement tem
porel et son issue. Un savoir étrange, difficile à appliquer à l’individu, certes, puisqu’il est statis
tique. Mais un savoir qui, malgré tout, change complètement l’idée que les humains ont de leur futur : là où prospérait de l’illusion apparaît une forme de finitude.
Autre façon qu’a la médecine de nous obliger à repenser le futur : lorsqu’elle nous confronte à une éventuelle perte de notre capacité de dis
cernement. Nous nous préoccupons de plus en plus de la personne dépourvue d’autodé
termination que nous pourrions devenir, et pour laquelle des décisions vitales devraient être pri
ses. Problème qui se résolvait autrefois à l’amia
ble, à grands renforts de paternalisme : les soi
gnants faisaient en gros le maximum (il était encore possible de l’offrir à tous), avec au mieux une petite idée du respect de la volonté présu
mée de la personne désormais inconsciente ou incapable de discernement. Seulement, sous le coup à la fois d’une explosion des possibili
tés médicales et de l’émergence d’une culture de l’autodétermination, la société a décidé de permettre à chaque personne de donner ses instructions de manière anticipée. Autrement dit, d’augmenter son emprise sur le temps. La méde
cine ne cesse de lui prédire son futur ? Eh bien, dans ce futur, l’individu moderne désire désor
mais inscrire sa volonté. Il veut être à tout mo
ment le sujet et non l’objet de l’activité médicale.
C’est dans ce cadre que la Commission natio
nale d’éthique vient de publier une prise de po
sition sur les directives anticipées.1 Elle s’est surtout penchée sur la difficulté de les appli
quer en cas de démence.
Ces directives, rappelletelle, sont avant tout
«l’expression d’un droitliberté» : elles servent à s’opposer à des interventions invasives, capa
bles de menacer l’intégrité corporelle ou psy
chique. Elles peuvent concerner des actes mé
dicaux – que l’on souhaite mais surtout que
l’on refuse – viser des mesures de soins, ou encore désigner un représentant thé rapeu ti que, qui s’exprimera à la place du patient en cas d’incapacité de discernement.
Mais le droit qu’une personne a, par avance, sur l’individu sans autodétermination qu’elle pour rait devenir, n’est pas absolu, rappelle la Commission. Il existe des domaines où les di
rectives anticipées ne peuvent être contrai
gnantes. Impossible, par exemple, de s’opposer à des mesures de lutte contre des douleurs in
supportables ou un comportement autodes
tructeur. Le devoir d’assistance et de bienfai
sance à l’égard de tout malade continue de s’imposer : il est plus fort que des directives.
Quant aux directives portant sur des me
sures de soins, leur portée peut être interpré
tée au regard de la personne vivante. Une par
tie de l’autonomie ne relève en effet pas de l’autodétermination. Ni les déficits de la raison, ni ceux de la mémoire, ni même l’absence de langage verbal, ne suffisent à faire disparaître une capacité à exprimer des valeurs et un droit à vivre selon des désirs.
Mais le nœud de l’affaire, comme le souligne la Commission, c’est que dans les décisions im
portantes, celles concernant des actes invasifs, il n’existe pas d’autre choix que de considérer
«la continuité de la personne». On ne peut pas, au nom de l’autonomie d’une personne démen te, se mettre à interpréter les directives concer
nant des actes médicaux sous l’angle du «bon sens». Il faut accepter qu’elles dérangent. On pourrait même dire que leur raison d’être est de s’opposer à «l’intérêt objectif» que l’équipe soignante discerne pour une personne. Aussi troublant soitil, ce droit à se distinguer d’un horizon de valeurs ou d’un système de réfé
rence admis en médecine constitue le fonde
ment du respect de la personne.
Une tension, estime la Commission, pourrait cependant venir du droit de la protection de l’adulte qui, dès son entrée en vigueur, en 2013, instaurera un modèle de décision participatif entre le corps médical et les représentants thé
rapeutiques. Selon ce nouveau droit fédéral, tout le monde devra participer à la décision en cas d’incapacité du patient. Mais, souligne la Com
mission, les soignants, et même le représentant thérapeutique, tendent à défendre une attitude
«objective», alors que les directives anticipées ont souvent été données pour s’en écarter sur certains points. Cellesci, lorsqu’elles existent, devraient donc primer dans la décision.
Reste une problématique qui se place comme la limite – ou peutêtre l’attracteur étrange – des directives anticipées : celle de la demande an
ticipée de mort. Un suicide assisté est impos
sible : pour que cette assistance soit légale, il faut en effet que la personne soit capable de dis
cernement au moment du suicide. Mais la fré
quence et l’intensité de la demande anticipée de mort semblent monter dans la société. Des patients comprenant que la maladie d’Alzheimer va progressivement leur enlever ce qu’ils esti
ment être l’essence de leur vie sont de plus en plus nombreux à souhaiter qu’on leur donne la mort à un certain stade. Par exemple, disent certains, lorsqu’ils seront incapables de recon
naître leurs propres enfants. A écouter les res
ponsables d’organisations d’aide au suicide, on se rend compte qu’ici se trouve leur prochain combat : la possibilité de demander, par direc
tives anticipées, une euthanasie active.
La difficulté révèle son ampleur lorsqu’on es
saie de penser les modalités pratiques d’une pareille euthanasie. Il faudrait que, lorsque les conditions sont remplies (par exemple : non
reconnaissance des enfants), le responsable d’une institution (ou de la garde de la person ne) avertisse une organisation qui devrait envoyer des « exécutants ». Un droit de donner la mort pourrait donc exister contractuellement. Que faudraitil faire si la personne démente refuse la mise à mort ? Le mieux seraitil de ne pas lui demander son avis ? Jusqu’où pareille pratique bouleverseraitelle la société et son regard sur l’humain ?
Comme le dit Peter Sloterdijk dans une inter
view publiée par le Monde du 28 mai : «L’hu
manité occidentale a inventé une forme de vie inouïe fondée par l’anticipation de l’avenir. Cela signifie que nous vivons dans un monde qui se
«futurise» de plus en plus ».
Il y a de ce mouvement, dans la volonté de donner des directives anticipées. A la fois une prétention : nous voulons dominer notre futur, le rendre transparent, le soumettre à notre volonté.
Une angoisse : celle de se trouver instrumen
talisés par une médecine trop performante, d’être saisis dans les griffes de techniques de soins capables de nous faire exister en un être qui ne serait plus nousmêmes. Et une grandeur : nous confions à la communauté les clés de notre finitude.
Bertrand Kiefer
Bloc-notes
1288 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 8 juin 2011
1 Les directives anticipées. Considérations éthiques sur le nouveau droit de la protection de l’adulte, tenant compte en particulier de la démence. Prise de position de mai 2011 (disponible en ligne sur le site de la Commission national d’éthique).
La volonté de rester soi-même
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