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Les processus de transfert de politiques publiques et les nouvelles techniques de gouvernance

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Academic year: 2022

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Les processus de transfert de politiques publiques et les nouvelles techniques de gouvernance

DEBONNEVILLE, Julien, DIAZ VENEGAS, Pablo Andrés

Abstract

Cette contribution a pour objectif d'étudier les processus de transfert de politiques publiques dans le champ du développement et de la lutte contre la pauvreté. À travers l'étude des Conditional Cash Transfers aux Philippines, nous tenterons de montrer comment cette politique, née dans les années 1990 en Amérique latine, a été mise à l'agenda du gouvernement philippin. Nous décrirons notamment quels rôles ont joué les Organisations internationales (OIS), et particulièrement la Banque mondiale, dans ces processus de transfert. Pour ce faire, nous soulignerons son rôle d'entrepreneur d'idées/normes ainsi que sa capacité de mise en réseau à travers le recours à des experts internationaux, favorisant des processus de lesson-drawing. Plus précisément, sur la base de notre travail de terrain, nous mettrons en avant l'importance des conférences, workshops et visites de terrain des « best cases », organisés par les OIS dans la légitimation de nouvelles politiques. Nos conclusions soulignent la transnationalisation des processus des processus d'élaboration des politiques publiques et la centralité [...]

DEBONNEVILLE, Julien, DIAZ VENEGAS, Pablo Andrés. Les processus de transfert de politiques publiques et les nouvelles techniques de gouvernance. Revue Tiers Monde, 2013, vol. 216, no. 4, p. 161

DOI : 10.3917/rtm.216.0161

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:78949

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Armand Colin / Dunod | « Revue Tiers Monde »

2013/4 n° 216 | pages 161 à 178 ISSN 1293-8882

ISBN 9782200928810

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- http://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2013-4-page-161.htm

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!Pour citer cet article :

--- Julien Debonneville, Pablo Diaz, « Les processus de transfert de politiques publiques et les nouvelles techniques de gouvernance. Le rôle de la Banque mondiale dans l'adoption des

programmes de conditional cash transfers aux Philippines », Revue Tiers Monde 2013/4 (n° 216), p. 161-178.

DOI 10.3917/rtm.216.0161

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VARIA

LES PROCESSUS DE TRANSFERT DE POLITIQUES PUBLIQUES ET LES NOUVELLES TECHNIQUES DE GOUVERNANCE

Le rôle de la Banque mondiale dans l’adoption des programmes de conditional cash transfers aux Philippines

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Julien Debonneville**, Pablo Diaz***

Cette contribution a pour objectif d’étudier les processus de transfert de politiques publiques dans le champ du développement et de la lutte contre la pauvreté. À travers l’étude des Conditional Cash Transfersaux Philippines, nous tenterons de montrer comment cette politique, née dans les années 1990 en Amérique latine, a été mise à l’agenda du gouvernement philippin.

Nous décrirons notamment quels rôles ont joué les Organisations internationales (OIS), et particulièrement la Banque mondiale, dans ces processus de transfert. Pour ce faire, nous soulignerons son rôle d’entrepreneur d’idées/normes ainsi que sa capacité de mise en réseau à travers le recours à des experts internationaux, favorisant des processus delesson-drawing.

Plus précisément, sur la base de notre travail de terrain, nous mettrons en avant l’importance des conférences,workshopset visites de terrain des « best cases», organisés par les OIS dans la légitimation de nouvelles politiques. Nos conclusions soulignent la transnationalisation des processus des processus d’élaboration des politiques publiques et la centralité des OIS dans celle-ci.

Mots clés :Politiques publiques, diffusion, transfert, Banque mondiale, Philippines,Conditional Cash Transfers.

* Cette étude s’inscrit dans le cadre d’une recherche plus large dirigée par le Professeur François Xavier Merrien (Université de Lausanne) et financée par le Fond national suisse (FNS) de la recherche scientifique.

** Assistant - doctorant, Institut des études Genre, Université de Genève, julien.debonneville@unige.ch

*** Département de science politique et relations internationales, Université de Genève, pablo.diaz@unige.ch

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Parmi les politiques de lutte contre la pauvreté promues par les organisations internationales durant ces quinze dernières années, il en est une qui retient particulièrement l’attention de par sa popularité croissante tant dans les sphères académiques que politiques : les programmes deConditional Cash Transfers1 (CCT). Consistant en une aide financière destinée aux familles (les plus) pauvres, sous réserve d’engagements (contreparties) de la part des bénéficiaires dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la nutrition, cette invention

« périphérique », née en Amérique latine dans le milieu des années 19902, a été reprise et valorisée par une communauté internationale élargie, engendrant une vague de diffusion bien au-delà de son « berceau ».

L’expérience philippine constitue en ce sens un intérêt tout particulier, d’une part par sa rapide importation et institutionnalisation, d’autre part, par l’ampleur de ce programme et ses similarités avec le « modèle » mexicain, mais également du fait que ce programme est parfois cité aujourd’hui comme un « modèle » en devenir dans la région du Sud-Est Asiatique. Cet article propose ainsi d’affiner la compréhension des mécanismes à travers lesquels les programmes de CCT ont été érigés en politique « modèle », facilitant leur adoption par différents gouvernements. Le choix du pays étudié semble d’autant plus intéressant que celui-ci est historiquement reconnu pour sa proximité avec la Banque mondiale et constitue un « pôle de concentration » de prêts contractés (Giri, 1997, p. 19 ; Verlet, 1984, pp. 55-57), ce qui permet d’apporter un nouveau regard sur les processus de diffusion dans ce type de relations institutionnelles.

Plus spécifiquement, la question de recherche soulevée tend à rendre compte du processus d’adoption d’un « modèle » de CCT aux Philippines, c’est-à-dire de la manière dont le gouvernent philippin en est venu à considérer et à mettre en œuvre un tel programme de lutte contre la pauvreté.

En nous servant du concept delesson drawing(Rose, 1991), nous nous pen- cherons d’abord sur les logiques nationales à la base de la décision d’importer cette politique, pour ensuite placer la focale sur le rôle des acteurs internationaux prenant part à ce processus, évitant ainsi les écueils du « nationalisme métho- dologique » (Stone, 2004) caractéristique de cette littérature. Il s’agira donc d’enrichir l’approche sur laquelle nous nous appuyons en prenant en compte la transnationalisation accrue des processus d’élaboration des politiques publiques (Hassenteufel, 2005). Plus précisément, à la lumière de nos observations empi- riques, nous mettrons en évidence le rôle de la Banque mondiale (désormais la

1. Souvent traduit en français sous l’appellation Transferts monétaires conditionnels.

2. Précisons ici que la paternité du programme est sujette à débat entre les protagonistes « originaux » que sont le Brésil, avec le programmeBolsa Familia, et le Mexique avec le programmeProgresa. Ces derniers revendiquant la paternité de cette innovation.

Bien qu’il soit difficile de discerner l’origine, nous pouvons toutefois distinguer ces deux programmes dans leur évolution. Les deux programmes diffèrent notamment par leur conceptualisation du ciblage et les liens tissés avec les acteurs internationaux (Banque interaméricaine de développement, Banque mondiale).

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Banque) et des experts qui l’incarnent en tant qu’acteurs incontournables du processus de mise à l’agenda et de mise en œuvre du programme. Un accent particulier sera mis sur les modalités d’action de la Banque, notamment sa capa- cité d’universalisation (Bourdieu, Wacquant, 1998)ou de théorisation (Strang, Meyer, 1993), et de mise en réseau (Serre, Pierru, 2001 ; Stone, 2000).

La première partie de cette étude présentera brièvement les perspectives théoriques dans lesquelles s’inscrivent les auteurs. La seconde partie nous plongera au cœur de l’étude du cas philippin et apportera des éléments de réponse à nos questions de recherche : comment se constituent et circulent les « modèles » de politique ? Comment la Banque mondiale contribue à la diffusion de ces « modèles » de politique ?

PERSPECTIVES THÉORIQUES

L’adoption par le gouvernement philippin d’un programme de CCT renvoie à ce que Dolowitz et Marsh appellent un transfert de politique publique, à savoir :

«a process by which knowledge about how policies, administrative arrangements, institutions and ideas in one political setting (past or present) is used in the development of policies, administrative arrangements, institutions and ideas in another political setting» (Dolowitz, Marsh, 2000). L’attention particulière portée par le gouvernement philippin aux expériences latino-américaines, pionnières en la matière, témoigne en effet de la « dimension exogène de la fabrique de l’action publique et, plus précisément, [de] (...) la place qu’y occupent les sources d’inspiration ou d’imitation extérieures » (Delpeuch, 2008, p. 5).

Un certain nombre de travaux, basés sur des postulats d’intentionnalité et de rationalité, soulignent la tendance qu’auraient les dirigeants politiques à s’inspirer ouvertement de programmes éprouvés ailleurs dans la conception des politiques nationales. Bien que contestés3, ces travaux ont le mérite de fournir des pistes de réflexion intéressantes sur les motivations à la base des processus d’importation. En effet, si l’on suit Richard Rose (1991), le processus politique se caractérise par son fonctionnement routinier et hautement institutionnalisé.

Or, si d’importants décalages entre les attentes et les résultats d’une politique sont identifiés, ses responsables peuvent se voir sanctionnés par une perte de légitimité. Lestatu quon’étant plus une option, les incitations à agir sont grandes. Cela dit, comme le souligne l’auteur, «dissatisfaction is evidence that something has gone wrong, but it does not tell policymakers about what they ought to do. It emphasizes what not to do» (idem, p. 10). Dans cette situation, et selon cette perspective, se tourner vers l’étranger devient l’une des stratégies

3. Les postulats de rationalité sont notamment contestés par les courants constructivistes et institutionnalistes en sociologie. Voir par exemple les travaux de Strang et Meyer (1993).

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privilégiées des décideurs. Nous verrons d’ailleurs, dans le cas philippin, que le gouvernement s’est dans un premier temps renseigné de lui-même sur les différents programmes existant au niveau international. Le concept central à travers lequel la littérature aborde ce phénomène est celui delesson-drawing.

Lelesson-drawing, compris comme «an action-oriented conclusion about a programme or programmes in operation elsewhere(...)»(ibid., p. 7), se déroule en trois étapes. La première consiste à s’informer sur les répertoires d’action des agences gouvernementales d’autres pays se trouvant dans des situations similaires : «the object in examining the experience of other nations is not to become an expert about foreign experience, but to gain fresh ideas relevant to a problem that one’s own government is handling badly» (ibid., p. 19). La deuxième étape consiste à produire un modèle conceptuel sur la base des programmes étudiés : «the model should be accurate as description but its elements should be generic, rather than labelled by their names in French or German» (ibid., p. 20).

C’est ce que Strang et Meyer appellent la « théorisation » comprise comme le «development and specification of abstract categories and the formulation of patterned relationships such as chains of cause and effects» (Strang, Meyer, 1993, p. 492). Ce procédé permet une décontextualisation, pour ne pas dire

« universalisation » (Bourdieu, Wacquant, p. 1998), des politiques observées ce qui facilite leur transfert. La dernière étape consiste à produire un nouveau programme. Il est important de souligner qu’il s’agit rarement d’une copie à l’identique mais bien d’un acte hautement créatif dans le sens où une adaptation aux institutions et aux cultures nationales est souvent nécessaire (Rose, 1991, p. 21).

L’approche développée par Richard Rose pose également un certain nombre de jalons pour appréhender le processus delesson drawinghors de ses aspects purement bilatéraux, pointant du doigt l’importance des communautés épis- témiques ou des organisations supranationales dans celui-ci. Celle-ci demeure néanmoins essentiellement focalisée sur l’État, ne rendant pas suffisamment compte du rôle et des modalités d’actions des autres acteurs concernés. Cette tendance au « nationalisme méthodologique » (Stone, 2004) peut s’avérer être un obstacle majeur dans le sens où, comme le souligne Diane Stone, «there can be transfer agents that are not based in or identified with either the importing or exporting jurisdiction but which facilitate the exchange between a number of polities» (idem, p. 549). Le processus d’élaboration des politiques publiques revêt en effet un caractère de plus en plus transnational, reflété par le rôle croissant des acteurs tels que les institutions internationales, les experts trans- nationaux, les entreprises multinationales ou encore les ONG (Hassenteufel, 2005, p. 123). En ce qui nous concerne, nous verrons que si un phénomène de lesson drawingsemble effectivement avoir eu lieu aux Philippines, la Banque a largement participé à ses différentes étapes, accomplissant des tâches que l’on

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attribue en théorie aux gouvernements et exerçant par là une certaine forme d’autorité. Ce point nous a menés à proposer une analyse dans laquelle la Banque est appréhendée non plus comme un élément extérieur faisant pression sur les gouvernements, comme cela a été largement le cas dans la littérature (Sindzingre, 2000), mais comme un élément inhérent au processus d’élaboration des politiques publiques. En d’autres termes, nous montrerons comment les organisations internationales, par des procédés plus ou moins subtils, tendent et parviennent à se profiler comme des acteurs légitimes dans ce dernier, au même titre que les gouvernements.

Dans la partie suivante, nous illustrerons, à travers l’exemple de la Banque, comment les institutions internationales s’insèrent dans les processus delesson drawingen soulignant leur rôle de « producteurs (et de diffuseurs) de modèles (...) [qui] s’appuient le plus souvent sur un cas national qui devient dans le discours de ces institutions, un modèle de référence dont il faudrait s’inspirer » (Hassenteufel, Palier, 2001, p. 23).

Banque mondiale etlesson-drawing

Suite aux échecs des Plans d’ajustement structurel et à la remise en question du « consensus de Washington », la Banque mondiale s’est progressivement tournée vers des stratégies articulées autour de la gestion et la diffusion de

« connaissances » pour devenir, selon ses propres, termes la «Knowledge Bank» :

«We have been in the business of researching and disseminating the lessons of development for a long time. But the revolution in information technology increased the potential value of these efforts by vastly extending their reach. To capture this potential, we need to invest in the necessary systems, in Washington and Worldwide, that will enhance our ability to gather development information and experience, and share it with our clients. We need to become, in effect, the Knowledge Bank» (Wolfensohn, 1996 cité in Riggirozzi, 2007, p. 246).

Ce « revirement » découle non seulement des critiques adressées aux moda- lités d’action « coercitives » auxquelles la Banque avait l’habitude de recourir jusqu’alors, comme les prêts conditionnels, mais également de la volonté de cette dernière de tirer profit de ses ressources « cognitives » (St. Clair, 2006)4. En effet, la Banque mondiale possède non seulement une infrastructure consé- quente dédiée à la recherche (Dobbin, Simmons, Garett, 2007) qui lui permet un « contrôle bureaucratique sur l’information et l’expertise » (Barnett, Fin- nemore, 1999, p. 708), mais également un réseau étendu de consultants et de collaborateurs externes auxquels elle recourt régulièrement (St. Clair, 2006). En

4. Précisons néanmoins que les prêts conditionnels sont toujours en vigueur et constitue encore une technique « coercitive » de la Banque mondiale, mais cette dernière est devenue complémentaire d’autres techniques de gouvernance de la Banque, tel que la mise en réseau, comme nous le verrons en détails par la suite.

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d’autres termes, au fil du temps, l’institution s’est créée sa propre « communauté d’experts » légitimes et légitimants ayant pour mission de «conduct research and produce new ideas to inform policy, as well as to spread knowledge about best practices and persuade client countries and other stakeholders of the validity of such knowledge» (Stone, Wright, 2007, p. 9).

Les « connaissances » produites et diffusées par la Banque mondiale s’ins- pirent souvent, comme nous l’avons déjà évoqué, d’expériences géographique- ment et temporellement situées : «the world’s nations can learn a great deal from each other’s experience’ and we will continue to facilitate this learning » (EDI, 1998, p. 2 cité in Stone, 2004, p. 555). En procédant de la sorte, la Banque facilite le travail des décideurs nationaux en servant de vitrine à des pays érigés en « modèles ». Elle fonctionne, en effet, comme un « médiateur » entre les possibles importateurs et exportateurs de programmes, favorisant notamment les visites vers des pays ayant acquis le statut de «success stories» ou «best cases» dont elle vante les « mérites » à travers des récits exagérément optimistes. De plus, c’est également elle qui prend en charge le travail de théorisation et d’objec- tivation de ces expériences nationales. En effet, la Banque, conjointement avec d’importants intellectuels, a largement contribué à l’évaluation des programmes mexicains et brésiliens aboutissant à une «synthesis into a theoretically coherent framework for application elsewhere» (Valencia Lomelí, 2008, p. 477) connue aujourd’hui sous l’appellation générique deConditional Cash Transferset non plus deProgresaou deBolsa Familia.

Conjointement, ces deux processus permettent à la Banque de se livrer à un véritable « travail d’information et de pédagogie » qui passe par « l’organisation de séminaires et de colloques périodiques (qui sont l’occasion d’introduire dans les espaces nationaux des problématiques ou des concepts nouveaux mais aussi de développer le « réflexe comparatiste ») et en la mise sur pied de formations spécifiques à destination despolicymakerset des experts sectoriels » (Serre, Pierru, 2001, p. 122). Ainsi, pour reprendre les termes de Diane Stone, «political themes and policy approaches are reinforced(...)through building(...)networks to share information, spread policy lessons and develop a consensus» (Stone, 2000, p. 26).

Ce travail de pédagogie est complété par la fourniture d’une assistance technique poussée, notamment à travers la mise à disposition d’experts internationaux chargés de suivre les programmes de leur conception à leur mise en œuvre.

Ces éléments témoignent de l’importance qui est accordée à l’expérience : «In policymaking circles, experience has a unique status as a justification of effectiveness;

it shows that a proposal is not just based upon ‘head in the clouds’ speculation» (Rose, 1991, p. 5).

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APPROCHE EMPIRIQUE

Nous aimerions préciser, avant de développer nos résultats empiriques, le cadre ainsi que le socle méthodologique de notre enquête. La présente étude s’inscrit dans une recherche comparative plus large s’intéressant à la diffusion des programmes de CCT dans quatre pays : Brésil, Cap-Vert, Mozambique et Philippines. Elle est dirigée par le professeur François-Xavier Merrien (Université de Lausanne) et est financée par le Fonds national suisse (FNS) pour la recherche scientifique (Merrien, 2009). Plus précisément, cet article s’appuie sur une enquête de terrain menée entre décembre 2010 et février 2011 aux Philippines, principalement dans la région de Manille. Lors de cette enquête, les techniques d’entretien semi-directif5 et d’observation ont été sollicitées afin d’effectuer 42 entretiens d’acteurs du gouvernement philippin, du Department of Social Welfare and Development (DSWD), de la société civile, de la Banque mondiale, de la Banque asiatique de développement (BAD), d’agences gouvernementales de coopération et d’ONG.

En amont du transfert : mise en contexte des CCT et des Philippines

Définition du programme de CCT philippin

Le programme de CCT philippin, connu sous le nom Pantawid Pamilyang Pilipino Program ou 4Ps, est présenté comme une stratégie de réduction de la pauvreté qui, à l’aide de subventions conditionnées, tente d’améliorer la santé, la nutrition ainsi que l’éducation des enfants âgés de 0 à 14 ans des familles les plus pauvres6. Concrètement, les membres des familles doivent répondre à une série de conditions. Les parents doivent se présenter mensuellement à desFamily development session. Les femmes enceintes à despre and post natal care. La naissance de l’enfant doit être encadrée par des professionnels de la santé. S’en suit une série d’autres conditions, comme le fait que les enfants doivent régulièrement être soumis à des contrôles de santé ainsi qu’être présents à 85 % des heures obligatoires à l’école. Une fois ces conditions remplies, les familles reçoivent un subside mensuel de 300 pesos (7 dollars US) par mois par enfant scolarisé, et 500 pesos (12 dollars US) par mois par ménage concernant les conditions de santé. Ce programme est géré par le Department of Social Welfare and Development. Le 4Ps, soutenu financièrement et/ou techniquement par la Banque mondiale, la Banque asiatique de développement, l’Australian Government Overseas Aid Program et la Japan International Cooperation Agency, a démarré par un projet pilote en 2007 qui ciblait 6 000 ménages pour

5. Dans cet article, nous mobiliserons principalement les discours produits par les rapports des institutions et lors des entretiens.

Précisons toutefois que les discours mobilisés dans cet article n’ont par pour objectif de reconstituer une « réalité objective » des pratiques de diffusion, mais plutôt de traduire les perceptions des acteurs sur les pratiques de diffusion afin de soulever les enjeux gravitant autour de ces points de vue situés.

6. http://pantawid.dswd.gov.ph/, consulté le 12 avril 2012.

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atteindre plus de 2,3 millions de ménages en décembre 2011, et très exactement 3 014 586 ménages le 27 juin 20127.

Le budget du 4Ps avoisine les 21 millions de pesos (environ 492 millions de dollars US) soutenu pour les deux tiers par la BM et la BAD, respectivement un tiers chacune sous forme de prêts8(BAD, 2010, p. 6). Le programme se caractérise par son haut degré de conditionnalité et ses techniques poussées de ciblage des familles – particulièrement des femmes les plus pauvres – dans la même veine que le modèle mexicain (Bey, 2002), dans l’idée de lutter avant tout contre l’extrême pauvreté.

Les prémisses d’un processus d’importation : de la recherche d’un modèle de politique à la découverte d’une politique « modèle » Afin de mieux comprendre les mécanismes du transfert d’un programme de CCT vers les Philippines, il est primordial de revenir au contexte politique et économique du pays qui a précédé l’adoption de ce modèle.

En premier lieu, il est important de souligner le climat d’insatisfaction régnant tant sur le plan national qu’international vis-à-vis des politiques de lutte contre la pauvreté mises en place jusque-là. Les différents rapports internationaux d’évaluation (BAD, 2005 ; World Bank, 2001) dont les Philippines ont fait l’objet depuis les années 2000 semblent s’accorder sur les difficultés que rencontre le pays en la matière. Ces observations participent à forger un climat d’« urgence » morale face auquel les élites se sentent devoir (ré)agir. Face aux pays voisins, les Philippines font en effet figure de « mauvais élève » en termes de lutte contre la pauvreté avec un taux de pauvreté avoisinant les 26,5 %9. Plus concrètement, les différents rapports d’évaluation des politiques sociales des années antérieures élaborés par les experts mandatés par la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement font tous le même constat : des politiques sociales clientélistes, discontinues et inefficaces ont régi les systèmes de protection sociale précédents (BAD, 2005). Ce constat est partagé par l’ancien responsable pays de l’antenne de la Banque mondiale à Manille, qui jouera un rôle crucial dans la mise en réseau des acteurs, comme nous le verrons par la suite : «Limited progress in reducing poverty: Slower reduction in poverty than in other countries in the region; one-third of population below national poverty line and close to one-half below $2/day poverty line; Poverty rate seems to have increased between 2003 and 2006. Education indicators are falling: Primary net enrollment rate has fallen in recent years (from 90.29% in 2002 to 84.4% in 2006); Primary drop out rate has risen (from 6.9% in 2003 to 7.3% in 2006). Troubling health indicators: One of

7. http://pantawid.dswd.gov.ph/index.php/about-us?start=1, consulté le 10 décembre 2012.

8. Précisons que nous n’avons pu avoir accès en détails à la nature de ces prêts et aux archives lors de notre enquête.

9. http://data.worldbank.org/country/philippines, consulté le 18 mai 2011.

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higher maternal mortality rates in the region, especially among middle income countries»10.

Le pays doit également répondre à ses engagements pris dans le cadre des Objectifs du millénaire (ODM) dans lesquels la santé, l’éducation et les inégalités hommes-femmes – piliers des CCT – constituent des objectifs majeurs.

Comme le précise à ce propos l’ancienne sous-secrétaire du DSWD en charge du programme au début du lancement de ce dernier : «Very timely, the MDGs, came out also. That is one of the reasons why we thought,[...]we want this pushed also. There was a lot of support for this. So there was no objection at all to focus on health and education[...]maternal mortality, gender issues also. They were all MDG goals». Précisons qu’en 2009, le responsable pays de l’antenne de la Banque mondiale à Manille pointait encore les menaces qui planaient sur les ODM du pays : «Higher growth has, however, not translated into less poverty: the share of the population below the poverty line is the same as it was a decade ago and has increased between 2003 and 2006. Income inequality remains high, and the country risks missing MDGs on education and maternal health»11.

Pour faire face à l’insatisfaction provoquée par les mesures en place pour lutter contre la pauvreté, et notamment celles qui ciblent les familles, le gouvernement philippin s’est mis à la recherche de nouveaux « modèles ». Comme nous le précise une haute fonctionnaire et ancienne responsable du programme :

«There was nothing for the family(...)We have lots for the individual, but we didn’t have for the family». Entre 2005 et 2006, le pays a donc organisé une série de réunions lors desquelles des experts des organisations internationales ont été invités à venir présenter des modèles de politique, comme le raconte l’ancienne responsable du programme : «we were in a conference, here in the Philippines, and we were looking at how we can start our reform agenda within the department.

One of the persons invited to talk was a lady from ADB who talked about other models of social protection. She discussed for the whole leadership agenda of the CCT ». Il n’y a donc pas une volonté d’inventer un nouveau modèle de politique de lutte contre la pauvreté mais bel et bien de s’informer sur les modèles « en vogue » dans le champ de la lutte contre la pauvreté. Le pays se trouve ainsi dans une position de recherche d’innovation afin de faire face au contexte politique et économique.

D’Istanbul à Manille : de récits en réseaux

La présente partie a pour objectif de souligner le rôle central qu’a joué la Banque mondiale dans la mise à l’agenda et l’élaboration d’un programme de

10. Jehan Arulpragasam, Country Sector Coordinator for Human Development World Bank Office Manila, présentation des CCT aux décideurs philippins, juillet 2008.

11. http://documents.worldbank.org/curated/en/2009/04/10574952/philippines-country-assistance-strategy-period-fy2010- 2012, consulté le 18 décembre 2012.

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CCT, dans un pays caractérisé par un régime résiduel et lacunaire de protection sociale, en nous penchant particulièrement sur le recours à l’expertise et la mise en réseau.

Bien qu’il existe divers cercles d’influence qui ont conduit à la mise à l’agenda du 4Ps, nous cantonnerons notre analyse à un événement régulièrement men- tionné par les enquêtés et qui matérialise selon nous le rôle et l’influence prépondérante de la Banque dans ce processus : «The Third International Conference on Conditional Cash Transfers»12. Cette dernière, organisée par la Banque et le gouvernement turc, s’est tenue entre le 26 et le 30 juin 2006 à Istanbul et a mis en réseaux près de 350 participants, dont une quarantaine de délégations gouvernementales, des experts internationaux et des académiques.

L’objectif de ce genre de conférences est, selon la Banque : «to share experience and knowledge among and between countries with extensive experience in CCT and newcomers on what works and what does not work both from a policy and operational perspectives»13. L’idée est donc de familiariser des pays à de nouvelles pratiques en matière de lutte contre la pauvreté. Concrètement, la conférence d’Istanbul s’est articulée autour de séances plénières dédiées à des thématiques telles que «CCT in the bigger picture of social policy: what are pros and cons of CCT» ; «lessons from impact evaluations: a cross-country analysis» ; «a debate airing arguments for and against CCT » ; «CCT programs in middle income vs. low-income country settings», mais également autour de la présentation d’études de cas (Brésil, Mexique, bien évidemment, mais également la Turquie ou le Bangladesh), une visite de terrain, et finalement l’organisation de panels sur les composantes techniques, normatives et cognitives du programme tels que «Targeting and implementation mechanisms» ; «monitoring compliance» ;

«payment » ; «Management function: Accountability and corruption» ; «com- plaints resolution» ; «monitoring performance» ; «how to do evaluation; scaling up, improving supply, exit strategies» ; «special target groups (indigenous, disabled, etc.)» ; «empowerment and social cohesion»14.

Sur invitation de la Banque mondiale, le gouvernement philippin a envoyé à cette conférence une délégation composée de trois hauts fonctionnaires du ministère des Finances, du ministère du Budget et du DSWD. C’est à travers sa participation qu’elle s’est familiarisée avec les programmes de CCT et a noué des liens décisifs, avec un expert en particulier qui, par la suite, va conseiller et encadrer le pays dans la mise en place du 4Ps. Comme nous l’a confié à ce propos l’un des hauts fonctionnaires présent à Istanbul : «So we went to attend

12. http://www.worldbank.org.tr/WBSITE/EXTERNAL/COUNTRIES/ECAEXT/TURKEYEXTN/0,,contentMDK:20973827 menuPK:361718pagePK:141137piPK:141127theSitePK:361712,00.html, consulté le 20 mai 2011.

13.Idem.

14. Plus de détails sur le programme de cette conférence : http://siteresources.worldbank.org/SPLP/Resources/461653- 1151082099426/CCT_Conference_Agenda_June23.pdf, consulté le 18 mai 2011.

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the conference. It was a big conference, there were countries that already started CCT, those that were in the middle of it, and there were a few countries like the Philippines, who were there, invited to see, if we think that kind of program will fit, or will thrive, in our country. So the three of us, the Budget and the Finance person, we attended the sessions, we attended workshops. We received lots of materials. And it was also in that conference where I met him[l’expert de la Banque mondiale].

We were on the field trip and we were on the same group, and he said he was consultant in the Indonesia project of CCT. And then when we met him again before we came back, we were listening very intently, we said, it looks easy, it targets the poorest, we can do this.[...]And the three of us said, Okay, let’s do it,[...]But then we said, we need an expert on CCT and so the World Bank contacted the expert met in Istanbul.». Le présent récit nous permet d’illustrer le rôle crucial joué par cette conférence dans la mise à l’agenda d’un tel modèle aux Philippines. La mise en récit de «success stories» ainsi que le travail de théorisation effectué autour des CCT rend ce modèle facilement compréhensible et simplifié aux yeux des potentiels importateurs. En ce sens, la conférence peut être appréhendée, dans une certaine mesure, comme un forum d’apprentissage facilitant la diffusion de

« bonnes pratiques ».

Cette conférence permet également de questionner certains répertoires d’action de la Banque mondiale, tel que la mise en réseau, qui participe à la persuasion des pays du bien-fondé de ce modèle. Afin de mieux comprendre le fonctionnement de ce processus, il nous semble important de retracer la manière dont la délégation philippine et l’expert ont été mis en contact par l’antenne philippine de la Banque. Selon l’ancienne responsable du programme, «there’s somebody in World Bank that really pushed and it was Jehan Anouprasagan.

Now Jehan understood CCT because he was involved in setting up the program in Indonesia». Ce dernier est le même responsable qui impulsera l’idée du voyage et mettra en contact la délégation avec l’expert à Istanbul. On voit ici le rôle actif de la Banque qui s’efforce de convaincre le pays de l’importance d’une telle politique, déjà en amont de la conférence. De retour d’Istanbul, définitivement conquis, les Philippines décident de préparer une conférence afin de réfléchir à la mise en place ce programme et démarchent la Banque afin que cette dernière assure la venue de l’expert, comme en témoignent les dires de l’ancienne responsable : «we decided when we got back from Istanbul, we were going to do an echo of what happened, what we learned from that. So the three of us met, and we invited World Bank because World Bank sponsored a trip and World Bank agreed to sponsor a forum on CCT in the Philippines. Because we wanted to share what we heard there. And then we said, because you need an expert on CCT, sometimes you have to have an expert. So the World Bank contacted him and he came.». Dans le même temps, la Banque joue de ses ressorts afin de convaincre l’expert de venir mettre en place le programme de CCT aux Philippines. Le récit de celui-ci à ce propos permet de mettre en exergue le rôle d’entremetteur qu’a

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joué la Banque : «One person of the World Bank that I worked with in Indonesia was transferred to Manila and that person said it’s easier there, you have to go there, you have to help, this people are really interested, they have got the money. It is name is Jehan Anouprasagan. So he told me, help me these people are very interested in.» La mise en réseau constitue, selon les récits des différents acteurs clés interviewés, un ressort central dans l’amorce des pratiques de diffusion, masquant dans le même temps les enjeux économiques et politiques liés à l’importation d’un tel programme.

Sous l’égide de l’antenne philippine de la Banque mondiale et de son directeur – Jehan Anouprasagan –, la délégation philippine a été mise en contact avec un expert qui jouera le rôle d’entrepreneur de modèle dans le processus d’innovation/importation de ce programme. La mise en réseau constitue ici un canal central de diffusion des pratiques et des idées, plaçant dans le même temps l’expertise au centre du processus. La Banque insuffle auprès du pays une motivation à importer une politique qu’elle a érigée comme « modèle », puis, dans un second temps, utilise cette motivation comme argument afin de convaincre l’expert de la nécessité de venir mettre en place cette politique. Le pays se retrouve dès lors dans une position de dépendance relative face à la Banque qui détient,viases experts, les ressources techniques et l’expertise pour mettre en place ce programme « modèle ».

Les experts comme entrepreneurs transnationaux de « modèle » de Conditionnal Cash Transfert

Avant d’expliquer plus en détail comment cet expert a participé à la circula- tion des idées, encourageant ainsi l’innovation sociale, il est utile de s’arrêter sur son profil sociologique. Détenteur d’un doctorat en économie de l’Université de Chicago depuis 1979, cet expert international d’origine colombienne se présente aujourd’hui comme « consultant indépendant ». Depuis 1995, il est régulière- ment mandaté par la Banque mondiale ou des agences gouvernementales afin de «provide technical assistance. [...] My job is an advisor to CCT program and targeting system». Dans ce cadre, il a pris part à de nombreuses expériences de CCT, notamment dans la mise en place de systèmes detargeting, mais surtout

«to design the projects of CCT ». Il a notamment participé à la mise en place des projets de CCT au Mexique, au Honduras, au Brésil, en Colombie, dans les années 1990, et plus récemment en Indonésie. Avant de devenir expert interna- tional « indépendant », ce dernier a travaillé pendant dix ans pour la Banque mondiale entre 1985 et 1995, périodes caractérisées par les Plans d’ajustement structurel. Il nous a confié qu’avant de rejoindre la Banque mondiale, il avait également enseigné dans plusieurs universités, dont un an en Colombie, puis cinq ans au Chili entre 1980 et 1985. L’expérience chilienne apparaît comme un moment clef dans sa carrière. C’est là qu’il commence à s’intéresser aux réformes

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sociales et aux systèmes de protection sociale. Il nous explique qu’il a compris à ce moment l’« importance des conditionnalités » et des «incentives» dans les systèmes d’aide sociale et de lutte contre la pauvreté. Selon lui, la nouveauté des CCT ne se trouve pas dans les conditionnalités, mais dans le fait de donner de l’argent directement aux plus pauvres.

Nous aimerions maintenant revenir plus concrètement sur son rôle et sa fonction dans l’expérience philippine. Mandaté auprès du gouvernement philippin comme expert « indépendant » par la Banque mondiale et, par la suite, AUSaid, ce dernier nous décrit son travail dans ces mots : «My job is an advisor to CCT program and targeting system [...]In others terms, my job is teaching.

I don’t do operation manual. I don’t tell them what to do, what to think about but rather what are the main parameters, main consideration, what are the main tailorings that they consider to make to the CCT in the Philippines, because all CCTs are different. The key is to tailor that to the country specificities like culture, values, and geography, like also attitude to the welfare or non-welfare, and this consideration are very critical and crucial.[...]My job here is to advise people to make it right, not to make mistakes – to keep the boat floating.».

«Provide», «tailor», «teaching » et «advise», les termes sont lâchés. Si le pays doit apprendre, l’expert, lui, peut enseigner. Loin d’exercer un pouvoir coercitif sur les pays, la Banque,viales experts, suggère plutôt un ensemble de

« bonnes pratiques ». Une ancienne responsables du programme qui a participé au forum d’Istanbul explique plus précisément le rôle joué par l’expert (et ses réseaux) dans l’importation de ce programme aux Philippines : «When I talked to the expert I said, “okay, this is what I want to happen here. We don’t know anything about CCT, except all these conferences about it and then you know everything about CCT, what I want you to do is to just guide us. You let us take charge, if we are successful, then we will say we did it because of your help”[...]. And the expert was good. He’s a very good mentor and you could see that he has a lot of experience». Ce récit met en avant le rôle d’entrepreneur de

« recettes » joué par les experts dans le processus de diffusion dans le champ des CCT, mais également le rôle de l’expérience internationale de cet acteur, qui lui procure dans le même temps une certaine légitimité d’action. Les mots de la responsable mettent également en exergue le déséquilibre en matière de connaissances techniques et cognitives entre les élites nationales (avec peu de connaissances) et internationales (détentrices des compétences). Précisons que les «success stories» latino-américaines contribueront à renforcer la légitimité de la Banque mondiale (et des experts qui ont travaillé dans la région comme dans notre cas), principale détentrice des recettes d’application de ce qui est devenu un « nouveau modèle » de protection sociale. Toute la subtilité du processus de diffusion tient ainsi dans cet équilibre entre la persuasion, l’incitation et la légitimation. Dans un premier temps, l’objectif principal et affiché est d’établir

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des réseaux d’échange d’information entre les gouvernements, les experts et les organisations présentes dans le champ, de mettre en évidence les «success stories» et les «Best Cases». Dans un second temps, le processus de socialisation des acteurs gouvernementaux au sein des enceintes internationales (congrès, séminaires, conférences internationales) influence leur compréhension des programmes de CCT, comme nous avons pu le voir précédemment avec le forum d’Istanbul. La perception des intérêts des acteurs gouvernementaux s’insère dans un mouvement international « progressiste » qui, dans le même temps, est validée par des experts internationaux et approuvée de manière non intrusive par la Banque mondiale. La mobilisation des experts internationaux permet à la Banque de maintenir ses conceptions en matière de politique de lutte contre la pauvreté, du fait qu’elle se présente comme ayant le monopole de l’expertise et des « bonnes » recettes15(ainsi que des financements). Les propos d’une ancienne responsable du programme à cet égard sont éloquents : «we were looking at how we can start our reform agenda within the department.[...]There was somebody[l’expert susmentionné]at the World Bank that really pushed. Well, the World Bank was ready. They had the technics, they had the experience, they had the technical knowhow».

Les thèses que nous avons défendues jusqu’ici nous ont tout d’abord permis de constater la présence d’un cadre institutionnel favorable à l’innovation aux Philippines, traduisant le pouvoir de mise à l’agenda de la communauté internationale. D’autre part, nous avons pu observer le rôle central joué par la Banque mondiale dans l’« universalisation » de ce modèle de protection sociale lors de conférences internationales comme Istanbul, mais également l’importance des traductions cognitives jouées par les experts internationaux aux Philippines, en diffusant les « bonnes recettes » de la lutte contre la pauvreté. Nous aimerions maintenant dessiner les spécificités du modèle philippin de CCT afin de saisir comment l’innovation est, dans le cas des Philippines, liée à l’importation d’un modèle international, le modèle mexicain Progresa/Oportunidades. Nous verrons ici que la mise en réseau des acteurs constitue un exercice de pouvoir continu dans le cas du processus d’importation du « modèle » mexicain dans un pays comme les Philippines, relativement dépourvu de « recettes » en matière de lutte contre la pauvreté, bien que des mécanismes de réappropriation et d’adaptation existent, comme nous le verrons.

Plus concrètement, nous soulignerons la manière dont la Banque mondiale joue un rôle de boussole cognitive pointant le cap vers les routes légitimes pour les pays du Sud sans toutefois interférer complètement dans les modes de gouvernance du pays.

15. Précisons que le processus de construction sociale de l’expertise est, en général, sujette à des négociations entre différents acteurs (experts nationaux, experts internationaux, acteurs de la société civile, etc.) qui ne constitue pas ici le centre de notre propos.

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Quelques mois après la conférence d’Istanbul, la Banque mondiale orga- nise une conférence introductive sur les CCT auprès de différentes agences gouvernementales philippines. Une première mission d’étude est organisée en Colombie avec la «management team» afin d’éclairer et convaincre ces derniers sur les bienfaits de ce programme, d’autres auront lieu cette fois avec la «technical team» à Bogotá et au Mexique, bénéficiant ainsi des réseaux de l’expert colombien. Lors de ces voyages, différents acteurs du programme de CCT aux Philippines (techniciens, informaticiens, responsables de projet, etc.) se sont familiarisés au savoir-faire mexicain et colombien en matière de CCT. Les interviews menées avec ces acteurs soulignent l’importance de cette expérience en termes d’accumulation de connaissance et de savoir-faire. Ces derniers nous ont confié la fonction de «knowledge sharing» de ces expériences latino-américaines. Concrètement, les techniciens du 4Ps nous ont expliqué que les techniques deProxy means test, de contrôle communautaire, demonitoring ou de gestion des circuits bancaires ont été apprises lors de ces voyages. Comme le souligne l’une des actuelles responsables du programme : «So we are revising the organizational structure that we have developed before, actually our organi- zational structure was developed after we came back from Mexico. We adopted the institutional mechanism in Mexico where they also have local operations».

Il en résulte ainsi, selon l’expert colombien, une gestion technocratique et des techniques de ciblages similaires, et, dans les deux cas, les programmes se distinguent par leur haut degré de conditionnalité, contrairement, par exemple, au programme brésilienBolsa Familia. La légitimité du programme mexicain semble dès lors incontestable, que ce soit auprès des administrateurs philippins ou des responsables de la Banque mondiale. Symbole de l’importance du pro- gramme mexicain, l’un des responsables des CCT de la Banque nous confia que celui-ci était devenu une plateforme de diffusion des « bonnes pratiques », prenant la forme, selon ses termes, d’un «Disneyland for CCT», invitant les délégations à faire selon ses termes du «social tourism».Justifiant l’importance pour la délégation philippine de se rendre au Mexique, il nous précise la portée de ce « modèle » mexicain en terme de «learning», «teaching» et «sharing».

Le programme mexicain, comme pour d’autres pays, semble ainsi jouer son rôle de politique « modèle » dans le cas des Philippines et constituer un moment d’apprentissage de « bonnes pratiques » pour le pays16.

Le rôle joué par la Banque dans l’apprentissage est également visible dans les lignes rouges de ce cadrage. Lorsque les Philippines ont décidé d’intégrer la participation obligatoire des familles bénéficiaires à un atelier de Family Development Session, dans lequel des thématiques telles que «maternal

16. En 2012, la Banque Mondiale dénombrait plus d’une centaine de visites gouvernementales du programmePro- gresa: http://www.worldbank.org/en/news/2012/07/31/mexico-colombia-exportan-exitos-en-transferencias-condicionadas- de-efectivo, consulté le 20 décembre 2012

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and child care», «behavioral skills development of children», «responsible parenthood», «violence against women», «gender roles and development» ou

«home management» sont enseignés aux différents membres des familles, la Banque et l’expert se sont opposés en refusant de financer cette nouvelle conditionnalité, déléguant la responsabilité du financement au gouvernement philippin. D’une part, la Banque émettait des doutes sur lemonitoring de cet atelier, d’autre part, elle considérait celui-ci comme une conditionnalité trop poussée augmentant un peu plus la pression sur les familles participant au programme. En effet, comme le souligne l’ancienne responsable du programme,

«[the Expert] didn’t like that also. World Bank did not like that also. [...] They strongly reacted to it. In fact, in this loan that they gave us, they remove that, they will not fund it». Ces éléments nous permettent de conclure que la Banque pose un cadrage sur ce que le pays doit apprendre, et dans le cas où le pays transgresserait ce cadrage, à lui d’en assumer le coût.

Les différents éléments exposés nous ont permis de mieux appréhender le rôle de la Banque dans le processus d’élaboration d’un programme national, notamment en termes d’apprentissage. De l’impulsion des idées à la mise en scène de politiques « modèles », la Banque pose un cadre d’apprentissage aux pays dans lesquels ces derniers sont invités à occuper une position d’entrepreneur, construite dans une relation de dépendance envers la Banque en termes économiques et techniques.

CONCLUSION

L’étude desConditional Cash Transfersaux Philippines nous a permis de mettre en avant le rôle d’entrepreneurjoué par la Banque mondiale à travers son expertise et sa capacité de mise en réseau. Elle participe de manière active à la mise à l’agenda et à la mise en œuvre de certaines politiques sociales. Le besoin de répondre urgemment à des problèmes couplés au manque de ressources pour y faire face rendent des pays comme les Philippines dépendants de ceux qui détiennent les ressources (cognitives, etc.), facilitant ainsi un processus de diffusion. Cela dit, malgré cette relation asymétrique, c’est bien par un travail de persuasion ou de socialisation que cette diffusion s’opère. Par des techniques de socialisation, telles que des rencontres « opportunes », la confrontation à des témoignages, la prise en compte d’expériences étrangères, une inclusion progressive à un cercle de croyances légitimes, se met en place un terreau fertile à de « nouveaux modèles » de politiques de lutte contre la pauvreté selon les normes l’économie orthodoxe. Notre étude de cas a montré qu’aux Philippines, ce pouvoir s’incarnait dans la figure d’un expert international mandaté par la Banque mondiale, rencontré lors d’une conférence internationale consacrée aux

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CCT ainsi que par l’ensemble des connaissances et techniques rencontrées lors des séjours au Mexique et en Colombie.

Au final, la Banque mondiale ne propose pas uniquement des cadres d’interprétation du monde et de son fonctionnement. Outre ses leviers financiers (prêts, etc.) et sa capacité à pointer les modèles légitimes, la Banque détient également un quasi-monopole des recettes légitimes. Si leur mode d’action est moins coercitif que lors des Plans d’ajustement structurel, il n’en demeure pas moins qu’elle utilise toutes les ressources (économiques, cognitives et techniques), des idées aux recettes, afin de détenir une positon d’acteur incontournable dans l’élaboration des politiques publiques, à travers la détention d’une expertise convoitée, ce qui favorise les processus de diffusion.

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