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Spectralité, Violence et Devoir de Mémoire dans Les Funérailles de Rachid Boudjedra

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Spectralité, Violence et Devoir de Mémoire dans Les Funérailles de Rachid Boudjedra

MOUSSEDEK Leila, Université de Mostaganem

Résumé : Afin d’arroger un droit de justice historique et de deuil aux martyrs de la violence, la spectralité comme une forme d’écriture ne présente pas, dans cette littérature de l’urgence, une fascination pour la mort mais elle établit une relation ou un lien entre cette dernière et le romanesque, entre le monde réel et l’univers fictif. Elle se veut un choix scripturaire et un engagement adopté par Rachid Boudjedra afin de rendre justice aux victimes du terrorisme de l’Algérie des années 90 en leur permettant de prendre place dans la mémoire collective du pays pour ne pas se perdre dans l’amnésie historique. Ce récit ne se présente pas comme « un adieu » aux victimes mais au contraire, il privilégie la parole, l’écoute et le dialogue pour que la disparition ne devienne pas oubli et pour que le deuil soit achevé.

Mots- clés Spectralité- Violence - Hantise- Mémoire - Devoir- Justice- Amnésie.

Abstract : To assume a right of historical justice and mourning the martyrs of the violence, spectrality as a form of writing does not, in this literature of urgency, a fascination with death, but it establishes a relationship or link between the latter and the romance between the real world and the fictional world. She wants a scriptural choice and a commitment adapted by Rachid Boudjedra to justice for victims of terrorism in Algeria 90s allowing them to take place in the collective memory of the country not to get lost in historical amnesia. This story does not appear as a

"farewell" to victims but instead he emphasizes speaking, listening and dialogue for the disappearance does not become forgotten and that mourning is completed.

Key- words Spectrality- Violence - Hunt- Memory- Duty- Justice- Amnesia.

La spectralité demeure un choix romanesque essentiel dans le roman algérien contemporain des années 90 car plusieurs écrivains algériens la prennent comme un matériau dans la structure de leurs fictions.

Cette écriture de l’identification et de « la hantise» évoque la notion de justice et de responsabilité devant les fantômes et les martyrs de la violence.

Elle s’affirme comme une « hantologie » dressant une passerelle entre les morts et les vivants leur permettant de dialoguer entre eux dans l’au-delà et dans l’autre temps. Selon la réflexion derridienne « Il est nécessaire de vivre avec les fantômes, dans l’entretien, la compagnie et le compagnonnage dans le commerce sans commerce des fantômes.» (AGAR- MENDOUSSE. T, 2006: 90).

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Cette philosophie hantologique se veut une logique spectrale où le rapport au spectre s’avère essentiellement important. La figure spectrale ou fantomatique dont parle ce philosophe (Derrida) est une voix étrange, ni humaine ni inhumaine, ni vivante ni morte car le fantôme n’a « ni substance ni essence ni existence, n’est jamais présent comme tel. » (Ibid : 14). Ce qui fait de l'hantologie le concept central de l'œuvre de Derrida, c’est l’éthique du spectre que ce dernier élabore consistant en un désir de justice vis-à-vis des fantômes ou des victimes des violences, lié à la notion de responsabilité devant eux. Le fantôme qui est « hors-lieu » et « hors-temps », voire « anachronique » mérite d’être défendu pour ne pas être oublié ; cela implique « une politique de la mémoire, de l’héritage et des générations. » (Ibidem : 15)

L’hantologie pourrait nous renvoyer aussi à la spectropoétique (Karl Marx) puisque toutes les deux se partagent le principe et la morale d’inviter les fantômes des victimes de la violence afin de leur donner une place dans l’écriture pour qu’ils ne souffrent pas de « la vraie mort » ou de l’oubli car ces derniers se veulent des stratégies politiques et idéologiques adoptées par plusieurs états et pouvoirs visant la conjuration de tout passé ou Histoire qui pourrait contraindre ou interrompre leurs intérêts et leurs avantages.

Nous pensons que l’écriture spectrale dans Les Funérailles s’inspire de cette réflexion philosophique car la spectralité liée au principe de justice et au devoir de mémoire se vérifie amplement dans ce roman de Rachid Boudjedra et l’interrogation sur l’emploi de cette technique dans cette production littéraire nous incite à poser quelques questions :

Comment cette spectralité est- elle représentée dans ce roman ?

Quelles sont ses formes ?

Quelles sont ses caractéristiques et ses dimensions ?

Pourrait-elle traduire la vision de l’auteur ainsi que sa position ?

L’écriture de ce roman est fondée généralement sur une spectralité liée à une forme de « hantise » de la part des victimes de la violence de l’Algérie des années 90. R. Boudjedra envisage et édifie son écriture de l’Histoire en faisant recours à cette technique que nous décelons considérablement dans le discours de son héroïne Sarah qui s’identifie constamment et continuellement dans ce roman aux victimes de l’intégrisme algérien des années 90 : « Toujours est-il que je m’identifiai très vite à Sarah, beaucoup trop à Ali aussi »p28

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Portant le même prénom que la petite Sarah, l’héroïne, l’enquêtrice chargée des dossiers des victimes est présentée comme un prolongement de leur vie volée ; surtout de celle de la petite Sarah violée, déformée et assassinée par les terroristes devant son école : « Je continuais à étudier mes dossiers. A être hantée par Sarah et Ali. Il me fallait beaucoup de temps pour m’adapter à cette réalité insensée, cruelle et vorace. J’étais souvent déphasée. La mort de Sarah, surtout, me hantait. Etait- ce parce qu’elle avait le même prénom que moi ? » p33

Influée par les faits dramatiques et habitée par les « proies » et les cadavres de la violence, la narratrice se voit déstabilisée et ébranlée, même épuisée :

« Difficile à décoder. Bien que j’eusse l’intuition que l’explication de ce fatras d’éléments chargés de peur et d’épouvante était inscrite, d’une façon définitive, dans les images sanglantes qui s’étaient mises à infiltrer insidieusement mon esprit depuis que j’étais chargée du dossier de Sarah. » p31

L’accumulation des mots ou le recours à la figue de l’épitrochasme est l’une des passions et des caractéristiques de l’écriture de l’auteur pour dire ou mettre en exergue la violence des années 90 dans ce récit ; il s’en sert aussi pour exprimer la douleur et le malaise du personnage central de Sarah qui se sent hantée par la petite victime Sarah :

« Hantises. Ratures. Rayures. Les mots drus s’enroulaient autour de l’axe de ma mémoire. Sueur froide qui m’enduisait le corps.

Sorte de malaise aussi, comme une matière dure et molle à la fois.

Caoutchouteuse. Dans ma tête les mots se détérioraient. Perdaient leur sens et leur syntaxe. S’entassaient, inutilement. Il m’arrivait de croire que j’étais la petite Sarah. » p29

L’écriture spectrale s’avère une démarche ubiquitaire et nécessaire dans cette construction romanesque car nous la rencontrons dans plusieurs passages. L’héroïne n’arrive pas à continuer à vivre sans être hantée par les figures et les voix des suppliciés de l’intégrisme ; elle se responsabilise et se culpabilise au point d’entendre leurs cris et leurs reproches inaudibles parvenant de leurs terribles photographies accrochées aux murs de son bureau :

« Les photographies de corps mutilés de Sarah et d’Ali défilaient sans cesse devant mes yeux. Le visage de Sarah. Mort et serein, avec l’œil droit qui manquait, qu’on n’avait même pas maquillé pour cacher ce gros trou dans ce beau visage presque tranquille ! »p27

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Rangée à la fois par la déception et la colère, Sarah affronte chaque jour les photographies choquantes et indignes des victimes qui l’encouragent et l’incitent à continuer son enquête et son combat contre le terrorisme monstrueux et aberrant : « En entrant dans mon bureau, j’affrontai, comme à mon habitude, les visages défigurés de Sarah et des deux Ali. Je restai quelques minutes à regarder les photos agrandies, les articles géants. Les manchettes rouges à la une »p80 La hantise se présente dans le défilement persistant et constant des affreuses photographies des victimes devant les yeux de l’héroïne : « Les photographies des corps mutilés de Sarah et d’Ali défilaient sans cesse devant mes yeux » p27

Ces photographies des cibles de l’islamisme deviennent pour l’héroïne une source de courage et de résistance au point de vouloir leur parler, se confier à elles et surtout les écouter pour avoir des réponses à ses incessantes et insistantes interrogations. Elle voudrait même leur raconter son amour pour Salim mais elles sont muettes, sans parole, sans mot et sans verbe : « J’en avais besoin pour trouver le courage de continuer. Parfois il m’arrivait de leur parler. Je posais les questions et donnais des réponses. Eux étaient muets. J’aurai voulu les entendre. Leur raconter la lettre de Salim. Mon amour pour lui… » p80

Agrandir les photos des victimes est une façon de dénoncer la violence exercée et pratiquée sur leurs corps et aussi une manière de leur permettre d’assister et de participer à la réunion en dépit de leur absence : « Nous étions tous réunis dans la grande salle tapissée de posters géants représentant les victimes de l’islamisme et d’articles de journaux. Je voulais que personne n’oublie ces victimes. J’avais la mémoire longue. Très longue. » p151

Ces spectres de la violence paroxysmique et meurtrière de l’Algérie de la décennie noire se ressuscitent à travers la hantise afin de s’accorder une voix et d’exprimer leur souffrance, leur malaise et surtout leur refus d’une mort déraisonnable et illogique car non méritée et injuste : « J’entendais leurs cris de suppliciés. Stridents.

Interminables. Je les voyais défiler dans ma chambre avec des yeux à la fois vides et pleins de reproches.» p27

Bien sûr on ne peut leur donner voix, les faire revivre, les défendre et les préserver de l’oubli qu’à travers l’acte scripturaire, car Boudjedra comme écrivain engagé et militant se sent en dette vis-à-vis d’eux puisque: « Les morts qu’on croit absents se muent en témoin qui, à travers nous, désirent écrire ! » (DJEBAR. A, 1995 : 346).

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Ce désir d’écrire et cette envie embrasée de dire l’insoutenable, nous les distinguons dans le personnage énergique de Sarah qui en s’identifiant à Ali II, se met à écrire pour lui donner une voix pour raconter son assassinat et pour qu’il ne s’inscrive pas parmi les exclus de l’Histoire : « J’étais tellement émue que je me mis à écrire dans une sorte de transe, comme sous la dictée. J’étais la petite victime de onze ans. Il s’appelait Ali, lui aussi. Une seule balle dans le dos. » p35

Cet amour pour les mots et leur pouvoir se reflète dans l’affirmation de R. Boudjedra considérant que la poétique naît de savoir les combiner et les agencer pour qu’ils remplissent mieux leur rôle expressif : « La textualité c’est avant tout une affaire de mots.

C’est aussi une manière de combiner les mots de telle manière que de leur combinaison naisse une image, une impression profonde, une sensation poétique. » (GAFAÎTI. H, 1987: 59).

Encore et comme est le cas dans plusieurs de ses intrigues, Boudjedra tend à féminiser l’écriture en donnant la parole à son hyper- personnage féminin s’identifiant à Ali II en usant de la première personne pour dire le drame de sa suppression et l’affliction ressentie par l’enfant symbolisant la naïveté et l’innocence pointées cruellement par la mouvance intégriste. L’assassinat de cet enfant est représenté à travers le recours à une symbolique et à une poéticité afin de rendre hommage à ces victimes angéliques car le choix de plusieurs termes ne s’avère pas gratuit de la part de l’écrivain. La dernière expression du passage renvoie à un monde paradoxal dans lequel l’existence des êtres pourrait prendre plusieurs significations d’où l’évocation des virgules dont l‘emploi dans une phrase change le sens de cette dernière :

Je tournais maintenant le dos à la classe qui brillait au loin.

… A ce moment, un bruit sec claqua et déchira l’air, le silence et la pluie. Je ressentis quelque chose de chaud et gluant me recouvrir le dos. Je tombai à la renverse, l’éponge serrée entre mes doigts crispés. Elle était maculée de sang. Je me dis : « Ce n’est rien…ce n’est rien ! » J’avais l’impression de plonger dans les eaux profondes de la mer pour arracher l’éponge qui pousse entre les rochers. Comme je l’avais vu faire à la télé. Là où il n’y a jamais de virgules. » p37

Derrière ce « je » de la narratrice, se glissent des voix plurielles et multiples ; celles de toutes les victimes de la violence des années 90 qui voudraient se procurer une voix pour ne pas tomber dans le silence

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et dans l’amnésie historique. Ce « je » de l’héroïne représentant Ali II, reflète une certaine symbiose qu’elle éprouve à l’égard des martyres du fondamentalisme religieux de l’Algérie de la décennie noire, une Algérie à feu et à sang car :

Ce je qui prend la parole ne s’exprime pas au nom d’un

« je » spécifique mais d’un « je » derrière lequel se glissent des voix collectives, incluses dans le texte, ou rapportées, nommées ou anonymes, fictionnelles, mythiques ou factuelles, qu’elles émanent de personnages ayant marqué l’histoire du Maghreb » (FISHER. D, 2007:

36). De ce fait « Elle s’installe dans le silence de la page écrite pour trouver une voix à ceux qui n’ont plus de langue ; les morts. » (Ibid : 181)

Le discours cédé par Boudjedra à sa narratrice pourrait traduire la réflexion du philosophe Karl Marx visant accorder justice aux martyres de la violence totalitaire. Cette justice qui doit naître de notre conscience et de nos principes et agir pour lutter contre l’amnésie historique souvent volontaire et décidée :

Si je m’apprête à parler longuement de fantômes, c’est-à- dire de certains autres qui ne sont pas présents, ni présentement vivants, ni à nous ni en nous ni hors de nous, c’est au nom de la justice. De la justice là où elle n’est pas encore, pas encore là, là où elle n’est plus, entendons là où elle n’est plus présente, et là où elle ne sera jamais, pas plus que la loi, réductible au droit. » (DERRIDA. J, 1993 : 15).

La narratrice se veut ici le porte- parole de la victime et l’intermédiaire entre les morts et les vivants parce qu’elle se sent habitée par leur souvenir, car « Ecrire (…) c’est dire l’oubli et le souvenir » précise Hafsa Zinaî- Koudil (BOUALIT. F, 1999 : 29).

Ainsi, l’écriture devient une arme contre l’oubli comme l’affirme Boudjedra : « écrire, c’est se souvenir» (GAFAÎTI. H, 1999 : 50).

En se substituant à la victime et en rédigeant le récit d’Ali II, l’héroïne se sent contente et satisfaite car elle a l’impression de le connaitre : J’étais contente. J’avais l’impression que je connaissais Ali. Pas le miraculé. Non, le gamin de onze ans. Ali II maintenant. J’avais cette impression de bien le connaître parce que, au lieu de rédiger une fiche technique et rébarbative de synthèse sur son assassinat, j’avais écrit une sorte de rédaction que lui- même aurait pu écrire. » p43

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Imaginer et relater la mise à mort de la victime d’Ali II est une façon de faire une place à cette dernière dans la mémoire collective algérienne pour la maintenir en vie par le souvenir car : « la mémoire apparait comme un don pour initiés et l’anamnésis, la réminiscence, comme une technique ascétique et mystique (…) elle est l’antidote de l’oubli » rappelle Le Goff (RANAIVOSON. D, 2010 : 263).

Cette politique de la mémoire et de l’héritage permet de donner aux disparus deux existences ; une extérieure et l’autre intérieure, car selon Pierre Bergounioux : « Les morts existent deux fois : dehors, avant et, ensuite, dedans. Peut-être même que leur existence seconde l’emporte en étendue et en vigueur sur la première. » (BOUSLAMA.

I, 2009 : 83)

Représenter l’exécution de la victime à travers l’acte de la narration est aussi une manière de lui donner le droit d’avoir une place parmi les morts auxquels on réserve une sépulture ; ainsi elle (la victime) n’est pas considérée comme une disparue ou une marginalisée sans histoire. Cette réflexion est bellement précisée par Kamel Daoud dans le discours qu’il accorde à son personnage principal dans son roman « Meursault, contre-enquête » qui affirme à propos de son frère : « J’avais besoin d’une histoire pour lui donner un linceul » (DAOUD. K, 2013 : 35).

L’écriture hantologique traduit un devoir de justice envers les victimes ; cela est présenté par le biais du personnage central qui veille toute la nuit pour travailler sur leurs dossiers. La répétition du terme « encore » traduit la hantise perpétuelle et continuelle vécue par le protagoniste Sarah et interprète sa détermination de rendre justice à ces spectres qui s’imposent dans son existence sans vouloir la quitter ou la lâcher :

J’allumais alors la lampe posée sur la table et reprenais mes dossiers sur lesquels je travaillais une grande partie de la nuit jusqu’à ce que le vent frais et l’humidité m’obligent à rentrer pour me réfugier dans la maison encore tiède. Encore Sarah ! Encore Ali I ! Encore Ali II » p39 Ce devoir de justice et de responsabilité vis-à-vis des martyres se veut aussi un devoir de mémoire et d’Histoire car pour ne pas tomber dans le piège de l’oubli, l’héroïne préfère garder quelques propriétés des assassinés dans une boîte à bijoux. Cette dernière héritée de sa mère pourrait représenter symboliquement dans cette écriture Boudjedrienne la mémoire collective algérienne ayant comme principe la nécessité d’enregistrer cette Histoire algérienne des années 90, bien que douloureuse et poignante, dans le présent et dans le futur du pays pour qu’elle ne sombre pas dans un différend gangrené par l’amnésie et pour que la tragédie nationale des années 90 ne reste pas

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« à huit clos », « sans visage » et « sans front » (STORA. B, 2001 : 61).

Sauvegarder les objets des victimes du terrorisme dans une boîte à bijoux renvoie symboliquement donc à une incitation et à un appel à conserver la mémoire collective de l’Algérie en proie de l’intégrisme extrémiste pendant les années rouges :

L’épouse du juge en larmes, s’est jetée dans mes bras. Je l’ai étreinte et me suis surprise en train de sangloter, sans aucune retenue. Me disant : « Laisse-toi aller, va ! Pleure tout ton soûl… mais garde le petit sachet en papier bleu, pour ne pas oublier le drame de cette femme. »p 149

Voulant traduire les sentiments de l’épouse du juge supprimé par les islamistes, l’auteur emploie la couleur bleue qui renvoie à la pensée et à la fidélité. Le sachet bleu contenant des miettes de la cervelle du juge pourrait à travers sa couleur exprimer aussi la chasteté, la pureté, la justice et la noblesse de la victime : « Elle sortit de son sac un petit sachet en papier bleu et elle me le mit dans la main …j’étais horrifiée mais je pris le sachet et le fourrai dans mon sac. Il était joli, en papier cadeau. » p 101

S’approprier les objets des martyres du terrorisme est une manière de s’arroger également le droit de la compassion et du deuil.

L’héroïne garde le cartable d’Ali II car elle considère que l’assassinat de ce dernier la concerne aussi et doit intéresser tout algérien puisque la tragédie prend une forme générale et commune :

J’étais fascinée par son petit cartable que j’avais fait saisir lors de sa mort et que je ne voulais plus rendre à sa famille qui d’ailleurs me le réclamait. Je le gardais à la maison en pensant qu’Ali II était aussi à moi. Sa famille avait ses vêtements souillés de sang et il était normal que moi je garde le cartable. »p95

Elle garde aussi le foulard de la petite Sarah puisque le souvenir se concrétise par la conservation des propriétés et des objets des disparus. La répétition du terme « jamais » traduit l’obstination et la détermination de l’écrivain à vouloir faire vivre la mémoire des martyres de la violence :

Je ne rendrai pas le cartable de Ali II. Jamais ! Comme je ne rendrai jamais le superbe foulard bariolé de Sarah .Ca, personne ne savait que je l’avais gardé (kleptomanie ?) Même pas Salim. Il m’arrivait de le porter quand je voulais me faire belle (Fétichisme ?) » pp96-97 Le passé doit être préservé et conservé même s’il ne rappelle que malheurs et chagrins ; ainsi le dit l’auteur à travers le discours de son personnage féminin Sarah qui décide de valoriser même les choses

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les plus morbides et macabres en les mettant soigneusement dans une boite avec des joyaux hérités de sa mère : « J’ai conservé l’œil de Sarah dans une boîte en bois d’olivier ciselé où je garde les quelques bijoux hérités de ma mère et que je n’ai jamais portés. Comme je n’ai jamais osé porter le collier avec l’œil desséché de Sarah en pendentif.

» p97

Cette mémoire sollicitée et revendiquée adopte une fonction protectrice de l’Histoire car selon l’historien Jacques Le Goff « la mémoire, où puise l’histoire qui l’alimente à son tour, ne cherche à sauver le passé que pour servir le passé au présent et à l’avenir. » (RANAÎVOSON. D, 2010 : 263). Cette mémoire reconstruite doit participer donc à la marche de l’histoire et à « l’architecture du temps » selon les termes de Jean Pierre Venant (Ibid : 259).

Conclusion

Les Funérailles est une architecture romanesque qui contribue donc à une écriture de la mémoire où l’auteur invite les fantômes ou les spectres de la violence à prendre place dans l’historiographie du pays et de se défendre dans un autre temps qu’est selon Derrida « le temps spectral ». Ainsi « cet être - avec les spectres serait aussi, non seulement mais aussi une politique de la mémoire, de l’héritage et des générations. » (DERRIDA. J, 1993 :15).

L’écriture spectrale soutient alors la réclamation des droits des victimes d’être vengées, non par le sang ou l’acte violent mais par la voix du témoignage et du respect de leur souvenir et de leur mémoire pour qu’ils ne se perdent pas dans « le blanc ; à la fois couleur de deuil, de silence, d’oubli, de censure. » (FISHER. D, 2007 : 93).

La littérature algérienne des années 90 se veut et se déclare une littérature de la remise en question basée sur l’idée de déstructurer l’Histoire, de la subvertir et de la restructurer afin de pouvoir répondre à ses abjects et à ses absurdités et d’exiger une « mémoire immédiate », car « Elle est pétrie de chair humaine, de sang et de douleur. » affirme R. Boudjedra (GAFAÎTI. H, 1987:18).

Dans cette écriture de « la hantise », les fantômes ou « les condamnés à tort » sont valorisés car malgré leur absence ou disparition, ils deviennent une source d’inspiration pour l’écrivain comme le résume bien Robert Harrison en disant : « La culture des hommes doit beaucoup aux cadavres, il y a de l’humus dans l’humain ».

(BARDOLLE. O, 2004 : 10).

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Dresser un portrait angoissant et bouleversant de l’Algérie des années 90 dans ce roman est une manière de réclamer une place pour les oubliés et les marginalisés de l’Histoire dramatique de la nation algérienne et de former ou de construire une mémoire collective. La violence passée des années 90 est aussi une violence présente, traumatisante, car elle est ancrée dans la mémoire individuelle, inscrite et enregistrée dans la mémoire commune du pays :

La mémoire…Fracture ouverte ou cicatrice ? Rappel à l’ordre ou bombe à retardement ? Pour moi, la mémoire est d’abord une arme à double tranchant. Tantôt recueillement, tantôt couteau dans la plaie, elle entretient le traumatisme subi. De cette façon, elle n’est jamais sereine et reste ambiguë. » (KHADRA. Y, 2007 : 289).

La spectralité dégagée de cet imaginaire traduit la subjectivité de l’acte scripturale de Boudjedra et l’inscrit dans un humanisme et une éthique de devoir et de fidélité vis-à-vis des victimes ou des « chers disparus » (selon les termes d’Assia Djebar) de la dérive historique des années 90. Adoptée dans cette production littéraire, elle (la spectralité) prend la forme d’un engagement et traduit le militantisme boudjedrien consacré aux victimes algériennes du terrorisme tout en faisant appel au travail d’anamnèse qui ne recule ni devant

« l’incongru » ni devant « le scandaleux » (LYOTARD. J, 2000 : 101).

Ainsi cette technique se revêt d’une dimension à la fois philosophique, politique et surtout humaniste car cette stratégie d’écriture donne voix aux « sans voix », à des victimes que nous oublions ou nous ignorons tout en soulevant des interrogations d’ordre politique et idéologique soutenant la démarche anamnésique de l’écrivain comme le précise bien Meddeb en affirmant : « il est du rôle de l’écrivain de pointer la dérive des siens et d’aider à leur ouvrir les yeux sur ce qui les aveugle. ». (FISHER. D,Op. Cit : 267).

Elle se présente aussi comme un médium artistique participant à une lecture historique qui s’interroge et se questionne sur la mémoire occultée ou confisquée et sur les exclus de l’Histoire et les aphones d’une guerre fratricide afin de « faire parler le silence des textes historique » et d’installer un espace, une rencontre et un dialogue entre le récit factuel et le récit fictif et entre les discours littéraire et historique.

Elle nous renvoie également à nous rappeler du « syndrome de l’Algérie » concernant l’amnésie historique et la réécriture de l’Histoire de la guerre d’Algérie évoquées par Anne Donadey tout en

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insistant sur la nécessité de révoquer les massacres des années 90 afin de permettre à l’impossible deuil de se faire et « faire entendre le

« sang » du « sans » » (FISHER. D, Op. Cit : 92).

Dans ce sens, on peut parler de ce qu’Assia Djebar appelle « une écriture de survie », « une écriture porte-parole » ou « porte- mémoire » (DJEBAR. A, 2000 :74). Ainsi le roman en question ne laisse pas l’histoire des assassinés « accidentellement » dans le blanc de l’indifférence, de l’oubli et du différend mais vise à l’enregistrer dans les mémoires et dans les documents de l’Histoire qui s’écrit avec un grand H afin d’inscrire leurs noms éternellement et considérablement dans les esprits et les cœurs des algériens et pour que leur sang ne reste pas « blanc cendre, silence » (DJEBAR. A, 1995 : 134) : ainsi on les ramène à la vie.

Les Funérailles est un lieu de mémoire textuelle où se rencontrent et se rapprochent les assassinés et les vivants par conscience et par fidélité au souvenir, car ce tissu romanesque n’est pas un texte fantastique ou une histoire de fantômes, mais une incitation à sauver leur mémoire en la racontant en leur parlant et en les écoutant. C’est un travail qui permet à la rencontre impossible de se faire à travers l’hantologie qui demeure ici un logos qui a

Pour caractéristique principale de mettre en scène, de provoquer et de décrire à la fois, une rencontre qui, sans elle, n’existerait pas, et à laquelle le discours historique officiel ne tient pas. Il s’agit d’une rencontre textuelle et non d’une tentative pour faire revenir un mort par la magie. La communication, lorsqu’elle a lieu, reste du domaine de l’histoire racontée. Les textes font advenir un dialogue qui n’aurait pas pu avoir lieu sans la mort. La conversation qu’ils nous font partager peut très bien avoir lieu entre les vivants, mais elle ne peut commencer qu’au moment où la mort intervient parce que c’est autour du corps, autour de l’idée de la sépulture, de la mort et du deuil que l’hantologie se manifeste. » (ROSELLO. M, 2003 : 94).

Ce travail hantologique est un remède pour une mémoire souffrante et fatiguée car comme le perçoit Boudjedra « Les évènements présents (des années 90) sont les signes d’une mémoire malade, une sorte du retour du refoulé. Il faut donc reconstituer et assumer son histoire, tout comme le psychanalyste aide l’analysant à reconstituer et à supporter sa propre histoire. » (RIAD. Z, 1999 : 67).

Cette spectralité soutient une reconstruction historique qui se présente comme une obligation vis-à-vis des disparus car selon la vision djebarienne « Le présent restait un lieu de tension entre héritage et transmission. Nous avons une dette envers les morts qu’il faut sauver

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de l’oubli et un devoir de transmettre la mémoire à la génération à venir. » (ibid : 68).

La procédure anamnésique permet à la mémoire déficitaire et arrachée de la grande Histoire de prendre place dans la petite histoire car comme l’affirme Paul Ricœur « Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit. » (ibidem) . Cette vengeance qui se manifeste dans le fictif explique et dévoile très souvent les zones d’ombre du factuel et de l’historique ; il s’agit de déterrer ce qui est enfoui et caché afin de permettre aux décédés injustement de se reposer en paix et de permettre aussi à leurs proches de faire leur deuil, car la mort ou l’assassinat illégitime suspend ce dernier selon la réflexion de Frantz Fanon concernant « La mort inachevée » et « le deuil inachevé ».

L’écriture boudjedrienne s’avère s’intéresser aux voix étouffées et interdites afin de leur permettre de s’exprimer et de dialoguer avec notre monde, car réduites à des cadavres, elles n’ont comme remède que la littérature pour prendre en charge de dévoiler la vérité cachée, voire voilée de leur mémoire perdue et enfouie parce qu’elle est sanglante et tissée d’innombrables crimes individuels et collectifs.

L’auteur en question tente de panser les blessures d’une population dont les morts restent emprisonnés et cloitrés dans un passé que l’on veut muet et silencieux mais « la vérité de l’être ne s’exprime que dans les fractures, les paroles brisés, les pertes de la voix, les cris sans voix. » affirme Assia Djebar (CALLE GRUBER. M, 1993 : 24).

A travers la spectralité, la mémoire collective reste vive et vivante pour mener un combat contre toutes les formes de l’oubli et de l’amnésie historique et permet à la mémoire dramatique individuelle de devenir et de se transformer en une mémoire collective.

Bibliographie

BODJEDRA, R. (2003), Les Funérailles, Paris : Grasset.

AGAR-MENDOUSSE, T. (2006), Violence et créativité de l’écriture algérienne au féminin, Paris : L’Harmattan.

BARDOLE, O. (2004), La littérature à vif (Le cas Houellebecq), Paris : L’esprit des péninsules.

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