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Résumé

Dans ses Salons, Diderot indique que le portrait peut être jugé soit en fonction de sa ressemblance avec le modèle, soit en fonction de sa réussite esthétique. À partir d’exemples empruntés à Gautier, Banville, Zola, Apollinaire ou Valéry, on montre que cette double exigence traverse toute la réflexion des critiques d’art sur leur propre portrait.

Abstract

In his Salons, Diderot wrote that the portrait can be rated either regarding to its resemblance with its model, or according to its aesthetic achievement. By studying texts written by Gautier, Banville, Zola, Apollinaire and Valéry, we demonstrate that this double specification can be found all over the reflection of art critics about their own portrait.

Nausicaa D

ewez

« … il faut qu’un portrait soit ressemblant pour moi, et bien peint pour la postérité »

Le critique d’art face à son portrait

Pour citer cet article :

Nausicaa Dewez, « “... il faut qu’un portrait soit ressemblant pour moi, et bien peint pour la postérité”. Le critique d’art face à son portrait », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 2, « Iconographies de l’écrivain », s. dir. Nausicaa Dewez & David Martens, mai 2009, pp. 41-57.

http://www.uclouvain.be/sites/interferences

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« … 

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portrait

Parmi tous les genres picturaux, le portrait présente cette spécificité de retenir l’attention autant, si ce n’est plus, pour le sujet qu’il représente que pour ses qualités d’exécution. Entre document historique et œuvre d’art, son statut est passablement trouble.

Dans le Salon de 1763, Diderot résume les termes d’une querelle née de cette ambiguïté :

Il s’est élevé ici une contestation singulière entre les artistes et les gens du monde. Ceux-ci ont prétendu que le mérite principal d’un portrait était de res- sembler ; les artistes, que c’était d’être bien dessiné et bien peint. Eh que nous importe disaient ceux-ci, que les Vandeick ressemblent ou ne ressemblent pas ? En sont-ils moins à nos yeux des chefs-d’œuvre ? Le mérite de ressembler est passager ; c’est celui du pinceau qui émerveille dans le moment, et qui éternise l’ouvrage. C’est une chose bien douce pour nous, leur a-t-on répondu, que de retrouver sur la toile l’image vraie de nos pères, de nos mères, de nos enfants, de ceux qui ont été les bienfaiteurs du genre humain, et que nous regrettons.

Quelle a été la première origine de la peinture et de la sculpture ? ce fut une jeune fille qui suivit avec un morceau de charbon, les contours de la tête de son amant dont l’ombre était projetée sur un mur éclairé. Entre deux portraits, l’un de Henri quatre mal peint, mais ressemblant ; et l’autre d’un faquin de concussionnaire ou d’un sot auteur, peint à miracle, quel est celui que vous choisirez ? Qu’est-ce qui attache vos regards sur un buste de Marc Aurele ou de Trajan, de Seneque ou de Ciceron ? Est-ce le mérite du ciseau de l’artiste ou l’admiration de l’homme ?

D’où je conclus avec vous qu’il faut qu’un portrait soit ressemblant pour moi, et bien peint pour la postérité.

Ce qu’il y a de certain, c’est que rien n’est plus rare qu’un beau pinceau, plus commun qu’un barbouilleur qui fait ressembler, et que quand l’homme n’est plus, nous supposons la ressemblance.1

Le différend oppose les peintres et les « gens du monde », c’est-à-dire les artistes et les spectateurs, ou encore les portraitistes et leurs modèles ou commandi- taires, chaque groupe soutenant une conception différente du portrait.

Le désaccord porte sur la définition même de l’art du portrait. Pour les pein- tres, il est avant tout œuvre d’art et doit, à ce titre, chercher d’abord à être une ex- pression du Beau. Finalement, le fait que cette peinture particulière représente une

1. Denis DiDerot, Salon de 1763, texte établi par Jacques Chouillet, dans Essais sur la peinture.

Salons de 1759, 1761, 1763, Paris, Hermann, 2007, pp. 194-195.

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personne2 existante n’est guère qu’un détail secondaire : les artistes considèrent le tableau en lui-même, pour ses qualités proprement picturales, indépendamment de son référent. Les « gens du monde », par contre, estiment que le portrait est avant tout affaire de ressemblance au modèle, dont il doit restituer aussi exactement que possible la physionomie.

Les premiers s’appuient sur les portraits de Van Dyck, dont la valeur, à l’épo- que de Diderot, est universellement reconnue, alors même que leur degré de res- semblance avec leurs modèles ne peut être jugé, puisque personne ne connaît plus ces modèles. Les seconds s’en remettent au mythe de la fille de Dibutade, contant l’origine de la peinture. Sachant que son amant allait partir pour longtemps, la fille du potier Dibutade aurait tracé à la craie le contour de son ombre projetée sur un mur. Le portrait serait donc la première forme de peinture, considérée comme moyen d’imiter fidèlement les traits d’une personne, afin d’en conserver un substi- tut en son absence. Dans ce récit fondateur, la peinture est ainsi tout entière tournée vers la ressemblance.

Dans la controverse, Diderot paraît tout d’abord adopter une position mé- diane, reconnaissant la validité des deux points de vue : le portrait est affaire à la fois de ressemblance et d’art. La ressemblance doit combler les premiers spectateurs, mais, pour conserver son intérêt aux yeux de la postérité, le tableau doit être « bien peint ». Le philosophe s’empresse toutefois d’ajouter que la première qualité est beaucoup plus aisée à atteindre que la seconde : les deux exigences sont nécessaires, mais le passage à la postérité prime le plaisir immédiat de la ressemblance et de la reconnaissance.

Diderot peut ainsi conclure qu’un portrait de Henri iv mal exécuté n’a pas plus (a même moins) de valeur que celui d’un « sot écrivain » bien réalisé. L’exem- ple choisi par l’auteur du Salon de 1763 nous conduit à la problématique du portrait d’écrivain, qui nous retiendra plus longuement.

Parmi tous les portraits de gens de lettres, ceux des écrivains d’art présentent un statut particulier : non seulement parce que, représentant des acteurs tout à la fois engagés dans le monde des Beaux-Arts et extérieurs à lui (ils sont écrivains, non peintres ou sculpteurs), ces portraits portent la trace de la relation d’amitié – rivalité qui unit le peintre à son modèle, mais aussi parce que ces écrivains, dans leur pra- tique de critiques d’art, ont commenté « leur » portrait et laissent des témoignages

. Voir cette définition du portrait reprise et problématisée par Pascale Dubus : le portrait est la « représentation d’une personne dont l’identité serait l’objet de l’œuvre » (Pascale Dubus, Qu’est-ce qu’un portrait ?, Paris, L’Insolite, « L’Art en perspective », 2006, p. 29. Dubus souligne). Ou encore pour Jean-Luc Nancy : un portrait est un « tableau [qui] s’organise autour d’une figure en tant que celle-ci est proprement en elle-même la fin de la représentation, à l’exclusion de toute autre scène ou rapport, de toute autre valeur ou enjeu de représentation, d’évocation ou de signification. […]

[L]e personnage représenté n’est pris dans aucune action ni même ne supporte aucune expression qui détourne de sa personne elle-même » (Jean-Luc NanCy, Le Regard du portrait, Paris, Galilée, « In- cises », 2000, p. 14).

. La désignation des portraits laisse entrevoir la complexité des relations qui unissent le peintre, le modèle et le tableau. Ainsi, un portrait de Zola par Manet pourra aussi bien être désigné comme un « portrait de Zola » que comme un « portrait de Manet ». Ces formulations dépassent largement l’opposition entre génitifs objectif et subjectif pour instaurer, au sein du portrait, un espace indécis où le peintre se peint lui-même en peignant un autre – « Autoportrait de Manet en Zola » – et où le modèle peut, en exigeant de se voir représenté de telle ou telle façon, influer de manière décisive sur sa propre représentation. Le portrait est ainsi le produit d’un rapport de force plus ou moins engagé, plus ou moins déséquilibré, entre artiste et modèle. À quoi s’ajoute la question de la propriété : un

« portrait de Zola » peut aussi bien signifier un portrait « appartenant à Zola ». Acception également signifiante, puisque le commanditaire n’est pas toujours le modèle et que – cas de figure fréquent

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de cette singulière expérience de confrontation à une image de soi créée par un autre. Le plus souvent, ceux-ci sont insérés dans des textes plus vastes, portant sur plusieurs œuvres artistiques. Le critique d’art doit alors juger de son portrait comme il juge de ces autres œuvres, sans pouvoir, toutefois, nier le statut particulier (pour lui) de cette œuvre-là. Pour le dire avec Christian Bank Pedersen, « la considération d’une œuvre d’art n’est probablement pas tout à fait désintéressée, quand elle doit regarder et évaluer une production qui a justement fait l’imitation de l’origine de cette considération »4. Ces portraits posent ainsi directement la question de l’objec- tivité de la critique d’art et de la juste distance du critique.

Par ailleurs, le texte de Diderot annonce assez clairement les trois fonctions dévolues au portrait par Jean-Luc Nancy5 : rappeler, ressembler, regarder. Elles scanderont notre parcours à travers quelques exemples de portraits d’écrivains d’art (principalement des xviiie et xixe siècles) commentés par leurs modèles.

r

appel

Pour Nancy, rappeler s’entend « aux deux valeurs du mot “rappel” : [le por- trait] fait revenir de l’absence, et il remémore dans l’absence »6. Selon Diderot, cette fonction du portrait est surtout importante pour les « gens du monde », qui privilé- gient la valeur affective du portrait : pour eux, ce tableau est avant tout le lieu-tenant des chers absents.

À lire les textes que les écrivains d’art consacrent à leur propre portrait, ce dernier se voit clairement attribuer cette fonction de rappel, de trace de l’amitié qui unit peintre et écrivain. Seul le commentaire de l’écrivain peut d’ailleurs conférer au tableau cette valeur indiciaire de trace d’un « ça a été ». Contrairement au por- trait photographique, qui est toujours « émanation d’une pure présence, inscription, trace physique de la réalité »7, le portrait pictural n’assure nullement le spectateur de la présence (passée) de l’écrivain sous les yeux de l’artiste : l’existence même d’un genre appelé « portrait de fantaisie » l’atteste. La peinture ne peut être trace que présentée comme telle par l’écrivain-modèle – trace toute relative, donc.

Bien qu’il juge raté son portrait par Louis-Michel Van Loo, Diderot considè- re néanmoins ce tableau comme « précieux », en tant que « témoignage » de l’amitié du peintre :

J’aime Michel ; mais j’aime encore mieux la vérité. […]

pour les portraits des écrivains d’art – certains portraits ont été offerts par le peintre au modèle en gage d’amitié.

4. Christian Bank peDersen, « Les traits de Diderot. La critique d’art en tableau », dans Poétique, n° 120, 1999, p. 41.

5. Voir Jean-Luc NanCy, op. cit. L’ordre adopté par Nancy, différent de celui que nous suivrons ici, est le suivant : ressemblance, rappel, regard.

6. Ibid., p. 54.

7. Françoise CoblenCe, « L’invention et l’effacement des traces », dans Traces autobiographi- ques, traces photographiques, s. dir. Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray, Saint-étienne, Publications de l’Université de Saint-étienne, « Lire au présent », 2006, p. 25.

. Louis-Michel van loo, Denis Diderot, 1767, 1 x 65 cm, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre. Sauf indication contraire, tous les tableaux cités sont visibles sur la base de données Joconde du Ministère de la culture français (http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr).

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Mon joli philosophe, vous me serez à jamais un témoignage précieux de l’ami- tié d’un artiste, excellent artiste, plus excellent homme.9

La contemplation du portrait enclenche, chez l’écrivain portraituré, un retour en imagination sur les circonstances de réalisation de la toile. Diderot évoque en effet l’amitié qui le lie au peintre Van Loo, puis se remémore la séance de pose, qu’il relate par ailleurs dans ce Salon de 1767. La valeur du portrait ne provient pas de ce qu’il est « bien peint » (il ne l’est d’ailleurs par, pour Diderot), ni même ressemblant, mais se situe dans l’objet-tableau en lui-même.

De la même manière, Alexandre Dumas Fils évoquera, dans la préface au ca- talogue d’une exposition Meissonier, le travail du peintre autour de son portrait10 :

J[’]entends encore [Meissonier] me dire, en envoyant au Salon de 177, quel- ques heures seulement avant l’ouverture, mon portrait qui lui avait pris qua- rante séances, je l’entends encore me dire : « Quand il reviendra du Salon, il faudra que vous me redonniez une vingtaine de séances. Il n’est pas ce qu’il devrait être ». Et c’était un cadeau qu’il me faisait.11

Cet extrait, caractéristique du ton panégyrique qui parcourt la préface de Dumas, traduit l’amitié de l’écrivain pour le peintre. Symétriquement, le littérateur indique que le portrait de lui peint par Meissonier, don de l’artiste à son modèle, est aussi un gage d’amitié. Ce cadeau exerce d’autant plus la fonction de rappel qu’au moment où Dumas écrit, Meissonier vient de mourir : l’absent que le portrait rappelle n’est pas le modèle représenté sur le tableau, mais l’artiste – visible sur le tableau par la touche personnelle qu’il lui imprime et présent à l’esprit de l’écrivain par l’existence même de ce tableau.

Ce portrait, qui ne rapportera par ailleurs rien à un peintre qui l’offre gracieu- sement à son modèle et ami, n’empêche nullement l’artiste de viser à la perfection technique de son œuvre : un cadeau offert par amitié n’en demeure pas moins un authentique tableau qui tend vers la réussite artistique, au même titre que toute œuvre picturale. Le témoignage de Dumas conforte la conception du portrait qui prévaut, selon Diderot, chez les peintres.

Tous les critiques du temps ne sont pas, loin s’en faut, aussi enthousiastes vis- à-vis de l’art de Meissonier. Ainsi de Huysmans, qui critique vertement le portrait de Dumas :

Voici M. Meissonier qui expose le portrait de son ami Dumas, un portrait agrémenté de mains où les moindres muscles saillent, où la peau est léchée, reléchée, blaireautée, reblaireautée sans trêve. Ce rendu à la Denner qui a fait le succès des portraits de M. Renard devant lesquels moutonne extasiée la foule des dimanches, m’exaspère tout simplement, et je crois qu’entre les propretés

9. Denis DiDerot, Salons III. Ruines et paysages. Salon de 1767, édition établie par Else-Marie bukDahl, Michel Delon et Annette lorenCeau, Paris, Hermann, 1995, pp. 1-2.

10. Ernest Meissonier, Portrait d’Alexandre Dumas, 177, 62 x 42,5 cm, huile sur toile, Ver- sailles, Musée national du Château et des Trianons.

11. Alexandre DuMas Fils, « Meissonier. étude de M. Alexandre Dumas, de l’Académie-Fran- çaise », dans Exposition Meissonier. Galerie Georges Petit, Paris, mars 1893, Paris, Imprimerie de l’art, 19, pp. 1-2.

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de M. Meissonier et les rugosités hâtives de M. Baudry, il y a une façon autre de reproduire la figure humaine.12

L’amitié qui lie Dumas à Meissonier – consacrée non seulement par le tableau en lui-même, mais également par la dédicace « À mon ami Alexandre Dumas Meis- sonier 177 », qu’évoque ironiquement le texte de Huysmans – est exposée sur le mode de la distance, voire du reproche, comme si la médiocrité du peintre rejaillis- sait sur le portrait de l’écrivain, mais aussi sur l’écrivain lui-même. Ce texte souligne en creux l’absence de césure nette entre le portrait et son modèle, et entre l’homme et l’artiste – c’est la possibilité même d’une amitié avec un artiste médiocre qui se trouve dès lors remise en cause.

Si les critiques d’art insistent sur l’amitié unissant le peintre à celui dont il tire le portrait, cette amitié a également été mise en scène dans la peinture, le cas le plus évident étant celui des portraits de groupe1, qui rassemblent peintres et écrivains, le plus souvent dans un lieu à forte charge symbolique (tel que l’atelier du peintre), pour souligner une amitié née souvent de combats artistiques communs.

Un autre exemple de la mise en scène de cette amitié se lit dans le portrait de Zola par Manet14. Le commentaire de l’écrivain commence par la formule « Je me rappelle les longues heures de pose »15, puis se poursuit par l’évocation du souvenir de ces séances de pose. Souvenir visible d’une scène passée, le portrait fonctionne encore une fois comme le détonateur du rappel, celui d’une amitié bâtie sur l’estime pour l’œuvre de l’autre.

Ce tableau lui-même donne à voir au spectateur l’amitié qui unit Manet à Zola. En effet, l’artiste a peint, à côté de l’écrivain, une brochure dont le titre est

« Manet » et l’auteur, Zola. Ainsi, les noms des deux hommes figurent côte à côte dans ce portrait – celui de Manet faisant par ailleurs office de signature du tableau.

Cette brochure est en fait la plaquette que Zola avait consacrée au peintre, pour le défendre des virulentes attaques dont sa peinture avait fait l’objet quelque temps avant la réalisation du portrait, lequel se présente dès lors comme une réponse, un pendant pictural au livre zolien : au texte de Zola sur Manet répond le tableau de Manet représentant Zola. La connivence amicale entre les deux artistes et, plus généralement, entre les avant-gardes littéraires et picturales du temps ne saurait être plus explicitement illustrée.

C’est d’ailleurs bien comme un signe tangible de cette amitié que Zola consi- dérait ce portrait, lequel appartenait à la collection de l’écrivain. En effet, à l’époque ou l’estime de Zola pour l’art de Manet diminua, Huysmans s’est étonné – non sans

12. Joris-Karl HuysMans, « Portraits et natures mortes. Salon de 177 », [17 juin 177], dans écrits sur l’art 1867-1905, édition établie, présentée et annotée par Patrice loCMant, Paris, Bartillat, 2006, p. 1.

1. Voir par exemple Gustave Courbet, L’Atelier de Courbet. Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique et morale, 154-155, 59 x 59 cm, huile sur toile, Paris, Musée d’Or- say ; Henri fantin-latour, Hommage à Delacroix, 164, 160 x 250 cm, huile sur toile, Paris, Musée d’Orsay ; ID., Un Atelier aux Batignolles, 170, 204 x 27,5 cm, huile sur toile, Paris, Musée d’Orsay ; Marie LaurenCin, Apollinaire et ses amis, 1909, 10 x 194 cm, huile sur toile, Paris, Musée national d’art moderne (http://tinguely.cnac-gp.fr/inter).

14. édouard Manet, émile Zola, 16, 146, x 114 cm, huile sur toile, Paris, Musée d’Orsay.

15. émile zola, « Mon Salon [16] », dans écrits sur l’art, édition établie par Jean-Luc leDuC- aDine, Paris, Gallimard, « Tel », 1991, p. 19.

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fiel – que « dans cette maison qui ne possède qu’un objet d’art, le portrait de Zola par Manet, on l’a relégué dans l’antichambre »16.

Toutefois, si le tableau fonctionne comme signe d’amitié, équivalent pictural de la brochure de Zola, cet hommage ne va pas sans une certaine ambiguïté. En effet, le portrait de l’écrivain instille également une comparaison entre peinture et littérature, entre Manet et Zola, qui tourne à l’avantage du premier.

Dans ses Salons, Zola souligne le pouvoir du critique, seul capable de faire admirer au public les œuvres picturales ; il place, de ce fait, les peintres dans un rapport de sujétion vis-à-vis des littérateurs :

Il suffit que demain un critique autorisé lui trouve du talent, pour que la foule l’admire.17

Le tableau peint par Manet répond en exaltant les pouvoirs de la peinture.

Ainsi, l’insertion d’une représentation d’Olympia – c’est-à-dire la « citation »1 de ce tableau – et l’immédiateté de la vision qu’elle permet contrastent avec la fastidieuse description à laquelle doit s’astreindre l’écrivain d’art. Par ailleurs, la présence même de ce tableau de Manet au sein du portrait, la réduction de la figure de Zola à un élément parmi d’autres de la toile19 – l’écrivain lui-même qualifie sa représentation de « bête humaine quelconque »20 dans ce portrait –, et la signature de Manet ap- posée sur le livre écrit par Zola contribuent à marquer l’emprise du peintre sur ce tableau21, alors qu’il n’y est pas directement visible. Aussi le portrait du critique d’art peut-il s’apparenter à une critique (picturale) du critique.

Pascale Dubus affirme que « le portrait est l’histoire d’une rencontre qui, lors- qu’elle aboutit, voit se mêler intimement l’artiste et son modèle, l’autoportrait et le portrait. Un portrait réussi est le résultat heureux de cette rencontre, le fruit d’une volonté partagée »22. Si le portrait de Zola par Manet montre que cette rencontre n’empêche pas le regard critique posé sur l’art (de l’) autre – voire le provoque –,

16. Anecdote rapportée dans Edmond et Jules De GonCourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire

iii 1887-1896, [26 octobre 190], texte intégral établi et annoté par Robert riCatte, Paris, Robert Laffont, 199, p. 44.

17. émile zola, « Les Naturalistes (le 19 mai 16) », dans op. cit., p. 205.

1. Gérard Genette, « Le Regard d’Olympia », dans Mimésis et sémiosis. Littérature et représen- tation. Miscellanées offertes à Henri Mitterand, s. dir. Philippe haMon et Jean-Luc leDuC-aDine, Paris, Nathan, 1992, p. 47. Genette souligne que le terme « citation » ne saurait s’entendre littéralement dans le cas de la peinture, « car au sens propre, citer signifie contenir : […] citer, c’est contenir ce que l’on dénote et réciproquement. […] Mais un tableau, qui peut certes dénoter (« représenter ») en son sein un autre tableau, ne saurait littéralement le contenir – sauf collage » (Ibid. Genette souligne).

19. Cette manière de faire, qui contredit la conception traditionnelle du portrait (laquelle place la figure humaine au centre, comme but ultime de la représentation), a été perçue avec acuité par les critiques d’art du temps et explique sans doute le malaise suscité par ce tableau lors de son exposition au Salon. Ainsi, Paul Mantz note que « [son] intérêt principal appartient non au personnage, mais à certains dessins japonais dont les murailles sont couvertes : la tête est indifférente et vague », tandis qu’Odilon Redon écrit qu’il s’agit « plutôt [d’]une nature morte que [de] l’expression d’un caractère humain » (cités dans Theodore reff, « Manet’s Portrait of Zola », dans The Burlington Magazine, n°

117, janvier 1975, p. 6).

20. émile zola, « Mon Salon [16] », op. cit., p. 200.

21. Selon Theodore Reff, le choix des reproductions d’œuvres d’art qui recouvrent les murs de la pièce où est assis Zola constitue une autre intrusion du peintre dans le tableau, puisqu’il s’agit pour la plupart d’œuvres que révérait Manet et auxquelles il n’initiera Zola que par la suite (voir Theodore reff, art. cit., pp. 40-41).

22. Pascale Dubus, op. cit., p. 75.

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les portraits d’écrivains d’art traduisent néanmoins l’amitié entre peintre et écrivain, au point qu’Alexandre Dumas Père érige cette amitié en nécessité pour le portrait :

C’est une chose plus grave qu’on ne pense, que le choix de l’artiste qui doit faire votre portrait ; cela ressemble beaucoup au choix d’un médecin quand on est malade. L’un et l’autre doivent connaître votre caractère, votre tempérament, vos aptitudes. Louis Boulanger fait, dans ce moment-ci, un très-beau portrait de moi. Eh bien ! je pose devant lui non-seulement parce que je le sais grand- peintre, mais encore parce que je le tiens pour un de mes meilleurs amis.

À talent égal, un artiste fera un meilleur portrait de l’homme qu’il aime et qu’il connaît depuis trente ans, que n’en fera un autre artiste d’un homme qui pose devant lui pour la première fois.2

Selon Dumas, le portraitiste, pour réussir son œuvre, doit conjuguer le talent du peintre à une connaissance intime du caractère de son modèle, afin d’exprimer davantage qu’une ressemblance superficielle avec ce modèle. Le portrait exige de l’artiste des qualités tant artistiques qu’humaines : on ne quitte pas l’oscillation di- derotienne.

Précisément, le tableau ne se contente pas de rappeler – au modèle tout d’abord, mais aussi à tous les autres spectateurs de l’œuvre picturale – l’amitié dont il est la preuve, il a aussi pour fonction de fixer les traits de l’écrivain et de les trans- mettre à la postérité. Avec cette dernière, Diderot indique que le portrait bascule de l’impératif de la ressemblance vers celui de la belle peinture. Observant son portrait, le critique d’art se trouve confronté à l’idée que c’est sous ces traits qu’il apparaîtra aux générations futures. À ce moment, la question du rappel confine, malgré les dénégations de Diderot, à celle de la ressemblance.

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essemblance

Pour Diderot, la ressemblance du portrait ne préoccupe que ceux qui ont connu le modèle ; la postérité ne retient que le tableau « bien peint ». Cependant, lorsqu’il s’agit de juger de son propre portrait, le philosophe exige qu’il soit ressem- blant… pour les générations futures. Sans cette ressemblance, la postérité aurait de lui une image faussée :

Assez ressemblant. Il peut dire à ceux qui ne le reconnaissent pas, comme le fermier de l’opéra-comique, c’est qu’il ne m’a jamais vu sans perruque. […]

Mais que diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là ? Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste. Mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là.24

2. Alexandre DuMas, L’Art et les artistes au Salon de 1859, Paris, Librairie nouvelle, 159, p.

101. 24. Denis DiDerot, Salons III, op. cit., pp. 1-2.

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Ces reproches indiquent que l’auteur du Salon de 1767, tout en concédant à Van Loo la réussite d’une ressemblance superficielle – celle qui rend le portrait re- connaissable pour les contemporains –, considère néanmoins que le peintre a manqué l’essentiel de la ressemblance, celle qui capte la physionomie, l’air du modèle25.

Pour son portrait, Diderot, en contradiction avec sa propre théorie, s’inquiète de la ressemblance de son double peint, non pour ses contemporains, mais pour ses descendants. Toutefois, cette exigence elle-même ne laisse pas d’être passable- ment ambiguë, non seulement parce que l’écrivain distingue cette fois entre une ressemblance externe et une autre, plus profonde26 – laquelle fait signe vers cette connaissance intime du modèle réclamée par Dumas –, mais également parce qu’il semble amalgamer cette ressemblance avec la belle peinture, lorsqu’il indique que, si le peintre avait pu saisir cet air propre au philosophe, « Michel eût fait une belle chose »27.

Cette exigence d’une ressemblance, plus difficile que la simple conformité du portrait à l’apparence extérieure, a été réitérée par Banville, à propos d’un portrait de Théophile Gautier peint par Bonnegrâce.

Pour ce même portrait, Gautier semble pour sa part se satisfaire de cette res- semblance superficielle :

Il nous est difficile de porter un jugement sur notre propre portrait. [...] [M]ais tous ceux qui passent devant cette toile, ne nous eussent-ils rencontré qu’au théâtre ou dans la rue, s’exclament et nous nomment au premier coup d’œil ; nous devons donc en présumer la ressemblance parfaite. Quant à l’exécution, elle a les mêmes qualités que celles du portrait de M. Tchoumakoff. 2

La bienveillance était habituelle à Gautier critique d’art : il convient donc de prendre avec précaution la louange qu’il adresse au portraitiste. Il distingue néan- moins nettement « intérieur » et « extérieur ». Pour lui, le portrait n’atteint que l’ex- térieur. De ce fait, l’écrivain s’en remet à l’opinion commune pour juger de son por-

5. Voir la définition donnée par Roland Barthes : « l’air est cette chose exorbitante qui induit du corps à l’âme » ; « [l]’air (j’appelle ainsi, faute de mieux, l’expression de vérité), est comme le supplément intraitable de l’identité, celui qui est donné gracieusement, dépouillé de toute “impor- tance” : l’air exprime le sujet, en tant qu’il ne se donne pas d’importance » (Roland barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, Seuil & Cahiers du cinéma, 190, p. 167-16).

Auparavant, Sartre avait eu recours au terme « expression » dans un sens très proche. Selon lui, elle est ce qui fait défaut à la photographie, mais peut se retrouver dans une caricature : « la photo man- que de vie : elle donne, à la perfection, les caractéristiques extérieures du visage de Pierre ; elle ne rend pas son expression » (Jean-Paul sartre, L’Imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, édition revue par Arlette elkaïM-sartre, Paris, Gallimard, « Folio Essais », p. 41). Les lacunes de la photographie dénoncées par Sartre sont très similaires aux reproches adressés par Diderot à son portrait peint par Van Loo. Avec cette différence toutefois que les manquements sont pour le phi- losophe consubstantiels au portrait photographique, tandis que Diderot semble considérer qu’un « bon » portrait pictural aurait pu échapper à ces défauts.

26. Traitant de son buste sculpté par Renée Vautier, Paul Valéry s’interroge lui aussi sur la res- semblance et tire des conclusions similaires à celles de Diderot : « la ressemblance elle-même est un piège où se prennent et périssent bien des artistes. Il y a une ressemblance superficielle que l’on peut atteindre en fort peu de temps […]. Mais un travail aussi légèrement mené ne résiste pas à l’examen.

[…] Il ne faut pas s’arrêter à cette ressemblance première. Je dis plus : il ne faut pas vouloir la ressem- blance avant toute chose : elle doit, au contraire, résulter d’une convergence d’observations et d’actions qui accumulent dans la forme de l’ensemble une qualité toujours croissante de relations observées entre les parties » (Paul valéry, « Mon buste », dans Œuvres II, édition établie et annotée par Jean hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, pp. 162-16. Valéry souligne.)

27. Denis DiDerot, Salons III, op. cit., p. 2. Nous soulignons.

2. Théophile Gautier, Abécédaire du Salon de 1861, Paris, Dentu, 161, p. 2.

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trait : celui-ci peut être considéré comme réussi, parce que tous ceux qui le voient reconnaissent immédiatement le modèle. De l’ « exécution » (la « belle peinture » de Diderot), Gautier juge par contre par lui-même et il considère, là aussi, le tableau fa- vorablement. Ce critère apparaît toutefois comme très secondaire dans l’évaluation de l’œuvre picturale.

Beaucoup plus critique, Théodore de Banville estime que ce portrait a man- qué l’essentiel :

Tout est merveilleusement traité dans le portrait de Théophile Gautier, les chairs, la chevelure, le costume ; la ressemblance de la couleur est inouïe, et pourtant il y manque quelque chose qui est tout ; il y manque le génie de Théo- phile Gautier. J’ai beau regarder longuement cette toile, j’y trouve bien l’hom- me physique, mais non le grand poète de Ténèbres et du Triomphe de Pétrarque, ce lyrique puissant que nous enviera l’avenir, étonné qu’il n’ait pas joui chez nous de plus de gloire et d’honneurs. Nul visage plus que celui de Théophile Gautier n’indique la conscience d’une force impossible à lasser ; ses lèvres ont le doux sourire, ses yeux ont la sérénité olympienne des hommes qui savent tout et qui peuvent tout. Ces caractères d’héroïsme, si frappants chez le modèle, je ne les retrouve pas dans le tableau ; le personnage de M. Bonnegrâce ne serait pas, à coup sûr, un homme ordinaire, mais il n’aurait écrit ni la Comédie de la Mort, ni Fortunio, ni la Chaîne d’or, ni Mademoiselle de Maupin, ce livre-poëme, où Théo- phile Gautier a lutté corps à corps avec Shakespeare, et l’a égalé !29

Banville réaffirme l’exigence diderotienne d’un portrait qui saisisse la physio- nomie du modèle. Plus particulièrement, l’auteur aspire à un portrait d’écrivain dans lequel la physionomie de l’auteur reflète le caractère de ses œuvres, un portrait qui

« cherche à éteindre dans la personne la teneur personnelle du visage pour y faire af- fleurer l’œuvre »0. La théorie physiognomonique affleure sous la pensée de Banville, qui se dit convaincu que la physionomie de Gautier, contrairement à celle du person- nage peint, indique qu’il est bien l’auteur de Mademoiselle de Maupin et de Fortunio.

Par ce texte, Banville noue un lien étroit entre l’iconographie de l’écrivain et la réception de son œuvre. Selon lui, le portrait d’auteur participe pleinement de la compréhension de l’œuvre et la détermine partiellement. Une telle conviction porte la marque d’une conception de la littérature qui place la figure de l’auteur au centre de l’interprétation : en révélant la physionomie de l’écrivain, le portrait aide à cerner sa personnalité et, partant, à décrypter son œuvre – ce qui suppose, de la part du portraitiste, une fine connaissance de la personnalité et de l’œuvre de son modèle.

Tirer le portrait d’un écrivain « revient […] à tenter de donner corps et image à son œuvre, de donner par les traits de son visage et de ses attitudes ce qui pourrait révé- ler la spécificité de son œuvre »1.

Conscient de l’effet potentiel de son portrait sur la réception de son œuvre, Diderot critique les manquements de Van Loo et s’attache à y remédier en insérant dans sa critique un (auto)portrait – littéraire, celui-là – plus conforme à sa repré-

29. Théodore De banville, « Salon de 161 », dans La Revue fantaisiste, t. 2/10, 1er juillet 161, pp. 2-24.

0. Federico ferrari et Jean-Luc NanCy, Iconographie de l’auteur, Paris, Galilée, « Lignes ficti- ves », 2005, p. 27.

1. Ralph DekoninCk, Caroline HeerinG, Raphaël Pirenne, « Portraits d’écrivains », dans Traits d’union. Portraits du fonds Suzanne Lenoir. Musée de Louvain-la-Neuve, 21 octobre – 5 mars 2006, Lou- vain-la-Neuve, Musée de Louvain-la-Neuve, série « Musée » n° 2, 2005, p. 41.

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sentation de lui-même. Il tente de cerner sa physionomie (pourtant exemplaire- ment mouvante, d’après lui), et indique, par ailleurs, l’attitude dans laquelle Van Loo aurait dû l’immortaliser :

Il fallait laisser [le philosophe posant] seul et l’abandonner à sa rêverie. Alors sa bouche se serait entrouverte, ses regards distraits se seraient portés au loin, le travail de sa tête fortement occupée se serait peint sur son visage, et Michel eût fait une belle chose.2

Diderot exige, outre une restitution de sa physionomie, un portrait qui l’ins- crive dans la lignée des représentations d’écrivains, voire de philosophes : à côté de l’individuation et de l’authenticité des traits, l’auteur de Jacques le Fataliste attend que son portrait l’érige en type – « portrait de M. Diderot en philosophe ». Typification qui trouve un écho sous la plume de Banville.

Un bref examen de quelques portraits d’écrivains4 révèle la récurrence de motifs, qui fonctionnent comme attributs de l’homme de lettres et confirment l’existence d’un type (connaissant néanmoins quelques variantes), voire d’un cliché de l’auteur. On en trouve une confirmation dans une lithographie de Daumier, le vingt-troisième de la série « Les Bas-bleus »5. Une femme de lettres contemple son portrait et le commente pour une compagne. Dans les caricatures de Daumier, les bas-bleus singent les comportements masculins ; le portrait de l’écrivaine cu- mule donc toutes les caractéristiques les plus stéréotypées du portrait d’écrivain : la femme représentée travaille à son bureau, une plume à la main, dans la pose tradi- tionnelle (ici outrée) de l’inspiration. La légende placée au bas de la lithographie est elle aussi explicite :

- L’Artiste m’a représentée au moment où j’écris mon sombre volume intitulé,

“Vapeurs de mon âme” ! … L’œil n’est pas mal, mais le nez ne me semble pas suffisamment affligé ! … (Le monsieur, à part) – Oui… il n’est qu’affli- geant…

2. Denis DiDerot, Salons III, op. cit., p. 2.

. Mary D. Sheriff voit en effet dans la description de Diderot par lui-même une référence au type du « poète inspiré », fixé par Jean-Bernard Restout dans le tableau Le Poète inspiré (Dijon, Musée des Beaux-Arts) qui, tout en se voulant le portrait de Lebrun-Pindare, fixe une posture canonique de représentation de l’écrivain travaillant sous la dictée des muses. Diderot sera par la suite représenté dans une position similaire, conforme donc à son portrait rêvé, dans le « portrait de fantaisie » que lui consacrera Fragonard (voir Mary D. sheriff, « Invention, Resemblance and Fragonard’s Portraits de Fantaisie », dans The Art Bulletin, n° 69/1, 197, pp. 77-7).

4. Voir par exemple, outre les tableaux déjà évoqués : Léon BONNAT, Portrait de Victor Hugo, 179, 1 x 110 cm, huile sur toile, Versailles, Musée national du Château et des Trianons ; le portrait de Baudelaire dans Gustave Courbet, L’Atelier de Courbet, op. cit. ; Serge IVANOFF, Portrait de Paul Valéry, huile sur carton (http://www.serge-ivanoff.com/IMG/jpg/Paul_Valery.jpg) ; édouard Manet, Stéphane Mallarmé, 176, 27,5 x 6 cm, huile sur toile, Paris, Musée d’Orsay ; Théo van rys-

selberGhe, Emile Verhaeren dans son cabinet, 192, 6 x 75,6 cm, huile sur toile, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Archives et Musée de la Littérature (http://www.latribunedelart.com/Exposi- tions/Expositions_2006/Rysselberghe_Verhaeren.htm).

5. Jean-Honoré DauMier, « L’Artiste m’a représentée au moment où j’écris mon sombre volume… », Série Les Bas-bleus, n° 2, 1,2 x 2,1 cm, lithographie parue dans Le Charivari, 15 avril 144 (http://www.daumier-register.org).

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La femme ici caricaturée aurait elle aussi souhaité que, dans son portrait, son apparence physique reflète la tonalité de son livre. Simplement, pour les besoins de la moquerie, l’artiste fait dire à cette femme qu’elle attend une telle expressivité … de son nez.

Dans sa raillerie vis-à-vis des femmes de lettres, Daumier s’appuie sur des traits récurrents du portrait d’écrivain. La plume, le livre, la cigarette ou la pipe6, apparaissent ainsi comme autant de prothèses de l’écrivain et fonctionnent donc comme indices qui permettent d’identifier la personne portraiturée comme auteur, avant même de savoir précisément de qui il s’agit.

Autre trait récurrent de la représentation de l’écrivain, la main (unique7) jouit souvent d’une mise en scène soignée dans les portraits d’auteurs, qui la présentent ainsi comme l’organe par excellence de l’écrivain. Ainsi, de même que, dans son portrait par Manet, Zola « recommande tout particulièrement la main placée sur un genou du personnage » – convaincu que « [s]i le portrait entier avait pu être poussé au point où en est cette main, la foule elle-même eût crié au chef d’œuvre »9 –, Diderot, confronté à son propre portrait, dans lequel pourtant les deux mains sont nettement dessinées, a cette formule étrange :

Du reste de belles mains, bien modelées, excepté la gauche qui n’est pas dessinée.40

Le philosophe distingue les mains, qui, seules de tout le portrait, échappent à sa critique virulente, avant d’isoler, contre l’évidence même du tableau, la main droi- te, en une curieuse formulation, sorte de coup de force interprétatif d’un critique d’art résolu à retrouver dans son portrait cette main unique, attribut par excellence de l’écrivain. De plus, dans le tableau de Van Loo, la main droite tient la plume et écrit, tandis que la gauche pointe du doigt une chose invisible du spectateur, vers laquelle le personnage peint tourne aussi les yeux. Dans son compte-rendu, Diderot se plaint d’avoir été distrait par Madame Van Loo pendant la pose : sans doute sa main gauche désigne-t-elle précisément cet élément perturbateur. En minimisant l’importance de sa main gauche, le critique ne se contente donc pas de s’attribuer une main unique, il met l’accent sur celle de ses deux mains qui exerce proprement

6. Dans son intervention lors de la journée d’études consacrée aux « Iconographies de l’écri- vain » (Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 20 avril 2007), Daniel LaroChe a pos- tulé que la pipe se distingue de la cigarette en ce qu’elle suggère une certaine lenteur minutieuse et induit donc une notion de durée, absente de l’immédiateté propre à la cigarette. La pipe conférerait dès lors à son propriétaire des qualités de sagesse et de réflexion qui expliquent qu’elle est un attribut récurrent des philosophes et des écrivains. Pour la représentation de l’écrivain en fumeur, nous ren- voyons par ailleurs à l’article que David Martens a consacré à l’iconographique de Blaise Cendrars (« Blaise Cendrars – Photographies d’un pseudonyme », dans Paroles, textes et images. Formes et pouvoirs de l’imaginaire, s. dir. Jean-François Chassay & Bertrand Gervais, Université du Québec à Montréal, Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, « Figura », n° 19, vol. 1, 200, pp. 157-177).

7. Le commentaire, déjà cité, de Huysmans sur le portrait de Dumas par Meissonier insiste lui aussi sur les mains, mais utilise le pluriel.

. Voir à ce propos Jacques DerriDa, « La main de Heidegger (Geschlecht II) », dans Heideg- ger et la question, Paris, Flammarion, « Champs » n° 25, 1990, pp. 17-222. Voir également le daguer- réotype de Balzac par L.-A. bisson, datant de 142, reproduit dans Federico ferrari et Jean-Luc NanCy, op. cit., p. 40.

9. émile zola, « Mon Salon [16] », op. cit., p. 200.

40. Denis DiDerot, Salons III, op. cit., p. 1. Nous soulignons.

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l’activité de l’écrivain, et escamote celle qui fait de lui un personnage distrait, ou pire

« une vieille coquette qui fait encore l’aimable »41.

La ressemblance de son portrait préoccupe donc particulièrement Diderot, comme Banville plusieurs années plus tard pour le portrait de Théophile Gautier.

La véhémence du philosophe traduit l’importance de l’enjeu que représente pour lui ce portrait. Convaincu que le « portrait contribue à forger l’identité du sujet »42, et que l’identité véhiculée par l’iconographie de l’écrivain jouera un rôle dans la future considération dont jouira son œuvre, il cherche à stabiliser cette identité en créant un portrait de lui qui ressemble non point tant à son apparence réelle qu’à ce qu’il voudrait être – ou à ce qu’il devrait être pour ressembler à son œuvre littéraire, afin de laisser à la postérité une image de lui-même conforme à son être profond, à son essence d’écrivain4. La conception de la ressemblance que laisse affleurer le texte de Diderot est très proche de la définition barthésienne :

La ressemblance est une conformité, mais à quoi ? à une identité. Or cette iden- tité est imprécise, imaginaire même, au point que je puis continuer à parler de

« ressemblance », sans avoir jamais vu le modèle. […] Je vois tous [ces portraits photographiques], je puis spontanément les dire « ressemblants », puisqu’ils sont conformes à ce que j’attends d’eux.44

Le texte de Barthes confirme le souci de Diderot : dans le portrait d’écri- vain, le lecteur/spectateur cherche une ressemblance avec l’image de l’auteur qu’il se forge au cours de sa lecture. Pour combler les attentes du lecteur, l’iconographie de l’homme de lettres, partie intégrante de la réception de l’œuvre, doit offrir une continuité parfaite avec cette œuvre.

Alors qu’il affirme, en 1763, que la postérité retiendra plus sûrement un por- trait d’un sombre inconnu bien peint qu’une pauvre représentation de Henri iv, le rapport de Diderot à son propre portrait indique au contraire que le modèle de l’œuvre joue, dans ce genre pictural, un rôle au moins aussi important que la qualité de l’exécution.

Ainsi, les portraits médiocres de Victor Hugo par Bonnat ou d’Alexandre Dumas Fils par Meissonier ont néanmoins acquis et conservé une célébrité relative en raison de la notoriété de leurs modèles, dont ils ont à ce point fixé les traits que ce sont ceux-là qui s’imposent très souvent, mentalement, au lecteur des œuvres de ces deux auteurs. Entre ressemblance supposée au modèle et belle peinture, en- tre littérature et peinture, entre document et monument, le portrait d’écrivain peut avoir des raisons très diverses d’acquérir une célébrité et de passer à la postérité :

41. Ibid., p. 2. Pour une analyse du rôle des mains dans ce portrait de Diderot, voir Christian Bank peDersen, art. cit., p. 4.

42. Pascale Dubus, op. cit., p. 5.

4. La théorie du portrait au XVIIIe siècle, synthétisée par Jeaucourt dans l’article « Portrait » de l’Encyclopédie, indique que ce genre pictural doit saisir les caractères permanents de l’individu, et non la ressemblance passagère : « Il est impossible de faire choix dans les objets animés, d’une at- titude assez permanente, pour qu’elle soit absolument analogue à l’immobilité de la Peinture ; mais la raison veut au-moins qu’on choisisse celle qui en approche davantage, quelque éloignée qu’elle puisse être » (JeauCourt, art. « Portrait », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?a.97:149:1./var/artfla/encyclopedie/textdata/

IMAGE).

44. Roland barthes, La Chambre claire, op. cit., pp. 157-15.

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contrairement à l’assertion de Diderot dans le Salon de 1763, l’identité du modèle peut justifier à elle seule la célébrité d’un portrait – longtemps après sa réalisation.

La réaction des écrivains d’art confrontés à leur propre image indique d’ailleurs que ces peintures ne peuvent être ramenées au seul statut d’œuvres d’art. Dans ce face-à-face affleure le regard d’un sujet porté sur cet autre lui-même placé à l’exté- rieur de lui.

r

egarD

Les textes d’écrivains d’art relatifs à leur propre portrait trahissent souvent le malaise que suscite pour le spectateur le fait de se trouver placé face à une représen- tation de lui-même. Cette gêne se traduit de diverses manières dans les écrits.

Ainsi, certains critiques d’art tentent d’échapper à l’évaluation de leur image par des circonlocutions. Dans l’extrait déjà cité, Théophile Gautier indique d’em- blée qu’il n’est pas la meilleure personne pour juger de son portrait et se retranche derrière l’opinion des autres spectateurs pour ne pas devoir se prononcer lui-même sur la correspondance entre ses traits et la restitution qu’en donne Bonnegrâce. Il prononce par contre un jugement favorable sur l’exécution, soulignant ainsi le cli- vage, dans le portrait, entre, d’une part, la ressemblance, qui renvoie au modèle et implique ce regard particulier du sujet sur lui-même, et, d’autre part, la dimension proprement picturale de l’œuvre, sur laquelle l’écrivain peut (ou croit pouvoir) poser un jugement désintéressé. Gautier reconduit ici la double détermination du portrait posée par Diderot.

Apollinaire, de même, traitant du Fumeur de Metzinger45, use de détours :

Jean Metzinger est le représentant d’un art extrêmement raffiné. Il achève ce qu’il peint et, ne se contentant pas de dessiner, il précise. Si M. Ingres, malgré beaucoup de réclame, n’avait pas une presse assez réservée, je lui trouverais les qualités japonaises de la peinture ingresque. Fumeur, Tête de femme, Marine, Nuit, Paysage, La Liseuse et En canot, qui est avec le Fumeur précité et que l’on dit être mon portrait, son chef-d’oeuvre, voilà ce que les connaisseurs de la Sprée se disputeront avec acharnement.46

Refusant de s’appesantir sur sa propre image peinte par Metzinger, l’auteur d’Alcools accouche d’une formulation problématique qui trahit un certain malaise du critique placé devant son portrait. En effet, Apollinaire demande à son lec- teur d’imaginer un tableau dont « on » dit qu’il s’agit de son portrait, sans que lui- même cautionne cette interprétation – tout en la cautionnant suffisamment pour la rapporter sans dénégation explicite. Les familiers de l’écrivain s’appuient sur la ressemblance entre la figure peinte et Apollinaire pour affirmer qu’il s’agit de son portrait, interprétation qui soulève le problème de l’intentionnalité de l’artiste dans le portrait : un tableau qui porte pour titre Le Fumeur, même si le modèle en est

45. Jean MetzinGer, étude pour le portrait d’Apollinaire, vers 1911, 4 x 1,2 cm, crayon sur papier vergé rose, Paris, Musée national d’art moderne (http://tinguely.cnac-gp.fr/inter).

46. Guillaume apollinaire, « Quatre nouveaux artistes français », [4 juillet 1914], dans Chro- niques d’art 1902-1918, textes réunis avec préface et notes par Leroy C. breuniG, Paris, Gallimard,

« Folio essais », 2002, p. 505. Nous soulignons.

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bien Apollinaire, poursuit en effet sans doute une autre fin que la fixation des traits du modèle pour lui-même. Pour le dire autrement : la ressemblance avérée entre la figure peinte et la personne réelle est-elle la condition nécessaire et suffisante pour qu’il y ait portrait ?

Apollinaire sous-entend ici qu’il n’a pas posé pour un portrait en bonne et due forme, mais ne peut se résoudre à passer sous silence la ressemblance qui le lie à la figure du Fumeur – manière peut-être de laisser affleurer l’amitié entretenue avec le peintre. Il conclut cette évocation paradoxale en qualifiant Le Fumeur de

« chef-d’œuvre » de l’artiste : laissant le jugement sur la ressemblance à un « on » anonyme, l’écrivain se réserve l’évaluation esthétique, dont la teneur louangeuse explique d’ailleurs pour partie sa discrétion au sujet de la ressemblance. Le jugement du critique semble de fait plus crédible s’il ne porte pas sur une œuvre dans laquelle il est directement impliqué.

D’autres écrivains d’art ont traduit par d’autres voies un malaise similaire face à leur propre portrait. Si Dumas Fils tait simplement toute évaluation sur la ressem- blance – il parle du tableau comme d’un cadeau de Meissonier, mais sans aucune allusion à son double pictural –, Zola revendique énergiquement, quant à lui, la légitimité d’une critique relative à son portrait :

Un de mes amis me demandait hier si je parlerais de ce tableau, qui est mon portrait. « Pourquoi pas ? lui ai-je répondu ; je voudrais avoir dix colonnes de journal pour répéter tout haut ce que j’ai pensé tout bas, pendant les séances, en voyant Edouard Manet lutter pied à pied avec la nature. Est-ce que vous croyez ma fierté assez mince pour prendre quelque plaisir à entretenir les gens de ma physionomie ? Certes, oui, je parlerai de ce tableau, et les mauvais plai- sants qui trouveront là matière à faire de l’esprit, seront tout simplement des imbéciles ».47

Zola se montre convaincu du droit de l’écrivain d’art à traiter de son propre portrait. Néanmoins, en affirmant ce droit avant de parler du tableau de Manet, le critique admet implicitement la nécessité d’une justification – et partant, le carac- tère particulier de l’exercice. Le texte zolien adopte significativement la forme d’un dialogue avec un ami, à qui il paraît étrange que l’écrivain puisse traiter de sa pro- pre image : l’écrit met en scène l’insolite de sa propre existence. De plus, l’auteur prend le temps de se dédouaner de tout reproche relatif à la vanité de commenter son propre portrait. La suite du texte place d’ailleurs l’écrivain dans une position d’humilité face au talent de l’artiste et s’attache à réifier le personnage du tableau, en le présentant comme un objet quelconque soumis au regard du peintre4.

Par rapport à ces assauts de modestie, le texte de Diderot semble offrir un singulier contraste, puisque l’écrivain n’hésite pas à consacrer plusieurs pages de son Salon de 1767 non seulement à la critique du tableau de Van Loo, mais aussi à l’élaboration d’un autoportrait littéraire. Cependant, l’éloquence excep- tionnelle déployée ici, de même que les paradoxes d’un texte qui réclame un

47. émile zola, « Mon Salon [16] », op. cit., p. 19.

4. « Il m’avait oublié, il ne savait plus que j’étais là, il me copiait comme il aurait copié une bête humaine quelconque ». « Je défie tout autre portraitiste de mettre une figure dans un intérieur, avec une égale énergie, sans que les natures mortes environnantes nuisent à la scène » (Ibid., pp. 199 et 200). Seule la main échappe à cette réification et se dégage, presque indépendante, du reste du tableau.

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portrait montrant à la fois une ressemblance extérieure exacte et une mise au jour de l’intériorité du peintre, une poursuite de la ressemblance physique et une conformité entre le portrait et l’œuvre du peintre, une œuvre ressemblante et une belle peinture, soulignent le caractère extraordinaire de l’expérience de contem- plation à laquelle se livre le philosophe. Il ne peut décidément aborder et juger son portrait comme une œuvre quelconque exposée lors de ce Salon de peinture.

À vrai dire, le malaise du critique est perceptible dès les premières lignes de son compte-rendu :

Monsieur Diderot. Moi.49

Le point séparant nettement « Monsieur Diderot » de « Moi » souligne l’im- possibilité pour l’écrivain de penser l’égalité entre son « moi » et l’objet intitulé Denis Diderot qu’il a sous les yeux. En trois mots, Diderot traduit toute la répugnance du critique, dont toute l’écriture se présente comme expression d’un « je » sujet, à se voir ainsi exposé comme objet pour le peintre, puis pour les spectateurs du Salon de peinture.

L’attitude de Diderot, comme celle des autres écrivains d’art, trahit la trou- blante expérience de la confrontation à son propre portrait. Dans cette situation, chaque modèle sent que « ça le regarde », au double sens de cette expression : il se sent tout à la fois interpellé par le regard de la figure humaine représentée et « oc- cupée à rien » – sensation qui peut s’éprouver face à tout portrait – et intimement concerné du fait que cette figure est précisément la sienne.

Le modèle du portrait se sent alors regardé depuis le tableau par cet autre lui- même, qui lui renvoie en outre sa propre image objectivée sous le regard de l’artiste.

Cette sensation est décrite par Barthes, mais au sujet de la photographie :

Imaginairement, la Photographie […] représente ce moment très subtil où, à vrai dire, je ne suis ni un sujet ni un objet, mais plutôt un sujet qui se sent devenir objet : je vis alors une micro-expérience de la mort (de la parenthèse) : je deviens vraiment spectre.50

Les détours des écrivains d’art à propos de leur propre image (Banville ne s’entoure pas d’autant de précautions pour parler du portrait d’un autre, celui de Gautier) s’expliquent en partie par cette mise en question directe de l’identité du su- jet lorsqu’il se voit comme objet. Ce « moment subtil » n’est pourtant pas toujours explicitement pointé dans les textes des écrivains. Cas exceptionnel, le texte de Zola traite l’écrivain comme un simple objet-à-peindre pour Manet, mais la construction très particulière de ce portrait invite effectivement à rapprocher la figure de l’écri- vain du statut d’objet plus que de celui de sujet. Valéry narre une même impression de devenir objet, ressentie lors de la séance de pose chez la sculptrice Renée Vau- tier51 :

49. Denis DiDerot, Salons III, op. cit., p. 1.

50. Roland barthes, op. cit., p. 0.

51. Renée Vautier, Paul Valéry (http://www.chez.com/torsac/Valery.jpg).

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On me regarde comme une chose. On sourit ; mais ce n’est pas à moi qu’on sourit. C’est à mon nez, dans lequel on vient enfin de discerner certain petit

« plan », en quoi réside, paraît-il, le secret de la personnalité de cette saillie.

Mais le regard très noir s’appuie, durcit encore ; devient pareil à celui du tireur à l’épée dont l’œil aigu distingue le défaut de la garde de l’adversaire.52

Si le regard de son propre portrait (dans les deux sens de l’expression) questionne directement l’identité et la conscience de soi de tout sujet, cette ex- périence présente une autre particularité dès lors qu’elle concerne les écrivains d’art. Et non point seulement parce que, le portrait étant souvent un cadeau d’un peintre à un écrivain ami, il est particulièrement délicat, pour ce dernier, de rendre public son jugement critique sur l’œuvre ainsi produite. Les portraits d’écrivains d’art grossissent, plus profondément, le paradoxe de la position du critique d’art.

En effet, en confrontant l’écrivain à sa propre image, en le plaçant dans la position de juge et de partie, le portrait l’oblige à s’assumer comme sujet, parlant en son nom propre dans sa critique d’art. Devoir juger un portrait le représentant place l’auteur devant la dimension subjective et idiosyncrasique de sa critique d’art.

Or si la plupart des critiques s’expriment en « je » et indiquent, parfois avec une certaine violence, leurs préférences, ils tendent dans le même temps à minimiser cette subjectivité du jugement en étayant leur propos par des arguments dont la rationalité revendiquée est censée conférer force et universalité à l’évaluation. Ils rejettent donc généralement l’idée de « disponibilité subjective » vis-à-vis de l’œuvre d’art, qui distingue pourtant, selon Catherine Millet5, le travail du critique de celui de l’historien (qui « ne peut traquer que la vérité historique ») ou du philosophe (qui

« ne peut que poursuivre la Vérité »54).

Tout se passe en fait comme si les auteurs considéraient que la fiabilité de la critique était inversement proportionnelle à sa part de subjectivité. L’apparence rationnelle et objective du discours dispose le lecteur à croire au sérieux du texte et, partant, à adhérer plus aisément aux positions adoptées par le critique. Les pré- cautions prises par les écrivains d’art pour traiter de leur propre portrait cherchent à donner au lecteur des gages quant à l’impartialité du critique, et à gommer une subjectivité trop apparente, qui pourrait, en hypertrophiant la présence du juge, discréditer le jugement.

Baudelaire a revendiqué avec force, dans un morceau demeuré célèbre, la nécessaire partialité de la critique. Dans ce texte, il cherchait précisément à balayer une idée dominante à son époque – et qui n’a jamais vraiment disparu ensuite :

Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poé- tique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui sous prétexte de tout expliquer n’a ni haine ni amour et se dépouille volontairement de toute espèce de tempé-

52. Paul valéry, « Mon buste », op. cit., p. 162.

5. Catherine Millet, Le Critique d’art s’expose, Paris, éditions Jacqueline Chambon, « Criti- ques d’art », 199, p. 7.

54. Ibid.

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rament, mais – un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste – celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. […]

[P]our être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons.55

Face à son propre portrait, le critique use de précautions, voire esquive tout jugement, car il s’estime mal placé pour juger une œuvre qui le regarde directement.

Ce faisant, il sous-entend que, dans tous les autres cas, son jugement est purement objectif et, donc, légitime. Le discours sur son portrait permet ainsi à l’écrivain d’as- seoir a contrario son jugement critique, mais grossit dans le même temps sa difficulté à admettre cette subjectivité, qui est pourtant à l’œuvre dans l’évaluation de toute œuvre d’art.

Nausicaa Dewez

Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve)

55. Charles BauDelaire, Salon de 1846, dans Œuvres complètes II, texte établi, présenté et annoté par Claude piChois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 41.

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