• Aucun résultat trouvé

Le juge face à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Le juge face à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive"

Copied!
22
0
0

Texte intégral

(1)

Proceedings Chapter

Reference

Le juge face à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

MARCHAND, Sylvain

MARCHAND, Sylvain. Le juge face à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution

exclusive. In: Blanc, Matthieu. L'évolution récente du droit des obligations : travaux de la Journée d'étude organisée à l'Université de Lausanne le 10 février 2004 . Lausanne : Centre du droit de l'entreprise de l'Université de Lausanne, 2004. p. 95-115

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:10769

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

(2)

LE JUGE FACE A LA RESILIATION DOUTEUSE D'UN CONTRAT DE

DISTRIBUTION EXCLUSIVE *

par

SYL VAIN MARCHAND

Professeur à l'Université de Neuchâtel

Note de l'éditeur: cette contribution n'a pas fait l'objet d'une présentation orale lors de la journée du 10 février 2004. Le CEDIDAC remercie vivement le Professeur Sylvain MARCHAND de l'avoir mise à disposition pour la présente

publication. ;.

(3)
(4)

Lejugeface à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

I. LA

REPARTITION DES INCOMPETENCES

A. Du législateur, du juge et du jurisconsulte

En théorie, le législateur ordonne, le juge applique et le jurisconsulte expliquel

. En réalité, le législateur bricole, le juge se débrouille, et le jurisconsulte doute. Les mauvais esprits ajoutent que le justiciable paie.

Un exemple qui n'a rien d'exceptionnel ou de marginal, illustre cette répartition des incompétences : celui de la résiliation des contrats de durée, en particulier des contrats de distribution exclusive. Voilà un domaine où le législateur n'a jamais pris la peine d'élaborer des règles générales claires. Les juges se contredisent dans les effets et la mise en œuvre de telles résiliations2. Les jurisconsultes, comme il se doit,

,. 3

S mterrogent .

B. En attendant que la justice passe

Le législateur n'a pas jugé utile de poser quelques règles applicables de façon générale et abstraite aux contrats de durée. Il s'est contenté d'un saupoudrage dans la partie spéciale du Code des obligations. De ce saupoudrage, la doctrine et la jurisprudence ont tenté de déduire quelques

. . " 4

pnnClpes generaux .

Il est au moins un de ces principes sur lequel chacun semble aujourd'hui s'accorder: tout contrat de durée peut être résilié en tout temps pour justes motifs5Les nombreuses dispositions de la partie

4

5

Pierre ENGEL, Traité des obligations en droit suisse, 2ème éd., Berne 1997, p. 3.

Infra. II.

Voir en particulier l'excellent article de lean-Paul VUILLIÉTY (Résiliation extraordinaire injustifiée d'une concession de vente en droit suisse: poursuite ou fin du contrat ?, in : SJ 2003 II pp. 91 ss), qui fait le tour des opinions à ce sujet, mais qui part de la prémisse que la résiliation est injustifiée. Or, la difficulté est justement que le juge l'ignore, et ne saurait en préjuger, lorsqu'il est saisi de la question à titre provisionnel.

V. en particulier Ivan CHERPILLOD, La fin des contrats de durée, Cedidac N. 10, Lausanne 1988 ; Peter GAUCH, System der Beendigung von Dauervertragen, thèse Fribourg, 1968.

TF, in: SJ 2003 1 425; ATF 122 III 263 c. 2a/aa; Eugen BUCHER, Berner Kommentar 112, ad art. 27 CC, N. 200; Ernst. A. KRAMER, Berner Kommentar VI/VI, Allgemeine Einleitung in das schweizerische Ç)bligationenrecht, N. 164;

(5)

Sylvain Marchand

spéciale du Code des obligations. relatives à la résiliation pour justes motifs ne font qu'exprimer un principe général applicable à tous les contrats de durée6, comme par exemple les contrats de distribution exclusive7.

Encore faut-il cependant qu'il existe un juste motif de résiliation, et que l'acte formateur de résiliation du contrat soit correctement exercé par son titulaire. Il est rare que les parties soient d'accord sur la réalisation de ces deux conditions, et il faut souvent attendre qu'un juge se prononce sur la validité de la résiliation quant au fond et quant à la forme. En attendant, les parties doivent savoir si elles sont toujours liées par le contrat. Comme leur désaccord sur le principe de la résiliation se reporte sur ses effets, elles saisissent le juge de mesures provisionnelles tendant d'un côté à la continuation du contratS, de l'autre à sa liquidation.

Face à ces demandes de mesures provisionnelles, le juge est dans une situation impossible.

II.

PREMIERES ANXIETES

A. Où le doute s'installe

Dans un premier temps, le juge est tenté d'ordonner la continuation du contrat, pour ne pas préjuger du litige, et pour éviter que le réseau de vente mis en place par le distributeur ne dépérisse faute d'approvisionnement. Passé ce premier mouvement, il se met à douter du bien-fondé d'une telle décision:

- En premier lieu, elle a pour effet de transformer de facto la résiliation pour juste motifs des contrats de longue durée en une résiliation judiciaire: le contrat ne prend effectivement fin qu'au jour du jugement.

Pourquoi diable les commentateurs et Professeurs d'universités glosent-ils

6

7 8

CHERPILLOD, (n. 4), pp. 123 ss; GAUCH, (n. 4) pp. 186 ss; Benedikt MAURENBRECHER, Das verzinsliche Darlehen im schweizerischen Recht:

dogmatische Grundlagen und praktische Konsequenzen, thèse Berne 1995, pp. 236 55. Claude RAMONI, Demeure du débiteur et contrats de droit suisse, thèse Lausanne 2002, N. 1037.

Contrat de prêt: TF, in: SJ 2003 1 425 contrat de licence: ATF 96 II 154 c. 2; 92 Il 299 consid. 3b.

ATF 99 II 308 consid. 5ap. 310; TF, in: SJ 1985 650, p. 651; RVJ 2003, p. 282.

Sur l'admissibilité de telles mesures provisionnelles, v. ATF 125 III 451.

(6)

Le juge face à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution e:rc/usi\Je

sur la différence entre la résiliation judiciaire et la résiliation par acte formateur, si c'est pour arriver à ce piètre résultat?

- En second lieu, la continuation du contrat pendant toute la durée du litige est incompatible avec le principe même d'une résiliation pour justes motifs, qui n'est fondée que si la continuation du contrat est devenue intolérable pour la partie lésée9. Il s'agit de la justification même de la résiliation, de la question principale que le juge devra trancher. Comment dès lors un juge peut-il, à titre provisionnel, exiger d'une partie qu'elle tolère l'intolérable? Après l'y avoir contraint, pourra-t-il en toute bonne conscience reconnaître que la continuation du contrat, qu'il a ordonnée, était insupportable?

Dès lors, le juge agacé jette son brouillon d'ordonnance à la poubelle et en commence un autre, mieux inspiré, dont l'évidente conclusion est la liquidation du contrat. N'est-il pas plus logique de considérer que la résiliation, preuve. de la perte de confiance entre les cocontractants, met fin au contrat, quitte à sanctionner l'absence de justes motifs par des d ommages et mterets repara eurs . . . - , t IO?

Et pourtant là encore, quelques considérations pratiques et dogmatiques risquent de perturber la conscience du magistrat consciencieux:

- Dès lors que le contrat est interrompu, il ne peut reprendre facilement : le réseau de distribution est rompu, le distributeur perd sa clientèle, ses efforts de promotion du produit sont ruinés. La décision sur mesure provisionnelle préjuge en grande partie de la justification de la résiliation. Or, il n'est de pire épouvantail pour le juge en mesures provisionnelles que le risque de préjuger.

- Le principe pacta sunl servanda, incontesté en droit suisse, serait battu en brèche, par la possibilité de mettre fin en tout temps à un contrat de durée, alors même que des justes motifs de résiliation n'existent pas.

Certes, des dommages et intérêts viendront sanctionner, plus tard, l'absence de juste motif. Le juge peut-il cependant mettre de côté ce

10

RYJ 2003 p. 282, consid. 4c ; TF, in : SJ 2003 1425 : la résiliation pour justes motifs est justifiée si « f/obligation contractuelle en cause est de manière générale devenue insupportable pour une partie en raison d'un changement de circonstances; ces circonstances n'englobent pas seulement des éléments économiques mais aussi des éléments touchant la personnalité même des parties »).

Sur le for et le droit applicable à cette action en dommages et intérêts, v. ATP 124

111188 = JdT 19991379. ~

(7)

Sylvain Marchand

principe essentiel du droit suisse selon lequel les parties à un contrat valablement conclu ont un droit à l'exécution, principe d'airain qui ne saurait se dissoudre piteusement dans des dommages et intérêts? Peut-il, au fond, angliciser notre droit civilll, et apporter à la théorie juridique civiliste ce que le franglais est à la langue française?

B. Une balance à l'horizontal

Arrivé à ce stade, le juge jette sa plume avec rage, se lève, et commence à déambuler dans les couloirs du Palais : il se sait atteint de plein fouet par le redoutable syndrome de la balance horizontale.

Dans sa balance, le juge a en effet d'un côté le risque d'imposer l'insupportable, de l'autre le risque du préjugé. D'un côté, le passage de facto d'une résiliation par acte formateur à une résiliation judiciaire, de l'autre une anglicisation malheureuse de notre droit civil. Et le juge, avec angoisse, voit le fléau de la balance s'équilibrer dangereusement, puis s'immobiliser à l'horizontal. Bien sûr, si la continuation du contrat est insupportable, eUe doit cesser immédiatement. AI' évidence, on ne saurait en préjuger. Un étudiant en droit de première année sait qu'un contrat donne droit à l'exécution. Mais c'est un truisme de prétendre qu'une résiliation par acte formateur a un effet immédiat, et qu'on ne saurait attendre une décision judiciaire pour lui accorder cet effet.

Plongé dans les affres de l'indécision, le magistrat ne peut même pas reposer sa conscience inquiète sur l'oreiller de la jurisprudence passée, aussi contradictoire que les sentiments qui l'accablent.

"

En droit anglais, la specifie performance est un recours en equity qui n'est attribué

qu'exceptionnellement, lorsque le recours de common law que constitue l'octroi de dommages et intérêts n'est pas adéquat: Edward ERRANTE, Le droit aog10- américain des contrats. arrêts et commentaire, LGDJ 1995 N 8-10 et 8-11, et London Bucke. Co v. Stewart, Court of Appeat of Kentucky, 314 Ky 832, 237 S.W.2d 509 (1951).

(8)

Lejuge/ace à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

III.

LA JUSTICE EST AVEUGLE, LES JUGES VOIENT DOUBLE

A. L'ATF 125 11114: la réforme du droit du contrat de travail fait tache d'huile

Dans l'arrêt publié in ATF 125 III 14, le Tribunal fédéral a considéré que la résiliation pour justes motifs d'un contrat d'agence est efficace en droit et en fait immédiatement, la seule sanction d'une résiliation injustifiée étant l'octroi de dommages et intérêts à l'agent injustement révoqué12

La motivation du Tribunal fédéral est assez brève mais néanmoins convaincante: on ne saurait exiger des deux parties qu'elles attendent une décision judiciaire, en général tardive, pour être fixées sur le sort du contrat.

La justification du Tribunal fédéral repose sur le renvoi de l'article 418r CO à l'article 337c CO, applicable en matière de contrat de travail.

Or, le nouveau droit du travail consacre l'efficacité en fait et en droit de la résiliation pour justes motifs, quelle qu'en soit la justification sur le fond:

en cas de résiliation injustifiée du contrat de travail, le travailleur a droit à des dommages et intérêts B

Un long cheminement intellectuel s'impose donc au juge s'il veut trouver dans cet arrêt la réponse à la question qui le taraude:

- Il convient en premier lieu de partir de l'effet spécifique de l'article 337c CO.

- Il convient en second lieu de considérer que cet effet spécifique est également applicable aux contrats d'agence, dans la mesure où l'article 418r CO renvoie en la matière à la législation du travail, et même si ce renvoi est antérieur à la réforme du droit du travail14

12

13

14

Cet arrêt, qui concerne un contrat d'agence, est confirmé par la jurisprudence cantonale valaisanne en ce qui concerne un contrat de distribution exclusive: RVJ 2003 p. 282.

FF 1984 II 635. La règle s'applique aussi dans le sens inverse, lorsque le travailleur résilie sans motif le contrat: article 337d CO.

Dans ce sens, RAMONI, (n. 5) N. 660. j

(9)

Sylvain Marchand

- Il convient en troisième lieu d'appliquer également cette solution aux contrats de distribution exclusive, dans la mesure où ces contrats innommés se rattachent, pour certains de leurs aspects, aux contrats d'agence, et sont soumis en particulier à l'article 418r COl5

Pour les deux premières étapes, le juge peut s'appuyer sur la jurisprudence du Tribunal fédéral. Pour la troisième, il doit s'en remettre à

- 116 .

un arret cantona ,et a son propre raIsonnement : ce qUI vaut pour un contrat d'agence ne vaut-il pas également pour son parent, le contrat de distribution exclusive ? Le motif que les parties ne sauraient attendre la décision judiciaire pour être fixées sur le sort du contrat ne vaut-il pas de la même façon pour un contrat d'agence et pour un contrat de distribution exclusive? La caractéristique commune de ces trois contrats, de travail, d'agence et de distribution exclusive, ne réside-t-elle pas dans ce rapport de confiance, dont la destruction implique la fin du contrat, quitte par la suite à régler les torts respectifs aux moyens de dommages et intérêts?

Fort de ces raisonnements, ragaillardi par cette jurisprudence, le juge s'apprête à sauter ce dernier pas qui lui permet d'aller du contrat d'agence au contrat de distribution exclusive.

B. L'ATF 125 III 451 : un réseau de distribution interrompu est un réseau mort.

Un arrêt contemporain à la première décision l'arrête dans son élan : dans l'ATF 125 III 451, le Tribunal fédéral considère que le concédant a droit à l'exécution du contrat tant que les justes motifs ne sont pas établis.

Les motifs du Tribunal fédéral sont aussi sensés que ceux de l'arrêt précédent: si le réseau de distribution cesse de fonctionner durant la durée du procès, il ne saurait reprendre normalement à son terme17 Ce serait donc préjuger de la validité des justes motifs que d'autoriser le concédant

15 ,

l'

17

RVJ 2003, p. 282; Cour de justice du canton de Genève, in: 8J 1975518; Theodor BÜHlER, Der Agenturvertrag. Zürcher Kommentar zurn schweizerischen Privatrecht, ad art. 41Sr CO, N. 14; Pierre ENGEL, Contrats de droit suisse, 2eme éd., Berne 2000, pp. 766-767; Moritz KUHN, Der Alleinvertriebsvertrag im VerMltnis zum Agenturvertrag, in: Festschrift fi1r Max Keller, p. 200. .

RVJ 2003, p. 282.

Selon le Tribunal fédéral, « si l'absence de livraison s'était prolongée, le nombre des clients des produits Sodastream aurait pu s'en trouver durablement amoindri.

ce qui aurait causé des dommages à l'intimé au recours, qu'i/lui aurait été difficile de prouver dans le détail et que l'argent seul n'aurait pu réparer )).

.~

(10)

Lejugeface à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

à suspendre ses livraisons. Le Tribunal fédéral n'examine cependant pas les effets du renvoi de l'article 418r CO au droit du travail, la question n'ayant apparemment pas été soulevée.

Dès lors, le trouble s'installe à nouveau: les deux arrêts sont-ils tout simplement contradictoires, ou le second limite-t-illa portée du premier?

Dans ce dernier cas, quelle différence entre le contrat d'agence et le contrat de distribution exclusive justifierait cette différence de régime?

L'article 418r CO n'est-il pas régulièrement cité comme la base légale de la résiliation pour justes motifs d'un contrat de distribution exclusive?

Les motifs invoqués par le Tribunal fédéral à l'appui de sa seconde décision ne valent-ils pas autant en cas de contrat d'agence qu'en cas de contrat de distribution ?

Quelques instants, mais quelques instants seulement, le juge se sent pris de découragement. Comment être la « bouche de la loi» 18, lorsque la loi est muette? Comment être juste lorsque la jurisprudence se contredit?

Comment donner tort à une partie lorsqu'elle fait valoir des principes élémentaires du droit, aussi incontestables que ceux dont se prévaut son adversaire ? La haute idée que le juge se fait de sa mission provoque néanmoins en lui un sursaut salvateur. Un juge digne de ce nom domine la difficulté, il ne s'incline pas devant elle. Son arme est le pouvoir créateur de droit que lui réserve l'article 1 al. 2

cd

9.

Le magistrat part alors à la recherche la norme juste. S'il ne la trouve dans la loi muette, la coutume inexistante, la jurisprudence contradictoire ou la doctrine dubitative, il doit la chercher dans une salvatrice pesée d'intérêts2o

.

18

19

20

Selon l'expression bien connue de MONTESQUIEU: les juges ne seront « que la bouche qui prononce les paroles de la loi; des êtres inanimés qui n'en peuvent modérer ni la force ni la rigueur.) (Charles Louis DE SECONDAT, Baron de la Brède et de MONTESQUIEU, L'esprit des lois 1ère partie, Liv. 1 Chap. II 6 (Pléiade, p. 404)). Le point de vue est largement contesté: « Dans la conception actuelle du droit, il n'est plus question de limiter le rôle du juge à celui d'une bouche par laquelle parle la loi. Celle-ci ne constitue plus tout le droit: elle n'est que le principal outil guidant le juge dans l'accomplissement de sa tâche, la solution des cas d'espèces. » (Charles PERELMAN, Logique juridique, i me éd. Dalloz 1999, p. 162).

Le juge a en effet le pouvoir et le devoir formuler une règle de droit et de ne pas se contenter d'un jugement en équité (RFJ 2002, p. 249, consid. 4).

S'agissant de mesures provisionnelles, le juge doit en effet soupeser soigneusement les intérêts des deux parties (Tribunal cantonal du Valais, in : sic ! 2001 p. 744, 748 consid. 7a). Sur le concept, vl Thomas SCHULTZ, Pesée

(11)

Sylvain Marchand

Il ne sera pas dit que la balance qui orne le frontispice du Palais de justice n'est qu'un symbole d'épicier.

IV. A LA RECHERCHE DE LA NORME JUSTE

Quelques valeurs juridiques essentielles entrent dans le savant dosage dont sortira la solution juste: le principe de la fidélité contractuelle, l'essence de la relation contractuelle, le risque du préjugé, les conséquences pécuniaires de la décision, la prévisibilité du droit et la recherche de la volonté hypothétique du législateur sont autant de valeurs qu'il convient de soupeser avec délicatesse et doigté. La justice n'est pas qu'une somme de règles, elle est une alchimie, une pesée de concepts, une question de dosage.

A. La fidélité contractuelle

En cas de doute, pas de panique : dans la pyramide conceptuelle de notre ordre juridique, il suffit de remonter aux fondamentaux. Or, quel juriste formé dans un pays de droit civil n'est prêt à s'agenouiller pieusement devant le principe de la fidélité contractuelle 21? Quel enfant du droit romain ne voit dans le principe « pacla sI/nt servanda )} la

21

d'intérêts: réflexions autour de la notion d'intérêts. Dirrito & questioni publiche, pp. 299 55, not. p. 306 : « (. . .) le juge doit toujours faire une pesée d'intérêts, (. . .) il fi 'est jamais complètement lié par la ou {es normes à appUquer, ( ... ) dans certains cas il peut aller même au-delà de ce qu'elles prévoient », et p. 307 :

« Ioule norme juridique est le résultat d'une pesée d'intéréts. Celte pesée sera plus restreinte (. .. ) quand le paysage normatif dans lequel elle s'inscrit est plus fourni )). Dans le désert normatif du droit des contrats de durée et du droit des contrats de distribution exclusive, le juge dispose d'une certaine marge de manœuvre. Les panégyristes de la séparation des pouvoirs, dont on entend déjà les hauts cris, se souviendront avec utilité du célèbre texte de PORTALIS: c( Quand la loi est claire. il faut la suivre, quand elle est obscure, il faut en approfondir les dispositions. Si l'on manque de loi, il faut consulter l'usage ou l'équité. L'équité est le retour à la loi naturelle. dans le silence, l'opposition ou l'obscurité des lo;s positives ).

« Le respect de la parole donnée. voilà le principe fondamental du capitalisme. Il en est l'échine dorsale juridique. l'armature morale » (Patrick SIMON, La main invisible et le droit, Les Belles Lettres, 1992, p. 105). Le principe « Pacta sunt servando» relêve de l'ordre public international. et sa violation constirue l'une des rares possibilités de recours au Tribunal fédéral contre une sentence arbitrale: v.

RSDIE 2002. p. 549 concernant précisément un contrat de distribution exclusive.

(12)

Lejugeface à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

colonne vertébrale de notre système conceptuel légal 22? Quel juriste continental ne ressent une légère mais grisante supériorité sur le juriste anglo-saxon, qui favorise pitoyablement le droit à la réparation sur le droit à l'exécution23, qui préfère le substitut d'une indemnisation à la lettre contractuelle, qui dissout toute promesse dans une vulgaire quantification économique.

Penser que, pour obtenir un vague consensus mondial sur la Convention de Vienne sur les contrats de vente internationale de marchandises, il a fallu réserver cette coupable inversion des priorités24 ! Et dire que les anglais n'ont même pas ratifié la Convention!

Le droit à l'exécution en nature, c'est le respect de la parole donnée, c'est la toute puissance du contrat, c'est le prolongement nécessaire de la non moins fondamentale liberté contractuelle : sans servitude, la liberté est anarchique; sans liberté, la servitude est insupportable.

Le panégyriste convaincu du principe de la force obligatoire des contrats peut ressentir un trouble fugace à la pensée que le principe

« pacla sunt servanda » n'est pas inscrit dans notre code. La mystique continentale de la codification, qui va de pair avec la passion du droit à l'exécution, en prend un coup. Alors que le juriste continental affecte une tendresse irraisonnée pour la règle générale et abstraite (autre supériorité, aussi incontestable que la première, sur les pays de case law), il faut bien admettre que le législateur, qu'on a déjà vu peu disert sur les contrats de durée, a de curieuses économies : presque pas un mot sur le principe de la force obligatoire du contrat, rien sur la relativité des contrats, presque rien sur la causalité du transfert des droits réels, pas grand-chose sur le principe de la confiance : abondant dans le détail, le législateur moderne est parfois paresseux sur l'essentiel.

Le droit à l'exécution en nature fait cependant de timides apparitions législatives. En particulier, l'article 107 CO laisse au créancier le choix entre son droit à l'exécution et la renonciation à l'exécution. Or,

22

2l 24

Sur l'évolution du concept et l'influence du droit canonique. v. Johannes BÂRMANN, PactQ sunt servanda, considérations sur l'histoire du contrat consensuel, RIDC, 13 ème année, N. 2 Paris 1961, pp. 18 ss.

Supra, n. 11.

Article 28 CVIM : Rolf HERBER, dans un esprit très civiliste, y voit «( eine bedauerliche Unvollkommenheit des Übcreillkommens » (Rolf HERBER, Wiener Uncitral Übereinkommen über den internationalen Kauf Beweglicher Sachen Bundesstelle fUr aussenhandelsinfonnation, Cologne 1981, p. 22), L'action en exécution du contrat est prévue à l'article 46 al. 1 CVJM,.,

,

(13)

Sylvain Marchand

nul ne saurait contraindre le créancier. à renoncer à l'exécution au profit de dommages et intérêts. Permettre au concédant de mettre fin sans motif au contrat, quitte à devoir payer des dommages et intérêts, c'est l'autoriser à forcer la main au distributeur, c'est conférer au concédant une option qui n'appartient qu'au distributeur, c'est court-circuiter la double option du créancier prévue à l'article 107 CO.

Certes un contradicteur téméraire cherchera peut-être à faire valoir que le Tribunal fédéral a jugé que l'article 107 CO ne s'applique pas au contrat d'agence25 Ce serait là un argument de bas étage, un détournement conceptuel, une extrapolation au mieux maladroite, au pire malhonnête : la jurisprudence du Tribunal fédéral exclut uniquement la résolution ex lune de l'article 107 CO en cas de contrat de durée26 Elle n'exclut en rien la prémisse de cette disposition, qui est le libre choix du créancier entre son droit à l'exécution et la renonciation à l'exécution au profit de dommages et intérêts.

Une première règle apparaît dès lors, dans sa beauté d'airain: seul le concédant peut renoncer à son droit à l'exécution au profit de dommages et intérêts. Ni le concédant, ni le juge ne sauraient l'y contraindre.

La conséquence de cette règle coule d'elle-même: le moindre doute sur la validité de la résiliation du contrat impose le respect du droit du distributeur à J'exécution. Ni le juge, ni le concédant, ne sauraient lui imposer à la place d'hypothétiques dommages et intérêts.

B. La confiance, au delà de la fidélité

A bien y réfléchir pourtant, la fidélité contractuelle n'est peut être pas la valeur première de notre système contractuel. Le respect de la lettre contractuelle n'est pas une servitude commune à tous les contrats. Il en est de nombreux pour lesquels un droit de sortie peut se monnayer. La seule

"

16

A TF 89 Il 30; Cour de justice du canton de Genève, in : SJ 1975, pp. 518-528:

« La résiliation unilatérale d'un con/rat de représentation exclusive est réglée par les prescriptions qui régissent le contraI d'agence, soit par les articles 418q el 418r CO; les articles J07 à 109 CO ne lui sont pas applicables ... ». V. également RAMoN], (n. 5) N. 629 ss.

Le texte de l'A TF 89 II 30 est assez clair à ce sujet: (<Der RücklrUt im SiTine von Art. 107 Abs. 2 and Art. 109 OR, der im Gegeruatz ZUT Kündigung aus wichtigen Gronden ex tune wirkt, faUt dagegen beim AUeinvertretungsvertrag ais einem Dauerschuldverhiiltnis praktisch ausser Betracht.» V. également Peter GAUCH 1 Walter R. SCHLUEP 1 lOrg SCHMID 1 Heinz RE Y. Schweizerisches Obligationenrech~ AUgemeiner Teil, 1"'" éd., ZUrich 1998, N. 3090.

(14)

Le juge face à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

question est donc celle du prix de l'infidélité, et non pas celle d'un droit à la fidélité forcée.

Le contrat de mandat peut ainsi être révoqué en tout temps, sans motif, en application de l'article 404 CO. Cette règle est impérative, compte tenu du rapport de confiance particulier qui est l'essence même du contrat de mandat : quels que soient les motifs justifiants la rupture du lien de confiance, on ne saurait exiger d'une partie la continuation du contrat lorsque la confiance a disparu27 Exceptionnellement, la révocation du contrat de mandat peut donner lieu à une indemnité par l'auteur de la révocation, mais uniquement pour la réparation de la lésion apportée à l'intérêt négatif du co-contractant à la non-conclusion du contrat, et à condition que cette résiliation intervienne en temps inopportun28 Le fait que la révocation intervienne en temps inopportun n'est cependant pas de nature à remettre en cause la révocation elle-même. En droit du mandat, le principe pacta sunt servanda s'incline devant le rapport de confiance.

La même logique préside l'article 34 al. 2 CO selon lequel un pouvoir de représentation peut être révoqué en tout temps29. Toute disposition contractuelle contraire est nulle de plein droit. La fidélité contractuelle ne saurait exiger d'un mandant qu'il laisse un représentant agir en son nom et pour son compte, alors que le rapport de confiance est brisé.

En cas de contrat d'entreprise, l'élément de confiance est moins essentiel : sauf disposition contraire, l'entrepreneur peut sous-traiter le contrat. Pourtant là encore, le maître de l'ouvrage peut en tout temps mettre fin au contrat d'entreprise, sans motif particulier. La sanction est plus rude, puisque l'entrepreneur a droit à une pleine indemnité, si la résiliation ne repose pas sur un juste motirO Pour autant, le maître de l'ouvrage ne peut être contraint de continuer le contrat avec un

27

28 29

30

TF," in: SJ 2002 1 618; ATF 110 II 375; ATF 98 II 305. Certes, le caractère impératif de l'article 404 CO est contesté en doctrine, mais, comme le relèvent à juste titre les juges cantonaux in : RJN 2001 p. 119, « Les critiques formulées en doctrine quant au caractère impératif reconnu à l'article 404 al. 1 CO ne concernent pas les mandats dominés par un rapport de confiance accru ».

Article 404 al. 2 CO.

La révocation du pouvoir de représentation est un droit formateur résolutoire: A TF 127 III 515. Dans le même sens, voir également l'article 438 CO.

Article 377 CO. Le principe selon lequel l'indemnité n'est pas due en cas de justes motifs de résiliation découlant d'une faute de l'entrepreneur semble être acquis par la doctrine (Peter GAUCH, Der Werkvertrag, 4è:me éd., 1996 p. 173, N. 600) mais a été laissée ouverte par le Tribunal fédéral (ATF 117 II 273, consid. 4a ; Arrêt 4C.387/2001 du 10 décembre 2002, consid. 6.2). i

(15)

Sylvain Marchand

entrepreneur en qui il a perdu confiance. La question se résout dans les dommages et intérêts. Les zélateurs exaltés du pnnclpe de la force obligatoire des contrats doivent s'incliner encore.

En droit du travail, le législateur a expressément prévu que la résiliation injustifiée reste valable dans son principe, seuls les dommages et intérêts dus à la partie adverse sanctionnent une éventuelle résiliation injustifiée31. Le principe pacla sunl servanda n'a pas le pouvoir magique de faire collaborer un travailleur et un employeur, lorsque la confiance est rompue.

En cas de contrat de transport, l' e"1'éditeur peut en tout temps retirer la marchandise des mains du voiturier3 , même s'il viole ses engagements contractuels à son égard, mais moyennant une indemnisation. Les droits du destinataire sont évidemment réservés, compte tenu de la stipulation pour autrui contenue dans un contrat de transport.

En cas de dépôt, le déposant peut réclamer en tout temps la chose déposée, même si un terme a été fixé pour la durée du dépôt3J

A ce stade de la réflexion, une première remarque s'impose: le principe pacla sunl servanda, en théorie si incontestable, absolu, fondamental, présente de curieuses faiblesses dès que le contrat repose sur la confiance entre les parties: il n'a pas la force d'imposer à un mandant l'obligation de respecter le terme contractuel convenu avec un mandataire; il n'empêche pas un maître de l'ouvrage de résilier le contrat d'entreprise en violation de la durée prévue par les parties; il ne suffit pas à contraindre un employeur à supporter un employé, ou l'inverse; il s'incline devant le droit du déposant ou de l'expéditeur de récupérer son bien malgré des engagements contractuels contraires. Dans tous ces cas, la force obligatoire du contrat se réduit piteusement à l'indemnité que la partie en faute doit à son cocontractant. L'action en exécution, phénix des cours de droit, est un mirage conceptuel.

JI J2

33

Article 337c CO ; v. égalernenl article 337d CO; FF 1984 Il 635.

Article 443 CO. Le même principe sc retrouve dans les différentes conventions internationales applicables en matière de transport: v. Sylvain MARCHAND, Le contrat de transport de marchandises en droit suisse, FJS 164, III.2.l.I. Par le retrait de la marchandise, l'expéditeur met fin au contrat: MARCHAND, op. cit.

II1.3.2.

Article 475 CO. Cene disposition est de droit impératif. Les parties ne peuvent donc convenir d'un délai de résiliation: RVJ 1998. p. 368.

. ,

(16)

Lejugeface à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

Une deuxième remarque suit: le contrat d'agence, et son parent le contrat de distribution exclusive, seraient-ils les seuls contrats de durée basés sur un rapport de confiance à être sous la coupe du principe de la fidélité contractuelle? S'agirait-il des seuls contrats de durée impliquant une certaine collaboration entre les parties où la continuation des relations contractuelles peut être ordonnée par le juge? Le concédant serait-il le seul mandant du droit suisse à devoir supporter un mandataire en qui il n'a plus confiance? Pourquoi sortir les contrats d'agence et de distribution exclusive de ces principes généraux, en contraignant, avec force injonctions et menaces, deux parties à collaborer, lorsque la confiance a disparu ?

Force est dès lors d'énoncer une seconde règle, plus fondamentale encore que la première : dans tous les contrats de durée basés sur une relation de confiance, chaque partie peut mettre fin au contrat sans motif.

La force obligatoire du contrat se résout dans le prix éventuel de cette sortie du contrat.

v. QUELQUES ARGUMENTS SUPPLEMENTAIRES EN FAVEUR DE LA LIQUIDATION DU CONTRAT

A. Résolution par acte formateur contre résolution judiciaire

La résiliation d'un contrat de distribution exclusive est un acte formateur. Elle prend effet dès la déclaration de résiliation. Ordonner à titre provisionnel la continuation du contrat, c'est transformer cette résiliation en résiliation judiciaire, ne prenant effet qu'avec la décision du Juge.

Or, la résiliation judiciaire est exceptionnelle. Si la continuation des relations entre les parties est devenue insupportable, la résiliation doit être immédiatement efficace. L'un des rares cas de résiliation judiciaire du Code des obligations est celui de l'article 545 ch. 7 CO, qui vise la dissolution pour justes motifs d'une société simple. Le texte légal ne laisse aucun doute quant au caractère judiciaire de la résiliation, puisqu'il prévoit expressément que la décision du juge en est la condition. Même dans ce cas pourtant, la doctrine, consciente de cette contradiction entre la nature d'une résiliation pour justes motifs, et les délais d'une résiliation judiciaire, tente de rattraper la situation par l'application de l'article 27

1

(17)

Sylvain Marchand

CC34JI est en effet admis que cette· dissolution pour justes motifs peut avoir lieu immédiatement, avant même la décision· judiciaire, si la continuation de la société simple est incompatible avec la protection de la personnalité d'une des parties. Elégante façon de permettre aux parties de ne pas attendre une lointaine décision judiciaire, qui les contraindrait, à titre provisionnel, à supporter leur partenaire contractuel encore quelques années, avant de faire constater par un juge que cette collaboration est insupportable.

Lorsque la loi prévoit une résiliation judiciaire, la doctrine propose, avec raison, l'exception de la résiliation immédiate si la continuation du contrat est insupportable. Lorsque la loi prévoit une résiliation immédiate par acte formateur, il serait malencontreux de revenir de facto, par les chemins de traverse des mesures provisionnelles, à une résiliation judiciaire.

B. Le risque du préjugé

Il n'est pire vice affectant une procédure que celui du préjugé. Le juge ne doit pas se lier les mains par une décision provisionnelle qui ne lui laisse plus la liberté de décider en conscience sur le fond".

S'il refuse d'ordonner la continuation du contrat, celui-ci prend fin de facto et ne pourra renaître de ses cendres lors de la décision finale: le distributeur aura quitté le marché, ses réseaux auront disparu. Cependant, si le tribunal arrive à la conclusion que la résiliation pour justes motifs n'était pas motivée, il pourra efficacement apporter à sa conclusion les conséquences qui s'imposent, à travers les dommages et intérêts éventuellement alloués aux demandeurs. Les dommages et intérêts ne servent-ils pas justement à remettre la victime d'une violation du contrat dans la situation hypothétique qui aurait été la sienne si le contrat n'avait

34

"

Daniel STAEHELlN, in: HeinricbHoNSELL! Nedim Peter VOGT 1 Wolfgang WIEOAND (édit.), Basler Kommentar, Obligationenrecht II, 3èmc éd., Bâle 2003, ad art. 545/ 546 CO, N. 29; Robert PATRY, Précis de droit suisse de sociétés, Berne 1977, p. 264; Theo GUHL / Hans MERZ / Max KUMMER / Alfred KOLLER / Jean Nicolas DRUE Y, Oas SchweizerÎsche Obligationenrecht, 8':fM éd., Zurich 1991,

p. 594; L'article 27 CC profite également aux per.;onncs morales: ATF 106 II 369.

V. sic! 2001 p. 748, consid. 7a : « Le juge doit éviter autant que possible que, par les mesures provisionnel/es ordonnées, la solution du litige au fond soU influencée ( ... ) enlre plusieurs solutions. il faul choisir la moins incisive. en soupesant soigneusement les intérêts des deux parties ).

(18)

Le juge face à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

pas été violé36 ? Ils ont cet effet réparateur et rétrospectif qui permet à la vie judiciaire de couler des jours heureux au rythme serein qui est le sien.

Qu'importe que le juge tarde: il a le pouvoir magique de remonter dans le temps par l'octroi de dommages et intérêts réparateurs et rétrospectifs".

Par contre, si le juge ordonne la continuation du contrat, il se lie les mains et ne peut plus conclure que la résiliation était justifiée : comment un juge raisonnable peut-il conclure que la continuation des relations entre les parties, qu'il a ordonnée à titre provisionnel, était en fait insupportable pour l'un des cocontractants?

Ordonner la continuation, c'est déjà exclure le juste motif. Aucune indemnité ne pourra réparer le dommage d'une partie forcée de continuer à collaborer avec un cocontractant alors que la confiance était rompue.

C'est précisément ce que le Tribunal fédéral a confirmé en notant dans l'arrêt publié in ATF 125 III 14 que la validité des justes motifs ne pouvait pas être tranchée judiciairement avant une longue période, et que seule se posait donc la question des dommages et intérêts dus à l'agent, respectivement au distributeur, dans l'hypothèse de la résiliation injustifiée. A la limite, la continuation de la collaboration exclut le juste motif, de la même façon que l'invocation tardive d'un juste motifle prive de ses effets38. Si les parties ont continué à collaborer, c'est que ce n'était pas si insupportable que cela.

C. L'impossible surveillance de l'exécution du contrat

On peut reprocher aux juristes anglo-saxons de ne pas partager la passion de leurs homologues continentaux pour le concept. Il faut pourtant leur reconnaître un certain pragmatisme. Or, l'une des raisons pour lesquelles le juge anglo-saxon refuse d'octroyer la « specifie performance » des contrats de durée, au profit des dommages et intérêts, est qu'il ne peut surveiller l'exécution du contrat dans la durée: «It is the

36 37

38

ENGEL, (n. 1) p. 716.

L'indemnité n'est d'ailleurs pas particulièrement difficile à calculer, contrairement à ce qu'en pense VULLIÉTY, (n. 3) p. 105 et n. 46. C'est le pain quotidien des tribunaux que de calculer des gains hypothétiques. D'ailleurs, même si on retenait la solution proposée par VULLlÉTY, cela n'empêcherait pas le distributeur d'opter pour des dommages et intérêts (art. 107 CO), qu'il faudrait bien calculer. Sur le mode de calcul, voir RVJ 2003 p. 282, et RAMON!, (n. 5) N. 642.

V. ATF 99 II 308. i

(19)

Sylvain Marchand

general rule Ihat contracts fo~ building construction will nol be specifically enforced because ordinarily damages are an adequale remedy and, in part, because of the incapacity of the Cauri ta superintend Ihe performance» 39.

Contraindre les parties à continuer une collaboration emprunte de défiance, c'est multiplier les occasions de litiges et de nouvelles demandes de mesures provisionnelles. Les justiciables ne sont pas des âmes désincarnées, indifférentes aux crispations qu'une collaboration forcée peut créer. C'est faire preuve d'une certaine naïveté que de croire qu'une ordonnance du juge suffira à restaurer une saine et efficace collaboration entre les parties. En réalité, si le juge décide la continuation du contrat, il doit être prêt à assumer l'arbitrage incessant de cette impossible association.

L'argument pragmatique des juristes anglo-saxon peut-il être ignoré des juges suisses?

D. Dommages et intérêts contre restitution des profits

La question ne saurait se résoudre dans des dommages et intérêts. Elle ne se limite pas à une gestion provisionnelle des relations entre les parties.

La question de la fin du contrat se pose également en rapport avec un éventuel droit du distributeur à la restitution des profits générés par le concédant sur son territoire depuis la résiliation du contrat jusqu'au terme contractuel.

En effet, si la résiliation n'a pas mis fin au contrat, c'est que le concédant a repris à son propre compte la distribution des produits alors que le contrat n'était pas terminé. Le distributeur aura vite fait de prétendre que le concédant a géré une affaire qu'il lui avait exclusivement confiée, et qu'il doit donc lui restituer tous les profits qu'il a généré durant cette période4oLa dureté de l'article 423 CO tient dans ce que le droit du

39

..

London Bucket co v. Stewart, Court of Appeal du Kentucky, 314 Ky 832, 237 S.W.2d 509 (1951) .

Jôrg SCHMIO, Die Geschâftsftlhrung ohne Auftrag, Zürcher Kommentar V/3a, ad art. 423 CO, N. 80; Patrizia HOLENSTEIN, Wertersatz oder Gewinnherausgabe, tbèse Zurich, 1982, pp. \07 et 184; Urs LISCHER Die Geschafsfllhrung ohnc Auftrag im schweizerischen Recht, thèse Bâle, 1990; Christine C HAPPUIS, La restitution des profIts illégitimes, Le rôle privilégié de la gestion d'affaires sans mandat en droit privé suisse, thèse Genève, Bâle et Francfort-sur-le-Main 1991,

(20)

Le juge face à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

distributeur à la restitution des profits ne s'arrêterait pas aux profits qu'il aurait pu générer lui-même, mais porterait sur tous les profits du concédant durant cette période 41. Pour peu que le concédant ait déployé des efforts de marketing que le distributeur n'avait pas consenti, et c'est le jackpot!

Les fondements de notre droit privé sont compensateurs, et non répressifs42 Le distributeur qui est remis dans la situation qui serait la sienne s'il avait pu distribuer les produits du concédant jusqu'au terme du contrat43 est totalement payé pour un travail qu'il n'aura pas fait: cela est juste, dans la mesure où c'est le concédant qui l'a empêché de faire ce travail.

Il serait par contre abusif que le distributeur profite de la résiliation, gagne plus du fait de la résiliation qu'il n'aurait pu le faire par son travail.

Il serait choquant que la décision du juge sur la résiliation se transforme en une tombola permettant au distributeur d'empocher non pas les justes revenus qu'il aurait pu déduire du contrat, mais bien plutôt les profits que le travail du concédant lui-même a généré.

Les règles sur la gestion d'affaires sont un complément utile à notre droit de la responsabilité. Elles ne doivent cependant pas en corrompre systématiquement l'effet compensateur. Les tribunaux suisses ne sont pas la loterie romande, et si les plaideurs doivent y recevoir la juste compensation de leur dommage, ils ne doivent pas y espérer le fabuleux pactole de profits qu'ils auraient bien été incapables de générer par leur travail.

41 42 43

p. 139~ Rolf H. WEBER, Gewinnherausgabe, Rechtsfigur zwischen Schadenersatz, Geschaftsfiirungs und Bereicherungsrecht, in : RDS 1992, pp. 333 ss, p. 362 ; en droit allemand, voir par contre STAUDINGER 1 WITTMANN, BGB, 13. Bearbeitung, 1995, §687 N. 7, qui excluent les règles sur la gestion d'affaire en cas de violation d'une exclusivité contractuelle. L'application des règles sur la gestion d'affaires en cas de violation d'un contrat de distribution exclusive n'est pas confirmée par le Tribunal fédéral. Cependant, dans l'ATF 107 II 222, le Tribunal fédéral a calculé le dommage sur la base des profits réalisés par l'auteur de la violation du contrat.

HOLENSTEJN mentionne cet arrêt comme une confirmation du fait que les règles sur la gestion d'affaires sont applicables en cas de violation d'un contrat de distribution exclusive (HOLENSTEIN, op. cit. p 184).

HOLENSTEIN, (n. 40) p. 186; SCHMID, (n. 40) ad art. 423 CO, N. 111.

ENGEL, (n. 1), p. 503 ; RAMONl, (n. 5), N. 24.

Sur le calcul du dommage, voir RVJ 2003 p. 282. f

(21)

Sylvain Marchand

E. Prévisibilité du droit

Le procès doit régler le litige, pas le nourrir. Un droit incapable d'indiquer aux parties comment se comporter génère autant de litiges qu'il n'en tranche 44.

Or, dire que le contrat ne prend fin que si la résiliation est justifiée, c'est jeter les parties dans les affres de l'incertitude. C'est justement parce que la résiliation est douteuse que le litige a lieu, et c'est mettre les parties dans une position intenable que de les contraindre à attendre la décision finale sur les motifs de la résiliation pour savoir comment, rétrospectivement, elles auraient dû se comporter.

Ce n'est en effet qu'après deux ou trois années de litige que le distributeur saura s'il aurait dû, à la date de la résiliation, restituer le matériel et le stock, cesser de distribuer la marque, de faire usage du nom, communiquer la fin du contrat aux détaillants. Pour le distributeur, procéder à ces opérations de liquidation du contrat avant la décision finale, c'est s'avouer vaincu. Le faire après la décision finale, s'est s'exposer à une lourde sanction pour avoir violé les règles du contrat sur la liquidation des relations contractuelles.

Au contraire, partir du principe que le contrat de distribution prend fin indépendamment des motifs de la résiliation (le litige ne portant plus que sur les indemnisations dues), c'est permettre aux parties d'organiser la fin de leur collaboration. On imagine ce que cette liquidation des rapports contractuels peut avoir de douloureux pour le distributeur convaincu que la résiliation est injustifiée. Sa douleur ne sera pourtant pas plus pénible que celle du mandataire injustement révoqué, ou de l'entrepreneur renvoyé sans motif. C'est en réalité rendre service au distributeur que de le soustraire à l'incertitude d'une résiliation douteuse, qui le contraint à spéculer à grands frais sur ses chances de succès. En matière contractuelle, il n'est d'ailleurs pas de grande douleur qui ne soit soulagée par la perspective d'une pleine et entière indemnisation.

44 « ( ... ) un devoir juridique proprement dit n'est rien d'autre qu'une prédiction selon laquelle, si un homme accomplit ou omel certaines choses, il sera susceptible de souffrir, d'une manière ou d'une autre, du jugement d'une cour, et il en est de même pour un droit juridiquement reconnu. )) Oliver Wendell HOLMES. Path of law, traduction in : Les grandes questions de la philosophie du droit, Simone GOYARD-FABRE, René SÈVE, Paris 1986, p. lOS.

(22)

Le juge face à la résiliation douteuse d'un contrat de distribution exclusive

VI.

CONCLUSlON

Le soir tombe. Le Palais de justice est désert. Dans la pénombre de son bureau, le juge voit la balance pencher légèrement, puis plus nettement, du côté de la solution juste. En réformant le droit du travail, le législateur n'a pas voulu régler un cas particulier, il a exprimé un principe général. Dans tous les contrats de durée basés sur une relation de confiance, chaque partie peut mettre fin au contrat sans motif. La force obligatoire du contrat se résout dans le prix éventuel de cette sortie du contrat.

Sans regrets, le juge signe la liquidation provisionnelle des rapports contracruels. La confiance va au-delà de la fidélité. Pas plus qu'on n'oblige par ordonnance un couple déchiré à s'aimer, on ne contraint deux partenaires contracruels à collaborer lorsque la confiance a disparu. Le reste, pension alimentaire ou indemnisation, n'est qu'affaire d'argent.

Références

Documents relatifs

C'est d'ailleurs là la définition que le Tribunal fédéral a retenu pour le contrat de travail lorsqu'il a énoncé que, concernant les justes motifs,« doivent notamment

Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas

Or comme l’on sait très bien que dire qu’une clause est non écrite est une fiction, autant dire sans détour que c’est une stipulation sans force obligatoire, bref une

désigne toute personne ayant acquis un droit quelconque, en relation avec la conception, la réalisation, la production et la distribution des oeuvres musicales incluses dans

un modèle dont le trait marquant réside dans une intégration toujours plus poussée, sur un axe vertical, du secteur de la distribution dans celui de la production » 163. Ainsi,

Certains auteurs réser- vent les cas où le travailleur, par son comportement, a suscité ou renforcé les soupçons, devenant ainsi responsable de la rupture des

paiement d'une indemnité. 2 CO); la résiliation anticipée ne pouvait avoir lieu que selon les règles du contrat de travail (art. CO), à l'exclusion de celles qui régissent

Considérant que le cocontractant lié à une personne publique par un contrat administratif est tenu d'en assurer l'exécution, sauf en cas de force majeure, et ne peut notamment pas