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Langue française et questions d'identité : quelques propositions sur le XVIIe siècle

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Gilles Siouffi, « Langue française et questions d’identité : quelques propositions sur le XVIIe siècle », French Language and Questions of Identity, éd. W. Ayres-Bennett et Mari C.

Jones, Cambridge University Press, 2007, p. 14-23.

Langue française et questions d'identité : quelques propositions sur le XVIIe siècle

Une citation d'Agamben figurant dans le récent livre d'Hélène Merlin-Kajman (Merlin-Kajman 2003)pourrait servir d'exergue au propos qui sera le nôtre ici :

« On peut considérer toute langue comme un champ traversé par deux forces contraires ; l'une poussant à l'innovation, à la transformation, l'autre à l'invariance, à la conservation. La première correspond dans la langue à une zone d'anomie, la seconde à la norme grammaticale. Le point de rencontre des deux courants est le sujet parlant, comme auctor chez qui se décide à chaque fois ce qui peut se dire et ce qui ne peut se dire, le dicible et non-dicible d'une langue. Quand, dans le sujet, le lien tendu entre norme et anomie, dicible et non-dicible se rompt, la langue meurt, et l'on prend conscience d'une nouvelle identité linguistique. » (Merlin-Kajman 2003 : 384).

Agamben en tire l'idée que ce qui caractérise une langue morte est que, par conséquent, on ne peut y opposer norme et anomie, innovation et conservation. « En elle, ajoute-t-il, il est impossible d'assigner la position de sujet ». L’histoire du latin se caractérise par exemple par ce moment où, la part normée, celle que Dante a nommée grammatica, s'étant détachée de la part anomique, celle-ci a donné naissance aux langues vulgaires romanes.

Il est possible de faire l’hypothèse que les questions d’identité sont centrales dans les moments de changement, les moments mystérieux et difficiles à décrire où la variation synchronique devient variation diachronique et où ce qui a un temps été considéré comme norme n’est plus perçu que comme un usage obsolète. Peut-être ces moments sont-ils précisément ceux où le statut d’auctor du sujet dans la langue change, et où il devient donc nécessaire, pour s’expliquer ce changement, de confronter problématique de la subjectivité et identités collectives.

Cette hypothèse générale formulée, nous pouvons peut-être émettre quelques propositions sur l’histoire linguistique du XVIIe siècle français vue sous cet aspect.

C'est un point sur lequel s'entendent aujourd'hui la plupart des historiens que d'estimer que le XVIIe siècle ne peut plus être décrit, comme cela a été fait au XIXe siècle et encore au XXe siècle, comme le siècle de construction d'une langue unifiée associée de manière volontariste à la mise en place d'une identité nationale. Cette lecture se fondait sur une méconnaissance de la réalité dialectale et variationnelle d'une part, et sur une interprétation abusive de l'intérêt du pouvoir pour les questions de langue d’autre part.

Si le XVIIe siècle n'est sans doute pas le siècle décisif qu'on a cru dans la normalisation

institutionnelle de la langue, il représente néanmoins un moment où, pour reprendre les

termes d'Agamben, les liens entre anomie et norme, entre innovation et conservation,

ont été repensés de manière radicalement neuve, et ce, de façon à ce que la

problématique du sujet parlant se retrouve véritablement, comme le dit Agamben, à la

croisée des chemins. Alors que la grammatica du latin s'éloigne de manière irréversible

dans le « tout-clos » d'une langue désormais morte, l'anomie des usages est pour la

première fois véritablement pensée, mais pensée en des termes qui entendent ne pas en

rester au simple enregistrement, à la simple constatation, ou soumission devant

l'existant.

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S'interroger sur les rapports entre « langue française » et questions d'identité au XVIIe siècle, c'est donc nécessairement admettre le déplacement constant, significatif, mais non fatalement linéaire, de la place d’auctor du sujet dans la langue. Dans cette communication, nous essaierons de montrer que le XVIIe siècle a installé une tension entre deux manières de considérer la langue : une manière « subjectivante », pour ainsi dire, qui s’appuie sur la légitimation d’une appropriation des usages, par la création, sinon de nouvelles normes, du moins de nouvelles tendances,de nouveaux goûts, de nouveaux « styles » ; et une manière « objectivante », motivée par un indiscutable attrait pour ce que S. Auroux a appelé la « facticité » du langage (Auroux 1998), et propice à engendrer une idéalisation de la description. Il n’est pas douteux que cette tension n’ait amené l’installation d'un rapport ambigu à la langue, cette facticité s'étant trouvée de manière assez neuve et assez unique articulée avec la subjectivité du sujet parlant, entraînant la norme perçue à jouer un rôle dans la représentation de soi. Il en a résulté des phénomènes d'identification, de focalisation, qui ont certainement dépassé l'adhésion à un code et à sa description rationalisée. Nous ferons l'hypothèse qu'à la fin du XVIIe siècle, les locuteurs se sont trouvés pris dans le piège d'une double représentation de leur idiome qui l'a fait apparaître, d'un côté comme un monde éloigné, régi par des règles sur lesquelles on ne peut avoir de prise, d'un autre côté comme une sorte de propriété intime, territoire d'exercice de la sensibilité et du jugement.

1. La montée de l'appropriation subjective

Dans plusieurs travaux récents (dont on trouvera une synthèse dans Merlin- Kajman 2003), Hélène Merlin-Kajman montre comment l’intérêt pour les questions de langue dans la première partie du siècle trouve une bonne part de sa source dans le discrédit dont a fait l’objet une pratique de l'éloquence politique accusée d'avoir attisé les querelles des toutes récentes guerres de religion. A la charnière des deux siècles, la réflexion rhétorique se détourne de sa motivation originelle, à savoir l'engagement privé des sujets dans les affaires publiques, pour se consacrer à des questions infiniment plus formelles, qui touchent à la dimension de l’élocution. Insensiblement, les questions de langue en viennent à être soumises au partage subjectif alors que, foncièrement, comme le montre H. Merlin-Kajman, ce mouvement peut être interprété comme une manière de dédommagement face à la confiscation subtile de la parole par le pouvoir qui s’effectue alors au profit d'une monarchie silencieuse.

Ce partage subjectivant des questions de langage s’observe de plusieurs manières. En 1627, éclate une polémique autour des Lettres de Guez de Balzac (parues en 1624). Pour la première fois, un écrivain ose courir le risque d'un langage « privé », d'un langage qui le signe, dans une mise en scène théâtrale du moi dans le langage qui a valu à son auteur le surnom de« Narcisse » (Merlin-Kajman 2000). Un goût exacerbé de l'élocution débouche sur une valorisation maniériste des idiosyncrasies linguistiques.

Une anomie nouvelle se met en place, qui fait de la langue le théâtre d’un affrontement des subjectivités. Un terme synthétise cette appropriation nouvelle des formes de langage : celui de « parler », sur lequel on forme des locutions : « parler Balzac »,

« parler Nerveze »... Cette polémique illustre bien la manière dont la scène littéraire a pu se faire le lieu privilégié de ce nouveau rapport au langage. Si polémique il y a eu, c’est avant tout à cause du caractère subjectiviste de ce rapport au langage.

Second moment : les Remarques sur la langue française de Vaugelas (1647). Ce

texte fondateur a été interprété de bien des manières : faut-il y voir l’acte de naissance

d’une norme désormais explicitée ? L’œuvre audacieuse d’un sociolinguiste avant

l'heure ? A vrai dire, un examen plus attentif du texte révèle une attitude infiniment

moins normative que l'appel postérieur à l'autorité de Vaugelas a bien voulu le faire

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croire, tout comme une attention dépourvue de préjugé au « fait de langue », qui fait du système de fiches que représentent les Remarques un véritable observatoire de la variation synchronique à l’époque.

Mais les Remarques peuvent aussi être vues aussi comme un moment décisif dans l'installation d'un espace collectif subjectif autour de la langue. En créant chez son lecteur les conditions d'une manière d'introspection linguistique qui l’invite à confronter l'expérience de l'énonciation et l'extériorité à la fois décevante et fascinante des formes attestées, Vaugelas active le sentiment de la langue de ses lecteurs, et contribue à faire de la langue un objet indivis, à la mettre à disposition. Son refus fréquent de trancher, d’ailleurs, correspond à cette valorisation inattendue de la subjectivité : ce qui compte, ce n’est pas ce qui est décidable objectivement, c’est l’espace de discussion ainsi créé.

Au-delà des effets normatifs de son entreprise, Vaugelas a initié une manière de pratique interactive propre à créer des phénomènes d'identification, des identités collectives, des lignes de partage dans le sentiment de la langue. Son travail, on le sait, a immédiatement engendré un vaste corpus de commentaires. Wendy Ayres-Bennett a montré que Vaugelas avait véritablement créé un genre (Ayres-Bennett 2002), et un colloque récent

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s’est attaché à étudier toutes les futures transformations de ce genre dans l’histoire, entre journalisme grammatical et forums de discussion.

De ce genre ou de cette "formation discursive"

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, l’une des principales caractéristiques est la valorisation significative de la compétence du locuteur, synthétisée parfois sous le nom emblématique d' « oreille ». L’ « oreille » est certes une dimension individuelle du sentiment de la langue, mais aussi un foyer d'identification.

L’ « oreille », c’est celle des femmes, du Roi, ou de certains écrivains dont Chapelain dresse en 1662 une instructive liste (Chapelain 1936 : 342-364), au moment de rassembler pour Colbert les forces susceptibles de produire des panégyriques ou des récits historiques. Le locuteur n’est pas censé s'incliner devant une norme qui serait descriptible indépendamment de lui, et qui pourrait lui être communiquée en termes objectifs : il est maintenu dans la dynamique de son propre dire. L'imaginaire de la langue, à l’époque classique, est d’abord un imaginaire de la capacité du sujet à parler, à acquérir un langage, à le perfectionner, à le retourner et à le renvoyer comme signe global à la société.

Le travail des remarqueurs est essentiellement fondé sur ce présupposé que la sensibilité individuelle peut se travailler, est susceptible de s'affiner. La pratique cartésienne du « doute » est exploitée en terrain méta- et épilinguistique, comme le montre l’ouvrage de Bouhours portant significativement ce titre (1674). Dans le sillage des problématiques de « goût » qui alimentaient les discussions du premier XVIIe siècle, le second XVIIe siècle valorise les questions d’ « élégance », de « délicatesse », de « je ne sais quoi ». Autant de concepts qui s’efforcent de mettre en mots cette fibre de la perception esthétique privée de la langue, qui se nourrit du dialogue entre appréciations divergentes, et échappe pour finir à toute définition.

Se saisissant d'une entreprise à finalité empirique et toute modeste, celle de Vaugelas, la seconde moitié du XVIIe siècle en est donc venue à construire un espace inédit et remarquablement cohérent dans l'identité linguistique française : celui de ce qu'on pourrait appeler l’ « appropriation subjective dirigée ». Cette appropriation s’est

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VIIe Colloque du GEHLF : "Entre norme et usage : le travail des remarqueurs sur la langue française", Paris, décembre 2000. Actes à paraître aux Presses Universitaires de Rennes.

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Donnons comme extension au terme ici celle de « système de règles qui fonde l'unité

d'un ensemble d'énoncés socio-historiquement circonscrits ». (D. Maingueneau, Les

termes clés de l'analyse du discours, Paris, Seuil, 1996).

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bien entendu exercée au premier chef dans le domaine oral, comme le signale la vogue, après Vaugelas, de toutes sortes de publications invitant à s’interroger sur les mots, les

« mots à la mode » pour reprendre une expression de François de Callières, qui exaltent ce que Freud aurait appelé le « narcissisme de la petite différence ». Mais elle a trouvé également un terrain privilégié dans la critique littéraire comme le montre la constante redéfinition qui a eu lieu, depuis les Sentiments sur le Cid et les critiques d'Andromaque, jusqu'aux déclarations très explicites de Fénelon et de La Bruyère, du statut d’auctor de l’écrivain. Qui, véritablement, est possesseur des normes langagières ? Civilité et littérature ont ceci de commun qu’elles mettent en scène ce rapport subjectivant au langage qui conduit tout locuteur, potentiellement, à se faire juge des façons de parler de ses pairs. A la fin du siècle, la question sera d’ailleurs explicitement posée, par le biais des interrogations des moralistes sur l’idiosyncrasie.

Paradoxalement, alors que les exigences de « pureté » se sont accentuées, conduisant Racine à ne plus oser proposer de texte au public autrement que relu par le censeur Bouhours, la transmission visible, par le biais du langage, d'un rapport privé à l'idiome est de plus en plus reconnue comme étant l'une des caractéristiques de l'expression littéraire.

2. L'extériorité de la langue

A rebours de ce mouvement de « subjectivation » croissante du rapport à la langue que l'on peut observer au fil du XVIIe siècle, un autre courant de description de la langue met en place, de son côté, un ensemble de structures objectivantes qui, paradoxalement, installent une direction contraire. Si nous nous intéressons à présent, après celui de l'anomie, au pôle de la norme, non plus à l'innovation, mais à la conservation, nous remarquerons, avec la plupart des commentateurs, que le XVIIe siècle peut assez justement être décrit comme le siècle où une certaine norme descriptive du français a commencé à être caractérisée de façon indépendante des usages.

Outre la grammaire de Maupas (1607), en laquelle beaucoup voient la grammaire fondatrice du XVIIe siècle, c’est sans doute la Grammaire de Port-Royal (1660), dans la confrontation directe qu’elle met en scène entre certaines observations de Vaugelas (à propos de l’article, par exemple), et des cadres formels hérités de la grammaire latine, qui a modifié le plus les rapports entre anomie et norme posés à l'initiale comme constitutifs de la représentation d'une langue vivante. En s’affranchissant de toute idée de « bien parler », de toute considération esthétique, de toute référence, même, au locuteur, la Grammaire de Port-Royal s’est faite méthode rationnelle d’explication de certains phénomènes lus comme s’ils appartenaient à une langue morte. Historiquement d’ailleurs, cette grammaire n’est rien d’autre que l’extrapolation au français d’une méthodologie de la description expérimentée d’abord sur le latin. On peut presque aller jusqu’à dire que la Grammaire a accompli ce geste tant soit peu sacrilège d'appliquer à un idiome vivant les normes descriptives de la grammatica d'une langue morte. Si elle se veut « art de parler », c’est essentiellement dans la mesure où il existe parallèlement un « art de penser » qui est du ressort de la logique : il ne s’agit nullement d’adopter le point de vue du sujet parlant – bien plutôt de considérer que la parole est un phénomène universel.

Certes, la Grammaire de Port-Royal ne fait pas appel aux normes

sociolinguistiques, génériques ou esthétiques. Mais elle leur substitue une normativité

plus subtile, plus difficile à déceler, et qui tient au caractère potentiellement normatif de

toute description, de toute explication. Et il serait bien naïf d’imaginer que cette

normativité est dépourvue d’incidence subjective. Il faut tout d’abord compter avec cet

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élément de clôture, qu’une description un peu organisée de la langue apporte aux relations qu’un locuteur est susceptible d’entretenir avec elle. En soumettant le français à l’exercice de l’analyse rationnelle, comme s’il s’agissait d’une langue morte, entièrement grammaticale, la Grammaire de Port-Royal retirait d’une certaine façon aux locuteurs une part de leur maîtrise du dire. En mettant l’accent sur la dimension cognitive des phénomènes grammaticaux, dimension qui sera bien relevée par Chomsky, elle amène le lecteur à se figurer que s'articule quelque part en dehors de lui, dans un espace qui n'est pas vraiment en mesure d'être affecté par son usage privé, une dimension de la langue qui constitue, en elle-même, une valeur. Un « sujet » souterrain de la langue apparaît, qui rend du coup problématique la possibilité de s'ériger soi- même en sujet dans la langue.

Mais on peut aussi estimer que l’analyse rationnelle est une autre de ces formes d’introspection qui amènent à entrer dans un contact plus intime avec la langue. Et ici, il faut sans doute réserver la place qui lui revient à la dimension pédagogique de la Grammaire de Port-Royal, dimension qui s’appuie sans conteste sur une méthodologie innovante. Le jeune lecteur de la Grammaire n’est plus persuadé d’apprendre des listes de formes et des classements : il est invité à pénétrer dans les arcanes mêmes de la langue, par le biais de l’intelligence de ses mécanismes. A ce titre, le dévoilement d’une structure seconde, relativement cachée, et qui permet de comprendre la raison d’être des physionomies apparentes, comme dans l’explication que donne la Grammaire des phénomènes de détermination, peut être considéré comme une autre forme d’appropriation, d’appropriation par la raison, pour ainsi dire.

Dans les années 70, à la suite des travaux de Michel Foucault, de Roland Barthes ou de Louis Marin, l’accent a beaucoup été mis sur l’aspect d'objectivation des savoirs, de construction d'epistémè, que comporte le XVIIe siècle. L’intérêt pour les questions de langue a été vu alors comme représentatif de ce désir d’objectivation, en tant que son fonctionnement sémiotique en fait l’emblème d’une structure objectivante. Pour autant,on ne doit pas négliger la dimension d’appropriation subjective que comporte cette mise en savoirs. Il est possible d’avancer qu’une certaine forme du

« subjectivisme » qui caractérisait l'esthétique de Balzac a survécu à la transformation du baroque en classicisme et à la popularisation des formes du « bien dire ».

Simplement, une partie de ce qui a été décrit comme les qualités du locuteur idéal de la langue dans les années 1660-1670, va graduellement se retrouver déplacée, retirée de l'espace de l'énonciation vers celui de l'énoncé, et progressivement assimilée à des caractères de langue. Dans l'idée de « génie de la langue », si présente à la toute fin du XVIIe siècle, on retrouve, enserrés dans des contours en lesquels on se plaît à reconnaître des faits de grammaire, quelques-uns des traits fondamentaux de l'elocutio de la génération précédente, - laquelle n'était au départ qu'un avatar de l' « éloquence » du tout début du siècle. Ainsi, on peut dire que l'une des voies par lesquelles le subjectivisme baroque du premier XVIIe siècle s'est réalisé, quelque cinquante ans plus tard, c'est l'objectivation d'un rapport à la langue qui, graduellement, s'est transformé en principe d'identification.

3. La place de l’idéalisation

Pour aborder la problématique de l'identité et de l'identification au XVIIe siècle

autrement qu’en faisant référence à une quelconque adhésion à un rationalisme qui,

d'emblée, aurait eu force de conviction, il paraît donc indispensable de s’interroger sur

ce qui, en matière de langage, contribue à faire se rejoindre l’objectivation des

descriptions et la subjectivation des usages, - et à transformer ainsi l’expérience

individuelle en valeur culturelle.

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D’un côté, la formation discursive créée par les remarqueurs dans la seconde moitié du XVIIe siècle s’est conjuguée à une certaine pratique littéraire invitant le locuteur (locuteur lecteur, locuteur écrivant) à effectuer un retour sur soi, sur les formes de langage qu'il utilise, sur la propension de ces formes à exprimer véritablement ce qu'on « veut dire » ; de l’autre, l’exercice auquel se sont livrées certaines grammaires d’entrer plus avant dans la rationalité de la langue a abouti à créer l’image d'une possible grammatica du français sans rapport obligatoire avec les conditions de l'usage.

Le concept de "génie de la langue" porte l'ambiguïté de ce caractère à la fois subjectif et objectif : il contient à la fois l'essence de la descriptibilité de la langue et les principes de son appropriation possible. Le débat entre les analogistes et le anomalistes au XVIIe siècle est le reflet de cette ambiguïté : depuis la valorisation de l' « élégance », consubstantielle au travail de Vaugelas (qui suivait en cela le modèle italien de Valla) jusqu'aux remarqueurs de la fin du siècle comme Andry de Boisregard, on peut continuer à lire l’histoire d’un choix qui est celui de ne pas tout soumettre, dans les questions de langue, à l'empire de la raison.

C'est ainsi que la langue a pu devenir un authentique objet de désir. Par son extériorité exposée à la possible appropriation subjective, elle entre dans le jeu d’un

« désir triangulaire », et peut fonder l'identification. Il est frappant à cet égard de constater comment les remarqueurs « jouent » une catégorie de population contre l'autre, n'hésitant à recourir très explicitement aux phénomènes d'identification. Beaucoup des libelles du Père Bouhours s'adressent ainsi à des « dames de province » qui n'auraient pas le loisir de venir à Paris, et auprès desquels il peut sembler relativement aisé d'entretenir la flamme d'un idéal. Tout comme l’initiative de Vaugelas s’était nourrie de sa situation initiale de marginalité provinciale (ce sera également la situation de Renan), le travail des remarqueurs croît sur le terreau d’une insécurité linguistique renforcée par la conscience que les phénomènes d’identification occupent une place décisive dans la société.

Au total, nous ne sommes pas loin de penser que l’association de ces courants divers a peut-être produit, vis à vis des locuteurs cultivés de la fin du XVIIe siècle l'effet d'une injonction paradoxale, injonction à être sujets dans la langue, et à s'effacer devant l'espace que nous continuerons à décrire avec Agamben comme étant celui de la norme, espace de facticité et d'extériorité inatteignable. Se sont trouvées ainsi mises en place les conditions d'un redoutable double bind, pour reprendre une terminologie des modernes théories de la communication (Watzlawick 1972).

Cette forme spécifique d'aliénation, qui construit la physionomie d'un Autre enfermé dans une forme, est susceptible de fabriquer du consensus – consensus dans les représentations - mais elle constitue aussi le gage d'un dépassement des conditionnements socio-culturels. En déplaçant vers la langue des problématiques rhétoriques, les remarqueurs ont d'une certaine manière ôté à la parole ce qu'elle avait de spécifiquement collectif pour attirer l'attention sur le point de vue du locuteur. Nul doute qu'ils n'aient considérablement personnalisé le rapport à la langue, créant, dans l'espace de l'idéalisation, les conditions d'une sortie de la cartographie des variations.

Socioliguistique avant l'heure, enregistrement scrupuleux de l'usage préférant le fait à la théorie, le travail des remarqueurs est aussi le témoin d’un dépassement du réel de la langue dans la seconde structure de l'idéalisation. Il a entretenu chez les locuteurs la flamme de l'attraction vers des formes langagières étrangères et néanmoins intimes.

Dans ses Remarques, Vaugelas a dessiné les contours d'un territoire d’identification –

identification par échange et par idéalisation – qui était susceptible de tirer l’individu

hors de ses déterminations initiales. Il est possible que le succès de cette entreprise ait

eu une signification politique : celle de restaurer dans le souci de la langue une

dimension collective oblitérée dans la vie politique réelle. W. Benett et H. Merlin,

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chacune à leur manière, ont montré le rôle décisif du public, dans l'entreprise des remarqueurs.

On en veut pour preuve le phénomène significatif des disputes, querelles, polémiques, dont le XVIIe siècle nous a livré comme un long palimpseste, affrontements autour d'impossibles normes qui ne sont chaque fois que le reflet d'imaginaires soudain réactivés, d'insatisfactions, d'idéalisations, de rêves formels, riches chaque fois de leurs propres dynamiques bien plus que de ce qu'ils aspirent vainement à embrasser - la langue. Dans le phénomène de la querelle, la subjectivité est bien évidemment activée, puisque d'une certaine manière toute querelle stimule le narcissisme ; mais la dimension d'extériorité de l'objet se trouve également mise en avant, puisqu'on ne se querelle, fondamentalement, que sur ce sur quoi l'on est d'accord.

Toute querelle suppose terrain de querelle, qui est aussi terrain d'entente, espace momentané d'un collectif auquel on prend plaisir adhérer.

Conclusion

Pour conclure sur ces propositions qui demanderaient bien évidemment à être davantage développées, disons que le propos essentiel de cet article a été de mettre l’accent sur le rôle joué par les espaces de ce que nous appellerions de la « subjectivité transformée » - espace du commentaire méta- et épilinguistique, espace littéraire, espace de la civilité – dans la création des réseaux d’identification.

A vrai dire, à essayer de regarder le XVIIe siècle de manière détachée des prismes que nous ont transmis tant le XVIIIe siècle rationaliste que le XIXe siècle culturaliste, il semble que le XVIIe siècle révèle une gestion des phénomènes de focalisation beaucoup moins rigide qu'on n'a pu le croire. On sait mieux aujourd’hui que, dans la réalité, le XVIIe siècle n’a pas été le siècle de diffusion massive du standard que l'on a pu s'imaginer. De nombreux témoignages font état de la persistance des patois, dialectes et langues régionales entre 1660 et 1700. Il semble donc qu'il y ait un décalage énorme entre le discours tenu sur la langue, celui d'un Charpentier ou d'un Bouhours, et la réalité linguistique. C'est ainsi qu'une place centrale doit être accordée à l'idéalisation comme pouvoir de travestissement dans les représentations.

En s'appuyant sur les outils théoriques forgés par Milroy 1987 et Le Page et Tabouret-Keller 1985, on peut mettre en évidence, à la fin du XVIIe siècle, l'existence, au sein des groupes, de réseaux sociaux denses, ainsi que la présence évidente dans la communauté d'un groupe de prestige (les Académiciens, considérés d’ailleurs non pas tant en tant qu’institution qu’en tant que sujets parlants). Tout ceci explique, qu’en l’absence d’un concept de norme clairement repérable (Merlin-Kajman 2004), on soit parvenu malgré tout à une homogénéisation, non pas peut-être de la langue, mais du standard.

Pour autant, il semble bien qu'il se soit produit un mouvement de bascule à

l'exacte moitié du siècle, assez précisément, finalement, entre les Remarques de

Vaugelas et la Grammaire de Port-Royal. D'un point de vue sociolinguistique et

politique, ce mouvement correspond très certainement à un déplacement des zones et

des instances en lesquelles s'effectue le changement linguistique. Un paramètre

politique important, par exemple, est sans doute le passage d'un régime de monarchie

tempérée, celui des Valois, à un régime de centralisation progressive, et d'autoritarisme

croissant. L'une des conséquences majeures en aura été que, pour ce qui est des

questions de maniement de la langue, la juridiction normative du « Palais » s’est trouvée

considérablement limitée. A l'inverse, l'instance qui prend tout d'un coup de

l'importance, et tend à s'auto-ériger en arbitre des questions de langue, est le monde. Un

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monde encore assez flottant et dispersé en 1650, et qui se focalisera petit à petit sous l'influence de Louis XIV en cour.

Or, quelle est la caractéristique du monde ? C'est qu'il s'agit d'un espace social régi par la civilité, les interactions personnelles. Avec le monde, tel qu'il peut être décrit entre les salons de Madame de Scudéry et la fixation progressive du régime de cour, on a affaire à une dynamique des échanges langagiers et des représentations qui s'appuie beaucoup sur les phénomènes d'identification. Les questions d'appartenance sont effacées au profit d'une valorisation de l'altérité par la politesse. L'idéalisation linguistique rejoint ici l'idéalisation sociale. Il s'agit d'évoluer dans un espace construit.

Par là, le développement de la société, en cette charnière du siècle, rejoint le mouvement de subjectivation du langage qu'on avait observé dans le premier XVIIe siècle.

Si nous avons souhaité revenir sur cette période charnière qui, selon nous, fait passer d'une sensibilité « maniériste » à la langue à la valorisation d'un idéal indivis, partagé (le rêve de création d'une langue littéraire commune vers 1670), c'est pour remettre en valeur le rôle joué, dans ce qu'on appelle le « classicisme » linguistique, par un courant subjectiviste qui, d'une certaine manière, constitue peut-être une certaine forme d’héritage de Montaigne au XVIIe siècle. Nous émettons ici l'hypothèse que le partage étendu de ce subjectivisme a joué un rôle décisif dans les processus d'identification.

Pour en revenir aux propos d'Agamben cités en ouverture, par conséquent, nous pouvons dire que les années 1620-1670 ont certainement constitué, dans l'histoire du français, un moment où les rapports entre anomie et norme, entre innovation et conservation, ont subi un infléchissement décisif. Vaugelas a été le premier à thématiser explicitement l'infléchissement de ces rapports, en refusant que, désormais, on se contente d'associer la dimension anomale à l'initiative individuelle. En objectivant l'anomie, il met en cause l'autorité privée que s'étaient accordée la génération précédente, de Coeffeteau et de Malherbe. Pour autant, Vaugelas ne dessine pas non plus les contours d'une norme représentable de manière objective et séparée des conditions de l'usage : bien plutôt, il travaille à faire se rejoindre anomie objectivée et norme subjectivée dans un espace à vrai dire assez malaisé où celles-ci entrent en tension. Clairement, cette position n'était pas tenable longtemps : elle ne faisait que marquer le point de départ d'une évolution radicale. A la génération suivante, les commentateurs de Vaugelas n'auront de cesse de faire bouger le dispositif sur un point ou sur un autre, de manière à ce qu'une représentation objective de ces rapports se dégage mieux. Dans les années 1670, plusieurs créent les conditions d'une focalisation sur l'idéal. Mais à mon sens, cette focalisation n'est pas objectivée. Il faudra attendre la diffusion réelle de la grammaire, dans les premières décennies du XVIIIe siècle, puis la politique linguistique de la Révolution, pour que la question de la représentation de la langue sorte des questions d'identification.

Bibliographie

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Références

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