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CULTURE INFORMATIONNELLE, CULTURE NUMÉRIQUE : AU-DELÀ DE L’UTILITAIRE

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CULTURE NUMÉRIQUE : AU-DELÀ DE L’UTILITAIRE

BRIGITTE SIMONNOT

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L’information, un concept controversé

La notion d’information, banalisée dans nos sociétés contemporaines, n’en est pas pour le moins complexe. Banalisée parce que nous employons ce mot au quotidien et l’omniprésence de cette notion et les discours publics à son propos pourraient suggérer l’idée selon laquelle nous baignons au milieu de l’information et qu’il suffirait d’y être exposé pour améliorer ses connaissances.

Pourtant, le concept d’information n’en finit pas d’interroger les chercheurs.

Michael Buckland (1991) en distinguait trois acceptions : les objets informationnels (les données, les textes, les documents, voire les événements), l’information-connaissance (les connaissances communiquées sur un fait, un sujet ou un événement) et le processus informationnel (l’action de s’informer, de communiquer des connaissances ou des aspects nouveaux sur un fait). Ces trois définitions du concept correspondaient à trois secteurs différents en sciences de l’information : l’étude de l’information comme ensemble de représentations, de l’information comme élément cognitif et de l’information comme activité. Le mot information a été introduit dans le monde de la documentation dans les années 1950. Rafael Capurro et Birger Hjörland (2003) en proposent une analyse à la fois étymologique et épistémologique, soulignant son caractère interdisciplinaire. Sylvie Leleu-Merviel et Philippe Useille (2008) retracent les différentes révisions dont le concept a fait l’objet, qui témoignent de son usage problématique, d’une conception positiviste (l’information

« quantité mesurable » de Claude Shannon et de la cybernétique de Norbert Wiener) à une conception socioconstructiviste, voire pragmatique. Le concept ne cesse de créer la controverse, par exemple, quant à la nature objective ou subjective de l’information (Bates, 2006 ; Hjørland, 2009) censée déterminer ce qui est automatisable dans ce domaine. Les travaux sur les systèmes d’information mettent quant à eux l’accent sur l’information comme facteur d’organisation symbolique des organisations (Guyot, 2006, p. 47; Choo et al., 2008).

L’expression « culture de l’information » s’est développée en écho à celle de

« société de l’information » au milieu des années 1970. Avec le développement des technologies numériques sous toutes leurs formes, notre environnement informationnel a subi quelques ondes de choc, nous donnant avant tout l’occasion de revoir notre conception de l’information et des supports qui permettent de la stocker, de la diffuser ou de la partager (Pédauque, 2003 ; 2006). Parallèlement, il touche de près à nos « technologies intellectuelles » : le numérique et les nouvelles potentialités de traitement de l’information dont il est porteur affectent nos opérations cognitives et renouvellent nos traditions au sens étymologique du terme, c’est-à-dire les actions et modalités de transmission des savoirs entre les générations (Goody, 2007, p. 33).

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Après avoir revu dans le détail quelques définitions choisies, nous nous interrogeons sur la généalogie du concept de culture informationnelle, ce qu’il souligne, et sur les relations qu’il entretient avec d’autres notions, notamment celle de culture numérique. Quelles sont les nuances entre ces différentes expressions et quelle lumière jettent-elles sur les évolutions de nos sociétés ? Quelle part de normativité et de créativité ces notions comportent-elles ?

Brève généalogie d’un concept De la littératie informationnelle…

Dans le monde anglo-saxon, c’est à Paul Zurkowski (1974), alors président de l’Information industry association, que la paternité de l’expression « littératie informationnelle » (information literacy) est souvent attribuée. Il introduit cette notion dans le contexte du réexamen des orientations de la politique américaine de promotion des services spécialisés en fourniture d’informations (IST, archives de médias) et des équilibres entre interventions publiques et initiatives privées dans ce domaine. Dans ce texte, Zurkowski définit l’information comme « des concepts ou des idées qu’une personne perçoit, évalue et assimile ce qui renforce ou modifie le concept de réalité de l’individu et/ou son aptitude à agir ». Selon lui, les personnes info-lettrées sont celles qui ont appris à

« exploiter les ressources informationnelles dans leurs activités professionnelles.

Ils ont appris les techniques et les compétences nécessaires pour utiliser une large palette d’outils d’information et les sources primaires, pour élaborer des solutions informationnelles à leurs problèmes » (Zukowski, 1974, p. 6). Il souligne au passage le faible taux de population qui serait « information litterate » : « Les individus dans le reste de la population [en dehors de certains professionnels], même s’ils sont lettrés au sens où ils savent lire et écrire, n’ont pas la mesure de la valeur de l’information, n’ont pas la possibilité de façonner l’information selon leurs besoins et, de manière réaliste, doivent être considérés comme illettrés du point de vue informationnel. »1 (ibid.). Dans un schéma qui accompagne le texte, le degré de littératie informationnelle est représenté comme proportionnel à la valeur perçue de l’information. « À notre époque de surabondance de l’information, être info-lettré signifie être capable de trouver ce que l’on sait ou ce que l’on peut savoir sur n’importe quel sujet. Les outils et techniques, et les organisations qui les fournissent en forment le cadre institutionnel ». Cette définition comportait donc initialement une approche normative, en mettant l’accent sur la valeur de l’information et le cadre dans lequel elle est exploitée, une approche résolution de problèmes – notamment

1. Notre traduction.

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les problèmes économiques de l’époque et ceux liés aux évolutions technologiques – et une approche instrumentale puisqu’elle évoquait les techniques et les outils de capitalisation et de diffusion de l’information.

Zurkowski termine son exposé en plaidant pour la mise en place d’un programme ambitieux de formation généralisée. Les travaux sur les référentiels de compétence se sont multipliés par la suite (Bawden 2001), notamment grâce à l’implication des associations de professionnels de l’information.

À la culture de l’information

L’origine de l’expression de « société de l’information », en France, est attribuée au rapport de Simon Nora et Alain Minc (1978). La vulgarisation de l’expression et l’écho médiatique dont elle a fait l’objet ont sans doute joué un rôle non négligeable dans l’émergence de la notion de culture de l’information.

Dans le rapport Nora-Minc, l’information est présentée comme une matière première susceptible de permettre un nouvel essor économique à des sociétés industrielles essoufflées. Mais l’information dont il est question là est surtout celle traitée par les ingénieurs électroniciens et informaticiens : une matière mesurable, pour laquelle Claude Shannon a élaboré une théorie mathématique, dont la problématique principale était la transmission de messages sans erreur sous forme de signaux, et qui ignore la question du sens et de l’interprétation.

Dans ce contexte, les notions d’information et de connaissance sont pensées davantage en tant que valeurs économiques de développement et non en termes de valeurs culturelles et sociales (Rosado & Bélisle, 2006, p. 6).

Claude Baltz (1998) prend acte de ce contexte lorsqu’il évoque la notion de culture de l’information. Constatant les reconfigurations à l’œuvre dans le domaine de l’information et de son traitement, il invite à dépasser les attitudes dichotomiques de l’époque – analyses purement technologiques d’un côté et approches purement critiques de l’autre – pour envisager une façon d’agir, une forme de « culture de synthèse ». Il propose de distinguer culture informationnelle et culture de l’information, cette dernière étant souvent comprise comme une culture-métier. Claude Baltz précise d’ailleurs que ce qu’il entend par culture informationnelle pourrait tout à fait se nommer culture communicationnelle pour mieux désigner la synthèse nécessaire à la définition d’un concept qui englobe culture des médias et cyberculture, et qui doit sortir des milieux professionnels pour s’adresser aussi au profane.

Quelques années plus tard, Brigitte Juanals (2003) approfondit la notion.

Elle propose trois niveaux de compétences progressifs : la maîtrise de l’accès à l’information, qui permet « une utilisation efficace et critique » notamment de l’information documentaire et des techniques associées, la « culture de l’accès de

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l’information qui (…) suppose une utilisation autonome, critique et créative de l’information, allant jusqu’à la production de savoirs », et la « culture de l’information » qui s’élargit à la connaissance des médias, à des considérations éthiques et qui suppose une « intégration sociale » (Juanals, 2003, p. 24-25). En énonçant que ces apprentissages sont assurés aussi bien par les institutions scolaires et universitaires que par l’environnement socioculturel (ibid, p. 197), Brigitte Juanals dépasse le cadre institutionnel et normatif traditionnellement associé à la notion. La gradation qu’elle choisit introduit une hiérarchie entre différents niveaux d’activités informationnelles que l’on pourrait résumer comme allant de l’utilisation à l’usage : accès et traitement de l’information, utilisation raisonnée de l’information, intégration dans une « culture générale » et dans les usages sociaux.

Par rapport à la notion de maîtrise de l’information, l’idée de culture de l’information semble impliquer que les compétences afférentes soient profondément enracinées dans les pratiques des individus et dans leurs modes de vie, qu’elles leur permettent d’interpréter le réel en fonction d’un certain nombre de valeurs et qu’elles soient étroitement imbriquées dans leurs activités non seulement professionnelles mais aussi personnelles et sociales. Nous verrons dans la dernière partie que recourir au concept de culture suppose effectivement de dépasser la dimension des compétences individuelles pour aller justement vers cet agir social.

D’autres concepts de culture

D’abord travaillée en philosophie, en anthropologie puis en sociologie pour contribuer à l’étude de différents groupes sociaux et des relations qu’ils entretiennent (culture ouvrière, culture populaire, etc.), la notion de culture s’est ensuite étendue à d’autres secteurs : en sciences de gestion par exemple, on a commencé à parler de culture d’entreprise dans les années 1970, une manière de réintroduire une dimension humaniste dans le management. La notion a aussi été instrumentalisée pour tenter de créer le sentiment d’une homogénéité de valeurs chez les travailleurs au service d’une même entité économique (Cuche, 1996, p. 99). C’est également à cette époque que le terme de culture a été accolé au nom de différents supports ou dispositifs technologiques pour former des expressions comme culture de l’imprimé, culture de l’internet, voire cyberculture, culture de l’informatique, culture de l’écran, culture numérique.

Pourquoi qualifier une culture à partir de la nature de supports d’information et de communication ? Que signifient ou masquent de tels raccourcis ?

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Culture informatique

Dans les années 1980, avec l’apparition des ordinateurs personnels et le développement des applications de plus en plus « conviviales » – au sens d’accessibles au profane – certains ont proposé de développer une culture informatique, pour prendre acte de la manière dont l’informatique transformait les habitudes et les comportements. Mirabail (1990), par exemple, propose déjà de penser une éducation à l’informatique qui transmette un certain nombre de valeurs et de repères permettant « d’agir le moment venu en homme averti, compétent et responsable », c’est-à-dire – si l’on se réfère à la citation d’Hannah Arendt mise en exergue dans l’article2 –, d’échapper à une forme d’esclavage technologique. Cette culture informatique devait avoir une double fonction : une fonction herméneutique pour l’interprétation des changements économiques et sociaux et une fonction symbolique de « communication sociale », de « mise en relation des acteurs sociaux aux prises avec ces changements ». L’auteur plaide pour « une culture d’imagination et de création, aussi bien dans ses savoirs de référence que dans ses savoir-faire sociaux » qui s’opposerait à une « pensée de masse » :

On peut parler, comme A. Toffler, de « culture éclatée ». À la démassification des médias, correspond la démassification des mentalités. La culture dont l’informatique est porteuse est d’abord le refus de la « pensée de masse », recréation singulière à partir de toute une

« mosaïque » faite de bric et de broc, qui ne trouve pas place dans nos fichiers mentaux préétablis. Elle relève donc d’un certain « tohu-bohu » qui préside, comme on le sait, à la genèse de nouveaux mondes. La particularité de cette genèse est d’être à l’image de chaque homme, appelé à donner du sens à ses propres « chaînes d’idées », à partir d’un matériel disloqué. Au lieu donc de recevoir passivement notre modèle mental de la réalité, nous sommes, à présent, contraints à l’inventer et à le réinventer constamment. (Mirabail, 1990, p. 16).

L’auteur plaide pour une culture de l’informatique qui ait « une fonction dynamique d’aide à l’ouverture et à l’écriture d’un imaginaire social et culturel ».

Ses propositions vont donc bien au-delà du cadre strict des applications informatiques. Elles incluent dans une certaine mesure certains aspects liés à une culture informationnelle voire communicationnelle, termes qu’il n’emploie pas en tant que tels d’ailleurs, même s’il évoque l’impact des applications de l’informatique sur le statut de l’information et les modalités de communication.

2. « S'il s’avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée se sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves non pas tant de nos machines que de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-il », Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, 1983.

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La notion de culture informatique, telle que développée par Mirabail, a surtout donné lieu à la mise en place de dispositifs dans le domaine de la formation. Plus de dix ans plus tard, les institutions scolaires et universitaires en ont intégré quelques principes dans les formations, notamment avec la généralisation récente des B2i dans l’enseignement primaire et secondaire3, et des C2i niveau 1 et 2 dans l’enseignement supérieur. Il est intéressant de noter que, dans son article, Mirabail dépassait justement le cadre strict de l’informatique. Cependant, sa réflexion reste dans un certain cloisonnement

« disciplinaire », ignorant les travaux antérieurs ou parallèles sur la culture de l’information. Peut-être le signe aussi que les débats liés à cette dernière notion étaient restés confinés aux professionnels des sciences de l’information. Le temps de la convergence n’était pas encore venu.

Culture de l’écran

La montée en force de l’audiovisuel dans les pratiques culturelles a donné lieu à une série de travaux – principalement en sociologie des usages – sur la

« culture de l’écran » dans une problématique axée sur l’usage social des médias.

Une étude représentative de ce domaine, en France, est celle conduite par Josiane Jouët et Dominique Pasquier (1999). Les deux chercheuses précisent que dans leur étude la notion de « culture de l’écran » réfère (…) à des pratiques de communication diversifiées qui empruntent la médiation d’écrans comme terminaux de visualisation : écran du moniteur de télévision, du minitel ou de l’ordinateur. (…). La notion de culture est (…) convoquée car elle recouvre ici les références pratiques, cognitives et symboliques qui sont mobilisées dans l’usage des artefacts à l’écran. Les résultats de la recherche démontrent en effet que ces machines mettent en jeu un apprentissage informel des codes de la technique qui repose sur des savoir-faire, des connaissances empiriques et des représentations mentales. (…) En ce sens, la « culture de l’écran », comme clé d’accès à l’usage des machines à communiquer est le double de « la culture de l’imprimé ». Elles établissent une distinction entre « culture de l’écran » et « civilisation de l’image », de même que la « culture de l’imprimé n’est pas une civilisation de l’écrit ». Elles prennent

3. On peut noter que le B2I (Brevet informatique et internet) n’a vraiment trouvé de caractère contraignant que lorsqu’il a été décidé de tenir compte des résultats du B2i collège pour l’obtention du brevet des études. Quant au C2i (certificat informatique et internet) niveau 1, il garde son caractère facultatif à l’heure actuelle à l’université, même si la plupart d’entre elles l’ont intégré aux maquettes de leurs diplômes de licence. Par rapport à leurs cousins européens, ces brevets et certificats intègrent non seulement les savoir-faire manipulatoires mais abordent aussi les dimensions éthique et critique des activités informationnelles et communicationnelles médiatisées par l’ordinateur et les réseaux.

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acte des travaux historiographiques de Roger Chartier : les pratiques de lecture reposent sur la connaissance des modes d’organisation et de structuration de la présentation des textes, et la culture de l’imprimé est fondée sur « une familiarisation avec les divers modes de reproduction des textes, sur la reconnaissance des codes propres à chaque support, qu’il s’agisse de journaux, de magazines ou de livres, culture qui permet la construction de différents modes de lecture » (Jouët et al., 1999, p 29). Les codes et « marques » relatifs aux différents supports permettent des pratiques de lecture différenciées, plus ou moins instituées, que les publics peuvent s’approprier ou détourner, et sur lesquels les auteurs ou producteurs peuvent d’ailleurs jouer pour surprendre.

Culture numérique

C’est à partir des années 1980 qu’apparaît l’expression « culture numérique ».

Encore une fois, des textes et des discours de plus en plus nombreux y recourent mais peu la définissent. En 1997, l’écrivain Paul Gilster titrait un de ses ouvrages Digital literacy (Gilster, 1997). Il y définit la littératie numérique comme la capacité de comprendre et d’utiliser l’information présentée par des ordinateurs sous de multiples formats à partir d’un large éventail de sources. Là encore, on retrouve l’hypothèse selon laquelle les supports portent la marque et l’inscription de codes de lecture, indispensables pour en interpréter le contenu.

Au premier rang des compétences numériques, il place la pensée critique dont la mise en œuvre par rapport aux applications en ligne doit aller au-delà de ce que nous avons appris à appliquer aux autres médias. Si la publication sur internet permet par exemple d’engager un dialogue renouvelé avec les sources, l’hypertexte porte en lui-même un paradoxe, souligne Paul Gilster : en donnant la possibilité d’établir des liens vers des banques d’information, il peut laisser supposer que les idées sont toujours justifiées par des témoignages ou des preuves. Un des problèmes est bien là : face aux supports d’information, nous avons tendance à essayer d’appliquer les mêmes principes de décodage que ceux appris pour d’autres contextes.

Ce sont non seulement ces codes et ces marques censés aider à l’interprétation de l’information qui s’entremêlent et se brouillent au début du développement de technologies numériques et de la convergence des supports, mais aussi la configuration des acteurs. Des espaces informationnels jusque-là cloisonnés entre différents secteurs d’activité s’enchevêtrent. L’avènement du numérique et surtout des réseaux télématiques a semblé faire sauter les frontières entre ces espaces : c’est par le biais d’un même outil de consultation que l’on accède désormais aux uns et aux autres, outil qui tend à effacer leurs processus de production. La lente réorganisation des acteurs traditionnels de

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l’information, qu’il s’agisse de la presse ou de l’information scientifique et technique, va laisser un temps la place à des pratiques diverses et hétérogènes.

De nouveaux infomédiaires apparaissent. Des applications de recherche et de personnalisation de l’information toujours plus performantes bouleversent à la fois les pratiques de recherche d’information, la fonction d’agenda des médias traditionnels et les règles déontologiques des métiers.

Au-delà de nouvelles modalités cognitives, la notion de culture numérique désigne aussi l’« ensemble des manières de faire, des manières de penser, des représentations et des significations propres à un groupe, auxquelles participent pleinement les objets matériels » (Millerand, 1999). Elle ne « renvoie pas seulement à l’idée d’acquisition de savoirs et de savoir-faire par les usagers, mais désigne plus généralement l’effet de sens produit par les dispositifs techniques et les usages qui en sont faits. Concrètement, cette culture numérique procèderait d’un double processus d’acculturation à la technique et de technicisation des relations. Elle renverrait à des comportements, représentations et valeurs spécifiques ainsi qu’à un renouvellement du rapport au savoir et à la connaissance. Elle trouverait par ailleurs plusieurs formes d’expression en fonction des conditions et des histoires individuelles » (Millerand, 1999, p. 379).

La communication ouverte et l’expression de soi exaltées par la cyberculture ont laissé leur empreinte au passage.

Le concept de culture numérique ne peut donc se réduire à des capacités cognitives individuelles. La notion recouvre aussi un ensemble de pratiques culturelles et sociales qui doivent être prises en compte lorsque l’on parle de culture informationnelle. La généralisation du recours à l’ordinateur et aux réseaux télématiques pour le traitement et la diffusion de l’information traduisent en effet une externalisation croissante des fonctions cognitives et de la mémoire, dont elles étendent les limites. Elle transforme les modes de raisonnement et les possibilités d’interagir avec la connaissance. Mais cette externalisation ouvre aussi de nouvelles potentialités, en termes d’activités informationnelles. Il ne s’agit plus seulement de lire des textes ou des images, voire de lire le monde, mais de l’écrire et de le réécrire (Warschauer, 2006).

Opérationnalité d’un concept : au-delà de l’utilitaire ?

En quoi le concept de culture appliqué à l’information est-il opératoire et pour penser quels types de changements ? S’agit-il d’un simple effet de mode qui met de la culture partout (culture politique, culture d’entreprise, etc.), d’une affirmation idéologique qui ne voudrait pas dire son nom, comme c’est parfois le cas dans les usages courants de la notion de culture, pour promouvoir un système de valeurs et de représentations ?

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Le développement des technologies de l’information et de la communication a été accompagné de la montée des valeurs de traitement en temps réel. Il traduit des changements profonds en termes de schémas de communication (Warschauer, 2006) et de comportements. La diffusion en flux de l’information, pratiquement en temps réel, entre en contradiction avec une lecture approfondie et semble peu propice à la vérification et à la validation de l’information. Elle contraste avec le temps nécessaire à la réflexion et à la maturation des idées. L’autopublication individuelle, les réseaux associatifs horizontaux viennent se superposer aux schémas traditionnels qui consacraient l’autorité des textes dans une chaîne éditoriale très hiérarchisée. Ils bousculent les principes d’autorité cognitive (Wilson, 1983 ; Broudoux, 2007) sur lesquels a longtemps reposé notre système informationnel. Ces nouveaux modes de fonctionnement remettent en cause la définition de l’information comme

« réduction d’incertitude » et montrent au grand jour les processus par lesquels les individus cherchent à élaborer des connaissances. En même temps, nos activités informationnelles deviennent autant de données susceptibles d’être soumises à des traitements informatisés. Aux demandes d’une impossible transparence de ces traitements, au moins pourrait-on répondre par des actions de clarifications.

Nos modalités d’évaluation de l’information sont au cœur de ces mutations.

Les applications puissantes qui automatisent le repérage et l’indexation de documents de toutes sortes offrent des interfaces d’accès de plus en plus conviviales qui rendent parfois désuètes aux yeux des profanes les services traditionnels de recherche documentaire qui se conforment encore à des considérations éthiques. Les logiques d’audience et de notoriété interfèrent dans le classement des résultats des recherches d’information en ligne. La mutation est d’importance en ce qu’elle ouvre plus grande la porte aux stratégies d’influence et de propagande. Elle fait aussi changer de mains le pouvoir non seulement de diffuser des idées mais aussi de collecter des données relatives aux pratiques informationnelles des individus.

La notion de culture permet de réfléchir à la manière dont nous développons « la faculté de viser dans le jugement, le discernement et la discrimination » (Arendt, 1954/1972, p. 275). Les différents approfondissements dont elle a fait l’objet à propos de l’information ou des supports technologiques n’en développent pas les mêmes aspects, même si l’on peut observer certains recouvrements. La notion de littératie met l’accent sur la question des compétences nécessaires pour accéder à l’information et la traiter.

Celle de culture informationnelle prend davantage en compte la question des pratiques individuelles et collectives au sein des organisations et de nos sociétés, non seulement professionnelles mais aussi dans la vie quotidienne.

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En allant au-delà d’une culture-métier des professionnels de l’information, s’intéresser à la culture informationnelle du profane ne consiste pas simplement à énumérer les principes qui devraient régir des pratiques informationnelles en tant que pratiques culturelles et à élaborer des normes qui feraient consensus.

Travailler la notion permet de sortir d’une vision positiviste de l’information, celle d’une information-objet éphémère et utilitaire à court terme telle qu’elle est parfois perçue, où seuls comptent la rapidité et l’obtention d’un résultat. Elle doit amener à questionner la manière dont sont obtenus ces résultats et les procédés que cela induit, par exemple quand, au nom de la sécurité, on garde des traces des activités informationnelles des individus.

Claude Baltz (1998) annonçait que la culture informationnelle pourrait amener à générer de nouvelles activités. D’autres sont allés plus loin : ce sont de nouvelles modalités d’agir social qui deviennent possibles, par exemple à travers les communautés virtuelles. Cependant, les comportements coopératifs ne sont pas inéluctables à l’heure du numérique, comme le pensait Rheingold (Mattei, 2005). Les individus ne sont pas toujours guidés par des choix rationnels dans leurs décisions. Mais en restant à l’écoute des demandes et en observant les pratiques, les institutions spécialisées dans le domaine informationnel ont peu à peu repris une place importante dans le monde numérique.

L’expression de culture informationnelle, nous l’avons vu, participe parfois à brouiller les pistes, notamment quant à l’amalgame qui peut être fait avec l’expression « personnes cultivées ». Toutefois, le concept peut être porteur si l’on travaille non seulement sur les dimensions cognitives qu’il comporte mais aussi sur ses dimensions anthropologique et sociologique. Longtemps, les travaux sur les innovations techniques ont été marqués d’un certain déterminisme selon lequel l’introduction d’une technologie modifierait en profondeur les pratiques des individus. D’un point de vue socioconstructiviste, ce sont bien les acteurs sociaux qui donnent ou non un sens à l’innovation technique (Scardigli, 1992) et qui les façonnent, pour peu qu’on le leur permette. Il peut sembler abusif de transposer le concept d’appropriation en matière de pratiques informationnelles, la notion ayant été travaillée à l’origine dans les recherches étudiant les contacts de peuples aux cultures différentes.

Cette transposition a au moins le mérite de mettre en lumière la dynamique de l’agir informationnel et des valeurs qui y sont associées dans nos sociétés.

Les Lumières ont consacré l’accès à l’information et à la connaissance comme un droit pour tous et comme une condition essentielle pour le développement des sociétés mais nous savons combien ces principes restent fragiles. En quelques siècles, nous sommes passés d’une culture réservée à quelques « lettrés » à une « culture de masse » avec le développement des industries culturelles. Ces dernières font l’objet de nombreuses critiques :

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facilité, uniformisation, mondialisation, etc. On sait combien les processus informationnels participent profondément aux changements de nos sociétés et à leur organisation. Il est désormais possible de développer une culture informationnelle à travers de nombreuses pratiques et dans des contextes très variés, et ces dernières peuvent être ressenties comme de plus en plus plaisantes, ce qui est susceptible de stimuler l’intérêt et la réflexion (Rosado &

Bélisle, 2006). Cela nécessite une prise de conscience quant aux dispositifs complexes qui sont mis en place pour collecter, traiter et diffuser l’information à travers les réseaux. Désormais, il ne revient plus seulement aux professionnels de l’information d’entretenir et de préserver l’information, d’en prendre soin – conformément à l’origine latine du terme colere qui a donné le mot culture (Arendt, 1954/1972 : p. 271) – quand bien même leur rôle dans ce domaine reste indispensable. Chacun, à son niveau, est amené à y participer.

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Références

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