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Entre la taverne et la cour, les poètes de l’amour, de la nuit et du vin

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Academic year: 2021

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Katia Zakharia

To cite this version:

Katia Zakharia. Entre la taverne et la cour, les poètes de l’amour, de la nuit et du vin. Thierry Bianquis, Pierre Guichard, Mathieu Tillier. Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, PUF, pp. 333-341, 2011, La Nouvelle Clio, 978-2-13-055762-3.

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« Entre la taverne et la cour, les poètes de l’amour, de la nuit et du vin »

Par Katia Zakharia Université Lumière-Lyon 2

On pouvait s’y attendre, le chant était connu dans l’Arabie pré-islamique, pour accompagner l’activité professionnelle, ponctuer les cérémonies (notamment funèbre) ou agrémenter les loisirs. Ce dernier aspect prendra rapidement le pas sur les deux autres, sous les Umayyades, pour devenir durablement l’une des distractions les plus prisées de la cour.

Les sources arabes utilisent pour parler du chant ancien, un lexique récurrent, difficile à définir, dans lequel reviennent les termes hudâ’/hidâ’, nasb, hazaj, sinâd, ghinâ’, mutqan et nawh. D’autres termes, concernant la poésie, comme le verbe anshada, portent à s’interroger sur les liens formels qu’entretenaient chant et composition poétique. L’existence à l’époque pré-islamique d’une musique de loisir est attestée par l’expression « laisser quelqu’un en compagnie du chant des Deux Sauterelles (al-Jarâdatân) » utilisée pour « laisser quelqu’un alors qu’il jouit, tranquille, des joies de la vie ». Les Deux Sauterelles seraient deux qayna (esclave-chanteuse), comme Hurayra, célébrée dans la mu‘allaqa d’al-A‘shâ. Ces esclaves chanteuses deviendront l’un des pivots de la société de cour abbasside.

L’association du chant aux activités quotidiennes ne servait pas seulement à rendre le travail moins pénible mais contribuait aussi, vraisemblablement, à éloigner les forces surnaturelles. Ainsi, le hudâ’ aurait initialement servi au chamelier pour cadencer la marche des chameaux tout en protégeant le convoi des djinns. Si la prudence incite à présenter cette information au conditionnel, la croyance à un rapport entre chant et monde surnaturel trouve une confirmation, sous les Umayyades, dans les récits des mésaventures de Gharîd (m. 716), grand chanteur mecquois : les djinns, qui lui inspiraient ses mélodies, avaient ensuite précipité sa mort, quand il avait exécuté un chant qu’ils lui avaient interdit.

Avec l’apparition de l’Islam, la question du statut du chant et de la musique se pose, comme elle s’est posée pour la poésie. Mais si les détracteurs de la poésie trouvent dans l’interprétation des textes sacrés un support pour la déprécier ou l’interdire, rien de semblable ne permet de déclarer le chant et la musique illicites et l’embarras de la morale islamique est manifeste dans la plupart des sources qui traitent de la question. C’est l’association du chant et de la musique à d’autres pratiques, clairement illicites, ou jugées déviantes (cercles

depuis septembre 2015, Ciham (UMR 5648)

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bachiques, mixité, extase mystique par le samâ‘) qui permettra de les déclarer inconvenants, voire interdits dans certains cas, sans pour autant empêcher leur essor.

Cet essor se manifeste d’abord dans la région du Hijâz où se développe une culture de loisir généralement mise en relation avec la démobilisation politique du Hijâz, après l’échec de la rébellion d’Ibn al-Zubayr contre le califat umayyade.

De célèbres musiciens et chanteurs, hommes et femmes, libres ou esclaves, arabes ou mawlâ, sont formés, particulièrement à Médine, et forment à leur tour leurs successeurs, posant les bases d’une école musicale et d’un art du chant qui s’exportera dans tout l’empire et en Andalus, sous les Umayyades et durant les premières décennies ‘abbassides.

Beaucoup de grandes voix hijaziennes, comme Gharîd, Tuways (m. 711), Ibn Surayj (m. 726 ?), Find ou al-Dalâl (m. 762) étaient des mukhannathûn (efféminés), « un groupe d’hommes, musiciens professionnels, qui adoptaient publiquement des comportements féminins. Ils étaient appréciés par certains pour leur esprit et leur charme autant que pour leur musique, désapprouvés par d’autres qui, à divers degrés, percevaient leur musique, leur takhannuth et leur style désinvolte comme de l’immoralité et de l’irréligion. Ils étaient également soumis, à des degrés divers, à la répression » (E. Rowson, 1991, 681). Les mukhannathûn avaient un style musical spécifique : ils préféraient les rythmes « légers » (ramal et hazaj) et privilégiaient les percussions (duff) sur les autres instruments. Admis dans les quartiers des femmes, ils jouaient aussi le rôle d’entremetteurs. Leur mention dans des hadîth autorise à penser qu’ils perpétuaient une tradition pré-islamique. De manière inattendue, c’est sous le gouvernorat de ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azîz (m. 712), qui n’était pas encore le calife ascète qu’il deviendra, qu’ils connaissent leur heure de gloire. Diverses anecdotes, dont la réalité est sujette à caution (décret califal ordonnant leur castration, erreur d’un scribe ayant eu les mêmes conséquences), suivies de peu par leur disparition des sources, permettent d’affirmer qu’à un moment donné, sans doute sous le califat de Sulaymân b. ‘Abd al-Malik (m. 717), ils ont connu d’importants déboires.

De tous les artistes hijaziens dont l’histoire à conservé le nom, Ma‘bad (m. 743) est

« l’imam du chant », si l’on en croit Isfahânî et ses informateurs.

Chanteuses et musiciennes n’étaient pas moins appréciées : ‘Azza al-Maylâ’, Jamîla,

Shuhda et sa fille ‘Âtika Bint Shuhda, Habâba (m. 723), favorite de Yazîd b. ‘Abd al-Malik

(m. 724) ou, plus tard, ‘Ulayya Bint al-Mahdî (m. 825) marquent leur époque. Rapidement

cependant, la muhsana (musulmane de condition libre, vertueuse et claustrée) est exclue de

l’espace public au profit de la qayna. Chanteuse, musicienne, lettrée, achetée parfois à prix

d’or, la qayna n’est pas seulement une artiste qui enchante l’auditoire. Elle devient

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rapidement, avec l’échanson et le commensal, un pilier du cercle bachique. A son talent, elle devra allier la beauté et apparaîtra dans de nombreux récits comme une courtisane vénale, voire une prostituée. Cette mutation de l’objet d’amour se manifeste dans la poésie. Le tournant est sensible dans les vers de Muti‘ b. Iyâs (m. 785). La coexistence des figures de la muhsana et de la qayna inspire aussi de nouvelles théories sur le désir et l’amour, à des auteurs comme al-Washshâ’ ou Jâhiz dans son Épître sur les esclaves-chanteuses.

Au début du VIII° s., la tradition musicale hijazienne rencontre les traditions byzantine et persane, par le biais d’Ibn Misjâh (m. 715 ?) et d’Ibn Muhriz (m. 715). Deux écoles s’opposent dès lors. Elles sont emblématisées, pour la première, se réclamant de la tradition hijazienne, par Ibrâhîm al-Mawsilî et surtout par son fils Ishâq al-Mawsilî (m. 850) et pour la seconde, plus « moderne », par ‘Ulayya Bint al-Mahdî et son frère Ibrâhîm b. al-Mahdî. Fils de calife, ce dernier n’était pas le premier prince compositeur et musicien : le calife al-Walîd b. Yazîd (m. 744) l’avait précédé et, par la suite, d’autres comme al-Wâthiq ou al-Muntasir s’y essaieront également. Ibrâhîm al-Mawsilî présenta différents chanteurs à la cour, tels Abû Sadaqa (dont le petit-fils prendra la relève) et le grand Mukhâriq (m. 845), qui fut d’abord l’élève de ‘Âtika Bint Shuhda. D’autres brillants chanteurs s’imposent, comme ‘Alluwayh/

‘Allûya (m. 850), ‘Amr b. Banâ (m. 891), Abû Hashîsha (m. 892) ou Yahyâ b. Marzûq al- Makkî (m. 833).

Rapidement, la prestation du chanteur ne fut plus rythmée en frappant le sol d’un bâton (comme la déclamation de certains poèmes) mais accompagnée par des instruments à corde (mizhar, kirân, muwattar), percussions et instruments à vent (mizmâr). Le chanteur Sâ’ib Khâthir aurait été le premier à s’accompagner au luth.

Chanteurs et musiciens bénéficiaient, à l’instar des poètes, des faveurs d’un mécénat généreux jusqu’à l’excès, même quand on rapporte à des proportions plus raisonnables, les données chiffrées figurant dans les sources anciennes. Ainsi, pour une seule mélodie de sa composition, Ishâq al-Mawsilî aurait reçu d’al-Amîn (m. 813) un million de dirhams.

Les chercheurs ne sont pas d’accord sur les liens de la poésie et du chant. L’étude de

Kilpatrick sur le Kitâb al-aghâni (H. Kilpatrick, 2005) montre à quel point cette question est

délicate et ramifiée. Il est donc prématuré de dire, avec Bencheikh, qu’« aucun des arguments

avancés pour prouver l’influence de l’art musical sur la création poétique n’est convaincant »

(J.-E. Bencheikh, 1975, 126). Il est tout aussi prématuré d’expliciter de manière précise les

formes qu’auraient eues ces liens. On peut au moins affirmer que certains chanteurs

privilégiaient la mise en musique de vers composés par des poètes qui leur étaient proches,

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comme Find qui chantait les vers d’amour de son ami Qays al-Ruqayyât (m. 699), ou Ahmad al-Nasabî ceux de son cousin A‘shâ Hamdân (m. 702). De même, le développement de la composition de vers en mètres courts (hazag, ramal, sarî‘) ou dans les formes courtes (majzu’) de mètres longs (kâmil, wâfir) s’explique en partie par leur adaptation plus facile à la mélodie. Il n’est pas surprenant que les chanteurs aient privilégié le thème de l’amour, interprétant des vers de nasîb ou de ghazal, mais rien de concluant ne peut être avancé sur le rôle du chant dans la préservation du modèle traditionnel de la qasîda ni dans le développement de la poésie d’amour. D’autant que la longueur objective des poèmes avait peu d’incidence sur leur mise en musique, les compositeurs choisissant les vers qui les intéressaient, parfois un seul ou deux, à l’exclusion des autres.

Cependant, les liens du chant à la poésie sont patents dans le cas spécifique du muwashshah, poème né en Andalus. Quoique son essor soit postérieur à la période que nous étudions, durant laquelle la littérature de l’Occident musulman commence à peine à s’épanouir, il convient d’en dire quelques mots.

A la différence de toute la tradition poétique orientale, le muwashshah est un poème strophique utilisant plusieurs mètres et différentes rimes. Il semble être né pour accompagner la musique et aurait donc constitué, au sens strict, une chanson. Il connaîtra par la suite un grand essor, en Orient comme en Occident musulmans, et gagnera les lettres de noblesse littéraire qui ne lui avaient pas été accordées d’entrée.

La connaissance de la vie littéraire andalouse, plus particulièrement la place de la

musique et du chant, pour notre période, est fournie par des sources tardives. Ainsi, c’est au

Nafh al-Tîb d’al-Maqqarî (m. 1632) que l’on doit l’information selon laquelle huit chanteurs

émigrèrent d’Orient en Occident, vers le début du IX° s dont l’illustre Ziryâb, arrivé à

Cordoue entre 821 et 852. Ziryâb, si l’on en croit sa légende, n’apporte pas seulement en

Andalus son talent de compositeur, musicien et chanteur, mais tous les charmes de la

civilisation, les nouvelles coiffures, l’usage du déodorant, l’art de blanchir les vêtements, de

teindre les tissus, de boire dans des coupes en verre et l’art culinaire, en somme les

raffinements de la cour abbasside. La musique de Ziryâb vient remplacer l’héritage chrétien

du chant religieux et l’héritage musical de l’Arabie préislamique (hudâ’) qui avait

accompagné les Ummaydes en Espagne. Le style qu’il met en place, perpétué d’abord par ses

enfants, subsistera jusqu’à son remplacement par Ibn Bâjja (m. 1139). En Andalus, Ziryâb

devint une personnalité de premier plan dont on dit qu’il sort à cheval avec une escorte de

cent jeunes serviteurs.

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S’il n’est guère possible d’affirmer que le chant joua un rôle déterminant dans l’histoire de la poésie d’amour, il est à noter que celle-ci connut ses plus importants bouleversements sous les Umayyades et, pour l’essentiel, dans le Hijâz. Si la thématique amoureuse en poésie était connue de longue date, le nouveau poème monothématique d’amour, ou ghazal, s’oriente dans deux voies opposées, celle de l’école bédouine (ou ghazal ‘udhrî), dans laquelle le poète est en quête désespérée d’un amour impossible, et celle de l’école citadine (ou ghazal hadarî), dans laquelle chaque événement, qu’il s’agisse d’une averse ou du pèlerinage à la Mecque (devenu depuis peu une institution islamique annuelle), est une occasion de rencontre amoureuse, à tout le moins dans le discours poétique.

La poésie retraçant les aventures amoureuses intéresse au premier chef l’aristocratie hijazienne. Cinq des sept grands poètes de l’école citadine sont des notables de Quraysh et c’est dans les salons des femmes de condition libre et de haut lignage, comme Sukayna Bint al-Husayn (m. 736), que l’on déclame d’abord leurs poèmes. Sukayna était l’arrière-petite- fille du prophète. Ibn Abî ‘Atîq, mécène et protecteur des chanteurs et des poètes, était le petit-fils du calife Abû Bakr. Le poète d’amour al-‘Arjî (m. 741) était le petit-fils du calife

‘Uthmân. Comme lui, son contribule et prédécesseur Ibn Qays al-Ruqayyât composait aussi, on l’a vu, des vers d’amour. Autre poète d’amour qurashite, Abû Dahbal al-Jumahî (m. 715), rendu célèbre par des vers composés sur ‘Âtika Bint Mu‘âwiya.

Deux autres qurashite, du clan des Makhzûm, marquent la poésie d’amour citadine. Al- Hârith b. Khâlid al-Makhzûmî (m. 700 ?) était épris de ‘Â’isha Bint Talha (fille d’un Compagnon et nièce de ‘Â’isha Bint Abî Bakr, l’épouse préférée du prophète) ; il n’en imitait pas moins son illustre contemporain et contribule, ‘Umar b. Rabî‘a (m. 712), en composant des poèmes d’amour et en cherchant les conquêtes féminines lors du pèlerinage.

‘Umar b. Abî Rabî‘a est sans conteste le plus célèbre et le plus talentueux des poètes de Quraysh, et l’un des plus remarquables poètes de ghazal de toute la période classique. Son immense talent, reconnu de son temps, ne fait pas oublier aux moralistes le caractère à leurs yeux répréhensible de son œuvre. Hammâd al-Râwiya qualifiait sa poésie de « pistaches décortiquées » tant il la trouvait plaisante. Mais le traditionniste Hishâm b. ‘Urwâ (m. 763) recommandait de ne pas la réciter aux jouvencelles pour leur épargner de « s’enliser dangereusement dans le zinâ ». ‘Umar Ibn Abî Rabî‘a allie remarquablement la narration et la poétique. Ses poèmes, le plus souvent courts, retracent d’exquises historiettes galantes, finement ciselées sur le plan du rythme, de la métrique et de la rhétorique. Prenant appui sur les brèches ouvertes dans la poésie amoureuse par le ‘udhrite Jamîl b. Ma‘mar (m. 701),

‘Umar invente le poème de ghazal.

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D’autres poètes, comme ‘Urwa b. Hizâm ((m. 650), avaient chanté l’amour déçu avant lui, mais Jamîl b. Ma’mar, dit Jamîl Buthayna, est considéré comme le plus ancien poète de l’école bédouine ou ‘udhrite. Si ses poèmes conservent le plus souvent la forme tripartite, il donne une nouvelle orientation au prologue amoureux, dans lequel le désespoir du narrateur n’est plus un moment éphémère chassé par les bons souvenirs ou le voyage, mais une réalité appelée à se perpétuer même dans l’au-delà.

Jamîl Buthayna, comme les autres poètes de ce courant, est mis au ban de sa tribu, désaffilié de sa généalogie pour être affilié à sa belle, dont le prénom lui tient dès lors lieu de nisba. C’est la conséquence du tashbîb (nommer publiquement une femme, dans un poème, de manière qu’elle puisse être identifiée), interdit tant dans le monde tribal que dans la société umayyade naissante. Héritage probable d’un tabou du nom, cet interdit acquiert une coloration morale et concerne désormais les musulmanes de haut lignage. Le tashbîb vaudra au poète al-Ahwas (m. 729) un exil provisoire et à Waddâh al-Yaman (m. 712), une mise à mort. Ainsi, qu’ils soient de l’école bédouine ou citadine, les poètes révèlent par les anecdotes qui les concernent que raqîb (surveillant), ‘âdhil (censeur) et autres wâshî (calomniateur) n’étaient pas seulement des figures littéraires.

Aux côtés des chantres de la sensualité et des péripéties de la relation amoureuse qu’étaient les poètes de l’école citadine, les poètes de l’école ‘udhrite dépeignent les affres de situations sans issue. Leur poésie et les romans nés autour d’eux auraient inspiré, par le biais de l’Andalus et des troubadours, la littérature courtoise européenne. Pourtant, le plus célèbre de ces amoureux désespérés, Qays b. al-Mulawwah, dit Majnûn Laylâ (le Fou de Laylâ) n’a vraisemblablement pas existé. En tous cas, son histoire et sa légende rendent toute information sur son compte sujette à caution.

Comme les amours malheureuses de Majnûn Laylâ, celles du poète Tawba b. Humayyir (m. 674) et de la poétesse Layla al-Akhyaliyya (m. 704) font l’objet d’un roman d’inspiration courtoise. Il en va de même pour Kuthayyir b. ‘Abd al-Rahmân ou Kuthayyir ‘Azza (m. 723).

Kuthayyir ‘Azza est également connu comme panégyriste car ses vives sympathies ‘alides ne l’empêchaient pas de louer le calife ‘Abd al-Malik. Mais l’amour de Kuthayyir pour ‘Azza ne fut pas exclusif, pas plus que ne le fut pour Mayya, celui de Dhu al-Rumma (m. 735), autre héros malheureux d’un roman d’amour et, pour certains, le plus grand poète de sa génération.

Yazîd b. al-Tathriyya (m. 744) s’éprit de la belle Wahshiyya et ils seraient tous deux morts d’amour s’ils n’avaient réussi, par une ruse, à passer trois jours ensemble.

Les amours des ‘udhrites étaient vouées au malheur. Même quand ils parvenaient à

s’unir à leur belle, comme Qays b. Dharîh, frère de lait d’al-Husayn, qui épousa sa Lubna,

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tout s’attachait à les séparer. Qays b. Dharîh divorça, sous la pression de ses parents, et devint fou.

Ces cycles courtois, typiques de la période umayyade, corollaires des changements notables qui affectaient l’organisation des relations entre les hommes et les femmes, prennent fin avec le poète Ibn Mayyâda (m. 763), considéré comme le dernier poète classique bédouin.

Par la suite, seul al-‘Abbâs b. al-Ahnaf (m. 808) persistera dans cette voie poétique chaste.

Alors que l’essor des deux écoles de ghazal semble se ralentir, sans abolir la composition de poèmes d’amour, y compris par des poètes d’un grand talent, tels que Bashshâr b. Burd, al-Qutâmî (m. 747), ou Abû al-‘Atâhiya, un nouveau genre poétique, la khamriyya, ou poème bachique, va connaître à son tour le succès. En effet, à la cour de Bagdad puis de Samarrâ, les cercles bachiques, que les califes umayyades ne dédaignaient pas, sont devenus une véritable institution. La poésie bachique se développe surtout dans la première moitié du IX° siècle. Son succès, tantôt comme moyen de subversion et tantôt comme exaltation des plaisirs de la vie, reflète l’oscillation de la société musulmane naissante sur la signification et l’étendue qu’il convient de donner à l’interdiction des boissons enivrantes. Preuve de cette oscillation, dont les sources témoignent par des centaines d’anecdotes, le succès des cercles bachiques au cœur même du pouvoir.

Pour mesurer l’importance de ces cercles, il est intéressant de s’arrêter à la production littéraire spécifique qu’ils ont générée. Outre la poésie bachique, examinée plus bas, les anciennes bibliographies mentionnent des ouvrages consacrés au savoir-vivre du commensal (adab al-nadîm), dont trois attribués à Ishâq al-Mawsilî. Toutefois, pour l’époque qui nous intéresse, seuls les deux ouvrages de Kushâjim nous sont parvenus. Perdus ou pas, ces ouvrages sont un indice révélateur, comme l’est également un autre genre éphémère, celui des kutub al-diyârât (Livres des couvents). Consacrés pour l’essentiel à décrire les couvents en tant que tavernes, accueillant l’élite abbasside venant boire, écouter de la poésie et des chants, parfois s’encanailler davantage (K. Zakharia, 2002), ces ouvrages se sont également perdus à l’exception d’un seul, celui d’al-Shâbushtî (m. 998).

Aux côtés de cette littérature spécifique, les chroniques fourmillent d’anecdotes qui mettent en scène les califes et autres notables avec leurs chanteurs, musiciens et commensaux.

On y voit la fonction de commensal prendre de l’épaisseur. Les Umayyades buvaient en

compagnie, mais sans cérémonial spécifique. Les premiers califes abbassides se tenaient

séparés par un rideau de leurs commensaux. Al-Mahdî, qui avait fait de la cour le centre

musical de l’empire, aurait également été le premier à choisir de se mêler à ses compagnons

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de boisson entraînant la codification du cercle bachique. Pour le poète Abû Nuwâs, le cercle idéal devait inclure cinq membres, trois buveurs, leur hôte et un musicien. Les buveurs et l’hôte devaient être des personnes de bonne compagnie, lettrées, spirituelles et raffinées, sachant bien boire et bien converser. Dans les faits, les cercles étaient plus larges et leurs membres se retrouvaient également aux côtés du calife dans les parties de chasse et de jeu d’échec ou dans les cercles littéraires. Peu à peu, faire partie des commensaux devint une charge généreusement rétribuée puis une charge héréditaire. Deux familles se sont distinguées dans ce domaine pendant un siècle environ, les Banû Munajjim et les Banû Hamdûn. Comme tous les courtisans, les commensaux pouvaient connaître des disgrâces et les Banû Hamdûn en firent répétitivement l’expérience.

C’est dans ce contexte que la poésie bachique s’épanouit. Comme pour le ghazal, c’est surtout la manière d’aborder des thèmes connus et la forme du poème qui changent. En effet, vin et ivresse étaient présents dans la poésie archaïque, chez al-A‘shâ, Tarafa, Labîd ou

‘Antara, par exemple, comme dans la poésie umayyade, particulièrement chez al-Akhtal.

Pour la tradition, le premier poète bachique de l’Islam aurait été al-Hâritha b. Badr al- Ghudânî (m. v. 684), quoique l’on ne sache pas grand-chose de sa production. Plus vraisemblablement, l’inventeur de la khamriyya serait Abû al-Hindî al-Riyâhî, dont on ne sait presque rien, sinon qu’il aurait vécu dans la seconde moitié du VIII° siècle et aurait pu être en contact avec le groupe des libertins de Kûfa. Ces derniers, dont les plus célèbres sont al- Shamardal b. Shurayk, al-Uqayshir al-Asadî et Bikr b. Khârija, faisaient de l’ivresse un mode de contestation, voire de rejet, des valeurs islamiques.

Comme tous ceux qui ne se moulaient pas dans ces nouvelles valeurs, ces libertins furent accusés de zandaqa. Le terme, d’origine peut-être syriaque, mais plus probablement persane, aurait d’abord désigné, au sens strict, les adeptes du Manichéisme, particulièrement si, convertis à l’islam, ils étaient soupçonnés d’être relaps. Peu à peu, la zandaqa acquit une définition élastique, plus administrative que théologique. Malgré ce flou, ou peut-être à cause de lui, l’accusation de zandaqa permettait de sanctionner, dans leur diversité, tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, paraissaient menacer l’ordre ou le pouvoir califal et étaient donc zindîq. Un système inquisitorial, sous l’autorité du ‘ârif ou sâhib al-zanâdiqa, aboutit à l’emprisonnement, la torture et l’exécution de nombreuses personnes, comme les deux poètes Bashshâr b. Burd et Sâlih b. ‘Abd al-Quddûs (m. 783), coupables surtout d’irrespect.

Tout aussi irrespectueux était al-Hasan b. Hânî, dit Abû Nuwâs, sans lequel on peut se

demander si la khamriyya ne serait pas devenue, comme les recueils d’adab al-nadîm et les

kutub al-diyârât, un genre passager. Formé par les plus grands maîtres du temps, dans tous les

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domaines qui faisaient alors la culture, à Basra puis à Kûfa, où il avait suivi son mentor, Wâliba b. al-Hubâb, pour devenir ensuite l’élève de Khalaf al-Ahmar, Abû Nuwâs fut un poète de génie. Novateur dans les domaines bachique, érotique, homoérotique et cynégétique, mais aussi ascétique, il instituait une poésie de la citadinité, mais il savait aussi composer, notamment pour ses panégyriques, des poèmes remarquables dans la pure tradition archaïque qu’il décriait. Poète des Barmakides, puis de Hârûn al-Rashîd, enfin commensal d’al-Amîn, sa vie princière est ponctuée de séjours en prison. Plus provocateur que shu‘ûbî, comme on a pu l’affirmer un temps, il demeure un maître incontesté de la poésie en langue arabe.

D’autres poètes, contemporains d’Abû Nuwas, comme Muslim b. al-Walîd (m. 823) ou al-Husayn b. al-Dahhâk (m. v. 864) étaient également appréciés pour leur poésie bachique comme le poète et calife d’un jour Ibn al-Mu‘tazz, qui est aussi l’auteur de poèmes de ghazal.

Le poème bachique dépeint un monde idéalisé, où les commensaux sont des jeunes gens accomplis ; les échansons beaux, subtils et consentants ; les marchands de vin, serviables malgré leur cupidité ; les ustensiles (aiguière, coupe…) raffinés et précieux ; et la boisson elle-même un nectar qui transporte ou endort. Décrire cet univers aussi irréel qu’idyllique sert au poète à transgresser les principes de la morale ambiante, à exprimer son rejet des valeurs inspirées du monde bédouin. La poésie bachique sert aussi à vider des querelles littéraires et esthétiques, en proposant de nouveaux critères d’évaluation du poème et rejetant l’imitation des anciens. Les muhdathûn contestent le modèle classique de la qasîda archaïque en train de se constituer.

Pour évaluer la poésie bachique à sa juste valeur, il convient de se souvenir qu’elle

accompagne l’histoire de la mihna, se développe en même temps que la querelle de la

shu‘ûbiyya et précède chronologiquement la codification formelle de la qasîda par Ibn

Qutayba. Seule une relecture critique de cette poésie, à la lumière de ces données, permettra

d’en mesurer véritablement la place et la fonction.

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