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Le Roman de Renart en bandes dessinées : des ambiguités de l’anthropomorphisme animalier

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Academic year: 2021

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Le Roman de Renart en bandes dessinées : des ambiguités de l’anthropomorphisme animalier

Corinne Denoyelle

To cite this version:

Corinne Denoyelle. Le Roman de Renart en bandes dessinées : des ambiguités de l’anthropomorphisme

animalier. Alain Corbellari; Bernart Ribémont. Le Moyen Âge en Bulles, Infolio, pp.165-179, 2014,

Le Moyen Âge en Bulles. �hal-02552871�

(2)

1 On rappellera néanmoins que le couple de Robin et Lady Marian semble, au moins onomasitiquement, issu du Jeu de Robin de Marion écrit par le trouvère arrageois Adam de la Halle vers 1280, texte antérieur aux pre- mières attestations anglaises du personnage de Robin Hood !

2 Les albums aujourd’hui parus sont au nombre de 21 : Robin Dubois, texte de Bob (Robert) de groot, dessin de turk (= ph. liégeois), puis (dep. le n° 20) m. diaz vizoso et l. borecki, Bruxelles, Le Lombard, 1969-1998 : 1 : Plus on est de fous…, 1979 ; 2 : Le fond de l’air est bête, 1979 ; 3 : Ca va chez vous ?, 1980 ; 4 : Loin du Tyrol, 1980 ; 5 : Dites-le avec des gags, 1981 ; 6 : Merci d’être venu !, 1981 ; 7 : La Promenade des Anglais, 1983 ; 8 : Dur… dur !, 1984 ; 9 : Histoires sans histoires, 1984 ; 10 : Négoce en Écosse, 1985 ; 11 : Ca va pas la tête ?, 1986 ; 12 : Les Jeux sont faits, 1985 ; 13 : T’as de beaux yeux tu sais !, 1986 ; 14 : Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ?, 1986 ; 15 : L’Eldoradingue, 1988 ; 16 : Des « Oh » et des « Bah », 1989; 17 : Tu viens shérif ?, 1996 ; 18 : On se calme !, 1997 ; 19 : Fritz-la-Jungle, 1998 ; 20 : Au bout du rouleau, 2007 ; 21 : La bourse ou l’habit, 2008. Nous indiquerons les références en donnant le numéro du volume et celui de la page.

3 Voir b. de muralt, Lettres sur les Anglois et les François et sur les voiages [1728], éd. ch. gould, Genève, Slatkine Reprints, 1974.

4 Voir les intéressantes interviews d’auteurs recueillies dans le volume Vécu. L’Album du 10

e

Anniversaire, Grenoble, Glénat, 1994.

5 Voir Le Ménestrel de Reims, trad. et comm, par m.-g. grossel, Valenciennes, Presses universitaires, « Parcours », 2002.

6 Cette affirmation n’est plus tout à fait exacte depuis qu’a paru un déplo- rable premier album des aventures de Gastoon (Gaffe au neveu !, scénario de yann et j. léturgie, dessin de s. léturgie, Monaco, Marsu Producitons, 2011), mais le fait est qu’il met en scène non Gaston lui-même mais son improbable neveu, façon détournée de raconter les aventures d’un Gas- ton enfant.

7 le roman de renart en bd : des ambiguïtés de

l’anthropomorphisme animalier

« Dan Renarz qui le secle engigne

1

», blasphémateur, parjure,

voleur, trompeur, menteur, violeur, assassin, la liste de ses

crimes serait longue à égrainer. Avons-nous vraiment envie de

donner à lire à nos jeunes têtes blondes les aventures d’un per-

sonnage qui, dans un autre contexte, serait poursuivi à la fois

par Superman, Batman et Spiderman ? Le problème du Roman

de Renart n’est pas seulement qu’il nous raconte les aventures

d’un hors-la-loi, car, après tout, Zorro, Robin des Bois, voire les

Dalton sont aussi des hors-la-loi, c’est que les délits commis

par Renart ne visent pas à prendre aux riches pour donner

aux pauvres et sont souvent commis avec une telle cruauté,

une telle préméditation agressive qu’on peut difficilement

les justifier. Que cette violence ait eu un impact comique,

c’est évident, mais force est de constater que nos procédés

comiques ont changé depuis le Moyen Âge et que nous ne

ressentons plus la vis comica de ces bastonnades, castrations

et autres mutilations. Certaines scènes sont devenues si cho-

quantes

2

qu’elles ne peuvent être étudiées qu’en laissant de

côté notre sensibilité moderne (qu’on a le droit de considérer

comme de la sensiblerie) : elles sont symptomatiques du fossé

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renart en bandes dessinées corinne denoyelle

qu’elle est déterminée par son public. En examinant trois BD à destination explicite des enfants

3

, nous essayerons de mon- trer comment ces ouvrages ménagent la violence inhérente au récit d’origine, indépendamment de leur qualité et de leur ambition artistique.

La BD nous a habitué à la violence, et nous la considé- rons souvent sans être choqués, voire même avec sympathie.

Si l’on regarde d’un œil neutre les aventures d’Astérix et Obé- lix, on ne peut être que frappés par les tas de soldats romains qui gisent sur le champ de bataille après le passage des héros.

Mais, outre le fait qu’il n’y a jamais la moindre goutte de sang et qu’ils sont encore capables de faire de bons mots malgré leurs blessures, le caractère hyperbolique même de cette vio- lence la rend irréelle et lui enlève tout impact négatif. Plus récemment, dans Lanfeust de Troy, des membres sont tranchés, des personnages sont torturés, le sang gicle en gros traits, mais il faut croire que cela reste dans des limites acceptables car cette série est l’un des gros succès de librairie de ces der- nières années. Sa violence réelle est jugée négligeable sans doute parce que des guérisseurs peuvent soigner les person- nages au fur et à mesure de leurs mésaventures. En tous les cas, elle n’a jamais rencontré les foudres des censeurs

4

. C’est le signe qu’aujourd’hui, la violence de ces ouvrages est accep- table et ce d’autant plus qu’elle est légitimée par une action politique ou par une quête existentielle… Qu’en est-il dans les albums sur le Roman de Renart ?

Dans le Roman de Renart, la violence n’est pas vraiment justifiée par une véritable cause, mais la sympathie que la mise en scène construit envers le personnage principal nous fait accepter son comportement déviant. Dans le roman, le qui nous sépare aujourd’hui

des lecteurs médiévaux du Roman de Renart. Avons-nous vraiment envie de faire lire de telles histoires à nos enfants ? Et pourtant les adaptations modernes de Renart sont tou- jours à destination des plus jeunes. Alors que les aventures de Lancelot et des chevaliers de la Table Ronde peuvent être déclinées sous diverses formes, en albums pour la jeunesse et en romans pour les adultes, que celles de Tristan sont plutôt destinées aux adolescents, Renart, lui, est cantonné au rayon jeunesse des librairies. Revenant discrètement dans les pro- grammes en classe de 5

e

à l’occasion de l’étude du Moyen Âge, les adaptations du Roman de Renart sont, systématiquement, à destination des enfants du primaire. En ce qui concerne la BD, seules deux adaptations se trouvent dans une collection adulte, avec toutes les connotations qu’adulte veut dire. Il s’agit du Roman de Renart dessiné par Max Cabanes sur un scénario de Jean-Claude Forest ( Y fig. 1) et du Polar de Renart de Jean-Louis Hubert et Jean-Gérard Imbar que l’on n’abordera pas dans la présente analyse.

Ainsi paradoxalement, l’un des textes les plus violents de

la littérature médiévale se trouve être celui qui est aujourd’hui

le plus orienté vers le jeune public. Or, qu’elle soit métapho-

risée ou gommée, la violence originelle du récit ne peut pas

disparaître complètement au risque de dénaturer foncière-

ment l’histoire. Il existe donc dans ces adaptations une tension

entre le fond historique du récit et sa forme moderne, telle

fig. 1

(4)

proposées par les autres dessinateurs ne peuvent être qualifiées de médié- vales, la sienne l’identifie nettement à un super héros plus redresseur de torts qu’opportuniste pervers ( Y pl. xx, fig. 2).

Si le personnage de Renart est plutôt construit pour faciliter notre identification à lui, comment alors est présentée la victime ? Pou- vons-nous éprouver de la sympathie pour elle ? Dans la BD d’Astrapi, c’est impossible, Ysengrin, unique victime représentée, est foncièrement anti- pathique, balourd et stupide : il a

bien cherché ce qui lui arrive, d’ailleurs le petit cochon qu’il s’apprêtait à manger rit de lui et même Hermeline ne se rend pas compte de ce qu’a subi son mari. Notons d’ailleurs que les cochons, quoique destinés au repas, semblent tout à la fois avoir une relation quasi filiale à Renart. Ils semblent nettement choisir son parti contre celui d’Ysengrin comme s’ils avaient une opinion sur qui doit les manger ( Y fig. 3). Dans l’adapta- tion de Bruno Heitz, c’est plus délicat car si les victimes sont moins anthropomorphisées, la violence de Renart, qui trans- paraît brutalement dans sa physionomie quand il passe à l’attaque, le rend bien plus effrayant ( Y fig. 4). Dans l’ouvrage de Mathis et Martin, l’équilibre entre les personnages est sub- til. Les barons du roi Noble le Lion sont d’abord antipathiques et ridicules : Tybert le chat est aussi négatif que Renart, qu’il a trompé dans l’épisode de l’andouille. D’ailleurs la proximité personnage de Renart est

continuellement tenaillé par la faim : cette souffrance, décrite dans beaucoup de branches, se trouve à l’origine de la plupart de ses aven- tures. Dans les BD, elle ne se trouve mentionnée que dans quelques épisodes. Ainsi le personnage de Renart dans le magazine Astrapi termine ses histoires par quelques bons repas qui rappellent les banquets des Gaulois d’Uder zo et de Goscinny. Toutefois la faim n’est pas forcément ce qui motive sa conduite. Sa violence peut aussi être justifiée par sa nécessaire défense contre de plus forts que lui, ainsi contre Brun l’ours ou contre Ysengrin dont la force est souvent mise en scène. Mais c’est plutôt le plaisir de jouer un bon tour qui peut l’emporter.

Comme dans le Roman de Renart, il y a une malice inhérente au personnage qui ne se prive jamais d’un mauvais coup quand il a l’occasion d’en jouer un. Cependant, devenant victime à son tour, il présente des faiblesses qui peuvent le rapprocher de nous et nous permettre d’accepter ses légitimes vengeances.

Par ailleurs, la représentation visuelle du personnage importe dans notre relation à lui. La version de Mathis et Martin chez Delcourt insiste à plusieurs reprises sur sa petite taille et sa faiblesse, celle de Bruno Heitz chez Gallimard en fait un per- sonnage visuellement assez neutre, sauf quand il attaque… On peut s’interroger sur l’étrange tenue que le dessinateur Jean- Marie Renard fait porter à son héros dans Astrapi. Si les tenues fig. 3

fig. 4

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renart en bandes dessinées corinne denoyelle

le méchant que l’on craint ou le tas de viande dont on profite : aucun regard ne l’englobe dans une même identification avec le héros de l’histoire. Que penser alors, dans l’adaptation de Mathis et Martin, du sort réservé à Drouineau, le moineau, et à ses enfants et que penser surtout de ce qui arrive aux petits lapins qui servent de fil conducteur au récit ? À la fin du pre- mier tome, en effet le point de vue change dans le roman, on quitte le point de vue de Renart que l’on suivait depuis le début et on se trouve du côté des lapins dont on partage la légitime inquiétude. Au début du tome suivant, le récit du meurtre des enfants de Drouineau est aussi vu à partir de ce que vit leur père. Ces victimes sont peut-être naïves, mais elles ne semblent pas ridicules. Sans aller jusqu’à souhaiter avec le moineau la mort de Renart, on peut constater que jeunes lecteurs se trouvent ici partagés entre deux légitimités. Ils estiment que ce que le renard a fait à Drouineau était vraiment affreux, mais ils sont cependant inquiets de la vengeance qu’il va subir. Cette ambiguïté me semble une réussite de cette adaptation qui se maintient dans un entre-deux intelligent et subtil.

D’une manière générale, l’anthropomorphisation des per- sonnages a à voir avec le regard que l’on porte sur eux. Dans Astrapi, toutes les créatures sont humanisées, même celles qui vont être mangées. Aucune différence n’est faite entre humain et animaux, ils ont la même taille, le même habitat, le même habil- lement et dialoguent ensemble. Rien ne rappelle leur nature animale. La version de Bruno Heitz fait un curieux mélange qui n’est pas très heureux visuellement ( Y fig. 7, p. suivante).

les personnages féminins en particulier semblent une jux- taposition d’éléments hétérogènes, l’habitat de Renard est une drôle de demeure arboricole, qui le rapproche plus d’un physique des deux personnages

les rapproche sur le plan du carac- tère ( Y fig. 5). Brun l’ours est massif, fort, loin d’être aimable.

Quand la peau de son visage lui est arrachée, il apparaît plus comme une créature dangereuse que comme une victime, et sa vio- lence à l’égard des paysans fait peur ( Y pl. xx, fig. 6). La relation avec Ysengrin se complexifie au fur et à mesure de la progression de l’histoire et, celui-ci, présenté comme une brute aveugle au début, devient un peu plus pathé- tique après l’épisode du puits, bien que le mensonge qu’il fait à son fils sur ce qui s’est vraiment passé et la bêtise avec laquelle il se laisse manipuler le rendent peu sympathique. À la fin, il n’est plus que haine pour Renart et son outrance le rend encore nettement antipathique.

Le regard que l’on porte sur les créatures qui se font man-

ger par Renart est plus ambivalent : certes, les poules sont juste

des accessoires, et les petits lecteurs savent bien que les carni-

vores tuent pour se nourrir : selon les histoires qu’ils lisent ou

qu’ils regardent à la télévision, ils sont alternativement parti-

sans de la proie ou du prédateur, du côté de celui qui mange

ou de celui qui est mangé. Toutes les histoires où des carnivores

deviennent végétariens les laissent assez sceptiques. Mais, dans

la plupart de ces histoires, l’autre, qu’il s’agisse de la proie ou

du prédateur est vidé de son statut de personnage. Il n’est que

fig. 5

(6)

principe du bon tour sans que l’on progresse vers un crescendo

5

. Il n’y a pas de progression d’ensemble, si ce n’est que le récit commence et se finit à la cour du roi. Il s’agit d’une succession de branches parallèles que l’on peut lire dans n’importe quel ordre. Dans la BD de Bruno Heitz, la progression est un peu plus visible

6

. L’opposition entre les deux tomes est essentiellement spatiale, cependant la tension entre Renart et Ysengrin, et par conséquent entre Renart et la cour, va en augmentant. C’est dans l’adaptation en trois tomes de Martin et Mathis que l’on voit le plus nettement la construction vers un but

7

. Dans les deux premiers tomes, on trouve aussi une construction par épi- sodes distincts, bien que la cruauté sans scrupule du renard soit petit à petit balancée par une approche plus compassionnelle de ses victimes, en même temps que lui-même est vu progres- sivement comme un personnage plus fragile qui ne réussit pas à tous les coups. Le dernier tome est nettement plus sombre.

Il reprend l’essentiel de la branche I, jusqu’à la mort du héros, mort provisoire puisqu’on découvre, dans un coup de théâtre final qu’il est en réalité toujours vivant et prêt à recommencer ses mauvais coups. Cette fin, tout à fait conforme à l’esprit du roman médiéval (« Renart est mors, Renart est vis »), est le fruit d’une progression linéaire qui transforme Renart en victime, passant par de bien fâcheuses postures. Dans cette dernière adaptation, la violence est moins gratuite, elle s’intègre à un cheminement qui mène le personnage principal à expier les crimes commis. Expiation très ambiguë cependant – puisque le personnage va reprendre ses crimes sitôt le livre refermé – et dont la valeur morale est douteuse dans la mesure où l’acharnement de ses ennemis contre lui lui vaut une certaine compassion du lecteur.

écureuil que d’un renard. Tous les personnages sont habillés, sauf ceux qui sont uniquement destinés à être mangés. Aucune attitude du renard ne renvoie à son animalité. Sa relation aux hommes est ambiguë. Chez Del- court, Renard est le plus souvent bipède, mais il arrive aussi qu’il coure ou rampe. Il se tient plu- tôt à l’écart des hommes. Tous les animaux sont habillés, sauf ceux qui sont domestiqués. Le texte tend vers un anthropo- morphisme assumé des lieux, mais là encore une certaine ambiguïté est maintenue, du moins au début. L’animalité est ainsi maintenue et la violence naturelle qu’elle implique. Les personnages à table en train de manger comme une famille ordinaire.

Par ailleurs, cette violence prend son sens selon la manière

dont elle s’intègre au récit tout entier. Dans Lanfeust que nous

avons déjà mentionné, les souffrances vécues ou infligées par

les personnages sont les étapes nécessaires d’une histoire dont

nul ne doute qu’elle se terminera bien. L’organisation des épi-

sodes dans ces trois adaptations du Roman de Renart est plus

ou moins porteuse de sens et peut mener le lecteur, selon dif-

férentes modalités, vers une justification de la violence. Dans

Astrapi, le projet reste très modeste : le roman est adapté sous

forme de sept épisodes indépendants, tous construits selon le

fig. 7

(7)

renart en bandes dessinées corinne denoyelle

visuelle. Le dessin des coups et blessures est donc essentiel pour amplifier ou diminuer l’impression ressentie.

La violence du récit est amoindrie par les procédés de représentation : des euphémismes visuels viennent masquer la nature réelle de ce qui se passe. Ils peuvent prendre la forme de métonymies : les blessures sont signalées par le symbole traditionnel du bandage, c’est-à-dire qu’elles sont représen- tées telles qu’elles sont déjà soignées ou en voie de guérison.

D’autres procédés renvoient à l’implication : les coups sont don- nés hors-champ, signalés essentiellement par des onomatopées.

D’une manière générale, on trouve peu ou pas de sang, pas de marque de souffrance. La version pour Astrapi est comme on peut s’y attendre la plus douce. Ysengrin concentre toute la violence mais on le voit toujours revenir vivant à la fin de l’épi- sode, blessé parfois, mais toujours soigné. La version de Bruno Heitz, serait celle où les signes de la violence seraient les moins cachés : le sang est visible et accompagne les coupures. Sur le visage écorché de Brun, on peut quasiment voir les traces des muscles mis à vif ( Y pl. xxi, fig. 8). Le visage ébouillanté d’Ysen- grin est marqué par un rose agressif. Cette édition présente donc paradoxalement des images parfois difficilement supportables mais dans un contexte visuel relativement mièvre ou maladroit qui les neutralise et leur enlève tout impact.

Enfin, l’adaptation de Martin et Mathis gomme lar- gement au début les marques de violence : pas de sang, des plaies et des bosses vite guéries. Cependant, la mise en scène crée une ambiance de plus en plus oppressante. La malveillance de Renart en train de préparer ses mauvais coups est symbo- lisée par une ombre noire posée sur son visage, qui masque toute émotion. Inversement, la souffrance de Brun dont la Notre regard sur la violence est plus ou moins indulgent

selon la nature de celle-ci. D’une manière générale, la sexualité est socialement plus condamnée que la violence physique. C’est pourquoi celle-ci est privilégiée dans ces BD à destination des enfants, elle concerne des personnages qui se font battre, frap- per, manger, mais toute la dimension sexuelle du texte source est omise. Seules deux petites allusions dans l’édition de Bruno Heitz rappellent que le héros est aussi un prédateur sexuel : d’une part, le regard appuyé qu’il lance à une Hersant assez court vêtue, d’autre part l’épisode du viol de la louve, symbo- lisé de manière euphémistique par un simple déshabillage. Une relation sexuelle est sous-entendue, mais quoique présente, elle est peut-être difficile à comprendre pour les plus jeunes. Le texte de l’édition Delcourt en dit à la fois plus et moins : le jeune loup, le fils d’Ysengrin, informe son père que Renart a couché avec sa mère et a violenté ses enfants alors qu’Ysengrin était au fond du puits. Cependant, n’ayant aucune traduction visuelle, cette information passe au second plan. On voit aussi lors de l’épisode du siège de Maupertuis, Renart se glisser dans le lit de la reine Fière, mais au moment où il commence à profiter de la tendresse de celle-ci, la lionne se rend compte de l’usur- pation et son honneur reste sauf. Le silence n’est pas total sur la sexualité du personnage – et cela marque une évolution avec la version d’Astrapi qui date des années 70 – , mais elle reste très en deçà des autres délits que commet le personnage. Il est vrai que, à destination des enfants, nous acceptons moins les allusions sexuelles que la violence physique telle que nous la voyons mise en scène sous une forme atténuée.

En effet, l’élément fondamental qui va donner ou non

une impression de violence aux enfants est sa représentation

(8)

toujours peu visible. Le duel de Renart et d’Ysengrin semble se dérouler dans une cathédrale gothique à laquelle des ouver- tures en ogive donnent un éclairage lugubre ( Y pl. xxi, fig. 10).

Dans les deux dernières pages, cette ambiance sanguinolente s’estompe de nouveau mais le rouge réapparaît encore dans la pelisse toujours vivante de Renart, soulignant le lien intrinsèque entre la violence des événements et celle du personnage. La vio- lence masquée du récit éclate implicitement dans l’ambiance visuelle. À la fois visible et gommée, elle crée une tension qui est la grande réussite de cet album.

Ces BD sont donc, comme on s’y attendait, nettement plus douces que le roman médiéval. Écrites pour des enfants, elles adoptent les codes des BD enfantines et utilisent la violence comme un ressort comique en la déréalisant par des procédés hérités de la BD franco-belge. Je voudrais pour finir m’interro- ger cependant sur les ambiguïtés de ces adaptations. D’où vient que le Roman de Renart est désormais compris par notre société comme une lecture enfantine, à l’exception remarquable des deux BD pour adultes que nous avions évoquées au début de notre analyse ? Il y a aujourd’hui, semble-t-il, dans notre concept de la fable animalière l’idée qu’elle est forcément à destination des enfants. D’ailleurs, Cabanes et Forest en gardant sa ver- deur érotique au roman l’ont détaché de son cadre animal. On aurait trouvé certainement terriblement malsain un ouvrage où des animaux seraient vus en train de faire l’amour entre espèces, voire avec des êtres humains : pour maintenir la dimen- sion sexuelle à laquelle ils tenaient, les auteurs ont supprimé la représentation animale.

On est là face à une idéologie stricte qui destine tout récit animalier à un public enfantin, idéologie qui contamine toute peau du visage est arrachée se

marque par un masque écar- late qui éclate comme une tache dans un ensemble en clair- obscur ( Y pl. xx, fig. 6). Seule la pelisse rouge du renard apparaît en contrepoint malgré l’obs- curité dans laquelle baigne la scène. Par ailleurs, le paysage prend un aspect de plus en plus fantastique. Alors que les pre- miers tomes montraient des ouvertures lumineuses vers le ciel, les arbres du dernier tome prennent des dimensions fantas- tiques, écrasent les personnages, dominent les perspectives, bouchent toute échappée. La forêt, qui s’oppose au village humain dans le Roman de Renart devient ici une sorte de domaine irréel, parallèle à l’humanité. On peut même finir par se demander si les animaux ne vivent pas entre les herbes, dans une dimension miniature par rapport à nous, comme le ferait une communauté de lutins… ( Y fig. 9) Quoiqu’il en soit, les arbres dominent, écrasent, et donnent au paysage une dimension souvent inquiétante.

Enfin, la montée vers la violence est traduite par l’évolution de la trame colorée de l’album : l’ambiance verte et en demi- teinte du début de l’histoire devient dans le cours du troisième tome de plus en plus rouge. Alors qu’au début, les seules traces de rouge étaient Renart lui-même, désormais le ciel semble se teinter de sang et remplace la violence physique qui reste

fig. 9

DE NOUVEAU

CETTE

REFERENCE ?

(9)

corinne denoyelle

ces deux jolis romans, au contraire, l’animalité n’a plus aucun sens symbolique (on pourrait raconter la même histoire avec d’autres animaux), à l’instar de ce qui se fait dans la plupart des albums enfantins où les lions dorment tous les jours avec l’agneau : l’animalité est juste une atténuation de ce qui est raconté, elle apporte une distance par rapport au vécu qu’elle euphémise sans aucun symbolisme. La responsabilité en est- elle à Walt Disney qui a imposé des codes de représentation des animaux à destination des enfants ? Les animaux ne sont plus une caricature des travers humains, ils sont devenus de gen- tilles peluches qui servent d’écran pour masquer ce que la vie peut avoir de difficile. Si nous reprenons un exemple de Disney pour illustrer cette impression, on constate dans le Roi lion, que le fond de l’histoire est terrible, mais, intégrée au joli décor de la savane africaine, sa réalité est adoucie, gommée et devient plus supportable pour des enfants. Aujourd’hui, il semble que l’animal ne sert plus à représenter le monde tel qu’il est, il sert à le cacher. La tension que nous avons remarquée dans ces adap- tations du Roman de Renart vient de l’ambiguïté entre le projet initial, le texte source, violent voire complaisant dans la cruauté, et la représentation anthropomorphisée des animaux qui est strictement orientée vers les enfants et qui a pour rôle de mas- quer l’aspect négatif du monde. C’est finalement un coup de force et une réussite de certaines de ces adaptations que de réussir à maintenir dans un contexte qui est facilement mièvre, la violence fondamentale du roman médiéval.

Corinne Denoyelle Université de Toronto la littérature de jeunesse actuelle. Certes, cette impression est

outrée car un auteur comme G. Orwell a prouvé que l’on pou- vait utiliser le principe de la fable animalière pour représenter le monde et ses problématiques actuelles, mais sa Ferme des animaux est déjà ancienne et la situation s’est certainement durcie ces dernières années en même temps que se développait le marché de l’édition enfantine. Il est indéniable que depuis que La Fontaine a écrit ses fables, celles-ci sont plutôt lues par les enfants, malgré l’appauvrissement sémantique complet que cela signale pour ces petits bijoux de poésie et de finesse.

D’où vient cette spécialisation enfantine de la représen-

tation anthropomorphique des animaux ? Au XIX

e

, les premiers

ouvrages pour les enfants peuvent mêler animaux et humains

mais sans enlever aux animaux leur dimension animale que

l’on pense aux Mémoires d’un Âne de la Comtesse de Ségur,

ou au Vilain petit canard d’Andersen. Lewis Caroll, Collodi pré-

sentent des mondes complètement fantaisistes dans lesquels

des créatures de toutes natures se côtoient dans une même

irréalité. Dans Pinocchio, les animaux ne sont pas gentils. Les

enfants transformés en âne sont d’affreux garnements, le chat

et le renard sont des êtres malfaisants. Même la fée bleue qui

peut se transformer en animal n’est pas tout le temps bien-

faisante. Le Livre de la Jungle de Kipling reste très violent et

n’idéalise pas le monde animal. Pierre Lapin de Beatrix Potter

ou le Vent dans les Saules de Kenneth Grahame seraient peut-

être les premières œuvres à inventer des animaux reproduisant

en miniature une société humaine. Mais la différence est essen-

tielle avec ce que nous avons dans le Roman de Renart où la

transposition animale est d’abord caricaturale et représente les

humains sous leur face négative et dans leurs défauts. Dans

(10)

8 beaux inconnus et fiers baisers (la quête de l’oiseau du temps et garulfo)

Autant Nathalie Ferlut donne du Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu une superbe translation

1

, autant La Quête de l’oiseau du temps et Garulfo sont des BD dont le rapport à ce roman médiéval peut sembler ténu ; sans compter que leur rappro- chement peut de surcroît paraître étonnant, tant sur le plan de l’époque de parution, du style et du genre. En effet, la Quête, après une lente élaboration dans les années 1970

2

, marque l’avènement de l’heroic fantasy dans la BD française dans les années 1980

3

. C’est une BD violente et sexuée destinée aux adolescents et jeunes adultes ; lors de la décennie suivante, la série Garulfo

4

s’ancre dans l’univers du conte, ce qui semble en faire une lecture pour enfants ; mais, très « écrite » et pétrie de références culturelles, elle vise également un public plus mûr. Pour autant, ces deux BD méritent d’être lues en paral- lèle : leurs univers respectifs sont médiévalisants ; la fantasy, évidente dans la première, n’est pas étrangère à l’autre ; cer- taines structures narratives inspirées du jeu de rôle y sont décelables

5

; elles partagent une construction scénaristique élaborée, un sens délicieux du comique et de la dérision ; enfin, de tome en tome, on y assiste à la progression des scé- naristes et dessinateurs dans la maîtrise de leur art. Quant

1 Le Roman de Renart, branche Ia, vers 1873, éd. j. dufournet, Paris, Garnier- Flammarion, 1985. Traduction de Dufournet : « Sire Renart, l’universel trompeur »

2 Nous pensons tout particulièrement à la fin de la branche 1, le combat sans doute comique entre Hersant et Hermeline. Notons que cette scène n’est jamais représentée dans les adaptations pour la jeunesse, pour autant que je le sache.

3 j.-m. renard (dessin), J. cohen (scénario), Le Roman de Renart, paru dans Astrapi, Bayard Presse, en 1980. b. heitz, Le Roman de Renart, (Ysengrin;

Sur les Chemins), Paris, Gallimard Jeunesse, 2007 et 2008. T. martin ( dessin), j.-m. mathis (scénario), Le Roman de Renart (Les Jambons d’Ysen- grin ; Le Puits ; Le Jugement de Renart), Paris, Delcourt Jeunesse, 2007-2009.

4 Alors qu’une autre série des mêmes auteurs, les Feux d’Askell a eu des pro- blèmes en raison de la représentation des femmes un peu trop érotique.

5 La trêve du roi Noble, Renart, Ysengrin et la Jument ; Renart et les moines (Renart et le loup Primaut) ; Le puits ; Renart et les anguilles ; La pêche à la queue ; Les jambons d’Ysengrin ; Renart Teinturier ; Renart ménestrel ; Renart médecin.

6 Dans le premier tome, Ysengrin : Présentation ; Les bacons d’Ysengrin ; Les anguilles, la pêche à la queue ; Épilogue (le « viol » d’Hersent). Dans le deu- xième tome, Sur les chemins : Décision de Renart de partir en pèlerinage ; l’andouille ; Pinçart (la grue), le batelier ; Brun (envoyé en émissaire du roi) ; Le puits ; Épilogue (Renart médecin).

7 Le premier tome, intitulé les Jambons d’Ysengrin comprend les épisodes

des anguilles, la pêche à la queue ; le partage de l’andouille ; les jam-

bons d’Ysengrin ; Primault et le lardier du vilain ; Renart et Primault à la

foire ; Épilogue (les lapins). Le deuxième tome, Le puits : Les enfants de

Drouineau ; Le puits : Renart chez les hommes ; Le puits : Ysengrin et les

hommes ; La vengeance de Drouineau ; Renart et Brun l’ours ; Épilogue

(les lapins) la trêve du roi. Troisième tome Le jugement de Renart : Renart

et Tybert ; La capture de Renart (le siège de Maupertuis) ; Le trésor de

Renart ; Le jugement de Renart ; Le combat de Renart et d’Ysengrin ;

Épilogue (les lapins) Renart déguisé en moine.

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