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Présentation. Madame d’Arconville (1720-1805) : récit de soi et discours sur la science au siècle des Lumières

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Pre´sentation. Mme d’Arconville (1720-1805):

re´cit de soi et discours sur la science

au sie`cle des Lumie`res

MARC ANDRE´ BERNIER et MARIE-LAURE GIROU SWIDERSKI

[J]’ai de tout temps e´te´ difficile a` amuser, ne pouvant m’occuper de`s ma plus tendre enfance qu’a` travailler de teˆte.

Mme d’Arconville, ‘Sur moi’

Lorsqu’elle meurt en 1805, Marie Genevie`ve Charlotte Thiroux d’Arconville laisse une œuvre conside´rable, foisonnante et he´te´roge`ne. Si cette diversite´ exprime la vaste e´tendue de ses champs d’inte´reˆt, elle la distingue aussi de la plupart des autres femmes de lettres du dix-huitie`me sie`cle, puisqu’a` l’e´tude ‘de la morale, de la litte´rature et des langues’, Mme d’Arconville aura toujours joint celle, bien plus inattendue, ‘de la physique et de la chimie’, comme l’observe en 1804 le Dictionnaire historique, litte´raire et bibliographique des Franc¸aises.1Lorsqu’au terme d’une tre`s longue vie, cette femme de lettres et de science revient sur ce qu’elle-meˆme appelle ‘l’histoire de [s]a teˆte’, les anecdotes qu’elle rapporte inscrivent dans une ge´ne´alogie remontant a` l’enfance cette curiosite´ encyclope´dique et cette activite´ e´clectique qui la portaient tantoˆt a` e´crire des vers ou des pense´es morales, tantoˆt a` entreprendre ses premie`res expe´riences de chimie.2 De meˆme, quand elle de´cide de regrouper en sept volumes ses traductions, tous ses pre´ce´dents ouvrages et quelques ine´dits, ses Me´langes de litte´rature, de morale et de physique (1775-1776) annoncent et re´sument, par leur titre meˆme, le parcours de cette femme savante et de cette e´crivaine polygraphe qui devait sans cesse passer de la plume a` la cornue. C’est ainsi que, dans le domaine des lettres, elle aura cultive´ presque tous les genres, a` commencer par celui de l’essai, avec notamment des ouvrages conc¸us dans le sillage des moralistes du Grand Sie`cle, qu’il s’agisse de ses Pense´es et re´flexions morales (1760) ou encore de traite´s comme De l’amitie´(1761) et Des passions (1764), souvent re´e´dite´s et meˆme attribue´s a` Diderot par leur traducteur 1. Fortune´e B. Briquet, Dictionnaire historique, litte´raire et bibliographique des Franc¸aises et des

e´trange`res naturalise´es en France (Paris, 1804), p.13.

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allemand.3 Historienne, elle fait paraıˆtre trois biographies dont l’am-bition morale illustre la conception classique de l’histoire comme e´cole de vie, tout en s’appuyant sur une me´thode qui, comme elle l’e´crit elle-meˆme dans la pre´face a` son Histoire de Franc¸ois II (1783), invite a` douter des re´cits ‘qui ne nous sont transmis qu’au bout de plusieurs sie`cles’, a` leur pre´fe´rer souvent ‘les pie`ces meˆmes conserve´es dans les Archives’, a` faire usage, dans tous les cas, de cet ‘esprit critique qui doit servir de boussole a` tout homme qui entreprend d’e´crire l’histoire’.4 Si cette me´thode permet d’e´viter de ‘ranger l’histoire dans la classe des romans’,5 ce sens e´minemment moderne de la critique des sources coˆtoie pourtant en permanence, chez Mme d’Arconville, la tentation de la fiction. Aussi est-elle e´galement l’auteure de deux romans, L’Amour e´prouve´ par la mort (1763) et les Me´moires de Mademoiselle de Valcourt (1767), titres auxquels s’ajoutent ses tre`s nombreuses traductions d’œuvres romanesques, telles les Lettres d’un Persan en Angleterre (1770) de George Lyttelton, ou encore dramatiques, tel le ce´le`bre Ope´ra des gueux (1767) de John Gay, sans compter plusieurs petites pie`ces reste´es ine´dites.6A ce travail de passeur culturel correspond, dans le domaine des sciences de la nature, la traduction de deux importants ouvrages de savants anglais. Le premier est le Traite´ d’oste´ologie (1759) d’Alexander Monro, qu’elle enrichit de nombreuses planches;7le second, les Lec¸ons de chimie (1759) de Peter Shaw, qu’elle fait pre´ce´der d’un long discours pre´liminaire qui, comme l’a souvent souligne´ la critique, ‘constitue une remarquable histoire de cette science’8 et dont Margaret Carlyle, plus loin dans cet ouvrage, met en

3. Voir Des Herrn Diderot Moralische Werke (Francfort et Leipzig, Hermann, 1770), t.1 (‘Abhandlung von der Freundschaft’, trad. de De l’amitie´) et t.2 (‘Abhandlung von den Leidenschaften’, trad. de Des passions).

4. Marie Genevie`ve Charlotte Thiroux d’Arconville, Histoire de Franc¸ois II, roi de France et de Navarre, suivie d’un discours traduit de l’italien de M. Suriano, ambassadeur de Venise en France, sur l’e´tat de ce royaume a` l’ave`nement de Charles IX au troˆne (Paris, Belin, 1783), p.xv et xvi. Deux autres ouvrages historiques avaient pre´ce´de´ cette Histoire: une Vie du cardinal d’Ossat (Paris, Herissant le fils, 1771) et une Vie de Marie de Me´dicis (Paris, Ruault, 1774); sur ces textes, voir Nicole Pellegrin, ‘‘‘Ce ge´nie observateur’’: remarques sur trois ouvrages historiques de Madame Thiroux d’Arconville’, dans Madame d’Arconville, 1720-1805: une femme de lettres et de sciences au sie`cle des Lumie`res, e´d. Patrice Bret et Brigitte Van Tiggelen (Paris, 2011). 5. M. G. C. Thiroux d’Arconville, Histoire de Franc¸ois II, p.xv.

6. Voir, notamment, ‘L’he´roı¨sme de l’amour, drame’, conserve´ a` la Bibliothe`que de l’Universite´ d’Ottawa, Ottawa, Archives et collections spe´ciales, collection Charles-Le Blanc, PQ 2067 .T28 A6 1800, Pense´es, re´flexions et anecdotes, 12 vol. (dore´navant PRA), vol.8, p.292-362, et les ‘Lettres de Koangti Kao, Chinois, a` un de ses amis’, PRA, vol.12, p.344-458. 7. Sur cet ouvrage, voir surtout Nina R. Gelbart, ‘Splendeur et squelettes: la ‘‘traduction’’ anatomique de Madame Thiroux d’Arconville’, dans Madame d’Arconville, 1720-1805: une femme de lettres et de sciences au sie`cle des Lumie`res, e´d. Patrice Bret et Brigitte Van Tiggelen (Paris, 2011).

8. Elisabeth Badinter, ‘Pre´face. Lever le voile de l’anonymat’, dans Madame d’Arconville, 1720-1805: une femme de lettres et de sciences au sie`cle des Lumie`res, p.9.

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e´vidence le roˆle qu’il a joue´ dans l’histoire des sciences naturelles.9Enfin, son propre Essai pour servir a` l’histoire de la putre´faction (1766) re´ve`le ses qualite´s de chimiste et, plus pre´cise´ment, d’expe´rimentatrice. Comme le souligne Elisabeth Bardez dans les pages qui suivent, ‘le choix de son sujet de recherche et l’ambition scientifique exprime´e dans la pre´face traduisent’ d’autant plus ‘sa hauteur de vue’ que la ‘conclusion qu’elle tire de ses re´sultats est juste’:10le ‘contact avec l’air exte´rieur’11est, bien suˆr, ce qui favorise la de´composition des matie`res organiques. En somme, comme l’affirmait de`s le dix-neuvie`me sie`cle la Biographie nouvelle des contemporains, ‘science, histoire, morale, litte´rature, tout e´tait de son ressort’,12ce qui fait assure´ment de Mme d’Arconville l’une ‘des femmes les plus instruites’ du dix-huitie`me sie`cle, tant et si bien que ses ‘nombreuses productions obtinrent, de son vivant, beaucoup de lecteurs par leur seul me´rite’.13

A ces ‘nombreuses productions’ ou, pour reprendre l’expression de Mme d’Arconville elle-meˆme, a` cette ‘histoire de [s]a litte´rature’14 re´pond celle d’une vie, d’ailleurs beaucoup mieux connue depuis la de´couverte re´cente de ses textes autobiographiques.15 Ne´e en 1720 a` Paris, Marie Genevie`ve Charlotte e´tait la fille d’un riche fermier ge´ne´ral, Andre´ Guillaume Darlus (1683-1747), et de Franc¸oise Genevie`ve Gaudicher de la Helbardie`re (1688-1725), fille d’un notaire royal d’Angers. Dans ‘Histoire de mon enfance’, dont nous e´ditons ici le manuscrit pour la premie`re fois, Mme d’Arconville raconte, sur un ton enjoue´ et galant, les amours si longtemps contrarie´es de ses parents, puis leur mariage, leur bonheur et sa naissance, celle d’un ‘petit eˆtre [...] rec¸u avec un plaisir proportionne´ a` celui que ressentirent les deux e´poux’ qui, ‘apre`s dix-sept ans de de´sirs, [...] obtenaient la permission de lui procurer l’existence’.16

9. Voir, ci-dessous, Margaret Carlyle, ‘Entre le Traite´ d’oste´ologie et les Lec¸ons de chimie: Mme d’Arconville, traductrice des Lumie`res’, p.183-210.

10. Voir, ci-dessous, Elisabeth Bardez, ‘Mme d’Arconville a-t-elle sa place dans la chimie du XVIIIesie`cle?’, p.161-82.

11. M. G. C. Thiroux d’Arconville, Essai pour servir a` l’histoire de la putre´faction (Paris, Didot le Jeune, 1766), p.546.

12. Antoine-Vincent Arnault et al., Biographie nouvelle des contemporains (Paris, 1827), t.1, p.235. 13. Antoine-Alexandre Barbier, Examen critique et comple´ment des dictionnaires historiques les plus re´pandus (Paris, 1820), t.1, p.39. Pour une bibliographie comple`te et pre´cise, on se reportera a` P. Bret, en collaboration avec Emilie Joly, ‘Corpus des œuvres de Madame d’Arconville’, dans Madame d’Arconville, 1720-1805: une femme de lettres et de sciences au sie`cle des Lumie`res.

14. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de ma litte´rature’, PRA, vol.5, p.169-225. 15. Voir, en particulier, Marie-Laure Girou Swiderski, ‘La pre´sidente d’Arconville, une

femme des Lumie`res?’, dans Madame d’Arconville, 1720-1805: une femme de lettres et de sciences au sie`cle des Lumie`res, biographie re´e´crite a` partir de ces nouvelles sources.

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He´las, sa me`re meurt bientoˆt: mademoiselle Darlus n’a pas encore cinq ans et, si elle est ‘trop enfant pour sentir la perte affreuse’17qu’elle fait, son pe`re reste inconsolable et vit de´sormais ‘tre`s retire´’.18 Cet e´poux e´plore´ devait meˆme, rapporte Mme d’Arconville, laisser ses rideaux ouverts, quand il se couchait, dans l’espoir que son e´pouse ‘viendrait lui parler, quoiqu’il ne cruˆt pas assure´ment aux revenants, mais qu’il se faisait cette illusion pour charmer sa douleur’.19 Pour e´chapper a` la tristesse de cette maison a` jamais endeuille´e – elle revient tre`s souvent sur l’ennui qu’elle e´prouve au cours de cette pe´riode de sa vie –, elle souhaite se marier jeune20et c’est ainsi qu’en 1735, elle e´pouse Louis Lazare Thiroux d’Arconville, conseiller au parlement de Paris, puis pre´sident de l’une des chambres des enqueˆtes. Elle a alors quatorze ans et, lui, vingt-deux; a` vingt ans, la pre´sidente d’Arconville aura de´ja` eu ses trois enfants: Louis Thiroux de Crosne, appele´ entre autres a` devenir rapporteur au proce`s de re´habilitation des Calas et lieutenant ge´ne´ral de police de Paris a` la veille de la Re´volution, et ses deux fre`res, Louis Lazare Thiroux de Gervillier et Charles Victor Thiroux de Monde´sir, qui embrasseront l’un et l’autre la carrie`re des armes.

Au demeurant, au cours de ces premie`res anne´es de mariage, la pre´sidente d’Arconville me`ne la vie des jeunes femmes de sa con-dition, fre´quentant le the´aˆtre et l’ope´ra, dont elle raffole, lisant les romans a` la mode, tenant salon et composant meˆme ‘une trage´die sur la mort d’Amurat’.21Dans sa vingt-deuxie`me anne´e, cependant, sa vie bascule. La variole lui fait craindre une mort prochaine, l’e´pargne pourtant, et cette expe´rience terrible de la maladie, que la sagesse classique invite a` e´prouver comme un memento mori, de´cide de la re´forme de sa vie. En d’autres temps, elle aurait pu devenir de´vote, d’autant qu’elle e´tait de´ja` profonde´ment croyante; au sie`cle des Lumie`res, toutefois, elle se fera savante. Aussi e´tudie-t-elle tour a` tour l’anglais et l’italien, puis l’anatomie, la physique et la chimie, fre´quentant des cours de me´decine et ceux du Jardin du Roi, et se liant avec des philosophes et des savants, qu’il s’agisse de Diderot ou de chimistes comme Rouelle, Poulletier de La Salle et Macquer, dont elle e´tait tre`s proche, d’un botaniste comme Jussieu ou encore de l’historien Bre´quigny.

17. Voir, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de mon enfance’, p.40. 18. Voir, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de mon enfance’, p.45. 19. Voir, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de mon enfance’, p.45. 20. Voir M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Des souvenirs’, p.340: ‘Je de´sirais ardemment de me

marier pour sortir de la solitude ou` je vivais.’

21. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Amurat, trage´die en cinq actes, en vers’, PRA, vol.12, p.3-127. Voir e´galement ‘Histoire de ma litte´rature’, p.177.

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C’est au sein de ces re´seaux d’amitie´ et de savoir que s’inscrit l’activite´ intellectuelle de Mme d’Arconville. Ils en modulent l’intensite´ et en rythment les temps, comme le donne a` penser ce passage tire´ d’‘Histoire de ma litte´rature’, texte ou` elle se raconte en multipliant ces descriptions si caracte´ristiques de sa pratique des lettres et de la science:

j’appris l’italien et l’anglais. [...] M’e´tant assez perfectionne´e dans cette dernie`re langue, j’entrepris la traduction des Avis d’un pe`re a` sa fille, par milord Halifax, qui me donna beaucoup de peine [...]; cependant j’en vins a` bout, et un de mes amis [...] qui savait tre`s bien l’anglais, l’ayant lu avec la plus grande attention, me dit que je pouvais le faire imprimer; j’avoue que j’en fus transporte´22d’aise. [...] Ce petit ouvrage parut en 1756.

L’envie extreˆme que j’avais de m’instruire me fit de´sirer d’apprendre l’anatomie [...]. Comme j’avais pour ami l’homme, peut-eˆtre, le plus savant dans ce genre, ainsi que dans la me´decine et toutes ses branches (aussi le roi disait-il qu’il e´tait le premier me´decin de son royaume), il voulut bien me servir de maıˆtre. [...]

Quoique j’eusse beaucoup de gouˆt pour l’anatomie, il m’en prit un pour le moins aussi vif pour la chimie, ce qui me fit un peu ne´gliger le premier, parce que je me livrai entie`rement au second; en conse´quence, je fis un cours chez le fameux Rouelle et e´tablit un tre`s joli laboratoire a` Crosne, ou` je travaillais avec deux amis qui m’instruisaient, parce qu’ils e´taient tre`s bons chimistes.23 Des re´seaux que tisse Mme d’Arconville au gre´ de ces gouˆts successifs, on serait parfois tente´ de tirer les principes d’une pe´riodisation en fonction de laquelle ses publications se re´partiraient en quatre grandes pe´riodes. Il y aurait d’abord le temps des œuvres morales, puis celui de la production scientifique, auquel aurait succe´de´ le temps de la fiction et, enfin, celui de l’histoire; mais les enjambements sont constants entre ces diffe´rentes se´quences.24 C’est ainsi qu’au cours d’un intervalle de quelques anne´es, entre 1764 et 1766 par exemple, elle fait paraıˆtre un essai de re´flexion morale (Des passions), plusieurs traductions de l’anglais, soit de poe´sies (Henry et Emma de Matthew Prior) soit de textes critiques (l’Essai sur la poe´sie de John Scheffield), sans oublier son Essai sur la putre´faction, qu’elle avait ‘e´te´ dix ans a` [...] terminer, parce qu’il est compose´ de trois cents expe´riences qui ont demande´ beaucoup de temps’.25

Ces recherches e´tendues, ou` se coˆtoient et s’entremeˆlent philosophie morale et histoire, anatomie et chimie, critique litte´raire et poe´sie, cette activite´ foisonnante, inscrite au cœur de la dynamique des transferts 22. On remarque le masculin; meˆme dans un texte qu’elle n’entend pas publier, Mme d’Arconville conserve l’habitude de reveˆtir une identite´ masculine, contracte´e dans le reste de son œuvre pour prote´ger son anonymat.

23. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de ma litte´rature’, p.180-89. 24. Voir M.-L. Girou Swiderski, ‘La pre´sidente d’Arconville’, p.25. 25. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de ma litte´rature’, p.194.

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culturels franco-britanniques et de vastes re´seaux de sociabilite´ savante, bref, la vitalite´ intellectuelle de ces anne´es si fe´condes semblent pourtant se conclure, durant les deux dernie`res de´cennies du sie`cle, sur l’expe´-rience de la solitude et du silence. Il y a bien suˆr le de´ce`s de quelques-uns de ses proches: son mari meurt en 1789 et, de`s 1767, Thiroux d’Espersenne, son beau-fre`re bien-aime´. Il y a aussi l’aˆge, ce qui fait dire plaisamment a` Mme d’Arconville ‘qu’a` soixante ans, il e´tait prudent de faire treˆve aux ouvrages imprime´s’, de manie`re a` s’e´viter l’humiliation qu’e´prouva meˆme le grand Corneille, dont le public rec¸ut les dernie`res pie`ces en s’exclamant: ‘L’Age´silas, he´las! mais apre`s l’Attila, hola`!’.26Il y a surtout la Re´volution, marque´e par l’e´preuve de l’emprisonnement pendant la Terreur, l’e´migration de son dernier fils, Monde´sir, l’exe´-cution de son aıˆne´, Thiroux de Crosne, et de son beau-fre`re, Angran d’Alleray, sans compter celle de plusieurs de ses amis. Plus ge´ne´ralement, avec la disparition brutale de la socie´te´ d’Ancien Re´gime se de´litent a` jamais les re´seaux au sein desquels s’e´tait e´panouie son œuvre et se de´fait, sans retour possible, le monde qui avait e´te´ le sien.

Dans l’e´dition que nous en proposons, le lecteur pourra d’ailleurs lire, pour la premie`re fois depuis deux sie`cles, le re´cit pre´cis et passionnant que fait Mme d’Arconville des e´pisodes les plus douloureux de la Re´vo-lution: les perquisitions qu’elle subit, son incarce´ration au cours du printemps et de l’e´te´ 1794, a` Saint-Lazare, puis a` Picpus ou` elle retrouve sa sœur et plusieurs des membres de sa famille, la vie qu’on y me`ne, avec ses ennuis, ses calculs et ses brimades, la chute de Robespierre enfin, qui la sauve d’une mort certaine a` laquelle elle s’e´tait calmement re´solue. A sa sortie de prison, le re´cit s’ache`ve brusquement sur cette dernie`re remarque: ‘Les douleurs inouı¨es que je souffre [...] ne font qu’augmenter tous les jours, et je ne crois pas qu’il [y] ait d’eˆtre au monde plus malheureux que moi. C’est dans cette cruelle situation que je termine ce que le peu d’amis qui me reste pourra lire avec inte´reˆt.’27

A la lecture de ces lignes e´crites au seuil du dix-neuvie`me sie`cle, on s’aperc¸oit que ni l’aˆge ni la Re´volution n’auront pu faire renoncer Mme d’Arconville a` l’e´criture. De fait, l’histoire de sa litte´rature ne s’interrompt pas en 1783, anne´e ou` paraıˆt son dernier ouvrage, l’Histoire de Franc¸ois II. Aux nombreux imprime´s qu’elle avait publie´s sous le sceau de l’anonymat et que lui ont attribue´s ses contemporains ou la recherche universitaire actuelle s’ajoute de´sormais tout un corpus forme´ de manuscrits e´crits apre`s la Re´volution, reste´s ine´dits et, jusqu’a` ce jour, entie`rement oublie´s et ignore´s. Certes, la critique du dix-neuvie`me sie`cle en avait soupc¸onne´ l’existence. En 1827, la Biographie nouvelle des 26. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de ma litte´rature’, p.216.

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contemporains signale: ‘Madame d’Arconville a laisse´ de nombreux manuscrits’.28 De meˆme, Barbier observe que, malgre´ la ‘multitude d’ouvrages livre´s a` l’impression, cette dame a laisse´ en mourant beaucoup de manuscrits’.29Dans ses Notices et observations a` l’occasion de quelques femmes de la socie´te´ du XVIIIesie`cle, Hippolyte de La Porte fournit encore ces quelques pre´cisions: ‘Pre`s du dernier terme, elle [Mme d’Arconville] e´crivait encore des souvenirs, tels que ceux qui composent un recueil qu’elle a laisse´ en mourant a` M. Gosselin [un ami ge´ographe] et dont M. Gence se propose de former des Me´moires, bien autrement complets que cette notice’.30Ce projet de l’archiviste et e´diteur Jean-Baptiste-Modeste Gence ne devait pas avoir de suites; en 1863, un catalogue imprime´, e´tabli par le libraire Claudin, mentionne ces manuscrits, puis, au-dela` de cette date, leur trace se perd si bien que, comme l’observe le Dictionnaire des lettres franc¸aises du XVIIIe sie`cle, le vingtie`me les aura ge´ne´ralement conside´re´s ‘comme perdus’.31 Leur histoire, toutefois, devait avoir une suite inattendue a` la faveur de leur rede´couverte improbable, d’ailleurs e´maille´e de nombreuses pe´ripe´ties assure´ment dignes de toutes les histoires de manuscrits trouve´s dont les romanciers du dix-huitie`me sie`cle ornaient jadis leurs pre´faces. Sans insister sur les de´tails de cette passionnante aventure, rappelons seulement qu’au seuil du vingt-et-unie`me sie`cle, ces manuscrits passe`rent de l’Angleterre a` l’Ile Maurice, ou` un antiquaire, soucieux de les faire authentifier, devait se mettre en relation avec Marie-Laure Girou Swiderski, puis nous en ce´der une copie nume´rise´e en 2007,32 avant que les Archives et collections spe´ciales de l’Universite´ d’Ottawa n’en acquie`rent finalement les originaux en 2012.

Avec ses quelque 5 000 pages re´unies en douze volumes, cet imposant 28. A.-V. Arnault et al., Biographie nouvelle des contemporains, t.1, p.235.

29. A.-A. Barbier, Examen critique, t.1, p.43.

30. Hippolyte de La Porte, Notices et observations a` l’occasion de quelques femmes de la socie´te´ du XVIIIesie`cle (Paris, 1835), p.27. Notons que l’auteur y fait des allusions pre´cises a` certains

passages des manuscrits autobiographiques de Mme d’Arconville, auxquels il avait manifestement pu avoir acce`s; en effet, il e´voque aussi bien un passage relatif a` la confiance qu’elle avait malencontreusement accorde´e aux assignats (voir p.24 et, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Sur moi’, p.95, n.100) que l’inte´reˆt tout particulier qu’elle avait pris a` la lecture de Dom Carlos (voir p.30 et, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de mon enfance’, p.70).

31. ‘Arconville, Marie Genevie`ve Charlotte d’Arlus, [...] Thiroux d’’, dans Dictionnaire des lettres franc¸aises. Le XVIIIesie`cle, e´d. Franc¸ois Moureau (Paris, 1995), p.81.

32. Sur ces diffe´rents e´pisodes, voir ‘Un pre´cieux manuscrit ine´dit acquis par un Mauricien’, article paru le 16 janvier 2009 dans le journal Le Mauricien. Qu’il nous soit permis de rendre hommage ici a` la me´moire de monsieur Ramakrishma Rao Gooriah, antiquaire et collectionneur de Curepipe, dont on pourra mieux connaıˆtre le roˆle de´cisif qu’il a joue´ dans la de´couverte des manuscrits de Mme d’Arconville en consultant l’e´loge publie´ dans le meˆme journal, le 16 janvier 2013.

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massif regroupe, sous le titre de Pense´es, re´flexions et anecdotes, plus de deux cents essais e´crits entre 1801 et 1805, autrement dit, au cours des quatre dernie`res anne´es de la vie de l’auteure. Mais voici en quels termes Mme d’Arconville, qui ne destinait pas ces textes a` la publication, raconte les circonstances qui l’ont de´termine´e a` s’engager dans un ultime projet d’e´criture:

il y a dix-huit mois qu’une de mes petites-nie`ces, me voyant triste et me´lancolique, surtout depuis deux ans que l’affaiblissement de ma vue m’a prive´e de toute lecture, touche´e de mon e´tat, a cherche´ les moyens de m’en tirer. Elle me dit un jour qu’ayant une me´moire peu commune, je pourrais mettre par e´crit tous les faits qu’elle me rappellerait et y ajouter les re´flexions que mon imagination, qui est malheureusement encore fort vive, me procurerait. J’ai suivi son conseil et j’ai compose´ depuis ce temps-la` pre`s de cinq volumes, de quatre cents pages chacun, de tout ce que mes antiques souvenirs ont pu me fournir.33

A vrai dire, ces ‘antiques souvenirs’ e´taient appele´s a` s’e´panouir dans une multitude de textes tre`s divers, qu’il s’agisse de re´cits autobiographiques (‘Histoire de mon enfance’) ou de portraits de contemporains (‘Anecdote sur Mademoiselle de Tencin’); mais aussi d’œuvres d’imagination (‘Amurat, trage´die’) ou d’essais s’inte´ressant soit a` la litte´rature (‘Sur les romans’) et a` l’histoire (‘Sur l’e´tude de l’Histoire’), soit a` l’analyse morale (‘Sur l’inconstance en amour’) et aux sciences (‘Sur la me´decine’), ou encore a` la philosophie (‘Sur le pre´juge´’).34

L’inte´reˆt incontestable que repre´sente cet ensemble tient notamment au nombre conside´rable de textes qui s’y trouvent rassemble´s et dont la diversite´ meˆme offre un te´moignage exceptionnel sur l’imaginaire litte´raire et philosophique, historique et moral du sie`cle des Lumie`res au lendemain de la Re´volution franc¸aise. En meˆme temps, les grands textes autobiographiques qu’on y de´couvre font envisager cet imaginaire au prisme de l’itine´raire intellectuel et moral d’une femme de lettres et de science qui s’y raconte avec lucidite´ et vivacite´. Jamais encore on n’avait entendu retentir la voix d’une enfant du dix-huitie`me sie`cle aussi simplement et efficacement que dans son ‘Histoire de mon enfance’. Certes, chez Mme Roland, on retrouve parfois cette candeur, cette poe´sie et cette lucidite´. Toutefois, seule Mme d’Arconville parvient a` donner la parole a` la fillette qu’elle a e´te´, a` rendre les ide´es et les e´mois, les expe´riences et les de´couvertes de l’enfance, tout en adoptant un ton dont la pre´cision et la douce ironie expriment une volonte´ de savoir ou` s’affirme de´ja` le projet de faire du premier aˆge de la vie l’objet d’une 33. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de ma litte´rature’, p.223-24.

34. La table des matie`res de ces douze volumes a e´te´ e´tablie et publie´e par P. Bret et E. Joly, ‘Corpus des œuvres de Madame d’Arconville’, p.151-68; nous en reproduisons, en annexe, une version revue et mise a` jour.

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science de l’homme. Elle a devine´, comme Rousseau a` la meˆme e´poque, que tout est de´ja` joue´ avant sept ans. Par exemple, le ‘de´sir de faire et meˆme le besoin‘35de faire et de s’exprimer, qu’elle e´voque dans un texte comme ‘Sur moi’, elle l’e´prouve de`s ses premie`res anne´es telle une ‘faim canine’,36tel un de´sir vital d’apprendre qui se re´ve`le dans l’e´veil de la curiosite´ scientifique et que manifestent tantoˆt la de´couverte de telle de´coction pour gue´rir les blessures, tantoˆt celle de telle boisson, trop vite aigrie et devenue imbuvable.

Aussi l’exploration de manuscrits si riches et si captivants devait-elle bientoˆt conduire a` un renouvellement de la critique. Songeons, par exemple, a` la publication en 2011 d’un ouvrage collectif, dirige´ par Patrice Bret et Brigitte Van Tiggelen, comportant une biographie et une bibliographie entie`rement revues a` partir du corpus manuscrit et, par conse´quent, susceptible d’offrir un premier tableau d’ensemble de la personnalite´ intellectuelle de Mme d’Arconville. De meˆme, dans la suite de l’ouvrage qu’on va lire, Marie-Laure Girou Swiderski poursuit une re´flexion sur la cohe´rence de cette œuvre a` la lumie`re des souvenirs que de´veloppe Mme d’Arconville dans les manuscrits de la fin de sa vie, dans un contexte ou` celle-ci y sollicite, pour ainsi dire, ‘diffe´rents types de me´moire’. Il y a d’abord ‘une me´moire professionnelle’, riche d’un savoir encyclope´dique, accumule´ au fil des de´cennies et des ouvrages historiques, litte´raires ou scientifiques; puis une autre, ‘personnelle et sociale a` la fois’, nourrie par une longue expe´rience et une existence inscrite au sein de la Re´publique des lettres europe´enne et de vastes re´seaux de sociabilite´ savante; et, enfin, une ‘me´moire intime’, ou` se retrace une singularite´ de sentiments.37 Or, c’est pre´cise´ment cette multiplicite´ des me´moires a` l’œuvre chez Mme d’Arconville dont nous avons cherche´, dans cet ouvrage, a` mieux comprendre les dynamiques complexes, de manie`re a` rendre compte de la cohe´rence d’un parcours intellectuel que signalent des interactions constantes entre la pratique des lettres et celle des sciences. De fait, ces deux domaines de la production intellectuelle du sie`cle des Lumie`res gagnent a` eˆtre appre´hende´s en fonction de leurs pre´occupations communes, voire de leurs convergences, dans la mesure ou` seule cette perspective interdisciplinaire permet de de´gager de la lecture des textes ce que Fernand Hallyn a fort justement appele´ un ‘imaginaire des ide´es’.38

Un tel projet invitait donc a` tirer des manuscrits ine´dits de Mme 35. Voir, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Sur moi’, p.76.

36. L’expression apparaıˆt, pour qualifier la me´tromanie de sa jeunesse, dans le pre´ambule a` ‘Amurat, trage´die en cinq actes’; voir PRA, vol.12, p.5.

37. Voir, ci-dessous, M.-L. Girou Swiderski, ‘Les Pense´es, re´flexions et anecdotes de Mme d’Arconville: un projet autarcique?’, p.99.

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d’Arconville deux de ses grands textes autobiographiques – ‘Histoire de mon enfance’ et ‘Sur moi’ –, dont nous fournissons ici une premie`re e´dition, et a` les faire entrer en dialogue avec la pre´face de son Essai pour servir a` l’histoire de la putre´faction,39texte phare de son œuvre scientifique, que nous re´e´ditons en l’accompagnant d’un important apparat critique qui en commente les re´fe´rences et en pre´cise le sens. Autour de ces textes et suivant le meˆme esprit, nous avons ensuite re´uni une e´quipe forme´e de litte´raires et d’historiennes des sciences, afin de croiser les regards sur ce corpus dont l’he´te´roge´ne´ite´ fait tout l’inte´reˆt, puisque s’y coˆtoient œuvres imprime´es et manuscrites, traite´s de chimie expe´rimentale et e´crits intimes, discours sur la science et entreprise de connaissance de soi. C’est que Mme d’Arconville a elle-meˆme souligne´ a` quel point ‘les ide´es de l’enfance contribuent plus qu’on ne croit’ a` ce qu’elle appelle ‘l’histoire d[’une] teˆte’,40conviant ainsi a` inscrire l’e´tude des formes et des ide´es dans une ge´ne´alogie qu’e´clairent le re´cit de soi et, plus ge´ne´ralement, l’analyse morale.

i. Entre pessimisme anthropologique et morale de l’utilite´

Chez Mme d’Arconville, la re´flexion morale se souvient toujours et partout des grands moralistes du dix-septie`me sie`cle, depuis les premie`res publications jusqu’aux manuscrits ine´dits de la fin de sa vie. Comme l’affirmaient tous ses illustres pre´de´cesseurs, ses Pense´es et re´-flexions morales (1760) soutiennent donc que l’amour-propre ‘est la premie`re et la dernie`re de nos passions’, qu’il s’agit meˆme du seul ve´ritable ‘mobile de presque toutes nos actions’.41 Au seuil du dix-neuvie`me sie`cle, elle e´crit encore, dans ‘De l’amour-propre’, essai sur lequel s’ouvrent ses Pense´es, re´flexions et anecdotes: ‘Ce sentiment [d’amour-propre] est tellement enracine´ en nous que le germe que nous en apportons en naissant ne fait que se fortifier avec l’aˆge.’42Chaque fois, ces the`ses, ce ton et ce style font de Mme d’Arconville une he´ritie`re: chez elle, comme chez tous les moralistes classiques, l’amour de soi et l’oubli des autres sont conc¸us comme des ressorts du comportement humain qui sont d’autant plus naturels que l’insensibilite´, l’ingratitude ou l’e´goı¨sme sont des vices si ancre´s dans le cœur qu’ils en sont inde´racinables. Dans ses Maximes, La Rochefoucauld observait de´ja`: ‘Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus a` la haine qu’a` l’amitie´’; un sie`cle plus tard, dans les Pense´es et re´flexions morales, on lit 39. M. G. C. Thiroux d’Arconville, Essai pour servir a` l’histoire de la putre´faction, p.i-xxxvi. 40. Voir, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de mon enfance’, p.46. 41. M. G. C. Thiroux d’Arconville, Pense´es et re´flexions morales sur divers sujets (Avignon, 1760),

p.10-11.

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toujours: ‘A juger de l’amour par un grand nombre de ses effets, on le prendrait bien plutoˆt pour de la haine que pour un sentiment tendre’.43 Dans tous les cas, l’analyse morale conclut invariablement au triomphe universel de l’e´goı¨sme, l’e´tude du cœur humain exigeant du moraliste qu’il de´voile les calculs les plus secrets de l’inte´reˆt personnel par-dela` le mensonge des vertus affiche´es: ‘[L]’amour-propre se de´guise sous tant de formes diffe´rentes, qu’on le prend souvent meˆme pour de la modestie’,44 remarque ainsi Mme d’Arconville. En assimilant toutes les expressions de la modestie et, plus ge´ne´ralement, toute conduite vertueuse au jeu d’un come´dien qui, avec une adresse et un naturel e´tudie´s, feint des senti-ments qu’il n’e´prouve pas, cette posture entend illustrer une capacite´ de discernement impitoyable qui, a` son tour, s’e´panouit dans un art de la maxime de´senchante´e: ‘On acquiert ordinairement des de´fauts en avanc¸ant en aˆge et il est bien rare qu’on se corrige d’aucun’,45 note-elle encore dans ses Pense´es.

En ce sens, chez Mme d’Arconville se reconnaissent d’emble´e des manie`res de sentir, de penser et d’e´crire profonde´ment marque´es par un sie`cle de re´flexion morale, dont la particularite´ consiste, comme l’a bien compris la critique actuelle, a` avoir croise´ le questionnement de Montaigne ‘sur le statut de l’individu avec la tradition spirituelle’ qui, issue de saint Augustin, ‘fait du moi l’objet d’un amour ille´gitime’.46En regard d’un tel contexte, le projet de connaissance de soi s’affirme, d’une part, comme l’expression par excellence de la sagesse, ne serait-ce que dans la mesure ou`, comme le pre´tend Montaigne, chacun porte en soi ‘la forme entie`re de l’humaine condition’.47Toutefois, le souci de soi, voire l’amour de soi auquel expose cette entreprise d’introspection repre´sente, d’autre part, un pe´ril d’autant plus alarmant qu’en lui se trahit la source dont il proce`de: le pe´che´ originel, qui aurait e´vince´ l’amour de Dieu au profit, comme l’e´crit Pascal, ‘de ce moi humain’ dont la nature ‘est de n’aimer que soi et de ne conside´rer que soi’.48Cette doctrine – e´minemment augustinienne – de la corruption radicale du cœur devait inspirer aux moralistes une anthropologie pessimiste, fonde´e sur la the`se d’une perversite´ aussi fondamentale qu’inde´passable du comportement humain et nourrissant en permanence un sentiment 43. Franc¸ois de La Rochefoucauld, Re´flexions ou Sentences et maximes morales [1678], dans Moralistes du XVIIesie`cle, e´d. Jean Lafond (Paris, 1992), §72, p.141, de meˆme que M. G. C.

Thiroux d’Arconville, Pense´es et re´flexions morales, p.41-42. C’est nous qui soulignons. 44. M. G. C. Thiroux d’Arconville, Pense´es et re´flexions morales, p.11.

45. M. G. C. Thiroux d’Arconville, Pense´es et re´flexions morales, p.190.

46. Charles-Olivier Sticker-Me´tral, Narcisse contrarie´: l’amour-propre dans le discours moral en France, 1650-1715 (Paris, 2007), p.170.

47. Montaigne, ‘Du repentir’, Essais (Paris, Abel L’Angelier, 1588), Livre III, ch.2, p.351. 48. Blaise Pascal, Les Pense´es de Pascal [op. posth.], e´d. Jean Mesnard (Paris, 1976), p.146. Voir aussi

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tragique de l’existence. Mme d’Arconville s’interroge-t-elle, par exemple, ‘[s]ur la bouderie’? C’est alors en moraliste qu’elle analyse ce de´faut, dont le principe serait ‘cet insupportable moi‘49 qui est toujours ‘la cause primordiale de toutes nos pense´es et de toutes nos actions’, qui ‘s’attache a` nous imperturbablement, pour nous tourmenter, nous rendre malheureux et presque toujours ridicule’.50 Se fait-elle historienne? Elle soutient encore, comme elle le fait dans son Histoire de Franc¸ois II (1783), que l’amour-propre est ‘naturel a` tous les hommes’, avant d’assurer plus loin que l’inte´reˆt personnel est le ‘grand mobile et presque l’unique de tous les sentiments et de toutes les actions des hommes’.51 Dans ses textes autobiographiques, enfin, la conduite du re´cit participe elle aussi d’un remarquable effort de discernement moral, l’e´criture s’efforc¸ant justement de de´busquer, de`s le plus jeune aˆge, ‘les de´tours cache´s qu’emprunte l’amour-propre d’un moi qui [...] ne cherche qu’a` s’attirer la conside´ration’, comme le rele`ve Marc Andre´ Bernier plus loin dans cet ouvrage.52

Faudrait-il en conclure, de`s lors, que la pense´e morale de Mme d’Arconville serait reste´e e´trange`re a` l’entreprise de re´habilitation du moi, qui fut assure´ment l’une des taˆches les plus emble´matiques de la philosophie des Lumie`res? Malgre´ les re´futations de Pascal, accuse´ par Voltaire d’e´crire ‘contre la nature humaine a` peu pre`s comme il e´crivait contre les je´suites’, aurait-elle persiste´, a` la manie`re de ‘ce misanthrope sublime’, a` dire ‘e´loquemment des injures au genre humain’? A l’exemple des philosophes, la voit-on, au contraire, ‘prendre le parti de l’humanite´’?53A vrai dire, il ne lui arrive jamais de se re´clamer des the`ses introduites par certains philosophes en faveur d’une sensibilite´ humaine dont l’activite´ irre´fle´chie serait, comme chez Rousseau, naturellement morale en raison de sa capacite´ a` entraıˆner spontane´ment les cœurs a` la sympathie ou a` la compassion, a` la bienveillance ou a` la pitie´. Bien au contraire, dans un essai consacre´ a` la bienfaisance, elle soutient que cette qualite´ ne peut ‘s’e´lever jusqu’a` la vertu’ que dans les cas ou` ‘elle est fonde´e sur des principes de religion et de pie´te´’, tant et si bien que ‘l’homme n’y entre pour rien et le chre´tien seul en a tout le me´rite’; de fait, si l’on examine l’homme seul et sans Dieu, on s’aperc¸oit aussitoˆt que le ‘ve´ritable motif d’un grand nombre d’actes de bienfaisance’ n’est autre que ‘la vanite´, l’amour-propre, l’inte´reˆt, la bassesse et meˆme le crime’.54A

49. C’est Mme d’Arconville qui souligne.

50. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Sur la bouderie’, PRA, vol.2, p.299. 51. M. G. C. Thiroux d’Arconville, Histoire de Franc¸ois II, p.v et xiii.

52. Sur ce point, voir, ci-dessous, Marc Andre´ Bernier, ‘Le sourire de la raison: ironie, art de dire et connaissance de soi chez Madame d’Arconville’, p.111-20.

53. Voltaire, Lettres philosophiques (Amsterdam, E. Lucas, 1734), p.1-2. 54. ‘Sur la bienfaisance’, PRA, vol.2, p.233-34.

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l’e´vidence, ces the`ses proce`dent davantage de la the´ologie augustinienne de la Graˆce que d’une philosophie morale apercevant dans la sensibilite´ humaine le principe d’un mouvement naturel d’identification aux sen-timents d’autrui et, par conse´quent, la promesse d’une socie´te´ des cœurs. Pourtant, Mme d’Arconville appartient pleinement au sie`cle des Lumie`res. Sa pense´e incarne meˆme l’une des figures les plus repre´sen-tatives de son temps, du moins si l’on consent a` l’inscrire, suivant l’expression de Jean Dagen, dans un ‘sie`cle de deux cents ans’, c’est-a`-dire au sein d’une e´poque qui, entre la fin des guerres de religion et la Re´volution, s’est construite a` partir de ces trois re´fe´rences dominantes que constituent les mode`les antique, chre´tien et scientifique.55 Qu’il s’agisse de pratiques esthe´tiques, de pense´e morale ou de science, chaque fois, la vitalite´ inventive du dix-huitie`me sie`cle tient, en effet, a` des processus de cre´ation ou d’ide´ation qui s’emparent de formes ou de concepts, souvent issus d’une tre`s longue tradition, pour mieux en renouveler le sens. C’est Voltaire ce´le´brant les sie`cles de Pe´ricle`s et d’Auguste, de Le´on X et de Louis XIV; mais ce peut eˆtre aussi Mme d’Arconville, dont l’activite´ intellectuelle est porte´e par la meˆme dynamique, celle que de´finit une capacite´ d’invention se ressourc¸ant en permanence aux mode`les offerts par les sagesses antiques, l’augustinisme et la re´volution scientifique du Grand Sie`cle.

Prenons, par exemple, la question de l’amour-propre. La conception qu’elle s’en fait est, on s’en souvient, indissociable de l’augustinisme du dix-septie`me sie`cle; toutefois, elle s’infle´chit parfois singulie`rement sous sa plume. Qu’on en juge par ce passage de ‘Sur l’amour-propre’ ou` elle soutient que non seulement ‘l’auteur de notre eˆtre en nous cre´ant nous imprima ce sentiment pour notre conservation’, mais que l’amour-propre ‘pourrait meˆme contribuer a` notre bonheur si par le mauvais usage que nous en faisons nous ne le transformions pas souvent en malheur’.56 Ici, comme l’a de´ja` souligne´ Emilie Joly, ‘la corruption du cœur semble moins originelle qu’acquise au cours d’une histoire qui a perverti par degre´s l’instinct de conservation primitif au profit du triomphe d’un moi orgueilleux et e´goı¨ste’.57

Autrement dit, Mme d’Arconville historicise l’amour-propre, suivant en cela une perspective ge´ne´alogique propre au dix-huitie`me sie`cle, qui aperc¸oit moins en lui la marque du pe´che´ originel que le fruit empoisonne´ d’une civilisation de´voye´e. En meˆme temps, avec cet espoir 55. Voir Jean Dagen, ‘Pre´face’, dans Un sie`cle de deux cents ans? Les XVIIe et XVIIIe sie`cles:

continuite´s et discontinuite´s, e´d. J. Dagen et Philippe Roger (Paris, 2004), p.10-11. 56. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Sur l’amour-propre’, p.3.

57. Emilie Joly, ‘Entre analyse des cœurs et sciences des corps: la question de la corruption physique et morale chez Genevie`ve Thiroux d’Arconville (1720-1805)’, me´moire de maıˆtrise, Universite´ du Que´bec a` Trois-Rivie`res, aouˆt 2013, p.13.

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de voir jusqu’a` l’amour-propre ‘contribuer a` notre bonheur’, on comprend qu’entre e´galement dans sa pense´e morale cette ide´e si caracte´ristique de la philosophie des Lumie`res: une passion, meˆme perverse en son principe, peut servir utilement l’humanite´. En te´moigne, par exemple, son ‘Premier discours sur la chimie’, qu’elle avait compose´ en guise de pre´face a` sa traduction des Lec¸ons de Peter Shaw. Alors qu’elle imagine les origines des sciences et des arts, elle explique d’abord en quoi l’amour-propre, ce ‘pre´sent dangereux, mais souvent utile, excita [...] l’envie de se distinguer’, tant et si bien qu’il ‘cre´a les arts agre´ables’, car lui seul pouvait inspirer ‘aux hommes l’envie de se faire connaıˆtre et de me´riter des louanges par leurs talents et par leurs de´couvertes’.58En faisant de l’amour-propre le principe de la de´couverte des arts et, plus ge´ne´ralement, des ve´rite´s utiles, cette the`se participe assure´ment du vaste mouvement de re´habilitation des passions qui traverse tout le sie`cle des Lumie`res, comme le montre encore la suite de sa pre´face: ‘Le sentiment seul de l’humanite´ ne suffit pas; il nous faut des besoins ou des passions a` satisfaire pour nous exciter a` la bienfaisance. Ces deux puissants mobiles ont gouverne´ le monde jusqu’a` pre´sent et le gouverneront toujours; l’esprit aiguise´ par eux cherche, invente, perfectionne et fait vaincre tous les obstacles qui s’opposent a` ses desseins.’59Suivant cette perspective, aussi bien la bienfaisance que les progre`s de l’esprit de´riveraient de la nature e´goı¨ste des passions humaines, puisque toute action vertueuse ou utile ne serait rien d’autre que le re´sultat d’un comportement moral ou` coı¨ncideraient inte´reˆt personnel bien compris et inte´reˆt ge´ne´ral. En outre, en travaillant a` la satisfaction des besoins des sens et des passions du cœur, l’esprit invente et perfectionne, si bien qu’a` la faveur de la construction du savoir qui en re´sulte se constitue un patrimoine collectif, susceptible de pre´parer la voie aux de´couvertes des ge´ne´rations futures dans un grand mouvement d’e´lucidation des myste`res de la nature et d’appropriation graduelle de ses forces, oriente´ vers le bien-eˆtre de l’humanite´ tout entie`re. Ce tour nouveau qu’adopte la pense´e morale de Mme d’Arconville se trouve re´sume´ par cette re´flexion, que l’on pourrait d’ailleurs placer en exergue de son travail de traductrice, puis d’auteure scientifique: ‘l’amour-propre, en nous se´duisant, anime notre courage dans des recherches pe´nibles, excite notre e´mulation et nous fait re´pondre aux vues de l’Etre supreˆme, en pre´parant la route a` nos neveux et en travaillant a` leur gloire, quand nous ne croyons travailler que pour la noˆtre’.60

58. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Premier discours sur la chimie’, dans Me´langes de litte´rature, de morale et de physique (Amsterdam, 1775), t.3, p.88-89.

59. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Premier discours sur la chimie’, p.91.

60. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Discours pre´liminaire du traducteur’, dans Peter Shaw, Lec¸ons de chymie (Paris, Jean-Thomas He´rissant, 1759), trad. M. G. C. Thiroux d’Arconville, p.lxxx.

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En somme, si sa critique de l’amour-propre suppose une anthropologie pessimiste d’ascendance augustinienne, elle se double pourtant d’une entreprise de re´habilitation qui, en parfait accord avec l’esprit des Lumie`res, fait de ce ressort primordial de la nature humaine le principe de la plupart des progre`s qu’ont faits les sciences au cours des sie`cles. C’est ainsi que, comme tre`s souvent chez Mme d’Arconville, entrent en dialogue des conceptions he´te´roge`nes qui, elles-meˆmes, renvoient a` la polygene`se d’une œuvre ou` s’entremeˆlent autant les contributions successives de deux sie`cles de philosophie morale que les apports croise´s des lettres et des sciences. Dans ce contexte, on constate a` quel point la quinzaine d’anne´es au cours desquelles, en plus de ses travaux litte´raires, elle s’est consacre´e a` l’activite´ scientifique semble avoir e´te´ l’occasion d’une prise de conscience irre´versible. Son ‘besoin de faire’, qu’elle continue d’e´voquer constamment dans ses derniers textes, a` plus de quatre-vingt ans, a trouve´ la`, soudain, l’occasion de participer utilement a` la transformation du monde. En ce sens, sa pratique de l’anatomie ou de la chimie est indissociable non seulement de la science des Lumie`res, mais encore d’une e´conomie morale qui, elle-meˆme, s’organise autour de la figure de toutes ces ‘aˆmes assez bien ne´es pour faire consister leur bonheur a` se rendre utiles a` leurs semblables’, en se donnant pour but ‘la conservation et [le] soulagement des hommes’.61

Ailleurs, dans la pre´face a` son Essai pour servir a` l’histoire de la putre´faction que l’on pourra lire plus loin dans cet ouvrage, elle ce´le`bre encore ‘cet instinct heureux, fortifie´ par les principes d’humanite´ et de bienfaisance, qui a forme´ les Newton, les Stahl, les Boerhaave, les Winsløw, les Haller, et plusieurs autres qui se sont distingue´s et qui se distinguent encore par leur amour pour les sciences qui peuvent eˆtre les plus avantageuses a` l’humanite´’.62Aussi toute une part de sa pense´e morale s’e´panouit-elle dans le tableau e´pique offert par l’histoire de l’esprit humain, marque´e par les efforts consentis par tous ces savants que porte l’ambition de forcer ‘la nature de se de´voiler a` nos yeux’ et qui participent a` une marche triomphale vers la connaissance, cette ‘course rapide dont on ne voit plus de borne que l’infini’.63

Mme d’Arconville se conc¸oit sans doute elle-meˆme comme partie prenante de cette grande aventure ou` s’interpellent et se confortent exigence d’e´le´vation morale et sens de l’utilite´ publique. Aux ‘cris de l’ignorance, de l’injustice et surtout de l’envie’, qui pourraient de´tourner d’une carrie`re scientifique, elle oppose avec constance cet ‘amour du bien public’ qui ‘doit l’emporter, dans des aˆmes bien ne´es, sur ces 61. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Discours sur l’oste´ologie’, dans Me´langes de litte´rature, t.3,

p.205.

62. Voir, ci-dessous, ‘Pre´face a` l’Essai pour servir a` l’histoire de la putre´faction’, p.141. 63. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Premier discours sur la chimie’, p.111.

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petitesses’.64Cette morale de l’utilite´ qu’elle affiche de`s la pre´face de sa premie`re traduction scientifique, celle du Traite´ d’oste´ologie de Monro, se retrouve a` nouveau dans son discours pre´liminaire aux Lec¸ons de chimie, qui se conclut sur cet appel: ‘[P]rofitons-en pour augmenter encore, s’il est possible, des tre´sors qui sont le patrimoine de tous les hommes et que tout bon citoyen doit chercher a` leur rendre utile.’65Enfin, cette meˆme morale que lui sugge`re la pratique des sciences se donne encore a` lire, presque sur le mode de la confidence, dans son Essai sur la putre´faction: ‘Le seul espoir meˆme incertain de devenir le bienfaiteur de l’humanite´ est d’un si grand prix pour les aˆmes bien ne´es qu’il me´rite au moins qu’on tente de le re´aliser et qu’on ne saurait trop l’acheter.’66

Avec ces ‘aˆmes bien ne´es’ et ces ‘bienfaiteurs de l’humanite´’, on reconnaıˆt les termes meˆmes auxquels recourait auparavant la traductrice pour de´signer les plus e´minents savants et qu’elle s’applique de´sormais a` elle-meˆme afin de dire l’espoir qui la guide et le besoin visce´ral qui, jusqu’au dernier souffle, en fera un acteur fermement engage´ dans la diffusion des Lumie`res.67Au reste, la poste´rite´ devait en partie satisfaire cette aspiration qu’elle formulait sous le voile de l’anonymat. Le dix-neuvie`me sie`cle re´pe´tera a` l’envi que ‘Madame d’Arconville n’avait d’autre but, en e´crivant, que celui de se rendre utile’;68ou encore que le ‘but que se proposait Madame d’Arconville e´tait essentiellement d’eˆtre utile’.69Au seuil du vingt-et-unie`me sie`cle, c’est e´galement cette morale de l’utilite´ dont cette e´dition entend e´clairer la gene`se, en re´unissant dans un meˆme ouvrage deux de ses grands textes autobiographiques et la pre´face de son Essai, de manie`re a` mieux comprendre et a` mieux souligner comment, chez elle, le mouvement cre´ateur de la pense´e suppose toujours l’impact de´cisif qu’aura eu la pratique de la science.

ii. Instabilite´ des identite´s et nature en fermentation

De fait, si la pre´sidente a prudemment inaugure´ sa carrie`re de femme de lettres en proposant d’abord des traductions ou des essais de morale, genres ou` l’ambition fe´minine pouvait plus librement s’affirmer, l’examen attentif de la chronologie permet de soutenir que, de`s les 64. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Discours sur l’oste´ologie’, p.197.

65. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Discours pre´liminaire du traducteur’, p.xciv.

66. Voir, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Pre´face a` l’Essai pour servir a` l’histoire de la putre´faction’, p.150.

67. Les pages qui pre´ce`dent sont tre`s largement inspire´es d’un texte ine´dit de M.-L. Girou Swiderski, ‘La science re´demptrice ou l’amour-propre re´habilite´’ (communication pre´sente´e dans le cadre du Congre`s de la Socie´te´ canadienne d’e´tude du dix-huitie`me sie`cle, London, Ontario, 17 octobre 2013).

68. F. B. Briquet, Dictionnaire historique, p.13.

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anne´es 1750, la tentation scientifique devient, pour ainsi dire, le ferment de sa pense´e. C’est ce que montrent notamment les pre´faces sur lesquelles s’ouvrent ses traductions scientifiques et qui sont l’occasion d’approfondir quelques-uns des grands the`mes – souci de l’utilite´ publique, culte de la ve´rite´ et de l’exactitude – qui vont structurer ses œuvres ulte´rieures, historiques ou meˆme romanesques. Surtout, dans ce contexte ou` s’infle´chit l’ensemble de sa re´flexion morale, c’est non seulement l’ide´e d’amour-propre qui se trouve affecte´e, mais encore l’ensemble de l’appareil conceptuel que requiert le travail des moralistes depuis Montaigne. Voila` ce dont te´moigne notamment le destin que connaıˆt, chez elle, une autre notion centrale de la pense´e classique, celle de caracte`re.

De nos jours, on connaıˆt beaucoup mieux le roˆle que jouait cette notion qui, au meˆme titre que celle d’amour-propre, servait de socle a` l’anthropologie classique. L’avare repre´sente´ par Molie`re sous la figure d’Harpagon ou encore l’hypocrite sous celle de Tartuffe: voila` des exemples de caracte`res ou` se fixaient les traits d’une identite´ immuable que de´terminait une typologie des comportements moraux fonctionnant un peu a` la manie`re d’une classification des espe`ces ve´ge´tales ou animales.70 Dans ce contexte, a` la suite de The´ophraste, puis de Molie`re ou de La Bruye`re, la taˆche du moraliste consistait a` re´pertorier des marques distinctives a` partir desquelles on regroupait les hommes et les femmes en familles et en espe`ces, tant et si bien que le caracte`re e´tait, comme l’observe Louis Van Delft, ‘cette sorte de poinc¸on’ que l’on appliquait sur les individus et qui les rendait ‘a` jamais identifia-bles, de´chiffraidentifia-bles, lisibles’.71En ce sens, si le caracte`re offrait l’immense avantage d’assigner une forme invariable et aise´ment reconnaissable au moi, au meˆme moment, il le stabilisait, le fixait et le typifiait, chaque individu devant entrer dans un espace parfaitement cloisonne´ qui correspondait a` son ‘lieu moral’,72lequel devenait, de ce fait, sa ve´rite´.73 Or, meˆme si l’essentiel de la tradition moraliste reste toujours tre`s vivace chez Mme d’Arconville, l’entreprise de connaissance de soi qui anime l’ensemble de son œuvre la conduit rarement a` conside´rer les individus en fonction de formes immuables dont les contours seraient clairement de´finis par les cate´gories ge´ne´riques de la caracte´riologie classique. Certes, il peut parfois lui arriver de se livrer a` des e´tudes de caracte`res et, en parfait accord avec les re`gles de ce genre, de 70. Voir Be´renge`re Parmentier, Le Sie`cle des moralistes: de Montaigne a` La Bruye`re (Paris, 2000),

p.115-16.

71. Voir Louis Van Delft, Litte´rature et anthropologie: nature humaine et caracte`re a` l’aˆge classique (Paris, 1993), p.42; c’est l’auteur qui souligne.

72. L. Van Delft, Litte´rature et anthropologie, p.42.

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portraiturer l’envieux ou le cre´dule, l’esprit dominateur ou chagrin.74 Toutefois, chez elle, le caracte`re renvoie le plus souvent a` une re´alite´ instable, voire a` une forme changeante et mouvante qui tient son inconstance de la nature et dont l’intuition lui vient, la` encore, de sa pratique de la science et, en particulier, de la chimie.

En 1760, dans son tout premier essai de re´flexion morale, elle observe tantoˆt que le ‘hasard de´cide souvent de nos vertus et de nos vices’, de sorte que Lucre`ce aurait peut-eˆtre e´te´ ‘une femme galante, si son mari lui euˆt de´plu et qu’elle fuˆt ne´e avec un gouˆt violent pour les hommes’; tantoˆt a` quel point ‘peu de gens ont un caracte`re’, ne serait-ce que dans la mesure ou` ‘il n’y a presque personne qui ait un sentiment a` soi inde´pendant des circonstances’.75 De meˆme, dans les manuscrits autobiographiques re´dige´s a` la fin de sa vie, si elle rappelle qu’au moment du de´ce`s de sa me`re, la tre`s vive affliction e´prouve´e par son pe`re ‘fit grande pitie´’ a` la fillette qu’elle e´tait, elle ajoute aussitoˆt: ‘les impressions de l’enfance [...] sont peu durables, je ne pensai bientoˆt plus qu’a` m’amuser du peu de joujoux que j’avais’.76Au surplus, il n’y pas que les fac¸ons de sentir d’un individu qui fluctuent au gre´ des circonstances: il y a encore l’identite´, souvent tout aussi incertaine, des eˆtres eux-meˆmes, comme le souligne la pre´face de 1766 a` son Essai sur la putre´-faction. En effet, meˆme si tout le monde convient que ‘le re`gne mine´ral n’est ni le re`gne ve´ge´tal, ni le re`gne animal’, il n’en demeure pas moins qu’il est extreˆmement difficile, voire impossible de distinguer ‘les bornes qui se´parent chaque genre’, tant et si bien que ‘les plus grands naturalistes sont souvent embarrasse´s pour assigner pre´cise´ment le re`gne dans lequel on doit ranger certains individus’.77 Suivant le meˆme esprit, lorsqu’elle s’inte´resse a` la botanique, cette science qui doit tant a` la taxinomie, Mme d’Arconville ‘ne dit rien [des] syste`mes de classification’ les plus accre´dite´s, ceux de Tournefort ou de Linne´ par exemple, se plaisant plutoˆt a` de´faire les cate´gories au profit, comme le montre Sarah Benharrech dans les pages qui suivent, d’une ‘botanique rocaille’.78Or, si les frontie`res entre diverses espe`ces ou diffe´rents re`gnes

74. Voir, en particulier, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Sur diffe´rents caracte`res’, PRA, vol.9, p.312-27.

75. M. G. C. Thiroux d’Arconville, Pense´es et re´flexions morales, p.115, 158 et 183. On retrouve la meˆme ide´e exprime´e de`s l’incipit de l’un de ses romans: ‘Les circonstances ou` nous nous trouvons influent si fort sur nos vertus et sur nos vices qu’on est peut-eˆtre aussi injuste, soit qu’on loue, soit qu’on blaˆme’ (Me´moires de Mademoiselle de Valcourt, Paris, Lacombe, 1767, p.1-2).

76. Voir, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Histoire de mon enfance’, p.41 (souligne´ dans le texte).

77. Voir, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Pre´face a` l’Essai pour servir a` l’histoire de la putre´faction’, p.142.

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sont si difficiles a` assigner, c’est dans la mesure ou` la nature, comme le remarque Mme d’Arconville dans ‘Sur l’e´ducation’, ‘ne produit pas deux individus parfaitement semblables l’un a` l’autre dans le physique comme dans le moral’ et que ‘ce de´faut de conformite´ existe dans tous les eˆtres’.79 En ce sens, toute l’œuvre de Mme d’Arconville jette un jour inattendu non seulement sur la manie`re dont la tradition moraliste he´rite´e du Grand Sie`cle s’est me´tamorphose´e au sie`cle suivant, mais encore sur les conditions intellectuelles qui ont participe´ a` l’ave`nement de ce que Sarah Benharrech appelle fort justement une ‘pense´e morale de la transforma-tion’, elle-meˆme adosse´e a` une ontologie et a` ‘une anthropologie de l’ondoyant’.80 A cet e´gard me´ritent tre`s certainement l’attention les conside´rations sur lesquelles s’ouvre un essai figurant dans ses Pense´es, re´flexions et anecdotes et qui, justement, s’intitule ‘Des caracte`res’:

J’ai dit [...] que le caracte`re e´tait tre`s rare, que ce qui le prouvait, c’e´tait que la plupart des hommes n’avaient point d’avis qui leur fuˆt propre et que les circonstances de´terminaient leurs opinions; mais en examinant cet objet, que je n’avais point assez approfondi, je crois, qu’ainsi que La Bruye`re dans ses Caracte`res de The´ophraste, on pourrait envisager ce sujet tout autrement.

Par la meˆme raison qui nous prouve [...] qu’il n’existait pas deux feuilles qui se ressemblent parfaitement, il en e´tait de meˆme de tous les individus. Je crois donc pouvoir dire avec ve´rite´ que chacun posse`de ce qui peut porter a` mon gre´ le nom de caracte`re.

La Bruye`re [...] nous a pre´sente´ des portraits en tous genres, qui nous de´peignent des caracte`res sans nombre et nous prouvent jusqu’a` quel point nous sommes diffe´rents les uns des autres. Que dis-je, nous sommes si e´loigne´s de nous ressembler dans tous les instants de notre vie, que du soir au matin, nous changeons cinq ou six fois de manie`re d’eˆtre, de pense´es et meˆme de fantaisies.81

Ce texte important appelle plusieurs commentaires. Premie`rement, si le titre de cet essai semble annoncer une de´marche classique et, par conse´-quent, typologique, sa lecture de´joue d’emble´e cette attente. De fait, la pluralite´ des caracte`res qu’annonce ce titre renvoie non plus a` une typologie descriptive proce´dant selon une me´thode de re´duction des individualite´s, mais a` des re´alite´s psychiques ondoyantes, qui supposent une multiplicite´ infinie d’individus dissemblables dont il est impossible de subsumer l’identite´ mouvante et fluctuante en faveur de cate´gories ge´ne´rales. Deuxie`mement, Mme d’Arconville lit La Bruye`re comme s’il s’agissait de Montaigne. L’auteur des Caracte`res ne lui inspire nullement le projet, qui e´tait pourtant le sien, de relever des marques distinctives pour mieux trier les hommes et les femmes en classes et en types; elle affirme 79. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Sur l’e´ducation’, PRA, vol.1, p.212-13.

80. S. Benharrech, Marivaux et la science du caracte`re, SVEC 2013:06, p.286. 81. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Des caracte`res’, PRA, vol.7, p.36-38.

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plutoˆt la nature capricieuse et inconstante du moi qui, comme l’assurait de´ja` l’auteur des Essais, ‘va trouble et chancelant’, changeant et variant ‘de jour en jour, de minute en minute’.82Troisie`mement, ces re´flexions, qui rappellent moins l’ide´e classique de caracte`re qu’elles n’annoncent celle, beaucoup plus moderne et dynamique, de personnalite´, sont enfin destine´es a` introduire une galerie de portraits qui, bien loin d’illustrer diffe´rents caracte`res, celui du flatteur ou de la coquette, du fat ou du jaloux, s’attache au contraire a` rendre des individus dont l’identite´ demeure, au final, profonde´ment e´nigmatique et insaisissable. Qu’on en juge d’apre`s ce premier portrait d’un couple d’amants:

Quoi qu’on en dise sur les caracte`res, ils de´pendent tellement des circonstances ou` on est place´ et des passions qu’on e´prouve [...] qu’a` peine est-on en e´tat de se reconnaıˆtre. J’ai connu par exemple deux eˆtres tre`s aimables qui, s’e´tant e´pris l’un pour l’autre de la passion la plus vive et la plus tendre, ne vivaient que par elle et pour elle. [...]

Ce sentiment si prononce´ [...], ils croyaient fermement qu’il existerait jusqu’a` leur dernier souffle; cependant il s’est use´ avec le temps, sans avoir aucun sujet de se plaindre l’un de l’autre [...], leur passion si tendre s’est e´teinte par degre´s. L’amant, sans eˆtre amoureux d’une femme qu’on lui a propose´e en mariage, l’a e´pouse´e, et sa maıˆtresse en euˆt peut-eˆtre fait autant si elle n’eut pas eu un mari.

On ne peut disconvenir que, pendant l’espace de temps qu’a dure´ leur passion, elle avait forme´ en eux un caracte`re tout diffe´rent de celui qu’ils avaient avant qu’il euˆt e´te´ guide´ par leur cœur.83

Il n’y a nulle morale a` cette histoire, dans la mesure ou` ne s’y affirme aucun caracte`re, hormis celui, extreˆmement mobile, que confe`re le mouvement changeant et impre´visible des passions. Mais voici une seconde histoire, celle d’un e´tonnant mari qui, la` encore, n’incarne aucun caracte`re (p.60-62):

Sa femme ayant atteint l’aˆge qui lui permettait de vivre avec elle, ils habite`rent ensemble sans s’aimer ni l’un ni l’autre; mais comme elle [...] avait assez d’agre´ment dans la socie´te´, elle trouva un jeune homme, l’ami le plus cher de son e´poux, qui parvint a` lui plaire. Son mari n’e´tant point d’un caracte`re jaloux, ils ne prenaient aucun soin de cacher leur intrigue [...]. Comme il n’avait [...] aucun principe de pudeur et d’honneˆtete´, quoiqu’il ne fuˆt pas libertin, il imagina un jour, e´tant a` la campagne avec plusieurs personnes, de leur faire la plus e´trange proposition. Sa femme, e´tant incommode´e, s’e´tait couche´e de bonne heure, il s’approcha de la porte de la chambre et feignit de prendre le son de voix de son amant, dans l’espoir qu’elle lui ouvrirait; mais ce fut en vain, car il est probable qu’elle e´tait seule dans son lit: il faut convenir qu’une pareille extravagance n’a passe´ par la teˆte de qui que ce soit.

82. Montaigne, ‘Du repentir’, p.351.

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Ni jaloux, ni libertin, ce mari se travestissant en amant est d’une nature fantasque qui se laisse malaise´ment appre´hender, tant et si bien que, dans un essai pourtant consacre´ a` des e´tudes de caracte`res, tous les portraits se concluent de meˆme: voila` bien une extravagance qui n’a point d’autre exemple, voila` bien un ‘homme e´trange [qui] changeait de caracte`re six ou sept fois par jour’ (p.63). Partout et toujours, en somme, tous ces portraits ne tendent qu’a` prouver ‘combien cette grande varie´te´ de caracte`res existe re´ellement suivant les circonstances’ (p.39) qui, elles-meˆmes, sont infinies. Que penser, de`s lors, des caracte`res, si ce n’est qu’

il est bien difficile en effet de les classer et meˆme de leur donner des noms. He´las, ils n’en ont point, car les humains en ge´ne´ral sont si diffe´rents d’eux-meˆmes selon leur position, qu’il leur serait peut-eˆtre impossible de donner une ide´e claire et nette de ce qui se passe au fond de leur aˆme dans le courant d’une journe´e et meˆme de rendre compte des principes qui les font agir dans plusieurs circonstances: il n’y a de certain en eux que l’amour-propre, qui est la base primordiale de toutes nos actions [...].

Je suis d’autant plus suˆre de ce que je viens d’avancer que je me surprends tous les jours dans cette inconstance que j’ose reprocher a` mes concitoyens.84

Bref, une fois acquise cette ide´e suivant laquelle l’empire qu’exerce l’inconstance ruine toutes les pre´tentions de la caracte´riologie classique a` fixer des identite´s susceptibles d’e´clairer le myste`re des cœurs, il reste enfin a` comprendre a` quoi tient cette inconstance.

Sur ce point essentiel, la re´ponse de Mme d’Arconville semble double. Le proble`me que soule`ve la mobilite´ des caracte`res se pose d’abord en termes, dirions-nous aujourd’hui, sociologiques. C’est que les caracte`res se de´veloppent suivant ‘l’e´tat, la naissance et les diffe´rentes circonstances ou` les hommes se trouvent’, de sorte qu’un ‘paysan ne peut avoir le caracte`re d’un homme du peuple’ et ‘celui du bourgeois ne peut avoir la

moindre ressemblance avec celui d’un homme de qualite´’.85 Mme

d’Arconville, toutefois, n’a gue`re approfondi ces intuitions. Comme on sait, il reviendra essentiellement a` la dernie`re ge´ne´ration des Lumie`res de prolonger ces perspectives, en e´largissant le cadre de l’analyse morale de manie`re a` faire de la connaissance de soi, cette forme supe´rieure de la sagesse classique, une science plus vaste dont le domaine sera appele´ a` s’e´tendre jusqu’aux influences qu’exercent les de´terminations sociales, politiques et historiques sur les mouvements les plus intimes du cœur et de l’esprit.86

Quoi qu’il en soit, l’inconstance des caracte`res paraıˆt davantage 84. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Des caracte`res’, p.76-78.

85. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Des caracte`res’, p.75-76.

86. Sur ce point, voir, entre autres, l’introduction a` La Raison exalte´e: e´tudes sur ‘De la litte´rature’ de Madame de Stae¨l, e´d. Marc Andre´ Bernier (Paris, 2013).

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proce´der, chez Mme d’Arconville, de celle de la nature elle-meˆme, comme le montrent d’ailleurs plusieurs autres essais de ses Pense´es, re´flexions et anecdotes. Par exemple, dans un texte comme ‘Sur la constance et l’inconstance’, tout l’argument de´veloppe l’ide´e centrale suivant laquelle ‘l’inconstance est inne´e en nous’, dans la mesure ou` il s’agit

d’un ‘penchant de la Nature’.87 Cette the`se, surtout, s’affiche

radicalement naturaliste: ‘Il ne de´pend pas plus de nous d’eˆtre constants que d’avoir un bon estomac’, si bien que, ‘sans nous me´priser, nous pouvons nous avouer que nous sommes inconstants, parce que nous sommes des hommes et non pas des anges’.88Au reste, cette posture est, comme on sait, tre`s fre´quente au dix-huitie`me sie`cle; pour la de´fendre et l’illustrer, Mme d’Arconville en appelle a` quelques auteurs, citant essentiellement des poe`tes, Quinault, mais aussi ces vers de Charles-Simon Favart, tire´s de son ope´ra Don Quichotte chez la duchesse:

Eh! pourquoi rougir de changer Tout change dans la nature.89

L’inconstance de toutes choses n’est pas seulement un the`me cher aux poe`tes: libertins et philosophes des Lumie`res l’ont sans cesse repris et approfondi, suivant un esprit proche de celui qui inspire l’article que Diderot consacre a` cette question dans l’Encyclope´die, lorsqu’il e´crit notamment que ‘l’inconstance est ne´cessaire’, dans la mesure ou` elle s’inscrit dans l’ordre des ‘choses du monde’.90

Mme d’Arconville, cependant, n’appre´cie gue`re les philosophes en ge´ne´ral et, encore moins, les libertins, si bien qu’on ne saurait e´videmment soutenir que la conception radicalement naturaliste qu’elle se fait de l’inconstance lui viendrait de l’ascendant que leur lecture aurait exerce´ sur elle. Ses sources sont a` chercher ailleurs, sans doute d’abord chez les moralistes eux-meˆmes, qu’il s’agisse de Montaigne – dans un texte comme ‘De l’inconstance de nos actions’ – ou encore de La Rochefoucauld, qui envisage l’amour-propre comme un mouvement perpe´tuel dont ‘l’inconstance’ est a` l’image de la nature entie`re, ‘le flux et le reflux’ des vagues de la mer en offrant meˆme la plus ‘fide`le expression’.91Mais ce the`me repris des moralistes joue un roˆle d’autant plus se´minal dans la pense´e de Mme d’Arconville qu’il correspond, 87. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Sur la constance et l’inconstance’, PRA, vol.1, p.62 et 60. 88. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Sur la constance et l’inconstance’, p.64-65.

89. M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Sur la constance et l’inconstance’, p.63.

90. Denis Diderot, ‘Inconstance’, dans Encyclope´die ou Dictionnaire raisonne´ des sciences, des arts et des me´tiers par une socie´te´ de gens de lettres, e´d. Jean Le Rond D’Alembert et Denis Diderot, 35 vol. (Paris, Briasson, David, Le Breton et Durand, 1751-1780), t.8, p.654.

91. Franc¸ois de La Rochefoucauld, Re´flexions diverses [1678], suivies du Portrait de La Rochefoucauld par lui-meˆme et des Remarques de Christine de Sue`de sur les Maximes, e´d. Jacques Truchet (Paris, 1967), p.285.

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encore et surtout, a` la the`se d’une nature toujours en fermentation, qu’invite justement a` envisager son travail de chimiste. Voila`, du moins, la position que de´fend avec vigueur la pre´face sur laquelle s’ouvre son Essai:

C’est particulie`rement a` l’e´tude de la fermentation, de ses diffe´rents degre´s, et surtout a` celui de la putre´faction, que nous sommes redevables d’un tre`s grand nombre de connaissances utiles. [...] C’est pour ainsi dire la clef de toutes les autres et l’histoire de la nature entie`re. Tout ce qui a vie [...] est soumis a` son pouvoir. [...] Toute la nature y tend par des progre`s plus ou moins sensibles [...]. De`s qu’un corps organise´ n’acquiert plus, il s’avance a` pas plus ou moins rapides vers sa destruction. On peut donc regarder la putre´faction comme le vœu de la nature et les deux degre´s de fermentation qui la pre´ce`de comme ses pre´liminaires. A peine un enfant a-t-il atteint l’aˆge de la puberte´, qu’en acque´rant des forces, il perd de la de´licatesse de ses traits et de la fraıˆcheur de son teint. [...] Mais comme la nature est aussi fe´conde qu’inge´nieuse dans ses productions, elle ne paraıˆt de´truire que pour cre´er de nouveau [...]. Par ses soins vigilants, rien n’est ane´anti, tous les genres se preˆtent un secours mutuel et passent successivement d’un re`gne a` l’autre.92

Ce texte annonce assure´ment le principe de conservation de la masse qu’e´noncera Lavoisier quelques anne´es plus tard, et suivant lequel une re´action chimique signifie essentiellement une re´organisation d’atomes pre´existants. En meˆme temps, il fait surtout de l’e´tude de la fermentation et de la putre´faction un mode`le a` partir duquel doit se construire une interpre´tation globale de la nature et qui, pour l’essentiel, exige d’appre´hender les choses en fonction d’un potentiel de transformation. Autrement dit, ‘tous les genres’ pouvant passer ‘successivement d’un re`gne a` l’autre’ par-dela` les distinctions habituelles entre le mine´ral, le ve´ge´tal et l’animal, la nature ne saurait se concevoir sans un processus de fermentation perpe´tuel qui inscrit le mouvement dans l’intimite´ de tous les eˆtres vivants, voire de la matie`re elle-meˆme. Prenons, par exemple, le mouˆt transforme´ en vin. Il produit, explique Mme d’Arconville, ‘cet esprit subtil et inflammable, dont on ne pouvait meˆme apercevoir aucun vestige avant que la nature lui euˆt imprime´ le mouvement qui seul pouvait lui donner son dernier degre´ de perfection’. Surtout, a` l’occasion de ce processus de ‘fermentation spiritueuse’, il semble que la nature donne, ‘dans une de ses ope´rations les plus parfaites[,] l’image de la vie humaine’.93

92. Voir, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Pre´face a` l’Essai pour servir a` l’histoire de la putre´faction‘, p.146. C’est l’auteure qui souligne.

93. Voir, ci-dessous, M. G. C. Thiroux d’Arconville, ‘Pre´face a` l’Essai pour servir a` l’histoire de la putre´faction‘, p.149. Ce de´veloppement reprend, presque a` la lettre, un passage de la pre´face de Mme d’Arconville a` Peter Shaw, Lec¸ons de chymie, p.xliii.

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