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LA CANTATRICE BRANCHU LE PREMIER CONSUL

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LA CANTATRICE BRANCHU

ET

LE PREMIER CONSUL

Le Premier Consul eut, en 1803, une discussion animée avec ses frères Joseph et Lucien au sujet des attraits de leurs amantes res- pectives. Au cours de ce singulier d é b a t , Lucien p r é t e n d avoir déclaré à Napoléon que si Mlle George, de la Comédie-Française, é t a i t une magnifique c r é a t u r e , « cette pauvre Mme Branchu, de.

l ' O p é r a , si elle chantait divinement était, en revanche, diablement laide ». Il confirme ainsi qu'il venait d'écrire dans un p r é c é d e n t chapitre de ses Mémoires, où il la qualifiait déjà de « fort laide mais délicieuse cantatrice, qui a eu l'honneur ou le malheur d'inspirer de la jalousie à la Consulesse » (1).

Sur la foi de cette affirmation et depuis 1888, date de la publi- cation desdits Mémoires, on tient donc la cantatrice Branchu pour une des fantaisies du Premier Consul et pour une femme d é p o u r v u e d'attraits.

Q u i é t a i t Mme Branchu ? Quand et pourquoi le futur empereur,

— qui dira à Sainte-Hélène que, pour l u i plaire, il fallait qu'une femme fût jeune et jolie, — s'était-il épris d'elle ? C'est sur quoi nous souhaiterions apporter un peu de lumière.

(1) Mémoires de Lucien Bonaparte, publiés par Iung, 3 vol. in-8», Paris, Charpentier, 1888, pages 260 et 288 du tome 1 « .

Si tous les détails donnés par Lucien étaient exacts, cette réunion des trois frères n'aurait pu avoir eu lieu qu'entre le 13 octobre 1803, date de la première visite clandestine de Mlle George à Saint-Cloud, et le 26 octobre 1803, jour où Lucien épousa Mme Jouberthon et se brouilla avec le Premier Consul. Mais les Mémoires de Lucien fourmillent d'inexacti- tudes chronologiques. C'est ainsi que, relatant la célèbre entrevue qu'il eut en 1807 à Man- toue, avec l'Empereur, Lucien parle comme d'un être vivant du fils de Napoléon et de Mme Walewska, alors que ce fils devait naître, en Pologne, en mai 1810 seulement.

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En d é p i t d'un nom rustique et peu euphonique, M m e Branchu é t a i t une créole de noble famille. Fille d'un capitaine de dragons, nièce du dernier gouverneur du Cap-Français, Rose-Tïmoléone- Caroline Lavir-Chevalier était née à Saint-Domingue le 24 no- vembre 1780, et avait eu pour parrain l'octogénaire et décoratif m a r é c h a l - d u c de Brissac, pair de France et cordon bleu.

Ses parents, ruinés par l'insurrection des Noirs, l'avaient r a m e n é e en France ainsi que ses deux soeurs. Ils s'étaient installés à Paris où, en pleine révolution, la vie leur avait été difficile. En 1792, la petite Caroline, âgée d'une douzaine d ' a n n é e s , avait déjà une intelligence si vive et tant de gentillesse que des amis de son père s'étaient institués ses maîtres bénévoles pour lui apprendre à lire, à écrire, à rédiger, à dessiner et à jouer du piano. On p r é t e n d m ê m e que le célèbre chevalier de Saint-Georges s'était offert pour l u i donner des leçons d'escrime afin d'assouplir son corps et de le fortifier.

A y a n t des dons divers, Caroline é t a i t plus p a r t i c u l i è r e m e n t d o u é e pour la musique. E l l e avait ainsi réussi à p a r a î t r e dans des concerts, puis à donner des leçons de piano afin de contribuer aux charges de son foyer. De ses origines créoles elle avait gardé le désir d ' ê t r e aimable, mais point cette nonchalance que l'on reprochait alors aux femmes venues des Isles. C'est ainsi que le Conservatoire de musique ayant été fondé en 1795, Caroline Cheva- lier s'y p r é s e n t a comme élève de chant, fut admise dans la classe de Richer, beau-frère du compositeur Philidor, travailla avec ardeur et remporta, en 1797, le premier p r i x de chant.

Désormais, elle n'hésite plus sur sa vocation. Après avoir envi- sagé d ' ê t r e peintre ou pianiste, elle est aujourd'hui décidée à monter sur les planches pour i n t e r p r é t e r les opéras de G r é t r y ou de Méhul.

Pour y parvenir, elle prend des leçons avec l'acteur Dugazon, — de son vrai nom Gourgaud et parent du général qui ira à Sainte- Hélène, — et avec Delalauze, professeur de d é c l a m a t i o n lyrique au Conservatoire. Grâce à eux et à ses dons naturels, elle obtient en 1798 un premier p r i x de d é c l a m a t i o n lyrique.

A i n s i diplômée à la fois pour sa voix et pour son jeu, elle est engagée à l'Opéra de la rue de la L o i , — l'actuelle rue de Richelieu.

Elle y d é b u t e , le 26 d é c e m b r e 1798, dans Œdipe à la Colonne, sans grand éclat. E l l e joue et chante ensuite, aux côtés de la belle, volu- mineuse et tonitruante Mme Maillard, qui incarne Clytemnestre, Ylphigénie en Aulide de Gluck et sa voix souple et n u a n c é e y produit

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un bon effet. Si le public commence à peine à la distinguer, deux célébrités la remarquent alors : Talma et G a r â t . T a l m a la trouve si bonne t r a g é d i e n n e q u ' i l l u i propose d'entrer à la Comédie-Française, et elle refuse. G a r â t , chanteur mondain éblouissant et professeur au Conservatoire, l'ayant entendu détailler la romance : « Chacun soupire... » du Panurge de G r é t r y , lui offre de perfectionner son art de chanteuse, et elle accepte. C'est l'origine d'une a m i t i é avec

« G a r â t la musique » qui sera aussi durable que leurs existences.

Ce n'est pourtant ni de Talma, ni de G a r â t que cette jeune fille, intelligente, cultivée et qui est encore mineure, tombe amoureuse.

E l l e a été r e m a r q u é e par un second danseur, e n t r é un an avant elle à l'Opéra, qui se nomme Branchu. Encore obscur, il a pour cama- rades B e a u p r é , Milon, Goyon, Saint-Amand et Aumer. Or M. de R é m u s a t , c h a r g é quelques mois plus tard de la haute direction de l'Opéra, dira que sur les scènes de Londres ou de Lisbonne tous les six seraient considérés comme des premiers sujets, mais q u ' à l ' O p é r a de Paris ils doivent céder le pas à Vestris II, à Deshaies et à Beaulieu qui sont sans rivaux en Europe. Courtisée par cet h o n n ê t e danseur, Mlle Chevalier est sensible à ses aveux et envisage de l'épouser.

Pour la noble filleule de feu le m a r é c h a l - d u c de Brissac, c'est là une piètre alliance. N a g u è r e à Saint-Domingue, la petite créole avait pu caresser l'espoir d'une union plus flatteuse. Mais d i x ans de gêne, le bouleversement social auquel elle vient d'assister et le fait qu'elle s'est résolument engagée dans une carrière t h é â t r a l e l'in- citent à épouser le garçon qu'elle aime. L e u r m é n a g e vaudra d'ail- leurs mieux que celui de la s œ u r de son m a î t r e Dugazon, qui avait, n a g u è r e , pris pour mari le danseur Antoine Vestris, frère du « Dieu de la Danse », dont elle est aujourd'hui séparée ; mieux aussi que celui que le charmant compositeur Boleldieu va contracter avec Mlle Clotilde, p r e m i è r e danseuse de l'Opéra, et qui sera pour le musicien un enfer. Le couple Chevalier-Branchu ne fera point parler de l u i , chacun des é p o u x travaillant avec zèle pour se perfectionner dans son art et é l e v a n t bourgeoisement leur fille P a m é l a . Sans parvenir au premier rang des danseurs de l'Académie impériale de Musique, Branchu fournira une honorable carrière et abandonnera l ' O p é r a à la chute de Napoléon, non pour des raisons politiques, mais pour des raisons de s a n t é . Caroline Branchu va, en revanche, atteindre progressivement à la plus légitime n o t o r i é t é .

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Pour le moment, vu sa jeunesse et son faible renom, elle prend rang après Mmes Maillard, Latour, Henry et A r m a n d . Quand, le 22 septembre 1801, le Premier Consul la voit pour la première fois dans la médiocre Sémiramis de Castel, il remarque à peine sa jolie voix. Et pourtant elle est plus applaudie q u ' à l'ordinaire puisqu'il s'agit. d'une r e p r é s e n t a t i o n gratuite c o m m é m o r a n t le premier jour de la onzième année républicaine, représentation à laquelle Bonaparte s'est rendu, selon les journalistes, dans la tenue de la Garde nationale, alors qu'il portait sans doute son habit bleu de colonel des Grenadiers de la Garde consulaire.

Le 5 avril 1802, il la revoit à l'Opéra, où elle chante Iphigénie qu'elle possède maintenant à fond. C'est alors que, c h a r m é par la p u r e t é de ses notes et par son jeu de t r a g é d i e n n e , il en est doublement ému.

Chacun sait la prédilection de Napoléon pour la t r a g é d i e , mais on sait moins, en revanche, combien il é t a i t sensible à l'harmonie d'une voix féminine. Au temps où il était épris de Désirée Clary, il l u i écrivait de Provence comment elle pourrait perfectionner son chant ; composant pour elle à Paris le conte de Clisson et Eugénie, il la c o m p a r a î t à une mélodie de Paesiello qui charme et é m e u t . Quand, peu après, il avait été e n v o û t é par la citoyenne Beauharnais, le timbre de sa v o i x y avait c o n t r i b u é . Celle-ci était, en effet, parti- culièrement harmonieuse. L u i ayant n a g u è r e rendu visite à Pan- themont, Félix d'Esdouhard, le 14 d é c e m b r e 1785, écrivait déjà à sa femme : « Elle possède en parlant un fort joli son de voix ». Constant, qui avait été le valet de Mme Bonaparte avant d'être celui du Pre- mier Consul, signale le plaisir q u ' i l avait à écouter la musique de sa parole. A cette voix mélodieuse, Bonaparte est resté sensible. Le 2 juillet 1800, d é b a r q u a n t d'Italie aux Tuileries après Marengo et follement a c c l a m é par la foule massée sous les fenêtres : « Entendez- vous le bruit de ces clameurs ? Il est aussi doux pour moi que la v o i x de Joséphine », disait-il à son secrétaire Bourrienne. Une autre voix venait de le charmer : celle de la Grassini, entendue à la Scala de M i l a n avant Marengo, et pour laquelle il avait prolongé de huit jours son séjour à M i l a n après la victoire. Cette cantatrice, il l'avait expédiée à Paris, installée rue Caumartin, fait chanter aux Invalides et à la Malmaison, tandis qu'il la négligeait comme maîtresse.

Déçue de cette t i é d e u r , la Grassini é t a i t r e t o u r n é e en Italie avec le violoniste Rode aux premiers jours de novembre 1801. Quand, au d é b u t d e 1803, elle traversera Paris avant de passer en Angleterre, il

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ira la voir incognito, ou p l u t ô t l'entendre, car c'est de son chant plus que de sa personne qu'il reste épris.

Les plaintes musicales d ' I p h i g é n i e - B r a n c h u rappellent au Pre- mier Consul des souvenirs plus lointains encore. Il pense à l'admi- ration éprouvée n a g u è r e par un obscur lieutenant d'artillerie pour la Saint-Huberty, admirable cantatrice dont Paris gardait le sou- venir. Or il avait composé pour elle des vers aussi élogieux que médiocres, dont on devait par la suite lui disputer la p a t e r n i t é .

T a l m a lui avait v a n t é les dons de t r a g é d i e n n e de Mme Branchu.

Il n'a besoin de personne pour admirer sa voix en cette soirée du 5 avril 1802, où, ralliant tous les suffrages pour avoir signé quelques jours plus t ô t la paix d'Amiens, le Premier Consul vient autant pour se faire voir que pour entendre un opéra. A son apparition le fracas des applaudissements qui montent vers l u i interrompt le spectacle.

A v a n t qu'ils ne cessent, il s'assied et son frère Joseph s'avance à son tour sur le devant de la loge. Comme ce dernier vient de négocier en Artois le traité qui met fin à dix années de guerre contre l'Angle- terre, de nouvelles salves montent vers leur loge. On reprend Iphi- génie depuis le d é b u t et, secondée par ses partenaires l'excellent L a y s et le vieux Chéron, Mme Branchu, grisée par cette a t m o s p h è r e enthousiaste, donne toute sa mesure. Sans avoir à enfler sa voix, mais parce que l'émotion la gagne, elle rend délicieusement humaine l'héroïne qu'elle incarne.

En écoutant ses é m p u v a n t s accents, le Premier Consul détaille la femme et, pas plus que les spectateurs qui, durant vingt-sept ans, l'applaudiront à l'Opéra, il ne saurait trouver cette admirable canta- trice « diablement laide ». Le musicien allemand Reichart, qui la verra à la scène et à la ville avant la fin de l'année, déclare qu'elle lui plaît plus en scène que la belle Mme Maillard, et qu'elle est, à la ville, de rapports agréables. Le compositeur Adolphe A d a m , qui la rencontrera beaucoup plus tard, la décrit comme « une créole aux traits un peu aplatis mais au visage intelligent, éclairé d'yeux décelant une â m e ardente et impressionnable *». Nos contempo- rains pourront se faire une opinion personnelle en examinant un buste d'elle en marbre blanc conservé à l ' O p é r a de Paris dont elle fut l'une des gloires (1). Il montre un visage charnu, aux traits plus expressifs que délicats, éclairé par de fort beaux yeux et

(1) Il se trouve dans la rotonde à laquelle est adossé le monument de Garnier au coin , i de la rue Auber et de la rue Scribe. Il est placé en haut de la double rampe pavée réservée

aux chefs d'Etats ou souverains, exactement dos à dos avec le buste doré de l'architecte Garnier, mais à l'intérieur de la rotonde.

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rayonnant de v i t a l i t é et d'intelligence. Cette fort h o n n ê t e femme, au cou un peu court, a un faux air de bacchante. R i e n en ses traits d'inharmonieux, rien de mièvre non plus. A part son défaut d'en- colure, elle avait en somme un excellent physique de t h é â t r e .

Telle qu'elle a p p a r a î t en la fleur de ses vingt-deux ans, elle p l a î t au Consul qui l u i rend une partie des applaudissements que sa

venue l u i avait dérobés. Aussi souhaite-t-il la rencontrer à la ville.

Recevant un émissaire du chef du gouvernement, Mme Branchu, convoquée à une discrète audience, dut en éprouver un vif émoi.

Mariée depuis deux ans, réservée dans ses propos comme dans sa conduite, il est probable qu'elle eut des velléités de refus.' Mais comment ne pas se rendre à l'appel d'un homme dont la p o p u l a r i t é frisait alors le délire ! La veille un mari écrivait une lettre ouverte au Premier Consul pour le supplier de vouloir bien se substituer à l u i pour faire à sa femme l'enfant que la nature l u i refusait. L ' a n pro- chain à Amiens une jeune fille de bonne famille va tomber évanouie à ses pieds pour l'avoir a p p r o c h é dans une manufacture q u ' i l visitait ;, et cette jeune amoureuse n'est point une sotte puisque son idole la relèvera et que, le soir m ê m e , elle recevra de Mme Bonaparte une miniature r e p r é s e n t a n t son illustre é p o u x .

Nous ignorons si Mme Branchu r e ç u t un bracelet ou une minia- ture cerclée de diamants pour s'être rendue à l'appel de Bonaparte.

Nous savons, en revanche l'heureuse influence que cette visite va exercer sur sa carrière. A v a n t que M. de R é m u s a t , préfet du palais, n'ait été chargé de la direction supérieure de l'Opéra, Mme Branchu jouant à saute-mouton avec Mmes Latour, Henry et A r m a n d , les franchit toutes les trois d'un seul bond pour passer du cinquième au second rang des cantatrices de l'Opéra. Désormais elle n'aura plus au-dessus d'elle que la robuste et célèbre Maillard. Cè prompt avancement d'une artiste de vingt-deux ans surprend le public et aussi M. de R é m u s a t qui, ayant pris en charge l'Opéra, écrira en 1803 dans le Coup de fouet, petit ouvrage satirique qu'il se gardera bien de signer : « Mme Branchu est une élève du Conservatoire qui ne fait point encore grand honneur à l'Opéra, mais qui donne certai- nement des espérances ».

Là ne s'arrête pas l'intérêt que Bonaparte porte à sa voix.

Installé à Saint-Cloud en septembre, il fera appeler Caroline pour

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chanter occasionnellement d'abord, puis au titre flatteur et bien r é m u n é r é de cantatrice de sa musique particulière que dirige Paesiello. Le souvenir q u ' i l garde de son chant plus que d'une ou deux rencontres clandestines est tel qu'il la p r o t è g e i c i , comme à l ' O p é r a où elle conserve ses é m o l u m e n t s . C'est ainsi que sur ordre, Duroc écrit de Saint-Cloud, le 24 septembre 1803, à Paesiello :

« M m e Branchu est n o m m é e p r e m i è r e chanteuse de la musique du Premier Consul ; L a y s , Mmes Maument et de Baudiot sont aug- m e n t é s . . . » Quand Lesieur prend la direction de la musique de la Chapelle impériale, M m e Branchu en est promue p r e m i è r e chanteuse avec trois mille francs d'appointements annuels, comme L a y s et le célèbre baryton M a r t i n . Et c'est certainement pour l u i complaire que l'empereur engage son mari dans le corps de ballet de sa cour à deux mille francs de traitement, alors que Vestris II et Beaulieu r e ç o i v e n t respectivement 3.000 et 2.400 francs.

Si Joseph avait informé L u c i e n du penchant de leur frère pour M m e Branchu, celle-ci avait g a r d é une prudente discrétion sur son aventure extra-conjugale. Et cependant L u c i e n et Joseph ne sont pas les seuls à la c o n n a î t r e . Un agent secret britannique à Paris écrit en effet dans un rapport du 23 d é c e m b r e 1803, r e s t é jusqu'ici inédit :• « On ne parle plus que des amours de Bonaparte. Il aurait presque toutes les nuits Mlle George dans son palais et elle obtient pour chaque séance la valeur de deux bateaux plats (1). Il y a eu M m e Branche (sic) mais elle n'a eu qu'une péniche. Mlle Pingeni, des Italiens, l u i a été p r é s e n t é e par M. de Cramayel, préfet du palais.

Il a signifié à Madame Bonaparte que son é p o u x ne coucherait plus avec elle » (2).

La p r e m i è r e rencontre galante du Premier Consul et dé Mlle George, que F r é d é r i c Masson situait à tort dans l'hiver de 1802- 1803, eut lieu exactement le 13 octobre 1803. Mlle Pingenet aînée d é p e n d a i t bien de M. Cramayel comme cantatrice, non des Italiens mais de l'Opéra-Comique, où elle chanta de 1803 à 1807, tandis que sa s œ u r , Mlle Pingenet cadette, avait q u i t t é l'Opéra-Comique pour aller en Russie. On voit que, s'il écorche les noms propres, l'agent anglais é t a i t assez rapidement et exactement informé des passades de Bonaparte.

(1) Depuis la rupture de la paix d'Amiens, Bonaparte faisait construire en toute hâte des bateaux plats ou péniches armées qu'il destinait à l'invasion de la Grande-Bretagne.

(2) Ce rapport a été découvert dans les archives! du Record-Office de Londres par l'excel- lent historien Frédéric Barbey qui a bien voulu nous le communiquer. Nous l'en remercions vivement, car c'est la seule confirmation qui nous soit connue des propos de Lucien sur les rapports intimes de son illustre frère et de Mme Branchu.

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Le caprice du Premier Consul pour l ' h o n n ê t e Caroline Branchu fut bref. Non qu'elle l u i ait paru « trop laide », mais probablement parce que, inexperte en galanterie, elle dut se montrer à l u i telle qu'elle é t a i t : une brave jeune femme fort e m b a r r a s s é e de se trouver dans une situation à laquelle rien ne l'avait p r é p a r é e . S i x semaines après avoir, par amour pour sa voix, s o u h a i t é la connaître, Bona- parte, c h a r m é par les vocalises de Mlle Rolandeau, des Italiens, la fera chanter à la Malmaison et provoquera à nouveau la jalousie de Joséphine en cure à Plombières. La faveur de Mlle Rolandeau devait être aussi b r è v e que celle de Caroline, mais elle obtint d'entrer, comme elle le souhaitait, à l'Opéra-Comique. Si Mlle Pingenet l'aînée fut retenue par Bonaparte a p r è s l u i avoir été présentée par le préfet du palais chargé des t h é â t r e s Feydeau et Favart, ce ne peut être que pour un autre caprice qui aurait eu pour cadre Saint- Cloud en a o û t - s e p t e m b r e 1803 ; et ce caprice aurait été, l u i aussi, d'inspiration musicale. Du d é b u t du Consulat à la mi-octobre 1803, ce ne fut donc, — à une exception près à la mi-mars 1801, — q u ' à des cantatrices que Bonaparte demanda leurs faveurs.

Dans la vie du Premier Consul, sa rencontre avec Mme Branchu inaugure une série de brèves distractions q u ' a p r è s un immense labeur c i v i l , et une nouvelle faute grave de sa femme, il estime pouvoir s'accorder. Ses contemporains ne l'ont pas ignoré et le comte Molé, parlant de l u i , écrira : « J ' a i reçu de ceux qui l'appro- chaient des révélations curieuses sur sa vie privée. Elle se modifia par degrés sans qu'elle ait jamais été scandaleuse. D'abord, elle fut a u s t è r e sans que cela p a r û t l u i coûter... Peu à peu, son teint s'éclair- cit, il prit de l'embonpoint, mangea davantage et parut prendre des habitudes et des facultés nouvelles.

« C'est vers l'époque du Consulat à vie (mai à a o û t 1802) que le publjc put remarquer la révolution qui s'était faite en lui... Sa femme, dont l'indiscrétion n'avait pas de bornes et qu'il avait p a s s i o n n é m e n t aimée, se plaignait hautement de ses infidélités... 11 se faisait amener de nuit s e c r è t e m e n t telle ou telle actrice et ses habitudes galantes l u i inspirèrent une certaine recherche dans sa toilette qu'on ne l u i avait pas connue jusque-là. »

Tout en a p p r é c i a n t la voix de Caroline Branchu aux concerts des Tuileries ou de Saint-Cloud, dans des airs profanes ou des mélo-

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dies sacrées, Napoléon ne manque pas de suivre les é t a p e s de la carrière que la cantatrice poursuit à l'Opéra. L ' a y a n t appelée à Saint-Cloud, le 14 février 1807, pour i n t e r p r é t e r devant l u i et J o s é p h i n e des fragments de La Vestale àe Spontini, il va l'applaudir à l ' O p é r a dans la version intégrale de cet Opéra, le 5 janvier suivant, pour retourner l'entendre dans YAlceste de Gluck, le 28 octobre 1808.

, C'est a c c o m p a g n é du vieux roi de Saxe et du jeune roi J é r ô m e q u ' i l tient à assister, le 28 novembre 1809, au succès que Caroline remporte en c r é a n t avec éclat le Fernand Cortez de Spontini, com- positeur protégé par Joséphine. Celle-ci, condamnée comme épouse et instruite du divorce, s'abstient, ce soir là, de partager leur loge.

R e m a r i é , Napoléon fait entendre à Marie-Louise la cantatrice, le 31 juillet 1810, dans Le Triomphe de Trajan de Persuis et, deux mois plus tard, dans Les Bayadères de Castel. Il revoit Caroline sur la scène de l'Opéra, le 17 d é c e m b r e 1811, dans Les Amazones de Méhul ; le 27 d é c e m b r e 1812, dans la Jérusalem délivrée de Persuis ; le 6 avril 1813, dans Les Abencérages de Cherubini. C'est dire q u ' i l ne manque pas un des succès qui jalonnent sa brillante carrière.

L'empereur ayant a b d i q u é à Fontainebleau, Mme Branchu est si nécessaire à l'éclat de l'Opéra, qu'elle conserve son poste sous les Bourbons. A u x Cent Jours, elle retourne chanter à l'Elysée pour Napoléon sans que sa carrière en souffre a p r è s Waterloo. Artiste d'humeur égale, elle ne donne pas plus d'ennuis à M. de La F e r t é , intendant des Menus plaisirs de Louis X V I I I , qu'elle n'en avait d o n n é à M. de R é m u s a t sous l ' E m p i r e .

A la fin de 1815, la mise à la retraite de Mlle Maillard l u i permet enfin d'atteindre le s u p r ê m e échelon de première cantatrice de l ' O p é r a . Elle en aurait été pleinement heureuse si, cette m ê m e a n n é e , son mari n'avait pas dû quitter le corps de ballet, non pas parce que ses jambes é t a i e n t moins nerveuses, mais parce que sa t ê t e se perdait. Elle le soigna en bonne épouse, mais Branchu devint si bizarre qu'elle d û t le confier à une maison de s a n t é . Ce danseur, rompu aux finesses du métier, n'avait pas su faire l ' é c l a t a n t e carrière de sa camarade Bigottini qui, — aimée par' Eugène de Beauharnais, le prince Pignatelli-Fuentès et le grand m a r é c h a l Duroc, qui l'avait rendue mère, — devait sous la Restauration devenir la danseuse étoile de l ' A c a d é m i e royale de musique, comme Mme Branchu en était la première cantatrice. Celle-ci, après vingt- sept ans de brillants services, donna sa r e p r é s e n t a t i o n d'adieux, je 27 février 1826, dans YOlympie de Spontini.

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• ••

A Paris, où elle habitait rue de la L o i , avant de vivre à Orléans, puis à Passy, Mme Branohu partage sa retraite avec sa fille P a m é l a . E l l e appelle celle-ci Péla dans l'intimité et Mme Lefebre-Branchu quand elle l u i écrit à Londres où, après 1837, P a m é l a élève les enfa'nts du docteur Curie. Cette fille l u i ressemble par la b o n t é , un goût p r o n o n c é pour les petits plats et un aimable embonpoint, mais point par la» voix hélas i Péla chantait faux. La cantatrice reçoit maintes notabilités littéraires, tel Sainte-Beuve, ou théâtrales, telle Mme Bigottini. Mais sa plus intime amie est Marceline Desbordes-Valmore, qui vient dîner chez elle avec ses filles Ondine et Inès, et chez laquelle elle n ' h é s i t e point, en revanche, à rester, à l'occasion, coucher.

En juillet 1839, M m e Branchu vient ainsi d'Orléans passer une nuit chez Marceline à qui elle demande de négocier d i s c r è t e m e n t un emprunt de trois cents francs. Comme garantie, la cantatrice se propose d'écrire des nouvelles et des articles de journaux que son amie corrigera. « Quelle enfant ! » s'écrie Marceline, qui, m a l g r é son talent, a déjà tant de peine à se faire payer ses plus é m o u v a n t s poèmes.

A défaut de contes, Mme Branchu aurait pu écrire de curieux mémoires. Elle aurait pu peindre d ' a p r è s nature, Barras, Bonaparte, comme E u g è n e de Beauharnais, Bessières et Duroc qu'elle avait à maintes reprises r e n c o n t r é s tous les trois dans les coulisses de l'Opéra. Elle aurait pu é v o q u e r les reines, princesses, duchesses et m a r é c h a l e s devant, lesquelles elle avait c h a n t é dans les résidences impériales. E l l e aurait pu aussi conter la soirée de l'Opéra, au cours de laquelle L o u v e l avait assassiné le duc de Berry, amant de sa camarade Virginie dont il avait deux fils. Caroline avait été applaudie et bissée, rue de Richelieu, puis rue Lepeltier, par les souverains alliés, Louis X V I I I , le comte d'Artois, le duc d'Angoulême, et les princes d ' O r l é a n s . Mais cette h o n n ê t e femme, bien née et bien douée, é t a i t aussi discrète que bonne.

Elle s'éteignit à soixante-neuf ans, le 14 octobre 1850. Un Bonaparte était revenu en cet Elysée où, trente-cinq ans aupa- ravant, elle avait c h a n t é pour la dernière fois devant « l'autre », le vrai, celui qui, en 1802, avait été son é p h é m è r e amant, puis le durable et efficace protecteur de sa voix merveilleuse.

A N D R É G A V O T Y .

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