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Texte intégral

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des animaux à fourrure

Jacqueline MILLIET

CNRS, UMR 5145, Éco-Anthropologie et ethnobiologie, Muséum national d’Histoire naturelle, Département Hommes Natures Sociétés, 57 rue Cuvier F-75231 Paris cedex 05 j.milliet@bluewin.ch

Milliet J. 2004. – Ethnographie de l’action de la bioéthique dans l’espace public : l’exemple de l’élevage des animaux à fourrure. Anthropozoologica 39 (1) : 311-334.

RÉSUMÉ

Le présent article analyse les premiers résultats de l’enquête ethnographique que j’effectue depuis le milieu de l’année 2001 sur le travail des bioéthiciens dans l’espace public. J’essaie de combler non seulement le déficit évident des données empiriques sur lesquelles s’exerce l’éthique, mais également le vide analytique entourant les pratiques des bioéthiciens eux-mêmes. Je propose de faire l’ethnographie des « faiseurs d’idéologie », c’est-à-dire des philosophes, (bio)éthiciens, théologiens, juristes, zoologues, vétérinaires, fourreurs, politi- ciens et parlementaires, etc. J’ai choisi parmi ces personnes celles qui sont actives dans l’établissement de normes en bioéthique, et dont l’engagement en faveur de la protection des animaux est variable. L’enquête a pour sujet une ramification récente d’un conflit qui a débuté au début des années 1970 et dans lequel s’affrontent les militants anti-fourrure et les fourreurs. Actuelle- ment la bataille porte sur l’utilisation des animaux familiers pour de la fourrure. L’univers de la fourrure se révèle un champ social symptomatique des dérives plus générales concernant les rapports au vivant dans nos sociétés post-modernes.

MOTS CLÉS Bioéthique, ethnographie, mouvement anti-fourrure, visons, relations humain/animal, biotechnologie.

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CHIENS ET CHATS : LA SONNETTE D’ALARME

Quelques mois avant le début de la coupe du monde de football en Corée du Sud (été 2002), on pouvait lire dans le Financial Times Weekend du 17-18 novembre 2001 le titre suivant : Bouillon de chat et ragoût de chien au menu : l’hor- rible vérité (Pilley 2001)1. La consommation de viande de chat et de chien par les Coréens et les Chinois revenait sur le devant de la scène. Au grand scandale des organisations de protection des animaux qui, dans la foulée, rappelaient qu’en 1997, déjà, elles avaient tiré la sonnette d’alarme et révélé l’existence du trafic des peaux de chats et de chiens en Chine, aux Philippines et en Thaïlande.

En 1990, la Human Society of the United States (HSUS) enquête sur l’élevage et le commerce des peaux de chats et de chiens en Chine, aux

Philippines et en Thaïlande (Fig. 1). Elle suit le parcours de ces peaux auprès des détaillants et des marchands de gros aux États-Unis, en Allemagne, en Italie, en France et plus récemment au Dane- mark. Selon les informations données par cette association sur le site www.infurmation.com : – plus de 2 millions de chats et de chiens seraient massacrés chaque année pour leur fourrure en Chine et dans d’autres pays d’Asie ;

– les fourrures de chien et de chat seraient utili- sées pour faire des manteaux, des doublures, des chapeaux, des remèdes traditionnels ou encore des figurines décoratives. Les peaux serviraient de jouets à mâcher pour les animaux familiers ou de cuir à chaussure ;

– la mise à mort de ces animaux serait particuliè- rement violente. Les chats seraient étranglés dans leur cage devant leurs congénères. Les chiens, quant à eux, seraient pendus à un fil métallique puis éventrés ;

ABSTRACT

Ethnography of bioethical action in the public arena: the example of the breeding of furred animals.

This article analyses the first results of an ethnographic study in which I have been engaged since the middle of 2002 on the work of bioethicists in the public arena. I have attempted to fill not only the obvious lack of empirical data to which the ethics are applied, but also the analytical void concerning the practices of the bioethicists themselves. I propose here an ethnography of

“ideology makers”, that is of philosophers, (bio) ethicists, theologians, jurists, zoologists, veterinarians, furriers, politicians and parliamentarians, etc. I have chosen among these persons those who are active in the establishment of standards in bioethics, and whose engagement in favour of animal protection is variable. The subject of the study is a recent ramification of a conflict which began at the beginning of the 1970s between anti-fur militants and furriers.

At the present time the battle concerns the use of domestic animals for fur.

The world of the fur trade is revealed as a social sphere which is symptomatic of more general drifts concerning the relationships to living beings in our post-modern societies.

KEY WORDS Bioethics, cultural anthropology, anti-fur movement, minks, human/animal relationships,

biotechnologies.

1. Titre original en anglais : Juiced cat and dog stew on the menu : the awful truth. Dans cet article, l’auteur traduit en français les titres et les citations qui sont en anglais à l’origine.

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– les peaux porteraient ensuite des étiquettes qui falsifieraient leur origine. Le chien serait vendu comme loup d’Asie, loup de Chine, loup de Mon- golie, loup de Poméranie, dogue chinois, loup de Corée, chacal d’Asie ou encore raton laveur. Elles apparaissent encore sous des noms exotiques, tels que Gae-wolf, Goupee et Sobaki, etc. ; le chat de- vient du lapin, du chat sauvage,du chat de Chine ou encore du Maopee ou du Goyangi (Tableau 1).

Cette liste d’appellations diverses pour qualifier les mêmes animaux, en somme chiens et chats, mérite que nous nous y arrêtions. Le nom de raton laveur, cité par les protecteurs des animaux, prête à confusion, surtout pour des raisons de classification, de traduction et de nom d’usage donné par les professionnels de la fourrure. Le raton laveur d’élevage d’Asie, appelé Finnracoon (raton laveur finlandais) par les fourreurs, est en fait un chien viverrin (Nyctereutes procyonoïdes) dont les noms anglais Racoon Dog et allemand Marderhund confirment qu’il est question d’un

animal de la famille des Canidés au même titre que les renards ; il arrive que le chien viverrin soit appelé aussi renard du Japon. Par contre, le raton laveur figurant sur la liste évoquée plus haut est un Procyon lotor, soit un Procyonidé appelé Racoon en anglais et Waschbär (ours laveur) en allemand ou encore « chat sauvage » par les Québécois. Il ne s’agit donc ni d’un chien ni d’un

FIG. 1. – Page de garde du dépliant que la Société suisse des Animaux (PSA) consacrée à la souffrance canine (mars 2004). Reprise à l’intérieur du fascicule, la photographie a pour légende l’appel militant suivant : « Luttez avec nous contre ces abattages insensés et brutaux » et demande aux lecteurs de signer une pétition contre l’utilisation des chiens pour la fourrure en Asie.

TABLEAU1. – Selon les militants anti-fourrure, les peaux de chiens et de chats qui se trouvent sur le marché apparaissent sous des noms cherchant à masquer leur véritable origine.

CHIENS CHATS

China wolf Rabbit

Mongolia dog fur Maopee

Sobaki Goyangi

Pommern wolf Katzenfelle Natürliches Mittel Dogue de Chine Chat de Chine

Loup d’Asie Gatto cinesi Racoon

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LA FOURRURE : SOMMET DE L’ICEBERG DES DÉBATS EN BIOÉTHIQUE

Après m’être intéressée et avoir effectué un ter- rain ethnographique particulier à la situation nord-américaine au milieu des années 1990 (Milliet 1996), je me suis ensuite orientée sur la problématique de l’élevage en Europe. J’ai enquêté au Royaume-Uni, en Suisse et au Danemark2. Dans les deux premiers pays, les fermes d’élevage d’animaux à fourrure sont inter- dites ou menacées de l’être. Quant au Danemark, le plus gros producteur de peaux de visons d’Europe, il semble que l’élevage n’y soit pas menacé pour le moment. J’ai visité des fermes de visons et de renards, discuté avec les éleveurs, marchands de peaux et détaillants. Il n’a pas tou- jours été facile de délier les langues, de faire oublier une attitude défensive, ou encore d’en- tendre un autre point de vue que celui réservé aux médias.

Dans la continuation logique de mes recherches, il devenait important de comprendre comment se situaient mes informateurs dans le climat de fébrilité qui entoure actuellement les questions éthiques, à une époque où les défenseurs des ani- maux utilisent des mots comme « immoral »,

« amoral » et « non éthique » pour qualifier l’éle- vage et le port de la fourrure. Je me suis tournée vers les éthiciens afin de savoir ce qu’ils pensaient de l’utilisation de tels épithètes par les militants anti-fourrure. Ensuite, il m’est apparu important de mettre en évidence la façon dont ces éthiciens

TABLEAU2. – Le nom des animaux change selon leur place dans le processus de production des fourrures et diffère selon la langue.

Fourreurs Latin Famille Anglais Allemand Français

Finnracoon Nyctereutes Canidés Racoon Dog Marderhund Chien viverrin procyonoïdes

Procyon lotor Procyonidae Racoon Washbär Chat sauvage (Québec)

2. S’il n’y a pas de statistiques fiables sur l’élevage de renards, par contre, il en existe sur celui de visons. En 1997, la production mondiale de peaux s’élevait à 26 millions 295 000, dont 10 millions 800 000 provenaient du Danemark et 10 000 d’Angleterre (The Fur Farming (Prohibition) Bill 2000 : 36).

ours. Pour le plaisir de jouer avec les noms, sachez qu’un manteau de « loutre électrique » n’est que du vulgaire lapin, et qu’une veste de

« loutre d’Hudson » est en fait du rat musqué rasé et teint en noir… Vous comprendrez que je ne me lance pas dans l’analyse des noms verna- culaires tels que Gae-wolf, Goupee et Sobaki, Maopee ou Goyangi que nous avons lus plus haut (Tableau 2).

Revenons en France, au début de l’année 2002, alors qu’une pétition nationale signée par un mil- lion deux cents mille personnes est déposée par la Fondation 30 millions d’amis à l’attention du Premier ministre à Matignon. Selon cette organi- sation, non seulement des animaux familiers seraient scandaleusement exploités en Asie, mais en France, « chaque année, 60 000 chiens et 30 000 chats disparaissent mystérieusement de leurs foyers sans laisser de trace » et alimente- raient le marché de la fourrure, « La fourrure, un univers impitoyable. » (Mara-Pitek 2001 : 25).

Voici en quelques mots, la bataille dans laquelle s’affrontent actuellement les protecteurs des ani- maux et les fourreurs, bataille autour de l’utili- sation des animaux familiers pour leur fourrure.

Il s’agit, toutefois, de la ramification récente d’un conflit qui a débuté au début des années 1970.

À cette époque, la cible du mouvement anti- fourrure était différente en Amérique du Nord et en Europe. Aux États-Unis, ce sont la chasse et le piégeage que les militants combattent tandis qu’en Europe, c’est l’élevage des visons et de renards.

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se situaient par rapport à une morale publique en émergence. Je constatais que cette morale avait de plus en plus tendance à se confondre avec l’opi- nion publique. Troisièmement, je souhaitais exa- miner la manière dont ces personnes géraient, au cœur du débat, le grand émoi touchant actuelle- ment au conflit sur la fourrure. Il me semblait, en effet, que la fourrure se trouvait à l’interface de la morale et du politique : la lutte des activistes per- met de comprendre comment certains groupes alimentent leur rejet d’autres groupes sociaux en faisant preuve de sentimentalité à l’égard d’autres espèces que les humains. J’ai donc aussi voulu répondre aux questions des fourreurs et des éle- veurs qui, attaqués sur des questions d’éthique, cherchent à comprendre pourquoi leur profession est taxée d’immoralité et quels sont les enjeux idéologiques des débats parlementaires en Europe. Enfin, pour avancer dans ma réflexion, j’ai eu recours aux instruments de la bioéthique.

Comme nous le verrons, le mouvement anti- fourrure est apparu dans la foulée de l’établisse- ment d’une jeune spécialité, la bioéthique, qui, dès les années 1970, réagissait aux nouvelles bio- technologies.

Le présent article se donne donc pour tâche d’analyser les premiers résultats de l’enquête eth- nographique que j’effectue depuis le milieu de l’année 2001 sur le travail des éthiciens dans l’es- pace public et ainsi de combler non seulement le déficit évident des données empiriques sur les- quelles s’exerce l’éthique, mais également le vide analytique entourant les pratiques des éthiciens eux-mêmes.

QUELQUES ÉLÉMENTS DE MÉTHODE Mais qui sont les éthiciens ? Au fur et à mesure de l’avancement de la recherche, je me suis rendue compte que j’utilisais le terme d’éthicien sans

savoir qui il désignait. Étais-je le témoin de l’émergence d’un nouveau groupe de profession- nels ? En français tout au moins, le mot paraissait dépourvu d’un contenu accessible à tout le monde et n’être qu’une simple traduction de l’anglais ethicist et de l’allemand Ethiker/IN.

Pourtant, aujourd’hui, le mot « éthicien » et

« éthicienne » est internationalement reconnu en français. Il est couramment employé en Suisse, en Belgique et au Québec, mais il y aurait une vieille résistance hexagonale envers lui. En France, la discipline éthique (philosophie morale, éthique philosophique, éthique théologique, théologie morale) n’a qu’épisodiquement existé (sauf à Strasbourg) et ce probablement à cause de la séparation de l’Église et de l’État, en 1905. C’est aussi, semble-t-il, par crainte de voir apparaître une professionnalisation du métier d’éthicien dans les hôpitaux, dans les laboratoires d’expéri- mentation animale, etc. Personne ne nie aujour- d’hui dans la littérature scientifique que Ricœur et Lévinas soient des éthiciens. J’emploierai donc le mot sans crainte.

J’ai choisi comme informateurs des personnes qui sont actives dans l’établissement de normes en bioéthique3, donc non seulement des éthiciens, mais aussi d’autres « praticiens de l’éthique », parmi des zoologues, des vétérinaires, des animal welfarists4, des biologistes, des médecins, des juristes, des lobbyistes, des politiciens, des parle- mentaires, etc., plus ou moins engagés aux côtés des professionnels de la fourrure ou de la protec- tion animale. Dans chaque pays, il s’agit d’une communauté dont les membres connaissent la position de chacun. Ils se divisent, semble-t-il, en deux grandes catégories : les éthiciens — philo- sophes ou théologiens — qui font de la philosophie appliquée, en quelque sorte, aux problèmes sou- levés par l’éthique animale et les biotechnologies ; la seconde catégorie, et c’est la majorité, est consti- tuée de ceux qui, venant d’horizons professionnels

3. On trouvera plus bas, les définitions des termes éthique, morale, moralité, éthique animale, bioéthique, biomorale, etc.

4. Il n’y a pas, à ma connaissance, de traduction en français. Les animal welfarists s’occupent de la santé et du bien-être des animaux de rente. La plupart sont vétérinaires, écologistes, zoologues, éthologistes, mais aussi philosophes.

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divers, participent aux débats soulevés par la bio- éthique. Tous se répartissent, selon moi encore, en trois groupes : ceux qui mettent l’accent sur l’amélioration des conditions d’élevage des ani- maux (animal welfarists), ceux qui luttent pour le droit des animaux, et enfin, ceux qui ont des sympathies pour les intérêts des protagonistes en jeu, se positionnant clairement pour ou contre l’élevage des animaux à fourrure. On verra plus loin que les limites entre les groupes deviennent floues dès que le chercheur repère les motivations personnelles des informateurs, motivations qui oscillent entre la real politic, les convictions philo- sophiques et les réactions dictées par l’émotion.

J’ai procédé par entretiens personnels en suivant avec une certaine souplesse un questionnaire que j’ai établi. Quand certaines personnalités préfé- raient répondre par écrit, j’ai envoyé le question- naire par courrier électronique5. J’ai rencontré, parlé au téléphone, ou encore reçu des réponses écrites d’une trentaine de personnes. J’ai égale- ment essuyé huit refus plus ou moins directs et ces refus font bien entendu partie de la recherche.

Le sujet de la fourrure irrite tellement certaines personnes que je pourrai bientôt établir une échelle afin de mesurer le degré d’émotivité du débat !

Début juillet 2002, la première personnalité ren- contrée, un éthicien (pasteur devenu philo-

sophe)6, a tout de suite réagi et montré de l’inté- rêt pour mon enquête. Il est connu pour son rôle important dans diverses commissions parlemen- taires en Suisse où il occupe une position modé- rée et progressiste sur l’abattage des animaux, la dignité de l’animal et aussi sur d’autres objets de l’éthique tels que l’avortement, le droit des homosexuels, etc. Je me rends au rendez-vous avec un fourreur. En me serrant la main, il dit tout de go en souriant : « Je n’ai pas osé dire à ma femme et à ma fille que je vous rencontrais ».

Il faisait ainsi part, assez abruptement, de sa posi- tion ambiguë face à la fourrure. Sans doute, pre- nait-il quelque précaution qui devait le laisser plus libre pour la suite de l’entretien. Il démon- trait également que la frontière entre les émo- tions et l’intellect n’était pas aussi hermétique qu’on le prétend en général, ce qui était tout à son avantage. En revanche, avec une telle remarque, il me plaçait automatiquement dans le camp des fourreurs. Car s’intéresser à la fourrure sans être un militant anti-fourrure, c’est être perçu comme étant à la solde des fourreurs, comme si la fourrure était un sujet sur lequel le monde ne pouvait que se diviser en pour et contre. J’ai eu un moment l’impression qu’il fai- sait peu de cas de l’objectivité scientifique. Bien que je me sois par la suite rendue seule aux entre- tiens, cette réaction se reproduira malheureu-

5. Le questionnaire comporte trente-trois questions et est divisé en trois parties : généralités, chasse et élevage, utilité et nécessité. Dans la première partie, figurent quatorze questions générales sur les animaux, qui s’articulent autour des idées suivantes : le rapport entre l’éthique et la morale, entre l’éthique et la culpabilité, entre l’éthique et les émotions ; la façon dont l’éthique se positionne par rapport au statut de l’animal en tant qu’individu, groupe, espèce, race, etc. ; la signification de la public morality, de la « morale ou moralité publique », concept qui apparaît de plus en plus dans la presse écrite quand il s’agit des rapports aux animaux ; l’existence d’un « éthique- ment correct » à la traîne du bien connu « politiquement correct ».

Dans la deuxième partie, sur la chasse et l’élevage, neuf questions pratiques touchent directement les animaux à fourrure, par exemple : le recours à un critère éthique, s’il y en a un, explique qu’il est préférable de renoncer à chasser les renards au risque de les voir proliférer, ou légitime de brûler les peaux des renards chassés pour équili- brer leur nombre au lieu de les utiliser comme fourrure ; les raisons qui veulent qu’il ne serait pas éthique d’élever des animaux uniquement pour leur fourrure ; l’élevage d’animaux à fourrure pourrait-il être plus admissible éthi- quement s’il était pratiqué par des populations indigènes (Lapons) ?

Dans la dernière partie, qui traite de l’utile et du nécessaire, dix questions tournent autour de l’argumentation des protecteurs des animaux considérant la fourrure comme un luxe inutile. Exemples : l’éthique prend-elle position face à la mode et au luxe ? Existe-t-il, selon elle, une hiérarchie des luxes ? Le port de la fourrure ne serait-il pas intrinsèquement éthique ? Comment définir le fossé existant entre des procédés éthiques de production et l’image « non éthique » du produit fini ?

6. La majorité de mes informateurs ayant demandé à garder l’anonymat, dans certains cas, je resterai vague sur leur identité.

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sement auprès d’autres informateurs qui inver- saient le rapport et me soupçonnaient alors de la plus complète subjectivité7. Après m’être entre- tenue avec mon premier informateur, je me suis rendue compte que je mettais le pied dans un domaine extrêmement flou aux normes pourtant très élaborées. Il s’avèrera par la suite être un interlocuteur généreux, que j’allais rencontrer plusieurs fois et avec lequel j’allais échanger bien des messages électroniques.

En ce qui concerne les personnes résolument engagées dans le combat anti-fourrure, j’ai réussi, jusqu’à présent, à n’en rencontrer que deux, et assez brièvement. Le premier est non seulement un éminent welfarist à l’Université de Cambridge mais également aussi membre du Scientific Committee on Animal Health and Welfare de la Commission européenne. Il a par- ticipé aux débats qui ont mené à l’adoption d’un rapport final intitulé The Welfare of Animals kept for Fur Production (12 et 13 décembre 2001).

Une informatrice, qui n’est pas militante anti- fourrure mais membre du même comité m’a dit en souriant : « X est un brillant scientifique, seulement quand il est question de visons, il devient bête ! ». La violence de ses propos m’a étonné. J’ai appris par la suite qu’il y avait eu de sérieux remous au sein du comité et qu’elle y avait assisté8. Mes contacts avec elle ayant été cordiaux, je lui ai par la suite demandé plusieurs fois des éclaircissements, mais sans succès. Le

second est un philosophe végétarien, professeur à l’Université. Il ne m’a accordé que cinq minutes dans son bureau. Je lui ai dit que j’avais vu son nom figuré sur la liste regroupant les soixante-dix personnalités internationales ayant souscrit à la déclaration contre la fourrure d’Andrew Linzey (2002), un révérend, profes- seur de théologie à l’université d’Oxford et que j’aurais bien voulu en discuter. Il a affirmé ne pas en avoir encore pris connaissance et a pro- mis de me répondre par écrit. Je l’ai relancé plu- sieurs fois, j’attends toujours. Six autres bioéthiciens ne m’ont jamais répondu. Depuis ces échecs, j’ai compris qu’il ne fallait plus parler de la fourrure pour entrer en contact et rester sur le terrain plus général de la protection animale.

Pour me faire une idée de la position actuelle des éthiciens, militants anti-fourrure, j’ai eu recours aux écrits de Linzey (1976) dont les textes récents en faveur des lois visant à interdire l’élevage des animaux à fourrure sont accessibles sur l’internet. Dans les milieux internationaux de l’éthique animale, son influence est d’autant plus grande qu’il a reçu, en 2001, une récom- pense honorifique des mains de l’archevêque de Canterburry en reconnaissance pour son travail sur « le droit et le bien-être des créatures de Dieu capables de ressentir9» (Linzey 2002) peut-on lire dans le paragraphe introductif sur l’auteur.

7. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (2003 : 75) qui travaillent sur la chasse à courre font le même constat : « Il est ainsi des objets de recherche pour lesquels le premier obstacle épistémologique réside dans l’éta- blissement de leur légitimité scientifique ».

8. En effet, dans une lettre (Summary Record of the Meeting of the scientific Committee on Animal Health and Welfare, du 5 février 2002 : 5-10, European Commission. Health and Consumer Protection Directorate- General. Directorate C – Scientific Opinions. C2 – Management of scientific committees ; scientific co-operation and networks), six scientifiques remarquent que le rapport final adopté le 13 décembre ne correspond pas à celui qui a été rendu public, six jours plus tard, le 19 décembre. Ils établissent la liste des innombrables erreurs fac- tuelles « embarrassantes » qu’ils ne veulent pas assumer. Ils font remarquer qu’un grand nombre de références ont été supprimées dans de larges sections du rapport. Ils donnent l’exemple du chapitre sur la santé et le bien-être des visons, dont les arguments et les conclusions ont été entièrement remaniés. Les éléments positifs de l’élevage ont été supprimés au profit de rajouts de textes inconnus du groupe de travail et non référencés. Ils estiment que leur crédibilité ainsi que celle du rapport est menacée par le manque de rigueur scientifique. Ils critiquent égale- ment le fonctionnement du comité, estimant notamment ne pas avoir été suffisamment consultés pendant les mois qui ont précédé la remise du rapport.

9. « the rights and welfare of God’s sentient creatures » ; il entend par là capables de ressentir des maux et de la souffrance.

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QUELQUES ÉLÉMENTS DE BIOÉTHIQUE ET D’ÉTHIQUE ANIMALE

Avant de clarifier un certain nombre de points, il faut d’abord résoudre un problème de défini- tion10. À force d’être utilisé de manière abusive, le mot éthique semble avoir été vidé de sa sub- stance, sans compter que l’éthique est souvent confondue avec la morale. Comme l’écrit sans détour la juriste que j’ai interrogée : « Je participe personnellement depuis plus de dix ans à des séminaires d’éthique et je n’ai toujours pas réussi à comprendre ce qu’il fallait entendre exactement par éthique. ». Elle continue : « Pour la majorité, le terme d’“éthique” est la plupart du temps assi- milé à la “morale”, aux notions de bien et de mal, donc, éventuellement, de faute et de culpabilité.

Une première chose à savoir est que la démarche des “éthiciens”, de nos jours, est d’essayer de faire de l’éthique une science neutre ; sans rapport avec les notions de bien et de mal. »

Si certains philosophes ne font toujours pas la différence, il faut distinguer la morale, en tant que dogme, et l’éthique, en tant que réflexion. Ce n’est pas facile car à cela s’ajoute une difficulté de langage : les anglophones tendent à utiliser ethics et ethical au sens de moralité, morale, moral.

« Ethics is a set of moral principles. Morals or mora- lity is a subset of Ethics », définit une militante pour les droits des animaux. Toutefois, quand les éthiciens différencient l’éthique de la morale, ils confèrent à l’éthique un caractère réflexif, analy- tique et critique, et à la morale un caractère nor- matif. Dans l’ensemble, l’éthique est considérée comme une branche de la philosophie morale et désigne la réflexion sur les fondements et l’ana- lyse des sources de légitimation des valeurs et des normes qui sous-tendent des comportements.

Le problème se corse encore quand le mot éthique se dote d’un adjectif. Ainsi, quand on dit

« éthique principielle » ou « éthique normative », il faut penser morale, dogme, alors que quand on dit éthique tout court, on pense réflexion, d’où la précision « éthique réflexive ». La réflexion, ici,

équivaut à l’évaluation des intérêts et des consé- quences : par exemple peser l’intérêt qu’ont les animaux à être protégés et celui qu’ont les humains à utiliser les animaux.

Mais la morale et l’éthique peuvent aussi se munir du préfixe bio. La biomorale, et beaucoup plus connue, la bioéthique est une émanation du Code de Nuremberg sur les Droits de l’Homme.

Depuis les années 1970, la connaissance des mécanismes génétiques du vivant (les biotechno- logies) permet d’agir directement sur les espèces animales et végétales, sans que les organismes suivent nécessairement leurs mutations natu- relles. La bioéthique mène une réflexion sur l’établissement de normes face à ces nouvelles technologies du vivant, sans toutefois développer des modèles univoques. Trois modèles coexis- tent : l’anthropocentrique, le biocentrique et l’écocentrique. Le premier s’attache aux diffé- rents types de valeurs que la nature peut repré- senter pour les humains, le second met l’accent sur la sauvegarde d’espèces particulières, et enfin le dernier donne aux entités naturelles des valeurs intrinsèques. Aujourd’hui, du fait de ses possibilités d’interventions rapides et plus ciblées sur les êtres et les systèmes vivants que les tech- nologies génétiques plus anciennes, le génie génétique a recentré la réflexion éthique sur la vie sociale, lui conférant la forme de la bio- éthique. Le questionnement porte sur le choix de l’attitude à adopter face aux interventions que peuvent faire les chercheurs et les techniciens sur le vivant et donc sur la sphère à laquelle appar- tient tout citoyen en tant qu’organisme.

Pour faire court, la bioéthique peut se définir de la façon suivante : elle se veut une réflexion inter- disciplinaire qui opère dans divers champs sur les questions éthiques soulevées par les progrès scien- tifiques concernant l’étude et l’intervention sur le vivant. La protection animale en est un des ava- tars et a créé sa propre science : l’éthique animale.

Les domaines auxquels s’adresse cette discipline sont : l’usage d’animaux pour la recherche, les manipulations génétiques, les élevages industriels,

10. Pour plus de précisions, voir Canto-Sperber (1996), Durand (1999), Hottois et Missa (2002).

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les méthodes d’abattage, la protection de la faune, la biodiversité, etc.

Les animaux à fourrure ne représentent qu’une infime partie des préoccupations des bioéthiciens.

Un informateur a dit clairement qu’il faut « mesu- rer le poids spécifique des enjeux. C’est la taille de l’enjeu qui compte ; plus l’enjeu touche à l’inté- grité humaine plus il faut débattre. ». Pourtant, le problème de la fourrure focalise l’attention des médias et de l’opinion publique. L’ambivalence de l’opinion publique à l’égard des animaux à four- rure serait, selon un éthicien ayant une formation de biologiste, « une stratégie d’anesthésie morale » dont l’ambiguïté aurait une résonance théologique.

Les gens, selon le même informateur, « n’adhèrent pas à une position éthique, mais plutôt à une posi- tion théologique spontanée. ». Il veut dire par là, me semble-t-il, que le sens commun puise son ins- piration dans la Bible plus que dans les écrits des philosophes, ces derniers s’étant rarement préoccu- pés des animaux au cours des siècles, sauf peut-être quand ils appartenaient à un courant végétarien.

LA MORALE DES PROTAGONISTES DU DÉBAT SUR LA FOURRURE

Par rapport à l’usage des mots comme par rapport aux comportements des protagonistes, il est pos- sible de tirer une première constatation. Le mou- vement anti-fourrure élabore une morale, un dogme. Pour ses militants, « il est mal » (« It is wrong. » ; « It is evil. ») d’élever des animaux pour la fourrure. Ils pensent en terme de mal et de

bien, de vrai et de faux. Quant aux fourreurs, ils n’ont pas de morale établie à laquelle s’identifier en tant que groupe. C’est pourquoi, jusqu’à pré- sent, ils n’ont fait que répondre au coup par coup aux attaques, par une position défensive. Quand viendra le moment pour eux de définir des normes qu’ils puissent partager, les fourreurs devront se souvenir que l’éthique normative (ou la morale) se divise en deux approches historiques distinctes, l’utilitariste et la déontologique.

L’approche utilitariste — dont les principaux théoriciens sont les Britanniques Jeremy Bentham (1748-1842), John Stuart Mill (1806-1873), Henry Sidgwick (1838-1900), et plus récemment l’Australien Peter Singer (1993 [1975]) — s’oc- cupe des conséquences en termes d’utilité géné- rale des normes établies11. L’utilitarisme trouve ses origines dans le modèle libéral anglais — où la place de l’État est moindre comparée au modèle français — dans lequel la liberté individuelle est à la fois condition (en tant que conscience de ses propres limites) et conséquence de l’exercice de la citoyenneté (Stuart Mill, On Liberty 1859). En d’autres termes, la liberté rapproche l’individu de l’éthique et l’éloigne de la politique, celle-ci cher- chant à instaurer des règles de coexistence en col- lectivité. Pour revenir à la définition d’une morale qui serait propre aux fourreurs, l’exigence éthique utilitariste réclamerait d’eux de mettre en balance des intérêts12(effets positifs et négatifs) et d’éva- luer le bien-fondé de l’élevage, du piégeage (des techniques domesticatoires et de chasse) et de l’utilisation des animaux. L’approche déontolo- gique13, quant à elle, désigne l’ensemble des

11. Pour faire court, on pourrait dire que les premiers utilitaristes pensaient qu’une société heureuse serait une société juste, où les mesures prises par les entités responsables devraient pouvoir garantir un bonheur maximum pour un ensemble d’individus, en réduisant la peine au minimum. Pour y arriver, ils faisaient primer la règle du

« plus grand bonheur pour le plus grand nombre » selon la célèbre phrase de Bentham en reléguant toute idée métaphysique en général dont le droit naturel, les valeurs morales et religieuses (voir la traduction d’Étienne Dumont (1802 : I, 37) : « La morale, en général, est l’art de diriger les actions des hommes, de manière à pro- duire la plus grande somme possible de bonheur. La législation doit avoir précisément le même objet. »

12. Le débat éthique répond à plusieurs fonctions et l’évaluation des intérêts se situe à plusieurs niveaux : valeurs et intérêts des animaux, place des animaux dans les sociétés humaines et dans les systèmes de représentations, anthropomorphismes, etc.

13. Selon les dictionnaires étymologiques, « déontologie » vient d’un mot grec qui signifie « devoir », mot qui appartient au vocabulaire de la morale. Une difficulté de traduction existe également : le mot anglais deontology, rarement utilisé, est remplacé par ethics.

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exigences et des règles morales propres à un domaine particulier, qui s’imposent à tous ceux qui y pratiquent une profession. Elle implique que chaque membre s’engage à les respecter soit par un serment (le serment d’Hippocrate des médecins par exemple), ou un engagement impli- cite : par exemple, le fourreur se doit d’utiliser les animaux avec décence. La déontologie se fonde sur le principe selon lequel la norme est en soi bonne parce qu’elle émane d’un fondement col- lectif supérieur : par exemple dans notre société, il y a une communauté de personnes qui sont contre l’avortement ou refusent l’euthanasie. Pour les fourreurs, une position déontologique serait de déclarer qu’il est juste d’élever des animaux pour leur fourrure.

Face au libéralisme — économique et politique — de certains professionnels de la fourrure qui, pour l’instant, se trouvent plutôt sur des positions uti- litaristes, les militants anti-fourrure se fondent sur une approche déontologique : l’élevage d’ani- maux pour leur fourrure ne devrait plus exister.

C’est la raison pour laquelle il est possible de dire qu’ils n’ont pas une attitude éthique puisqu’ils ne contribuent pas au débat qui permettrait de for- muler les conditions d’un élevage éthiquement admissible et préfèrent formuler des appréciations normatives qui font office d’arguments contre leurs adversaires. Ils avancent deux raisons pour étayer leur conviction qu’il faut supprimer les élevages : les visons — et les renards — sont des animaux sauvages ; l’élevage a pour objectif unique de tuer des animaux pour un produit qui n’est pas nécessaire.

Un exemple pratique va permettre de mieux comprendre les thèses du mouvement anti- fourrure, celui qui a amené le gouvernement de Tony Blair à accepter l’interdiction des fermes d’élevage en Angleterre et dans le Pays de Galles.

En novembre 1999, la reine Elisabeth arrive au Parlement, drapée dans un superbe manteau de fourrure haute couture (North 2000 : 3). Elle vient y faire un discours annonçant la détermina-

tion du gouvernement d’introduire une loi pros- crivant les fermes d’élevage d’animaux à fourrure.

Cette loi, entrée en vigueur le 1erjanvier 2003, considère comme un délit d’élever des animaux uniquement pour leur fourrure. C’est dorénavant un acte illicite qui tombe sous le coup de la loi et est sanctionné par une amende.

Cela se passe au Royaume-Uni, alors que le nombre d’élevages de visons y est peu significatif par rapport au reste de l’Europe, notamment à la Scandinavie. En 1999, il y en avait encore treize en Angleterre. Ils produisaient approximati- vement 100 000 peaux par année alors que la production mondiale s’élevait à un peu moins de trente millions en 1997 (The Fur Farming (Prohibition) Bill 2000 : 16). Le Danemark est le plus gros éleveur de visons. Il produisait dix mil- lions huit cents mille peaux en 1997. D’après les éleveurs et leurs représentants avec lesquels j’ai parlé, il n’y aurait pas dans leur pays de mouve- ment anti-fourrure radical qui remette en cause les fermes d’élevage. Par contre, bien que les don- nées soient pour le moment encore insuffisantes, il semblerait que les militants pour la protection animale soulèvent plutôt des problèmes d’ordre environnemental causés par les nuisances dues aux fermes : le bruit, l’odeur, les barrières de pro- tection contre les fuites des animaux, etc.14. Si on examine la situation dans d’autres pays, on remarquera que le clivage droite/gauche, ainsi que l’importance de la production ne sont pas des critères permettant d’expliquer pourquoi les éle- vages de visons et de renards sont un sujet de débats politiques. Les autres pays ou régions concernés par l’interdiction de l’élevage d’ani- maux à fourrure sont : la Carinthie autrichienne, province du tribun populiste Jörg Haider (il res- tait un éleveur qui s’est exilé), l’Écosse, l’Allema- gne (200 000 peaux en 1997, mais surtout dans la province jouxtant le Danemark). En Hollande (2 millions deux cents mille peaux en 1997, deuxième producteur de visons après le Dane- mark), la situation des éleveurs s’est améliorée

14. Il semblerait que ce soit le mouvement écopunk ou anarchiste écologiste qui serait le plus virulent contre le port de la fourrure et les élevages. Il serait assez fort dans toute la Scandinavie.

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après que le gouvernement de gauche, alors contre la fourrure, ait démissionné en bloc après le scandale provoqué par l’envoi de troupes en Bosnie en 1999 (les soldats hollandais occupant Orahovac, ont arrêté tous les intellectuels serbes et laissé la place à la droite, plus tolérante dans ce pays envers l’expérimentation animale et les fourreurs.

LES VISONS, SAUVAGES OU DOMESTIQUES ?

Revenons aux deux points principaux soulevés par les anti-fourrures, en général, et repris par les débatteurs lors de la session parlementaire de jan- vier 1999. Le premier, on s’en souvient, concerne le statut des visons qui seraient des animaux sau- vages. Cela suppose, en termes zoologiques et éthologiques, qu’ils sont des carnivores, d’inlas- sables chasseurs solitaires qui ont besoin d’un ter- ritoire étendu, qu’ils défendent avec beaucoup d’agressivité et sur lequel ils établissent plusieurs nids qu’ils visitent successivement. De plus, le fait d’avoir été élevés en captivité depuis seulement soixante-dix générations ne permettrait pas aux visons d’évoluer suffisamment pour s’adapter à l’enfermement dans des cages et vivre dans la pro- miscuité. Le temps a donc manqué pour aména- ger des passerelles vers l’état domestique. La preuve en est, toujours selon les anti-fourrure, que quand les visons sont « libérés », ils se réadap- teraient très rapidement à la vie sauvage15. En 2000, la population de visons sauvages est esti- mée à 18 000 en Angleterre et au Pays de Galles (The Report of the Committee of Inquiry into Hunting with dogs in England and Wales, presen- ted to Parliament by the Secretary of State for the Home Department by Command of Her Majesty, June 2000, Londres, HMSO Publications Centre : 13). Elle aurait beaucoup diminué puis-

qu’au début des années 1990, époque à laquelle elle s’élevait à 56 000 (Review of British Mammals : population estimates and conservation status of British mammals other than caetaceans, Stephen Harris, Pat Morris, Stephanie Wray, Derek Yalden, (copyright) Joint Nature Conservation Committee 1995 : 78-80). Ces visons sauvages sont les descendants de ceux qui ont été importés d’Amérique du Nord dans les années 1920 et qui se seraient échappés des fermes d’élevages, alors bien plus nombreuses. Sans être une pièce maî- tresse du dossier actuel visant à interdire la chasse avec l’aide des chiens, les visons vivant dans la nature servent certainement à étayer l’argumen- tation sur la condition sauvage de l’animal en captivité.

La définition de l’état domestique d’un animal fait appel à de nombreuses disciplines : géné- tique, comportementalisme, physiologie, etc., chacune utilisant les critères définitoires qui lui sont propres. Plutôt que d’entrer dans les détails théoriques, je vais m’arrêter sur les références auxquelles les informateurs ont fait appel pour répondre à la question de savoir si le vison d’éle- vage est oui ou non un animal domestique. Le directeur du secteur Science de la RSPCA (Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals)16, qui n’est pas impliqué dans le débat anti-fourrure, me met sur la piste pour com- prendre les affirmations des militants. Il dit :

« S’ils retournent si facilement à la nature, c’est que la domestication n’a pas laissé suffisamment de traces de changement dans le patrimoine génétique des visons. » Il continue : « Élever des animaux en captivité revient à intervenir dans leur constitution génétique et à sélectionner des caractéristiques qui les rendent conformes aux besoins humains. Ces caractéristiques touchent à la docilité, la passivité, la résistance au stress, or à ma connaissance, ces critères sélectifs n’ont pas été appliqués sur les visons. Les visons sont donc

15. Ce n’est pas prouvé. Les animaux relâchés qui n’ont pas été écrasés par les voitures ou qui ne sont pas morts de faim ou de froid restent autour des fermes où les éleveurs peuvent les capturer assez facilement.

16. Fondée à Londres en 1824 sous le nom de Society for the Prevention of Cruelty to Animals (SPCA), elle reçoit, en 1840, de la reine Victoria le droit de s’appeler Royal Society for the Prevention and Cruelty to Animals (RSPCA).

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toujours des animaux sauvages. ». Il évoque, ensuite, l’ouvrage fondamental en la matière d’Helmut Hemmer (1990) qui dit, avec d’autres chercheurs (Diamond 1997 ; Sascher 2001) que la domestication produit des changements pro- fonds chez les animaux dont : la réduction du niveau d’agressivité, la réduction de la réactivité au stress et l’augmentation du potentiel de repro- duction. Selon un vétérinaire, maître-assistant à l’Université de Cambridge : « Des dizaines de générations ne seraient toutefois pas essentielles car les changements peuvent avoir lieu très rapi- dement. », et pour lui les visons de ferme sont des animaux domestiques. Certains animaux, en effet, même confinés pendant une courte période, semblent s’adapter très facilement aux changements nécessaires à leur domestication (Belyaev & Trut 1975 ; Goddard et al. 1996 ; Wise 1995). Je ne sais pas si les visons entrent dans cette dernière catégorie, je n’ai pas encore trouvé de littérature à ce sujet, ni interrogé les spécialistes. Par contre, bien que m’appuyant sur les données morphologiques et génétiques com- muniquées par les zoologues, je constate que la limite demeure floue et fluctuante entre des ani- maux sauvages, ensauvagés (marrons)17, appri- voisés, domestiques, etc. ainsi qu’entre des animaux de la même espèce (Milliet 2002 ; Milliet 2004). Le critère de passivité évoqué plus haut pour définir l’état domestique ne s’applique pas aux taureaux andalous élevés pour la corrida par exemple ; ces bêtes ensauvagées ne sont-elles pas précisément sélectionnées pour leur agressi- vité et leur réactivité au stress ? Ne sont-elles pas les représentantes d’une espèce parmi les plus anciennement domestiqués ? Pour comprendre les phénomènes domesticatoires, l’anthropologue s’inspire de la définition de Downs (1960) selon laquelle la domestication est un processus dyna- mique qui s’étend sur une longue période de l’histoire de l’humanité et qui continue de nos jours. Pour maintenir l’animal à la place qui lui a

été imposée (sauvage, apprivoisé, domestique, familier, ensauvagé, dressé, etc.), la domestica- tion se pratique comme un acte qui s’inscrit dans un continuum d’activités techno-culturelles conscientes sans cesse renouvelées au fil du temps (Digard 1990).

Les actions humaines à l’égard des animaux dépendent du statut de l’animal, du type et de la valeur du produit aussi bien que de l’acte tech- nique domesticatoire. Dans le cas qui nous inté- resse, les activistes anti-fourrure interprètent en termes moraux le statut d’animal sauvage qu’ils ont octroyé aux visons. Pour eux, il est cruel, voire malfaisant18, donc immoral, de garder en cage des animaux dont la destinée est d’être libres (Fig. 2). Ces animaux, entièrement asservis, méri- teraient qu’on leur rende la liberté et devraient bénéficier d’une sollicitude morale particulière.

Comme toutes les bêtes sauvages maintenues en cage, ils devraient constituer un cas moral distinc- tif, celui d’être une cause supérieure à toute autre (Linzey 2002 : 4.2, 4.3).

Le discours sur l’animal sauvage privé de sa liberté revient également dans les entretiens avec les éthiciens. L’un d’entre eux l’énonce assez clai- rement quand il affirme que « Même si les visons sont bien traités, c’est une espèce dont c’est la vocation d’être sauvage et non pas autour du cou d’une jolie femme. […] Chaque espèce animale possède une finalité interne qu’il faut respecter en tant que telle. ». Il pondère ensuite sa réaction et ajoute qu’il faut prendre des précautions, sans préciser lesquelles : « L’élevage des animaux sau- vages, qui sont domestiqués depuis moins long- temps que les autres, impose une prudence supplémentaire. » L’idée de « vocation », de

« finalité » de certains animaux défendue par cet ancien biologiste devenu éthicien, rejoint celle de l’éthicien théologien de formation, selon laquelle les animaux « sont instrumentalisés, placés au seul service de l’homme, et ne sont plus respectés dans leur valeur propre. ».

17. L’adjectif « marron » accolé au nom d’esclave, vient de l’altération antillaise du mot hispano-américain cimar- ron qui veut dire esclave fugitif. C’est par analogie que cette expression a été utilisée plus tard pour les animaux domestiques, échappés ou abandonnés, qui retournent à l’état sauvage.

18. « The infliction of prolonged suffering on captive creatures is […], intrinsically evil. » (Linzey 2002 : 6.1).

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FIG. 2. – Animal « sauvage » derrière des barreaux ? Image sur le tract de la campagne contre les élevages de visons de la branche française du groupe anti-fourrure « OneVoice ».

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Voyons rapidement comment les fourreurs et les éleveurs répondent à ces critiques. Sur le premier point, ils proposent d’améliorer les conditions d’élevage et d’abattage : bien-être des animaux grâce à la construction de points d’eau, de diffé- rentes cages entre lesquelles les visons peuvent se déplacer et nidifier, de places de jeux, et l’emploi d’anesthésie avant de les tuer, etc. « De toute manière », affirme un vétérinaire-éleveur danois

« pour qu’un vison ait une belle fourrure, il doit être en bonne santé. Nous avons répondu avant l’heure aux besoins de bien-être de nos animaux.

Ils sont bien mieux que s’ils étaient sauvages. ».

L’argumentation ne convint pas du tout les welfa- rists quand je la leur soumets. Selon un membre de la RSPCA : « Un vison stressé mentalement ne montrerait pas une mauvaise qualité de four- rure. ». Il continue et propose sa définition du welfare : « En somme, le bon welfare d’un animal se mesure à la fois à son état de santé et son équi- libre mental. Le welfare va au-delà des pré- occupations concernant le bon fonctionnement des animaux19. ». Il me dit être d’accord avec la définition de Webster (1994)20et diverger de celle de Broom (fortement engagé dans la lutte contre la fourrure) selon laquelle l’état de bien- être d’un animal se mesure à sa capacité d’adapta- tion à l’environnement, surtout quand celui-ci n’est pas naturel21. Il y a, comme pour la domes- tication, un grand nombre de nuances qui tour- nent notamment autour de l’évaluation du stress, de la stéréotypie22, des capacités de reproduction, de la souffrance ou même de la « surestimation de la souffrance » disait un informateur qui se place du côté des fourreurs : « Comme Ducan qui cherche de la souffrance même quand il n’y en a pas ! ». Il utilise, à mon avis, ici un argument fal- lacieux car les recherches de Duncan (par

exemple, 2001) consistent à repérer les manières dont les poulets en batterie souffrent même quand ils n’en donnent aucun signe extérieur.

Que les signes de souffrance chez les poulets d’élevage ne soient pas les mêmes que chez les mammifères, et que nous ayons plus de difficultés à les repérer, semble pourtant relever du bon sens.

LES CINQ LIBERTÉS

Il importe de s’arrêter plus longuement sur les exigences des militants anti-fourrure car elles se rapprochent beaucoup des requêtes des profes- sionnels de la santé et du bien-être des animaux de rente et des animaux sauvages. À la différence des activistes, les welfarists sont des pragmatiques qui n’adhèrent pas forcément à la philosophie des droits des animaux. Les deux représentants de la RSPCA que j’ai rencontrés se sont plaints des actions et prises de position des militants du PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) ou du SHAC (Stop Huntingdom Animal Cruelty). Elles auraient, selon eux, des conséquences extrêmement négatives sur les dos- siers qu’ils négocient avec les différents secteurs d’exploitation des animaux (expérimentation ani- male, fermes d’élevage, transports des animaux, commerce des animaux familiers, protection de la biodiversité, chasse, etc.).

Welfarists et activistes appuient leurs revendica- tions sur les Five Freedoms, critères du bien-être des animaux d’élevage établis en 1965 par John Webster et le Brambell Committee à la demande du gouvernement britannique. Les élevages industriels avaient alors été passés en revue et le comité avait énoncé cinq principes auxquels ils devaient se soumettre. Partout, il fallait que les

19. « Good state of health, good state of mind. Welfare goes beyond addressing the proper functioning of animals. ».

20. « The welfare of an animal is determined by its capacity to avoid suffering and sustain fitness. » (Webster 1994 : 11).

21. « Welfare defines the state of an animal as it attempts to cope with its environment. » (Fraser & Broom 1990 ; Nimon & Broom 1999 : 205-228).

22. Un comportement répétitif ou stéréotypie est une action qui est exécutée un grand nombre de fois sans but apparent (par exemple : allers et venues d’un vison dans sa cage, arrachage de plumes chez les poulets d’éle- vage, etc.). De la part de l’animal, les comportements répétitifs représenteraient des tentatives de réponse au stress qui, dans la plupart des cas, ne lui sont pas nuisibles.

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animaux puissent se tenir debout, se coucher, se tourner, faire leur toilette et s’étirer. Ces prescrip- tions élémentaires en matière d’espace sont connues sous le nom des « Cinq libertés ».

Depuis, elles ont été développées par John Webster23 et s’énoncent, maintenant aussi, en termes d’alimentation, de santé et de sécurité.

L’animal a la liberté (le droit) de : ne pas avoir soif, ni faim, ni être sous-alimenté ; ne pas man- quer de confort ; ne pas souffrir de douleur, de blessure ou de maladie ; pouvoir se comporter normalement et enfin ne pas avoir peur ni être stressé (Webster 1994 : 11).

Toutes les personnes impliquées dans le débat sur les animaux de rente sont conscientes qu’il est utopiste d’imaginer atteindre les « Cinq libertés » dans l’absolu. « Elles n’existent pas à l’état sau- vage. », dit un représentant de la RSPCA. Plus tard dans l’entretien, il dira que « parfois les ani- maux de rente vivent même dans de meilleures conditions que les animaux sauvages. ». Tous les protagonistes et débatteurs savent que les « Cinq libertés » n’existent pas plus dans la nature que dans les fermes industrielles. Ils n’en reconnais- sent pas moins qu’elles représentent un but vers lequel les techniques d’élevage doivent tendre. En revanche, les activistes anti-fourrure font preuve d’une moindre cohérence lorsqu’ils réclament des

« libertés » — ou des remises en liberté — pour des animaux qu’ils considèrent comme sauvages.

LA FOURRURE, UN CAS DE MORALITÉ PUBLIQUE ?

Toujours énoncé en termes de bien et de mal, le second point soulevé par les anti-fourrure concerne le fait qu’il serait inacceptable de tuer des animaux pour le luxe. Linzey (2002 : 9 ; 6.2- 6.3) formule ainsi le problème : « L’élevage d’ani- maux à fourrure ne passe pas le premier examen

de nécessité morale. Il est totalement injustifiable de soumettre des animaux à une souffrance pro- longée pour une fin aussi triviale qu’un manteau de fourrure ou un accessoire de mode. La four- rure est un produit qui n’est absolument pas essentiel24. » Pour les avocats des visons, rien ne prouve que la fourrure soit un objet nécessaire. Le fait qu’elle soit à la mode n’est absolument pas un argument à leurs yeux et ne prouve en rien son utilité. Les désirs des humains ne sauraient constituer en eux-mêmes une nécessité morale et encore moins justifier la souffrance animale.

Un glissement s’opère, partant de la défense du bien-être des animaux pour arriver à la démons- tration de l’immoralité de leur élevage. La cruauté ne porte plus sur la façon d’élever et de tuer, mais sur la production même de fourrure, qui est un produit de luxe dépourvu de légitimité. Pour ce qui est du second point (l’élevage a pour objectif unique de tuer des animaux pour un produit qui n’est pas nécessaire), la plupart des intermédiaires favorables à la fourrure pensent que recourir à des critères exclusivement moraux (luxe, cruauté, etc.) ne suffit pas à justifier l’interdiction de l’éle- vage. Ils voudraient pouvoir dissocier les valeurs et règles susceptibles d’être interprétées en termes de bien et de mal du débat sur leurs activités pro- fessionnelles. Ils se sentent comme des mal- faiteurs sous l’œil scrutateur de la juridiction criminelle. Les débatteurs aussi se rendent compte que la position morale des activistes est incompatible avec toute possibilité d’améliora- tion du bien-être des animaux. Il est vrai que le but des amis des animaux militants revient à faire interdire les élevages et que les discussions sur les conditions d’élevage ne relèvent souvent que d’une tactique consistant à rendre l’activité de moins en moins rentable.

La discussion sur l’utile et le nécessaire, sur le luxe et la mode, affecte les convictions des éthiciens qui, pour la plupart, a priori, acceptent l’idée du

23. Initialement vétérinaire et physiologiste, John Webster est depuis 1977 professeur welfarist à l’Université de Bristol (Royaume-Uni). Ses travaux restent une référence pour tout ce qui concerne la santé et le bien-être des animaux de rente.

24. « Fur farming fails a basic test of moral necessity. It is wholly unjustifiable to subject animals to prolonged suffering for trivial ends, such as fur coats or fashion accessories. Fur is a non-essential item. »

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caractère inutile de la fourrure : « C’est frivole. » ;

« C’est moins nécessaire que la viande. » Ils sem- blent, toutefois, se méfier de leur propre réac- tion : « C’est très calviniste de penser que c’est frivole. » Un autre relève l’ambiguïté de hiérar- chiser le luxe : « On fait comme si le fait de porter de la fourrure sur soi était immoral ou indécent alors que manger de la viande de cheval ne le serait pas du tout (on ne porte pas le cheval sur soi !). La fourrure est un bien ostentatoire, pas la nourriture (du moins pas de manière aussi visible). » Pour d’autres encore, « Ce n’est pas le boulot de l’éthique de trancher : elle use des défi- nitions qui lui sont extérieures pour travailler. » ;

« On ne va pas débattre sur les lois somptuai- res. » ; « En tout cas, la raison éthique ne s’oppose pas à la raison esthétique ou à une certaine valori- sation du plaisir et du bonheur. »

« Fur is unfair, instrisically cruel. », sont les mots qui reviennent où que se place l’interlocuteur sur l’échiquier de la défense des animaux. Afin de rendre compte des nuances dans les réponses des éthiciens, je leur ai demandé s’il y avait, selon eux, une hiérarchie du luxe : « Existent-ils des luxes plus ou moins éthiques et des luxes qui ne le seraient pas du tout ? » L’un d’entre eux répond :

« Il n’y a certainement pas de réponse éthique simple et unanime. Il appartient à l’éthique de réfléchir sur les différences entre l’utile, le néces- saire, l’agréable et le superflu, selon le contexte culturel et économique des sociétés. » La démarche éthicienne consiste à procéder à l’éva- luation des intérêts et des conséquences dans chaque situation. Elle se définit comme philoso- phie de la responsabilité. À la question de savoir si l’élevage d’animaux à fourrure pratiqué par des populations indigènes, les Lapons par exemple, serait éthiquement plus admissible que dans d’autres circonstances, l’ancien biologiste répond : « Il faut voir de cas en cas, comment cela favorise l’entretien du territoire. Il faut trouver des formes d’élevage peu intrusives. Toutefois, on ne peut pas appliquer les mêmes critères partout, ça se discute, bien que, tendanciellement, je

trouve qu’il faudrait essayer de ne pas faire de dif- férences. Trouver la bonne solution éthique c’est bien, mais il ne s’agit pas d’y rester, il faut avan- cer, changer, être prudent. Y rester, c’est du dog- matisme, de l’intégrisme. Il y a le raisonnement éthique et son application. Il faut mesurer le poids spécifique des enjeux. Il faut isoler les enjeux d’éthique animale des autres enjeux éthiques. » Puis, pensant aux travailleurs dans les mines de diamants en Afrique du Sud il ajoute :

« Le raisonnement dépend de la taille de l’enjeu, plus l’enjeu porte sur l’intégrité humaine, plus on applique la solution éthique. » Mais quelle est- elle la solution éthique ? Probablement, ici, l’in- formateur entend-il donner la priorité aux intérêts et à la qualité de vie des mineurs. Mais dans un contexte où interviennent des animaux, la pondération des intérêts est moins évidente, et le zoologue, défenseur de la biodiversité, voit une solution au problème de définition du luxe et de la nécessité dans la maîtrise de la nature : « Je suis tenté de dire que l’utilisation raisonnable des res- sources permet de dépasser la limite du strict nécessaire. Le jeu, l’art, bref la culture est un bien propre à l’humanité. Le critère de l’utilité n’est pas demandé. »

Faute d’une prise de position définitive sur l’utile et le luxe dans le cas qui nous intéresse, il apparaît assez clairement que les réactions spontanées du type « La fourrure, c’est frivole. » ou « Fur is cruel. » trahissent un fond émotionnel. Les émo- tions sont présentes dans le raisonnement de l’éthicien et celui-ci doit faire des efforts pour s’en détacher comme l’explique un informateur :

« Toute la question est de savoir si nous nous lais- sons submerger par des émotions incontrôlables et arbitraires ou si nous nous donnons les moyens d’intégrer le rôle des émotions dans le débat éthique25. » De son côté, celui qui trouvait la fourrure frivole explique sa réaction : « L’éthique est en fait subjective et exprime une émotion de type approbation/désapprobation. » Tous deux soulèvent un problème de fond, celui de savoir si les émotions peuvent constituer une base légitime

25. Il me conseille de lire le chapitre 7 de l’ouvrage Les passions de l’agir juste de Denis Müller (2000).

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à la réflexion et aux prescriptions morales. Pour sa part, la juriste propose une réponse pragma- tique quand elle écrit : « Il faut bien se rendre compte que le terme d’éthique permet toutes les récupérations politiques, religieuses, sociolo- giques etc. vu son imprécision dans l’inconscient collectif. Le terme lui-même peut être utilisé pour favoriser l’émotivité. » Un éthicien, après avoir reconnu sa propre sensibilité me met en garde contre elle : « Il faut toutefois faire attention au discours bateau qui consiste à utiliser les émo- tions. Et, il y a une émotion spécifique quand il s’agit des animaux, cette émotion provient proba- blement du pathocentrisme, une particularité de l’anthropomorphisme. » Dans le pathocentrisme, les éthiciens englobent à la fois la reconnaissance de l’universalité de la souffrance et de la compas- sion que cette dernière appelle et ils entendent tenir compte de la souffrance humaine et animale dans leur définition. Empruntés à la protection des animaux et à l’éthique animale, les arguments pathocentriques sont à l’origine du respect moral du bien-être physique et affectif de tous les être humains et non humains capables de ressentir. Le pathocentrisme s’oppose à l’anthropocentrisme en ce que celui-ci se définit par l’universalisme de la raison (Lesch 2002 : 150), c’est-à-dire la capa- cité de penser et non de ressentir. L’anthropo- morphisme (tendance à attribuer les sentiments, les passions, les actes et les traits de l’humain à ce qui ne l’est pas) ne s’oppose pas à l’anthropocen- trisme. Au contraire, il en découle, puisque l’homme n’éprouve (par définition) que la souf- france humaine et c’est à partir d’elle seulement qu’il infère ce que peut-être la souffrance des autres êtres vivants.

I AM NOT A COAT

Les campagnes anti-fourrure jouent beaucoup avec l’anthropomorphisation des animaux ; elles ne font en somme que forcer le trait d’une ten- dance qui se développe dans nos sociétés princi- palement envers les mammifères. Les militants danois de l’organisation Anima, lors d’une mani- festation à Copenhague, imaginent une mise en

scène anthropomorphique et pathocentrique quand l’un d’eux s’enferme dans une cage. En prenant la place du vison, non seulement le mili- tant met l’accent sur l’individualité de l’animal

— il le « familiarise » — mais il démontre aussi qu’il connaît, expérimente et partage sa souf- france.

Dès lors, le traitement individualisé des animaux d’élevage va de pair avec le mouvement d’identi- fication des militants avec les chiens et les chats victimes du marché de la viande et de la fourrure et on le note clairement dans leurs campagnes.

En effet, les chiens et les chats sont des pets, des compagnons dont le statut particulier interdit l’exploitation et la consommation. Ils ne doivent pas plus donner leur peau — or c’est ce qui arrive aux animaux à fourrure (Milliet 1996). Une des particularités des animaux familiers consiste à les rendre dépendants tout en les miniaturisant afin de les enfermer dans un rôle d’enfant perpétuel (Laurence 1989). Les photographies de bébés phoques et de renardeaux — qui sont en principe des animaux sauvages — couramment employées dans les campagnes anti-fourrure jouent délibéré- ment d’un sentiment de protection, sentiment que connaissent bien les parents à l’égard de leurs enfants (Fig. 3).

Depuis que les réglementations sur la pollution dans les pays d’Europe occidentale sont appli- quées, les problèmes débordent les frontières : trafic des vieilles voitures, délocalisation des usines, contrôle insuffisant des déchets nucléaires et absence de consensus sur les aspects éthiques des biotechnologies, etc. Comme dans un ballon que l’on compresse à un bout, l’air se précipite à l’autre bout.

Le même phénomène s’observe avec la fourrure.

Maintenant qu’en Occident les conditions d’éle- vage des animaux à fourrure répondent mieux qu’ailleurs aux critères de bien-être des animaux, les militants de la cause animale, les médias et l’opinion publique continuent de penser qu’elles restent « non éthiques », ou immorales et sou- tiennent leur interdiction. Cette attitude a pour conséquence de délocaliser l’élevage ; l’air dans le ballon file plus loin. En Autriche, où, on s’en souvient, l’élevage a été interdit alors qu’il ne res-

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tait plus qu’un seul éleveur, celui-ci s’est déplacé de trente kilomètres, en République tchèque. Au Royaume-Uni, un éleveur anglais a redémarré l’exploitation de deux fermes au Danemark, mais il n’est pas exclu que d’autres se soient exilés en Irlande du Nord. La question de l’interdiction se pose maintenant aussi au gouvernement irlan- dais. Les élevages disparaissent ou se déplacent (en Chine, en Corée, en Russie) et le contrôle des peaux devient de plus en plus compliqué. Les Chinois exportent-ils des peaux de chiens et de chats ? Comment les condamner de vouloir gagner quelques sous quand on sait qu’ils vivent de trois fois rien ?

Si la tendance est à la disparition des fermes de visons, la demande de fourrure en Occident ne faiblit pas et le marché a bien repris. Londres demeure une des principales plaques tournantes du commerce de peaux dans le monde, perpé- tuant une tradition qui remonte à la fameuse Hudson Bay Company. Moins immorale qu’on pourrait le penser, elle est accessible à tout le monde, du moins si le consommateur n’est pas trop regardant sur le libellé de l’étiquette. Quel animal avons-nous autour du col de notre veste en jeans ? Quelle fourrure orne le petit lapin que vous offrez à votre filleul à Noël ? De quel cuir est fait le jouet que ronge votre chien ?

Quelle fourrure, pour quelle catégorie de gens ? La fourrure est un lifestyle, disent les fourreurs.

De quel style de vie parlent-il ? Face à la publicité montrant villa particulière, beaux enfants et maman fit, image proprette du quotidien d’une famille de nouveaux riches dans la trentaine, les jeunes femmes (entre vingt et vingt-deux ans) que j’ai interrogées réagissent : « C’est barbant »,

« c’est ringard », « ça donne pas envie de faire des enfants », « c’est des « prévioques » ». Ou encore en feuilletant un magazine montrant une couver- ture en renard devant un feu de cheminée, un mannequin nu, outrageusement maquillé, enve- loppé dans un manteau, au bord d’une piscine, elles se moquent des fantasmes masculins et disent : « C’est vulgaire », « tout est irréel, trop clean », « c’est une image de la femme comme une maîtresse capricieuse ».

La fourrure, « c’est le rêve », soutiennent encore les fourreurs. Sur le Cat walk, les défilés de four- rure haute couture ennuie le critique d’art à qui j’ai soumis les mêmes images qu’aux jeunes femmes : « C’est trop sophistiqué. Où est le charme de la fourrure, le plaisir naturel, la sou- plesse, la chaleur, le plaisir du produit ? » Il ajoute : « Il manque un aspect trash souvent recherché dans le reportage de mode actuel. Ici, la fourrure ajoute un aspect précieux. » Il explique

FIG. 3. – Les militants contre l’expérimentation animale refusent également que des animaux soient élevés pour leur fourrure.

Autocollant de la Ligue suisse contre la vivisection (section genevoise).

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