Gilles Siouffi, « Langue française et questions d’identité : quelques propositions sur le XVIIe siècle », French Language and Questions of Identity, éd. W. Ayres-Bennett et Mari C.
Jones, Cambridge University Press, 2007, p. 14-23.
Langue française et questions d'identité : quelques propositions sur le XVIIe siècle
Une citation d'Agamben figurant dans le récent livre d'Hélène Merlin-Kajman (Merlin-Kajman 2003)pourrait servir d'exergue au propos qui sera le nôtre ici :
« On peut considérer toute langue comme un champ traversé par deux forces contraires ; l'une poussant à l'innovation, à la transformation, l'autre à l'invariance, à la conservation. La première correspond dans la langue à une zone d'anomie, la seconde à la norme grammaticale. Le point de rencontre des deux courants est le sujet parlant, comme auctor chez qui se décide à chaque fois ce qui peut se dire et ce qui ne peut se dire, le dicible et non-dicible d'une langue. Quand, dans le sujet, le lien tendu entre norme et anomie, dicible et non-dicible se rompt, la langue meurt, et l'on prend conscience d'une nouvelle identité linguistique. » (Merlin-Kajman 2003 : 384).
Agamben en tire l'idée que ce qui caractérise une langue morte est que, par conséquent, on ne peut y opposer norme et anomie, innovation et conservation. « En elle, ajoute-t-il, il est impossible d'assigner la position de sujet ». L’histoire du latin se caractérise par exemple par ce moment où, la part normée, celle que Dante a nommée grammatica, s'étant détachée de la part anomique, celle-ci a donné naissance aux langues vulgaires romanes.
Il est possible de faire l’hypothèse que les questions d’identité sont centrales dans les moments de changement, les moments mystérieux et difficiles à décrire où la variation synchronique devient variation diachronique et où ce qui a un temps été considéré comme norme n’est plus perçu que comme un usage obsolète. Peut-être ces moments sont-ils précisément ceux où le statut d’auctor du sujet dans la langue change, et où il devient donc nécessaire, pour s’expliquer ce changement, de confronter problématique de la subjectivité et identités collectives.
Cette hypothèse générale formulée, nous pouvons peut-être émettre quelques propositions sur l’histoire linguistique du XVIIe siècle français vue sous cet aspect.
C'est un point sur lequel s'entendent aujourd'hui la plupart des historiens que d'estimer que le XVIIe siècle ne peut plus être décrit, comme cela a été fait au XIXe siècle et encore au XXe siècle, comme le siècle de construction d'une langue unifiée associée de manière volontariste à la mise en place d'une identité nationale. Cette lecture se fondait sur une méconnaissance de la réalité dialectale et variationnelle d'une part, et sur une interprétation abusive de l'intérêt du pouvoir pour les questions de langue d’autre part.
Si le XVIIe siècle n'est sans doute pas le siècle décisif qu'on a cru dans la normalisation
institutionnelle de la langue, il représente néanmoins un moment où, pour reprendre les
termes d'Agamben, les liens entre anomie et norme, entre innovation et conservation,
ont été repensés de manière radicalement neuve, et ce, de façon à ce que la
problématique du sujet parlant se retrouve véritablement, comme le dit Agamben, à la
croisée des chemins. Alors que la grammatica du latin s'éloigne de manière irréversible
dans le « tout-clos » d'une langue désormais morte, l'anomie des usages est pour la
première fois véritablement pensée, mais pensée en des termes qui entendent ne pas en
rester au simple enregistrement, à la simple constatation, ou soumission devant
l'existant.
S'interroger sur les rapports entre « langue française » et questions d'identité au XVIIe siècle, c'est donc nécessairement admettre le déplacement constant, significatif, mais non fatalement linéaire, de la place d’auctor du sujet dans la langue. Dans cette communication, nous essaierons de montrer que le XVIIe siècle a installé une tension entre deux manières de considérer la langue : une manière « subjectivante », pour ainsi dire, qui s’appuie sur la légitimation d’une appropriation des usages, par la création, sinon de nouvelles normes, du moins de nouvelles tendances,de nouveaux goûts, de nouveaux « styles » ; et une manière « objectivante », motivée par un indiscutable attrait pour ce que S. Auroux a appelé la « facticité » du langage (Auroux 1998), et propice à engendrer une idéalisation de la description. Il n’est pas douteux que cette tension n’ait amené l’installation d'un rapport ambigu à la langue, cette facticité s'étant trouvée de manière assez neuve et assez unique articulée avec la subjectivité du sujet parlant, entraînant la norme perçue à jouer un rôle dans la représentation de soi. Il en a résulté des phénomènes d'identification, de focalisation, qui ont certainement dépassé l'adhésion à un code et à sa description rationalisée. Nous ferons l'hypothèse qu'à la fin du XVIIe siècle, les locuteurs se sont trouvés pris dans le piège d'une double représentation de leur idiome qui l'a fait apparaître, d'un côté comme un monde éloigné, régi par des règles sur lesquelles on ne peut avoir de prise, d'un autre côté comme une sorte de propriété intime, territoire d'exercice de la sensibilité et du jugement.
1. La montée de l'appropriation subjective
Dans plusieurs travaux récents (dont on trouvera une synthèse dans Merlin- Kajman 2003), Hélène Merlin-Kajman montre comment l’intérêt pour les questions de langue dans la première partie du siècle trouve une bonne part de sa source dans le discrédit dont a fait l’objet une pratique de l'éloquence politique accusée d'avoir attisé les querelles des toutes récentes guerres de religion. A la charnière des deux siècles, la réflexion rhétorique se détourne de sa motivation originelle, à savoir l'engagement privé des sujets dans les affaires publiques, pour se consacrer à des questions infiniment plus formelles, qui touchent à la dimension de l’élocution. Insensiblement, les questions de langue en viennent à être soumises au partage subjectif alors que, foncièrement, comme le montre H. Merlin-Kajman, ce mouvement peut être interprété comme une manière de dédommagement face à la confiscation subtile de la parole par le pouvoir qui s’effectue alors au profit d'une monarchie silencieuse.
Ce partage subjectivant des questions de langage s’observe de plusieurs manières. En 1627, éclate une polémique autour des Lettres de Guez de Balzac (parues en 1624). Pour la première fois, un écrivain ose courir le risque d'un langage « privé », d'un langage qui le signe, dans une mise en scène théâtrale du moi dans le langage qui a valu à son auteur le surnom de« Narcisse » (Merlin-Kajman 2000). Un goût exacerbé de l'élocution débouche sur une valorisation maniériste des idiosyncrasies linguistiques.
Une anomie nouvelle se met en place, qui fait de la langue le théâtre d’un affrontement des subjectivités. Un terme synthétise cette appropriation nouvelle des formes de langage : celui de « parler », sur lequel on forme des locutions : « parler Balzac »,
« parler Nerveze »... Cette polémique illustre bien la manière dont la scène littéraire a pu se faire le lieu privilégié de ce nouveau rapport au langage. Si polémique il y a eu, c’est avant tout à cause du caractère subjectiviste de ce rapport au langage.
Second moment : les Remarques sur la langue française de Vaugelas (1647). Ce
texte fondateur a été interprété de bien des manières : faut-il y voir l’acte de naissance
d’une norme désormais explicitée ? L’œuvre audacieuse d’un sociolinguiste avant
l'heure ? A vrai dire, un examen plus attentif du texte révèle une attitude infiniment
moins normative que l'appel postérieur à l'autorité de Vaugelas a bien voulu le faire
croire, tout comme une attention dépourvue de préjugé au « fait de langue », qui fait du système de fiches que représentent les Remarques un véritable observatoire de la variation synchronique à l’époque.
Mais les Remarques peuvent aussi être vues aussi comme un moment décisif dans l'installation d'un espace collectif subjectif autour de la langue. En créant chez son lecteur les conditions d'une manière d'introspection linguistique qui l’invite à confronter l'expérience de l'énonciation et l'extériorité à la fois décevante et fascinante des formes attestées, Vaugelas active le sentiment de la langue de ses lecteurs, et contribue à faire de la langue un objet indivis, à la mettre à disposition. Son refus fréquent de trancher, d’ailleurs, correspond à cette valorisation inattendue de la subjectivité : ce qui compte, ce n’est pas ce qui est décidable objectivement, c’est l’espace de discussion ainsi créé.
Au-delà des effets normatifs de son entreprise, Vaugelas a initié une manière de pratique interactive propre à créer des phénomènes d'identification, des identités collectives, des lignes de partage dans le sentiment de la langue. Son travail, on le sait, a immédiatement engendré un vaste corpus de commentaires. Wendy Ayres-Bennett a montré que Vaugelas avait véritablement créé un genre (Ayres-Bennett 2002), et un colloque récent
1s’est attaché à étudier toutes les futures transformations de ce genre dans l’histoire, entre journalisme grammatical et forums de discussion.
De ce genre ou de cette "formation discursive"
2, l’une des principales caractéristiques est la valorisation significative de la compétence du locuteur, synthétisée parfois sous le nom emblématique d' « oreille ». L’ « oreille » est certes une dimension individuelle du sentiment de la langue, mais aussi un foyer d'identification.
L’ « oreille », c’est celle des femmes, du Roi, ou de certains écrivains dont Chapelain dresse en 1662 une instructive liste (Chapelain 1936 : 342-364), au moment de rassembler pour Colbert les forces susceptibles de produire des panégyriques ou des récits historiques. Le locuteur n’est pas censé s'incliner devant une norme qui serait descriptible indépendamment de lui, et qui pourrait lui être communiquée en termes objectifs : il est maintenu dans la dynamique de son propre dire. L'imaginaire de la langue, à l’époque classique, est d’abord un imaginaire de la capacité du sujet à parler, à acquérir un langage, à le perfectionner, à le retourner et à le renvoyer comme signe global à la société.
Le travail des remarqueurs est essentiellement fondé sur ce présupposé que la sensibilité individuelle peut se travailler, est susceptible de s'affiner. La pratique cartésienne du « doute » est exploitée en terrain méta- et épilinguistique, comme le montre l’ouvrage de Bouhours portant significativement ce titre (1674). Dans le sillage des problématiques de « goût » qui alimentaient les discussions du premier XVIIe siècle, le second XVIIe siècle valorise les questions d’ « élégance », de « délicatesse », de « je ne sais quoi ». Autant de concepts qui s’efforcent de mettre en mots cette fibre de la perception esthétique privée de la langue, qui se nourrit du dialogue entre appréciations divergentes, et échappe pour finir à toute définition.
Se saisissant d'une entreprise à finalité empirique et toute modeste, celle de Vaugelas, la seconde moitié du XVIIe siècle en est donc venue à construire un espace inédit et remarquablement cohérent dans l'identité linguistique française : celui de ce qu'on pourrait appeler l’ « appropriation subjective dirigée ». Cette appropriation s’est
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VIIe Colloque du GEHLF : "Entre norme et usage : le travail des remarqueurs sur la langue française", Paris, décembre 2000. Actes à paraître aux Presses Universitaires de Rennes.
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